"Copenhague se termine sur un échec" (Guardian, Royaume-Uni), "Fiasco à Copenhague", "Résultat grotesque", "Pire qu’inutile" (Financial Times, Royaume-Uni), "Un sommet pour rien" (The Asian Age, Inde), "La douche froide", "Le pire accord de l’histoire" (Libération, France)…La presse internationale est donc presque unanime [1], ce sommet annoncé comme historique s’est révélé catastrophique. Au final, les pays participants à cette grand-messe ont signé un accord en forme de vague promesse lointaine, qui n’engage à rien ni personne : réduire le pic de réchauffement à 2°C en 2050. "L’échec de Copenhague est au-delà de ce que l'on imaginait de pire" selon Herton Escobar, le spécialiste des sciences du quotidien O Estado De São Paulo (Brésil), "Le plus grand événement diplomatique de l'Histoire n’a pas produit le moindre engagement" [2]. Tous ceux qui avaient cru au miracle, la naissance d’un capitalisme vert, ont vu, à l’image de la banquise arctique et de l’Antarctique, leurs illusions fondre d’un coup d’un seul.
Le Sommet de Copenhague a été précédé d’une immense campagne publicitaire. Le battage médiatique orchestré à l’échelle internationale fut même assourdissant. Toutes les chaînes de télévisions, les journaux, les magazines ont fait de cet événement un moment historique. Les exemples sont légions.
Dès le 5 juin 2009, le film-documentaire de Yann Arthus Bertrand, Home, état des lieux dramatique et implacable de l’ampleur de la catastrophe écologique mondiale, a été diffusé simultanément et gratuitement dans 70 pays (à la télévision, sur Internet, dans des cinémas).
Des centaines d’intellectuels et d’associations écologiques ont multiplié les déclarations grandiloquentes pour "réveiller les consciences" et "exercer une pression citoyenne sur les décideurs". En France, la fondation Nicolas Hulot a lancé sous forme d’ultimatum :"L’avenir de la planète et avec lui, le sort d’un milliard d’affamés […] se jouera à Copenhague. Choisir la solidarité ou subir le chaos, l’humanité a rendez-vous avec elle-même". Aux Etats-Unis, le même message d’urgence et de gravité a été délivré : "Les nations du monde se réunissent à Copenhague du 7 au 18 décembre 2009 pour une conférence sur le climat qui est annoncée comme celle de la dernière chance. Ça passe ou ça casse, marche ou crève ou peut-être, littéralement, nage ou coule. De fait, on peut avancer sans se tromper qu’il s’agit de la réunion diplomatique la plus importante de l’histoire du monde." (Bill McKibben, écrivain et militant américain, dans la revue Mother Jones [3]).
Le jour de l’ouverture du sommet, 56 journaux de 45 pays ont pris l’initiative inédite de parler d’une seule voix au travers d’un seul et même éditorial : "A moins que nous nous unissions pour mener une action décisive, le changement climatique va ravager notre planète. […] Le changement climatique […] aura des conséquences indélébiles et nos chances de le dominer se joueront pendant les 14 prochains jours. Nous appelons les représentants des 192 pays réunis à Copenhague à ne pas hésiter, à ne pas sombrer dans les querelles, à ne pas se rejeter la faute les uns sur les autres[…]. Le changement climatique affecte tout le monde et doit être résolu par tout le monde." [4]
Tous ces discours contiennent une moitié de vérité. Les recherches scientifiques montrent que la planète est en effet bel et bien en train d’être ravagée. Le réchauffement climatique s’aggrave et, avec lui, la désertification, les incendies, les cyclones… La pollution et l’exploitation intensive des ressources entraînent la disparition massive d’espèces. 15 à 37% de la biodiversité devrait disparaître d'ici à 2050. Aujourd'hui, un mammifère sur quatre, un oiseau sur huit, un tiers des amphibiens et 70% des plantes sont en danger d’extinction [5]. Selon le Forum humanitaire mondial, le "changement climatique" entraînerait la mort de 300 000 personnes par an (dont la moitié de malnutrition) ! En 2050, il devrait y avoir "250 millions de réfugiés climatiques" [6]. Alors, oui, il y a urgence. Oui, l’humanité est confrontée à un enjeu historique et vital !
Par contre, l’autre moitié du message est un grossier mensonge destiné à bercer d’illusions le prolétariat mondial. Tous en appellent au sens de la responsabilité des gouvernants et à la solidarité internationale face au "danger climatique". Comme si les Etats pouvaient oublier ou dépasser leurs intérêts nationaux propres pour s’unir, coopérer, s’entraider au nom du bien être de l’humanité ! Toutes ces histoires ne sont que des contes à dormir debout inventés pour rassurer une classe ouvrière inquiète de voir la planète peu à peu détruite et des centaines de millions de personnes en souffrir [7]. La catastrophe environnementale montre clairement aux yeux de tous que seule une solution internationale est envisageable. Pour éviter que les ouvriers ne réfléchissent de trop par eux-mêmes à une "solution", la bourgeoisie a voulu prouver qu’elle était capable de mettre de côté ses divisions nationales ou, pour reprendre l’éditorial international des 56 journaux, de "ne pas sombrer dans les querelles", de "ne pas se rejeter la faute les uns sur les autres" et de comprendre que "le changement climatique affecte tout le monde et doit être résolu par tout le monde."
Le moins que l’on puisse dire, c’est que cet objectif est raté et bien raté ! Si Copenhague a bien montré une chose c’est que le capitalisme n’est et ne peut être qu’une "usine à gaz".
Il n’y avait d’ailleurs aucune illusion à se faire, rien de bon ne pouvait sortir de ce sommet. Le capitalisme détruit l’environnement depuis toujours. Déjà, au 19e siècle, Londres était une immense usine crachant sa fumée et déversant ses déchets dans la Tamise. Ce système produit dans l’unique but de faire du profit et accumuler du capital, par tous les moyens. Peu importe si, pour ce faire, il doit raser des forêts, piller les océans, polluer les fleuves, dérégler le climat… Capitalisme et Ecologie sont forcément antagoniques. Toutes les réunions internationales, les comités, les sommets (tel celui de Rio de Janeiro en 1992 ou celui de Kyoto en 1997) n’ont toujours été que des cache-sexes, des cérémonies théâtralisées pour faire croire que les "grands de ce monde" se soucient de l’avenir de la planète. Les Nicolas Hulot, Yann Arthus Bertrand, Bill McKibben et autres Al Gore [8] ont voulu nous faire croire qu’il en serait cette fois-ci autrement, que face à l’urgence de la situation, les hauts-dirigeants allaient se "ressaisir". Pendant que tous ces idéologues brassaient de l’air, ces mêmes "hauts-dirigeants" affûtaient leurs armes éco… nomiques ! Car là est la réalité : le capitalisme est divisé en nations, toutes concurrentes les unes des autres, se livrant sans répit une guerre commerciale et, s’il le faut, parfois militaire.
Un seul exemple. Le pôle Nord est en train de fondre. Les scientifiques y voient une véritable catastrophe écologique : montée des eaux, modifications de la salinité et des courants marins, déstabilisation des infrastructures et érosion des côtes suite à la fonte du pergélisol, libération du CO2 et du méthane de ces sols dégelés, dégradation des écosystèmes arctiques [9]… Les Etats y voient, eux, une "opportunité" d’exploiter des ressources jusqu’ici inaccessibles et d’ouvrir de nouvelles voies maritimes libérées des glaces. La Russie, le Canada, les Etats-Unis, le Danemark (via le Groenland) se livrent actuellement une guerre diplomatique sans merci, n’hésitant pas à utiliser l’arme de l’intimidation militaire. Ainsi, en août dernier, "Quelque 700 membres des Forces canadiennes, provenant des armées de terre, de mer et de l'air, participent à l'opération pancanadienne NANOOK 09. L'exercice vise à prouver que le Canada est capable d'affirmer sa souveraineté dans l'Arctique, une région convoitée par les États-Unis, le Danemark et, surtout, la Russie, dont certaines récentes tactiques, comme l’envoi d’avion ou de sous-marins, ont irrité Ottawa." [10] Car, effectivement, depuis 2007, l’Etat russe envoie régulièrement ses avions de chasse survoler l’arctique et parfois les eaux canadiennes comme au temps de la Guerre Froide.
Capitalisme et Ecologie sont bel et bien pour toujours antagoniques !
"L’échec de Copenhague" est donc tout sauf une surprise. Nous l’avions d’ailleurs annoncé dans notre Revue Internationale n°138 dès le 3e trimestre 2009 : "Le capitalisme mondial est totalement incapable de coopérer pour faire face à la menace écologique. En particulier dans la période de décomposition sociale, avec la tendance croissante de chaque nation à jouer sa propre carte sur l'arène internationale, dans la concurrence de tous contre tous, une telle coopération est impossible." Il est plus surprenant, par contre, que tous ces chefs d’Etat n’aient même pas réussi à sauver les apparences. D’habitude, un accord final est signé en grandes pompes, des objectifs bidons sont fixés et tout le monde s’en félicite. Cette fois-ci, il s’agit officiellement d’un "échec historique". Les tensions et les marchandages sont sortis des coulisses et ont été portés au devant de la scène. Même la traditionnelle photo des chefs d’Etats, s’auto-congratulant, bras-dessus, bras-dessous, et affichant de larges sourires d’acteurs de cinéma, n’a pu être réalisée. C’est tout dire !
Ce désaveu est tellement patent, ridicule et honteux que la bourgeoisie a dû faire profil bas. Aux bruyants préparatifs du Sommet de Copenhague a succédé un silence tout aussi assourdissant. Ainsi, au lendemain même de la rencontre internationale, les médias se sont contentés de quelques lignes discrètes pour faire un "bilan" de l’échec (en rejetant d’ailleurs systématiquement la faute sur les autres nations), puis ont évité soigneusement de revenir sur cette sale histoire les jours suivants.
Pourquoi, contrairement aux habitudes, les chefs d’Etats n’ont-ils pas réussi à faire semblant ? La réponse tient en deux mots : crise économique.
Contrairement à ce qui est affirmé partout depuis des mois, la gravité de la récession actuelle ne pousse pas les chefs d’Etat à saisir la "formidable opportunité" de plonger tous ensemble dans "l’aventure de la green economy". Au contraire, la brutalité de la crise attise les tensions et la concurrence internationale. Le sommet de Copenhague a fait la démonstration de la guerre acharnée que sont en train de se livrer les grandes puissances. Il n’est plus l’heure pour eux de faire semblant de bien s’entendre et de proclamer des accords (même bidons). Ils sortent les couteaux, tant pis pour la photo !
Depuis l’été 2007 et le plongeon de l’économie mondiale dans la plus grave récession de l’histoire du capitalisme, il y a une tentation croissante de céder aux sirènes du protectionnisme et une montée du chacun pour soi. Evidemment, de par sa nature même, le capitalisme est divisé depuis toujours en nations qui se livrent une guerre économique sans merci. Mais le krach de 1929 et la crise des années 1930 avaient révélé aux yeux de la bourgeoisie le danger d’une absence totale de règles et de coordinations internationales du commerce mondial. En particulier, après la Seconde Guerre mondiale, les blocs de l’Est et de l’Ouest s’étaient organisés en leur sein et avaient édifié un minimum de lois organisant les relations économiques. Partout, par exemple, le protectionnisme outrancier avait été interdit car identifié comme un facteur nocif pour le commerce mondial et donc, in fine, pour toutes les nations. Ces grands accords (tel que Bretton Woods, 1944) et les institutions chargée de faire respecter ces nouvelles règles (tel que le Fond Monétaire International) ont effectivement participé à amoindrir les effets du ralentissement économique qui frappe le capitalisme depuis 1967.
Mais la gravité de la crise actuelle est venue mettre à mal toutes ces règles de fonctionnement. La bourgeoisie a bien tenté de réagir de façon unie, en organisant les fameux G20 de Pittsburgh et de Londres, mais le chacun pour soi n’a cessé, mois après mois, de gagner du terrain. Les plans de relance sont de moins en moins coordonnés entre les nations et la guerre économique monte en agressivité. Le Sommet de Copenhague est venu confirmer de façon éclatante cette tendance.
Il faut dire que, contrairement aux mensonges sur une prétendue "sortie du tunnel" et sur une reprise de l’économie mondiale, la récession ne cesse de s’aggraver et a même subi une nouvelle accélération en cette fin d’année 2009. "Dubaï, la faillite en ligne d’émir", "La Grèce est au bord de la faillite" (Libération, respectivement des 27 novembre et 9 décembre) [11]. Ces annonces ont été comme des coups de tonnerre. Chaque Etat sent son économie nationale véritablement en danger et est conscient que l’avenir est à une récession de plus en plus profonde. Pour empêcher l’économie capitaliste de s’enfoncer trop rapidement dans la dépression, la bourgeoisie n’a en effet pas eu d’autre choix depuis l’été 2007 que de créer et injecter massivement de la monnaie et de creuser par-là même les déficits publics et budgétaires. Ainsi, comme le pointe un rapport de novembre 2009 publié par la banque Société Générale "Le pire pourrait être devant nous". Selon cette banque, "les récents plans de sauvetage mis en place par les gouvernements mondiaux ont simplement transféré des passifs du secteur privé au secteur public, créant une nouvelle série de problèmes. Premier d’entre eux, le déficit. […] Le niveau de la dette paraît tout à fait insoutenable à long terme. Nous avons pratiquement atteint un point de non-retour en ce qui concerne la dette publique" [12]. L’endettement global est beaucoup trop élevé dans la plupart des économies des pays développés, par rapport à leur PIB. Aux Etats-Unis et dans l’Union Européenne, la dette publique représentera ainsi 125% du PIB dans deux ans. Au Royaume-Uni, elle s’élèvera à 105% et au Japon, à 270% (toujours d’après le rapport). Et la Société Générale n’est pas la seule à tirer la sonnette d’alarme. En mars 2009, le Crédit Suisse avait établi la liste des dix pays les plus menacés par la faillite, en comparant l’importance des déficits et le PIB. Pour l’instant, cette sorte de "Top 10" a "tapé dans le mille" puisqu’il était constitué, dans l’ordre, de l’Islande, la Bulgarie, la Lituanie, l’Estonie, la Grèce, l’Espagne, la Lettonie, la Roumanie, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, l’Irlande et la Hongrie [13]. Autre preuve de cette inquiétude, sur les marchés financiers un nouveau sigle est apparu : PIGS. "Aujourd’hui ce sont les PIGS : Portugal, Italie, Grèce, Espagne [Spain en anglais, NDLR] qui font trembler la planète. Après l’Islande et Dubaï, ces quatre pays surendettés de la zone euro sont considérés comme possible bombes à retardement de l’économie mondiale" [14].
En réalité, tous les Etats face à leur déficit abyssal vont devoir réagir et mener une politique d’austérité. Concrètement, cela signifie qu’ils vont :
- développer une très forte pression fiscale (augmenter les impôts) ;
- diminuer encore plus drastiquement les dépenses en supprimant des dizaines ou des centaines de milliers de postes de fonctionnaires, en réduisant de façon draconienne les allocations retraites, les indemnités chômages, les aides familiales et sociales, les remboursements de soins,…
- et, évidemment, mener une politique de plus en plus agressive, sans foi ni loi, sur le marché du commerce international.
Bref, cette situation économique désastreuse exacerbe la concurrence. Chaque Etat est aujourd’hui peu enclin à accepter la moindre concession ; il livre une bataille acharnée pour la survie de son économie nationale contre les autres bourgeoisies. C’est cette tension, cette guerre économique qui a rejailli à Copenhague.
A Copenhague, tous les Etats sont donc venus non pas pour sauver la planète mais pour se défendre bec et ongles. Leur seul but était, pour chacun, d’utiliser "l’écologie" pour faire adopter des règles qui les avantageaient et qui, surtout, handicapaient les autres.
Les Etats-Unis et la Chine sont accusés, par la majorité des autres pays, d’être les principaux responsables de l’échec. Ils ont effectivement refusé tous deux que soit fixé un quelconque objectif chiffré de baisse de production de CO2, principal responsable du réchauffement climatique. Il faut dire qu’à ce petit jeu, les deux plus gros pollueurs de la planète étaient aussi ceux qui, forcément, avaient le plus à perdre [15]. "Si les objectifs du GIEC [16] sont retenus [c’est à dire une baisse de 40% de CO2 d’ici à 2050, NDLR], en 2050, chaque habitant du monde ne devra plus émettre que 1,7 tonne maximum de CO2 par an. Or, chaque américain en produit en moyenne 20 tonnes !" [17]. Quant à la Chine, son industrie tourne presque exclusivement grâce aux centrales à charbon qui "engendrent 20% des émissions mondiales de ce gaz. C’est plus que tous les transports réunis : voitures, camions, trains, bateaux et avions" [18]. On comprend aussi pourquoi tous les autres pays tenaient tant à "fixer des objectifs chiffrés" de baisse du CO2 !
Mais il ne faut pas croire ici que les Etats-Unis et la Chine ont fait cause commune pour autant. L’Empire du milieu a, au contraire, lui aussi exigé une baisse de 40% d’émission de CO2 d’ici à 2050 pour… les Etats-Unis et l’Europe. Elle devait, par contre, en être naturellement soustraite en tant que "pays émergent". "Les pays émergents, notamment l'Inde et la Chine, réclamaient aux pays riches de forts engagements sur la réduction des gaz à effet de serre mais refusaient d'être soumis à des objectifs contraignants." [19]
L'Inde a utilisé à peu près le même stratagème, une baisse pour les autres mais pas pour elle, en justifiant sa politique par le fait "qu'elle abrite des centaines de millions de pauvres et que le pays ne peut guère se permettre des efforts considérables". Les "pays émergents" ou "en voie de développement", souvent présentés dans la presse comme les premières victimes du fiasco de Copenhague, n’ont ainsi pas hésité à instrumentaliser la misère de leurs populations pour défendre leurs intérêts de bourgeois. Le délégué du Soudan, qui représentait l'Afrique, n’a pas hésité à comparer la situation à celle de l'holocauste. "C'est une solution fondée sur des valeurs qui ont envoyé six millions de personnes dans les fours en Europe." [20] Ces dirigeants, qui affament leur population et qui parfois même les massacrent, osent aujourd’hui, sans vergogne, invoquer leurs "malheurs". Au Soudan, par exemple, ce n’est pas dans l’avenir à cause du climat mais dès aujourd’hui, par les armes, que des millions de personnes se font massacrer !
Et l’Europe, elle qui joue à la dame de bonne vertu, comment a-t-elle défendu "l’avenir de la planète" ? Prenons quelques exemples. Le président français Nicolas Sarkozy a fait une déclaration tonitruante à l’avant-dernier jour du sommet, "Si on continue comme ça, c'est l'échec. […] tous, nous devrons faire des compromis […] L'Europe et les pays riches, nous devons reconnaître que notre responsabilité est plus lourde que les autres. Notre engagement doit être plus fort. […] Qui osera dire que l'Afrique et les pays les plus pauvres n'ont pas besoin de l'argent ? […] Qui osera dire qu'il ne faut pas un organisme pour comparer le respect des engagements de chacun ?" [21] Derrière ces grandes tirades se cache une réalité bien plus sinistre. L’Etat français et Nicolas Sarkozy se sont battus pour une baisse chiffrée des émissions de CO2 et, surtout, pour que… le nucléaire, ressource vitale de l’économie hexagonale, ne soit en rien limité ! Cette énergie pourtant fait aussi peser une lourde menace, telle une épée de Damoclès, au dessus de l’humanité. L’accident de la centrale de Tchernobyl a fait entre 4000 et 200 000 morts selon les estimations (selon que l’on intègre ou non les victimes de cancers liés aux radiations). Avec la crise économique, dans les décennies à venir, les Etats auront de moins en moins les moyens d’entretenir les centrales et les accidents seront de plus en plus probables. Et dés aujourd’hui, le nucléaire pollue massivement. L’Etat français fait croire que ses déchets radioactifs sont traités "proprement" à La Hague alors que, pour faire des économies, il en exporte une grande partie en douce en Russie : "c’est près de 13 % des matières radioactives produites par notre parc nucléaire qui dorment quelque part au fin fond de la Sibérie. Précisément dans le complexe atomique de Tomsk-7, une ville secrète de 30 000 habitants, interdite aux journalistes. Là-bas, chaque année, depuis le milieu des années 1990, 108 tonnes d’uranium appauvri issues des centrales françaises viennent, dans des containers, se ranger sur un grand parking à ciel ouvert." [22] Autre exemple. Les Pays d’Europe du Nord sont réputés pour être à la pointe de l’écologie, de vrais petits modèles. Et pourtant, en ce qui concerne la lutte contre la déforestation,… "la Suède, la Finlande, ou l’Autriche freinent des quatre fers pour que rien ne bouge" [23]. La raison ? Leur production énergétique est extrêmement dépendante du bois et ils sont de grands exportateurs de papier. La Suède, la Finlande et l’Autriche se sont donc retrouvées à Copenhague aux côtés de la Chine qui, elle, en tant que premier producteur mondial de meubles en bois, ne voulait pas non plus entendre parler d’une quelconque limitation de la déforestation.Il ne s’agit pas là d’un détail : "La déforestation est en effet responsable d’un cinquième des émissions mondiales de CO2." [24] et "La destruction des forêts pèse lourd dans la balance climatique […]. Environ 13 millions d'hectares de forêts sont coupés chaque année, soit l'équivalent de la surface de l'Angleterre, et c'est cette déforestation massive qui a fait de l'Indonésie et du Brésil les troisième et quatrième plus gros émetteurs de CO2 de la planète." [25] Ces trois pays européens, officiellement preuves vivantes qu’une économie capitaliste verte est possible (sic !), "se sont vu décerner le prix de Fossil of the Day [26] lors du premier jour des négociations pour leur refus d’endosser leur responsabilité en matière de conversion des terres forestières." [27]
Un pays résume à lui seul tout le cynisme bourgeois qui entoure "l’écologie" : la Russie. Depuis des mois, le pays de Poutine crie haut et fort qu’il est favorable à un accord chiffré sur les émissions de CO2. Cette position peut surprendre quand on connaît l’état de la nature en Russie. La Sibérie est polluée par la radioactivité. Ses armes nucléaires (bombes, sous-marins…) rouillent dans des cimetières. L’Etat russe serait-il pris de remords ? "La Russie se présente comme la nation modèle en matière d’émissions de CO2. Mais ce n’est qu’un tour de passe-passe. Voici pourquoi. En novembre, Dimitri Medvedev [le président russe, NDLR] s’est engagé à réduire les émissions russes de 20% d’ici à 2020 (sur la base de 1990 [28]), soit plus que l’Union européenne. Mais il n’y a là aucune contrainte puisque, en réalité, les émissions russes ont déjà diminué de… 33% depuis 1990 en raison de l’effondrement du PNB russe après la chute de l’Union soviétique. En fait, Moscou cherche à pouvoir émettre plus de CO2 dans les années à venir afin de ne pas brider sa croissance (si celle-ci revient…). Les autres pays ne vont pas accepter cette position facilement.[29]".
Jamais le capitalisme ne sera "vert". Demain, la crise économique va frapper encore plus fort. Le sort de la planète sera alors le dernier des soucis de la bourgeoisie. Elle ne cherchera qu’une seule chose : soutenir son économie nationale, en s’affrontant toujours plus durement aux autres pays, en fermant les usines pas assez rentables, quitte à les laisser pourrir sur place, en réduisant les coûts de production, en coupant dans les budgets sur l’entretien des usines et des centrales énergétiques (nucléaires ou à charbon), ce qui signifiera aussi plus de pollution et d’accidents industriels. Voici l’avenir que nous réserve le capitalisme : une crise économique profonde, une infrastructure pourrissantes et ultra-polluantes et des souffrances croissantes pour l’humanité.
Il est temps de détruire le capitalisme avant qu’il ne détruise la planète et ne décime l’humanité !
Pawel (6 janvier 2010)
1. Seuls les journaux américains et chinois évoquent un "succès", "un pas en avant". Nous expliquerons pourquoi un peu plus loin.
2. www.estadao.com.br/estadaodehoje/20091220/not_imp484972,0.php [2]
3. https://www.courrierinternational.com/article/2009/11/19/un-sommet-plus-important-que-yalta [3]
4. https://www.courrierinternational.com/article/2009/12/07/les-quotidiens-manifestent-pour-la-planete [4]
5. https://www.planetoscope.com/biodiversite [5]
6. www.futura-sciences.com/planete/actualites/climatologie-rechauffement-climatique-vers-30000-morts-an-chine-2-c-19468 [6]
7. Il n’est pas à exclure qu’une grande partie des intellectuels et responsables d’association écologiques croient eux-mêmes aux histoires qu’ils inventent. C’est d’ailleurs même très probablement le cas.
8. Prix Nobel de la paix pour sa lutte contre le réchauffement climatique avec son film-documentaire "Une vérité qui dérange" !
9. m.futura-sciences.com/2729/show/f9e437f24d9923a2daf961f70ed44366&t=5a46cb8766f59dee2844ab2c06af8e74
10. ici.radio-canada.ca/nouvelle/444446/harper-exercice-nord [7]
11. La liste ne fait ici que s’allonger puisque depuis la fin 2008, début 2009, l’Islande, la Bulgarie, la Lituanie et l’Estonie sont déjà estampillées "Etat en faillite".
12. Rapport [8] rendu public par le Telegraph (journal anglais) du 18 novembre 2009.
13. Source : weinstein-forcastinvest.net/apres-la-grece-le-top-10-des-faillites-a-venir
14. Le nouvel Observateur, magazine français, du 3 au 9 décembre.
15. D’où le cri de victoire de la presse américaine et chinoise (souligné dans notre introduction) pour qui, l’absence d’accord est "un pas en avant".
16. Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
17. Le nouvel Observateur du 3 au 9 décembre, numéro spécial Copenhague.
18. Idem.
19. www.nouvelobs.com/rue89 [9]
20. Les Echos du 19 décembre 2009.
21. Le Monde du 17 décembre 2009.
22. "Nos déchets nucléaires sont cachés en Sibérie", Libération du 12 octobre 2009.
23. Euronews (chaîne de télévision européenne) du 15 décembre 2009 (fr.euronews.net/2009/12/15/copenhague-les-emissions-liees-a-la-deforestation-font-debat)
24. www.rtl.be/info/monde/international/wwf-l-europe-toujours-faible-dans-la-lutte-contre-la-deforestation-143082.aspx [10]
25. La Tribune (quotidien français) du 19 décembre 2009.
26. Ce prix est décerné par un regroupement de 500 ONG liées à l’environnement et "récompense" les individus ou les Etats qui, pour user d’un euphémisme, "traînent des pieds" dans la lutte contre le réchauffement climatique. Lors de la semaine de Copenhague, presque tous les pays ont eu droit à leur Fossil of the Day.
27. Le Soir (quotidien belge) du 10 décembre 2009.
28. 1990 est l’année de référence pour les émissions de gaz à effet de serre, pour tous les pays, depuis le Protocole de Kyoto.
29. Le nouvel Observateur du 3 au 9 décembre.
Avec l’aggravation de la crise économique et de la décomposition sociale, partout dans le monde les conditions de vie sont de plus en plus intolérables, en particulier dans les pays du Tiers-Monde. La misère, les catastrophes naturelles, les guerres, le nettoyage ethnique, la famine, la barbarie totale sont la réalité quotidienne pour des millions de gens et leurs effets cumulés poussent à l’émigration de masse. Des millions de personnes fuient vers les grandes métropoles capitalistes ou vers d’autres pays également sous-développés mais qui sont dans une situation un peu moins désespérée.
Les Nations Unies estiment que 200 millions d’immigrés – environ 3% de la population mondiale – vivent hors de leur pays d’origine, le double de 1980. Aux Etats-Unis, 33 millions d'habitants sont nés à l'étranger, environ 11,7 %de la population ; en Allemagne, 10,1 millions, 12,3 % ; en France, 6,4 millions, 10,7 % ; au Royaume Uni, 5,8 millions, 9,7 % ; en Espagne, 4,8 millions, 8,5 % ; en Italie, 2,5 millions, 4,3 % ; en Suisse, 1,7 million, 22,9% et aux Pays-Bas, 1,6 million. 1 Les sources gouvernementales et médiatiques estiment qu’il y a plus de 12 millions d’immigrés clandestins aux Etats-Unis et plus de 8 millions en Union européenne. Dans ce contexte, l’immigration est devenue une question politique brûlante dans toutes les métropoles capitalistes, et même dans le Tiers-Monde, comme les récentes émeutes anti-immigrés en Afrique du Sud l'ont montré.
Bien qu’il existe des variations selon les pays et leurs spécificités, l’attitude de la bourgeoisie face à cette immigration massive suit en général le même schéma en trois volets : 1) encourager l’immigration pour des raisons économiques et politiques 2) simultanément la restreindre et tenter de la contrôler et 3) orchestrer des campagnes idéologiques pour attiser le racisme et la xénophobie contre les immigrés afin de diviser la classe ouvrière.
Encourager l’immigration : La classe dominante compte sur les travailleurs immigrés, légaux ou illégaux, pour occuper des emplois mal payés, peu attractifs pour les ouvriers du pays, et pour servir d’armée de réserve de chômeurs et de main d'œuvre sous-employée, afin de faire baisser les salaires de toute la classe ouvrière et de pallier à la diminution de la main d’œuvre résultant du vieillissement de la population et de la baisse des taux de natalité. Aux Etats-Unis, la classe dominante est tout à fait consciente que des industries entières comme le petit commerce, la construction, le traitement de la viande et de la volaille, les services de nettoyage, les hôtels, la restauration, les services de santé à domicile et de garde d’enfants reposent grandement sur le travail immigré, légal ou illégal. C’est pourquoi les revendications de l’extrême droite de renvoyer 12 millions d’immigrés illégaux et de réduire l’immigration légale ne représentent en aucun cas une alternative politique rationnelle pour les fractions dominantes de la bourgeoisie américaine et ont été rejetées comme irrationnelles, impraticables et nuisibles pour l’économie des Etats-Unis.
Restreindre et contrôler : En même temps, la fraction dominante reconnaît la nécessité de résoudre la question du statut des immigrés sans papier afin de garder un contrôle sur une multitude de problèmes sociaux, économiques et politiques, y compris l'existence et l'attribution de services médicaux, sociaux, éducatifs et d'autres services publics, ainsi que toute une série de questions légales relatives aux enfants d’immigrés nés aux Etats-Unis et à leurs biens. C’était la toile de fond de la réforme sur l’immigration proposée au printemps 2007 aux Etats-Unis qui a été soutenue par l’administration Bush et les Républicains, par les Démocrates (y compris leur aile gauche incarnée par l'ancien sénateur Edward Kennedy), et par les grandes entreprises. Loin d’être en faveur de l’immigration, la loi demandait de restreindre la frontière et de la militariser, la légalisation des immigrés sans papiers déjà présents dans le pays et des mesures de contrôle des futurs immigrés. Tout en proposant des moyens aux immigrés illégaux déjà présents dans le pays de légaliser leur statut, elle ne constituait en aucun cas une "amnistie" et comportait des délais et des amendes énormes.
Les campagnes idéologiques : les campagnes de propagande contre les immigrés varient selon les pays, mais le cœur de leur message est remarquablement similaire ; il vise en premier lieu les "Latinos" aux Etats-Unis et les Musulmans en Europe, sous prétexte que ces derniers immigrés, en particulier les sans-papiers, seraient responsables de l’aggravation de la crise économique et des conditions sociales auxquelles est confrontée la classe ouvrière "du pays", car ils prendraient ses emplois, feraient baisser ses salaires, encombreraient les écoles avec leurs enfants, mettraient à sec les programmes d’assistance sociale, augmenteraient la criminalité et tous les autres malheurs sociaux auxquels on pourrait penser. C’est un exemple classique de la stratégie du capitalisme de diviser pour régner, diviser les ouvriers entre eux de sorte qu’ils s'accusent mutuellement d'être responsables de leurs problèmes, qu’ils se bagarrent pour des miettes, plutôt que de comprendre que c’est le système capitaliste le responsable de leurs souffrances. Cela sert à saper la capacité de la classe ouvrière à reprendre conscience de son identité de classe et de son unité, ce que la bourgeoisie redoute par dessus tout. Le plus typique, c’est que la division du travail au sein de la bourgeoisie assigne à l’aile droite la tâche d’attiser et d'exploiter le sentiment anti-immigrés dans toutes les grandes métropoles capitalistes, avec un succès plus ou moins grand, trouvant un écho dans certains secteurs du prolétariat ; mais nulle part il n’a atteint le niveau de barbarie des émeutes xénophobes contre les immigrés en Afrique du Sud en mai 2008.
L’aggravation des conditions dans les pays sous-développés dans les années à venir, qui comprend non seulement les effets de la décomposition et de la guerre mais, aussi, du changement climatique, signifie que la question de l’immigration prendra probablement encore plus d'importance dans le futur. Il est crucial que le mouvement ouvrier soit clair sur la signification du phénomène de l’immigration, sur la stratégie de la bourgeoisie face à celle-ci, sur sa politique et ses campagnes idéologiques, et sur la perspective du prolétariat sur cette question. Dans cet article nous examinerons le rôle historique de l'immigration de populations dans l’histoire du capitalisme, l’histoire de la question de l’immigration au sein du mouvement ouvrier sur, la politique d’immigration de la bourgeoisie et une orientation pour l’intervention des révolutionnaires sur l’immigration.
Dans sa période ascendante, le capitalisme accordait une importance énorme à la mobilité de la classe ouvrière comme facteur de développement de son mode de production. Sous le féodalisme, la population travailleuse était attachée à la terre, ne se déplaçant quasiment pas au cours de toute sa vie. En expropriant les producteurs agricoles, le capitalisme a contraint de larges populations à quitter la campagne pour la ville, à vendre leur force de travail, fournissant une réserve indispensable de force de travail. Comme l’a noté Révolution Internationale dans son article "La classe ouvrière, une classe d’immigrés",2 "Au début du capitalisme, pendant sa période d’ "accumulation primitive", les liens des premiers travailleurs salariés avec leurs seigneurs féodaux furent rompus et "[les révolutions] dépouillant de grandes masses de leurs moyens de production et d'existence traditionnels, les lancent à l'improviste sur le marché du travail, prolétaires sans feu ni lieu. Mais la base de toute cette évolution, c'est l'expropriation des cultivateurs" 3 ". Comme l’a écrit Lénine, "le capitalisme entraîne inévitablement une mobilité de la population dont les régimes économiques antérieurs n'avaient pas besoin et qui, sous ces régimes, ne pouvait pas exister sur une échelle un tant soit peu importante" 4 (cités dans World Revolution n °300). Avec l’avancée de l’ascendance, la migration massive avait une importance décisive pour le développement du capitalisme dans sa période d’industrialisation. Le mouvement et le déplacement de masses d’ouvriers vers les lieux où le capital en avait besoin; étaient essentiels. De 1848 à 1914, 50 millions de personnes quittèrent l’Europe, la grande majorité alla s’installer aux Etats-Unis. Rien qu’entre 1900 et 1914, 20 millions de personnes émigrèrent d’Europe aux Etats-Unis. En 1900, la population américaine était approximativement de 75 millions; en 1914 d’environ 94 millions - ce qui veut dire qu’en 1914, plus d’un cinquième était composée de nouveaux immigrés – sans compter ceux qui étaient arrivés avant 1900. Si l’on comptabilise les enfants d'immigrés nés aux Etats-Unis, l’impact des immigrés sur la vie sociale est encore plus significatif. Pendant cette période, la bourgeoisie américaine a essentiellement suivi une politique d’ouverture complète à l’immigration (à l’exception de restrictions envers les immigrés d’Asie). Ce qui motivait les ouvriers immigrés à se déraciner, était la promesse d’améliorer leur niveau de vie, la fuite de la pauvreté et de la famine, de l’oppression et du manque de perspectives.
De pair avec sa politique encourageant l’immigration, la bourgeoisie n’hésita pas à mener, en même temps, des campagnes xénophobes et racistes pour diviser la classe ouvrière. On montait ceux qu’on appelait les ouvriers "natifs" ("native" workers, ouvriers "du pays", "de souche"), - et dont certains étaient eux-mêmes de la deuxième ou troisième génération descendant d’immigrés – contre les nouveaux arrivants qu'on dénonçait pour leurs différences linguistiques, culturelles et religieuses. Même parmi les nouveaux arrivants, les antagonismes ethniques étaient utilisés pour alimenter la stratégie de division. Il est important de se rappeler que la peur et la méfiance envers les étrangers ont de profondes racines psychologiques dans cette société, et le capitalisme n’a jamais hésité à exploiter ce phénomène pour ses propres fins sordides. La bourgeoisie, américaine en particulier, a utilisé cette tactique de "diviser pour régner" pour contrecarrer la tendance historique à l’unité de la classe ouvrière et mieux asservir le prolétariat. Dans une lettre à Hermann Schlüter, en 1892, Engels notait : "Votre bourgeoisie sait beaucoup mieux que le gouvernement autrichien lui-même jouer une nationalité contre l'autre : Juifs, Italiens, Bohèmes, etc., contre Allemands et Irlandais, et chacun d'eux contre les autres." C’est une arme idéologique classique de l’ennemi de classe.
Alors que l’immigration dans la période d’ascendance du capitalisme a été en grande partie alimentée pour satisfaire aux besoins de force de travail d’un mode de production historiquement progressiste, en développement et s’étendant rapidement, dans la décadence, avec le ralentissement des taux de croissance exponentiels, les motifs de l’immigration résultèrent de facteurs beaucoup plus négatifs. La nécessité de fuir la persécution, la famine et la pauvreté qui a poussé des millions d’ouvriers pendant la période d’ascendance à émigrer pour trouver un travail et une vie meilleure, s’est accrue inévitablement dans la période de décadence, à un degré d’urgence supérieur. Les nouvelles caractéristiques de la guerre dans la décadence notamment ont donné une nouvelle impulsion à l’émigration de masse et au flot de réfugiés. Dans l’ascendance, les guerres se limitaient avant tout au conflit entre armées professionnelles sur les champs de bataille. Avec le début de la décadence, la nature de la guerre se transforma de façon significative, impliquant toute la population et tout l’appareil économique du capital national. Terroriser et démoraliser la population civile devint un objectif tactique primordial et amena à des migrations massives de réfugiés au 20e et maintenant au 21e siècle. Au cours de la guerre actuelle en Irak par exemple, on estime à deux millions les réfugiés recherchant la sécurité en Jordanie et en Syrie surtout. Les émigrants qui fuient leur pays d’origine sont encore persécutés sur la route par les policiers et les militaires corrompus, la mafia et les criminels qui leur extorquent leurs biens, les brutalisent et les volent au cours de leur voyage désespéré vers ce qu’ils espèrent une vie meilleure. Beaucoup d’entre eux meurent ou disparaissent en cours de route, certains tombent entre les mains de trafiquants d’hommes. Il faut remarquer que les forces de la justice et de l’ordre capitalistes semblent incapables ou ne veuillent pas faire quoi que ce soit pour soulager des maux sociaux qui accompagnent l’immigration massive de la période actuelle.
Aux Etats-Unis, la décadence s’est accompagnée d’un changement abrupt : d’une politique de large ouverture à l’immigration (sauf en ce qui concerne les restrictions de longue date envers les Asiatiques) à des politiques gouvernementales d’immigration extrêmement restrictives. Avec le changement de période économique, il y eut globalement moins besoin d’un afflux continuel et massif de force de travail. Mais ce ne fut pas la seule raison d’une immigration plus contrôlée, des facteurs racistes et « anti-communistes » intervenant également. .Le National Origins Act, loi adoptée en 1924, limita le nombre d’émigrants venant d’Europe à 150 000 personnes par an et fixa le quota pour chaque pays sur la base de la composition ethnique de la population américaine en 1890 – avant la vague massive d’émigration en provenance d’Europe de l’Est et du Sud. Les ouvriers immigrés d’Europe de l’Est étaient en partie visés sur la base d’un racisme éhonté afin de ralentir l’augmentation d’éléments "indésirables" comme les Italiens, les Grecs, les Européens de l’Est et les Juifs. Pendant la période de "Peur rouge" aux Etats-Unis qui a suivi la Révolution russe, les ouvriers immigrés d’Europe de l’Est étaient considérés comme incluant probablement un nombre disproportionné de "Bolcheviks" et ceux d’Europe du Sud, d’anarchistes. En plus de restreindre le flot des immigrés, la loi de 1924 créa, pour la première fois aux Etats-Unis, le concept d’ouvrier étranger non immigrant - qui pouvait venir aux Etats-Unis mais n’avait pas le droit d’y rester.
En 1950, le McCarran-Walter Act fut promulgué. Très influencé par le McCarthysme et l’hystérie anti-communiste de la Guerre froide, cette loi imposait de nouvelles limites à l’immigration sous couvert de lutte contre l’impérialisme russe. A la fin des années 1960, avec le début de la crise ouverte du capitalisme mondial, l’immigration américaine se libéralisa, augmentant le flot d’immigrés vers les Etats-Unis, qui venaient non seulement d’Europe, mais aussi d’Asie et d’Amérique latine, reflétant en partie le désir du capitalisme américain d’égaler le succès des puissances européennes en drainant leurs anciens pays coloniaux de travailleurs intellectuels qualifiés et talentueux, comme les scientifiques, les docteurs en médecine, les infirmiers et d’autres professions – ce qu’on appelle "la fuite des cerveaux" des pays sous-développés, et pour fournir des ouvriers agricoles peu payés. La conséquence inattendue des mesures de libéralisation fut l’augmentation spectaculaire de l’immigration, tant légale qu’illégale, en particulier en provenance d’Amérique latine.
En 1986, la politique américaine anti-immigration fut mise à jour avec la promulgation du Simpson-Rodino Immigration and naturalization Control Reform Act qui traitait de l’afflux d’immigrés illégaux venant d’Amérique latine et imposait, pour la première fois dans l’histoire de l’Amérique, des sanctions (amendes et même emprisonnement) contre les employeurs qui embauchaient en connaissance de cause des ouvriers sans papiers. L’afflux d’immigrés illégaux s’était intensifié avec l’effondrement économique des pays du Tiers-Monde pendant les années 1970, et avait déclenché une vague d'émigration des masses appauvries fuyant le dénuement au Mexique, à Haïti et au Salvador ravagé par la guerre. L'énormité de cette vague hors de contrôle est reflétée par le nombre record de 1,6 million d'arrestations d’immigrés clandestins en 1986 par la police américaine de l’immigration.
Au niveau des campagnes idéologiques, l’utilisation de la stratégie "diviser pour régner" face à l’immigration, déjà utilisée comme outil tactique contre le prolétariat pendant l’ascendance du capitalisme, a atteint de nouveaux sommets pendant la décadence. Les immigrés sont accusés d'envahir les métropoles, de faire baisser les salaires et de les dévaloriser, d’être la cause de l’épidémie de criminalité et de "pollution" culturelle, de remplir les écoles, d'alourdir les programmes sociaux – bref de tous les problèmes sociaux imaginables. Cette tactique ne se limite pas aux Etats-Unis mais est également utilisée en France, en Allemagne et dans toute l’Europe où les immigrés d’Europe de l'Est servent de boucs-émissaires pour les calamités sociales dues à la crise et au capitalisme en décomposition, dans des campagnes idéologiques remarquablement similaires, démontrant ainsi que l'immigration de masse est une manifestation de la crise économique globale et de la décomposition sociale qui s'aggravent dans les pays moins développés. Tout ceci a pour but de créer des obstacles et de bloquer le développement de la conscience de classe dans la classe ouvrière, d'essayer d’embobiner les ouvriers pour qu’ils ne comprennent pas que c’est le capitalisme qui crée les guerres, la crise économique et tous les problèmes sociaux caractéristiques de sa décomposition sociale.
L'impact social de l'aggravation de la décomposition et des crises qui vont avec ainsi que le développement de la crise écologique amèneront sans aucun doute des millions de réfugiés vers les pays développés dans les années à venir. Si ces mouvements massifs et soudains de populations sont traités autrement que l’immigration de routine, ils le sont toujours d’une façon qui reflète l’inhumanité fondamentale de la société capitaliste. Les réfugiés sont souvent parqués dans des camps, séparés de la société qui les entoure et seulement relâchés et intégrés lentement, parfois après de nombreuses années ; ils sont plus traités comme des prisonniers et des indésirables que comme des membres de la communauté humaine. Une telle attitude est en totale opposition avec la solidarité internationaliste qui constitue clairement la perspective prolétarienne.
Confronté à l’existence de différences ethniques, de race et de langue chez les ouvriers, historiquement, le mouvement ouvrier a été guidé par le principe : "les ouvriers n’ont pas de patrie", un principe qui a influencé à la fois la vie interne du mouvement ouvrier révolutionnaire et l'intervention de ce mouvement dans la lutte de classe. Tout compromis envers ce principe représente une capitulation envers l’idéologie bourgeoise.
Ainsi, par exemple, en 1847, les membres allemands de la Ligue des Communistes exilés à Londres, bien que préoccupés au premier chef par la propagande envers les ouvriers allemands, ont adhéré à la vision internationaliste et ont "maintenu des relations étroites avec les réfugiés politiques de toutes sortes de pays." 5 A Bruxelles, la Ligue a "organisé un banquet internationaliste pour démontrer les sentiments fraternels que les ouvriers avaient pour les ouvriers des autres pays... Cent vingt ouvriers participèrent à ce banquet dont des Belges, des Allemands, des Suisses, des Français, des Polonais, des Italiens et un Russe". 6 Vingt ans plus tard, la même préoccupation a poussé la Première Internationale à intervenir dans les grèves avec deux objectifs centraux : empêcher la bourgeoisie de faire venir des briseurs de grève de l'étranger et apporter un soutien direct aux grévistes comme elle le fit envers les fabricants de tamis, les tailleurs et les vanniers à Londres et envers les fondeurs de bronze à Paris. 7 Lorsque la crise économique de 1866 provoqua une vague de grèves à travers toute l'Europe, le Conseil général de l'Internationale "soutint les ouvriers par ses conseils et son assistance et mobilisa la solidarité internationale du prolétariat en leur faveur. De cette façon, l'Internationale priva la classe capitaliste d'une arme très efficace et les patrons ne purent plus freiner la combativité de leurs ouvriers en important une main d'œuvre étrangère bon marché... Là où elle avait de l'influence, elle cherchait à convaincre les ouvriers que c'était dans leur intérêt de soutenir les luttes salariales de leurs camarades étrangers." 8 De même, en 1871, lorsque le mouvement pour la journée de 9 heures se développa en Grande-Bretagne, organisé par la Nine Hours League et non par les syndicats qui restèrent en dehors de la lutte, la Première Internationale lui apporta son soutien en envoyant des représentants en Belgique et au Danemark pour "empêcher les intermédiaires des patrons de recruter des briseurs de grève dans ces pays, ce qu'ils réussirent avec beaucoup de succès." 9
L'exception la plus marquante à cette position internationaliste eut lieu aux Etats-Unis en 1870-71 où la section américaine de l'Internationale s'opposa à l'immigration d'ouvriers chinois aux Etats-Unis parce que les capitalistes les utilisaient pour faire baisser les salaires des ouvriers blancs. Un délégué de Californie se plaignit du fait que "les Chinois ont fait perdre des milliers d'emplois aux hommes, femmes et enfants blancs". Cette position exprimait une interprétation erronée de la critique portée par Marx au despotisme asiatique en tant que mode de production anachronique dont la domination en Asie devait être renversée pour que le continent asiatique s'intègre dans les rapports de production modernes et pour que se constitue un prolétariat moderne en Asie. Le fait que les travailleurs asiatiques ne soient pas encore prolétarisés et soient donc susceptibles d'être manipulés et surexploités par la bourgeoisie, n'a malheureusement pas constitué une impulsion pour étendre la solidarité à cette main d'œuvre et pour l'intégrer dans la classe ouvrière américaine dans son ensemble, mais a servi à donner une explication rationnelle à l'exclusion raciste.
Quoi qu'il en soit, la lutte pour l'unité de la classe ouvrière internationale se poursuivit dans la Deuxième Internationale. Il y a un peu plus de cent ans, au Congrès de Stuttgart de 1907, l'Internationale rejeta massivement une tentative opportuniste proposant de soutenir la restriction par les gouvernements bourgeois de l'immigration chinoise et japonaise. L'opposition fut si grande que les opportunistes furent en fait contraints de retirer leur résolution. A la place, le Congrès adopta une position anti-exclusion pour le mouvement ouvrier dans tous les pays. Dans le Rapport qu'il fait de ce Congrès, Lénine écrivit : "Sur cette question [de l'immigration] également se fit jour en commission une tentative de soutenir d'étroites conceptions de corporation, d'interdire l'immigration d'ouvriers en provenance des pays arriérés (celle des coolies venus de Chine, etc.). C'est là le reflet de l'esprit "aristocratique" que l'on trouve chez les prolétaires de certains pays "civilisés" qui tirent certains avantages de leur situation privilégiée et qui sont pour cela enclins à oublier les impératifs de la solidarité de classe internationale. Mais au Congrès proprement dit, il ne se trouva pas d'apologistes de cette étroitesse petite-bourgeoise de corporation, et la résolution répond pleinement aux exigences de la social-démocratie révolutionnaire." 10
Aux Etats-Unis, lors des Congrès du Parti socialiste, en 1908, 1910 et 1912, les opportunistes cherchèrent à présenter des résolutions permettant d’échapper à la décision du Congrès de Stuttgart et exprimèrent leur soutien à l'opposition de l'AFL (American Federation of Labor) à l’immigration. Mais ils furent battus à chaque fois par des camarades qui défendaient la solidarité internationale de tous les ouvriers. Un délégué admonesta les opportunistes en disant que pour la classe ouvrière "il n’y a pas d’étrangers". D’autres insistèrent sur le fait que le mouvement ouvrier n’a pas à se joindre aux capitalistes contre des groupes d'ouvriers. En 1915, dans une lettre à la Socialist Propaganda League (le précurseur de l'aile gauche du Parti socialiste qui allait fonder, plus tard, le Communist Party et le Communist Labor Party aux Etats-Unis), Lénine écrivait : "Dans notre lutte pour le véritable internationalisme et contre le "jingo-socialisme", notre presse dénonce constamment les chefs opportunistes du S.P. d'Amérique, qui sont partisans de limiter l'immigration des ouvriers chinois et japonais (surtout depuis le congrès de Stuttgart de 1907, et à l'encontre de ses décisions). Nous pensons qu'on ne peut pas, à la fois, être internationaliste et se prononcer en faveur de telles restrictions." 11
Historiquement, les immigrés ont toujours joué un rôle important dans le mouvement ouvrier aux Etats-Unis. Les premiers marxistes révolutionnaires émigrèrent aux Etats-Unis après l’échec de la révolution de 1848 en Allemagne et établirent des liens vitaux avec le centre de la Première Internationale en Europe. Engels introduisit certaines conceptions problématiques dans le mouvement socialiste aux Etats-Unis, concernant les immigrés ; certains aspects étaient justes, mais d’autres étaient erronés et eurent finalement un impact négatif sur les activités organisationnelles du mouvement révolutionnaire américain. Friedrich Engels était préoccupé de la lenteur avec laquelle le mouvement ouvrier commençait à se développer aux Etats-Unis. Il pensait que cela venait de certaines spécificités de la situation en Amérique, notamment de l'absence de tradition féodale avec son fort système de classes, et de l’existence de la Frontier qui servait de soupape de sécurité à la bourgeoisie et permettait aux ouvriers mécontents de fuir leur existence de prolétaires pour devenir fermiers ou colons à l’Ouest. Un autre aspect était le gouffre qui séparait les ouvriers natifs des Etats-Unis et les ouvriers immigrés sur le plan des possibilités économiques ainsi que l’incapacité des ouvriers immigrés de communiquer avec les ouvriers du pays. Par exemple, pour critiquer les immigrés socialistes allemands de ne pas apprendre l’anglais, Engels écrivit : "Ils devront retirer tous les vestiges de leur costume d’étranger. Ils doivent devenir complètement des Américains. Ils ne peuvent attendre que les Américains viennent vers eux ; ce sont eux, la minorité et les immigrés, qui doivent aller vers les Américains qui constituent la vaste majorité de la population et sont nés là. Pour faire cela, ils doivent commencer par apprendre l’anglais." 12 Il est vrai qu’il existait chez les révolutionnaires immigrés allemands dans les années 1880 une tendance à se limiter au travail théorique et à laisser de côté le travail envers les masses des ouvriers du pays, ceux de langue anglaise, ce qui suscita les commentaires d’Engels. Il est également vrai que le mouvement révolutionnaire mené par les immigrants devait s’ouvrir aux ouvriers américains parlant anglais, mais l’insistance sur l’américanisation du mouvement qui était implicite dans les remarques d’Engels s’avéra désastreuse pour le mouvement ouvrier car elle eut pour conséquence de laisser les ouvriers les plus formés et expérimentés dans des rôles secondaires et d'en remettre la direction entre les mains de militants peu formés, dont la qualité première était d’être nés dans le pays et de parler anglais. Après la Révolution russe, l’Internationale communiste poursuivit la même politique et ses conséquences furent encore plus désastreuses pour le jeune Parti communiste. L’insistance de Moscou pour que les militants nés aux Etats-Unis soient nommés à la direction catapulta les opportunistes et les carriéristes comme William Z. Foster à des postes clé, rejeta les révolutionnaires d’Europe de l’Est qui avaient des penchants pour le communisme de gauche à la périphérie du Parti et accéléra le triomphe du stalinisme dans le Parti aux Etats-Unis.
De même, une autre remarque d’Engels était aussi problématique: "Il me semble que le grand obstacle aux Etats-Unis réside dans la position exceptionnelle des ouvriers du pays… (La classe ouvrière du pays) a développé et s’est aussi, dans une grande mesure, organisée elle-même en syndicats. Mais elle garde toujours une attitude aristocratique et quand c’est possible, laisse les emplois ordinaires et mal payés aux immigrants dont seulement une petite partie adhère aux syndicats aristocratiques." 13. Même si elle décrivait de façon tout à fait juste la façon dont les ouvriers du pays et les immigrés étaient effectivement divisés entre eux, elle sous-entendait de façon erronée que c’étaient les ouvriers américains et pas la bourgeoisie qui étaient responsables du gouffre entre les différentes parties de la classe ouvrière. Alors que ces commentaires parlaient des divisions dans la classe ouvrière immigrée blanche, les nouveaux gauchistes les interprétèrent, au cours des années 1960, dans le sens de donner une base à la "théorie" du "privilège de la peau blanche". 14
De toutes façons, l’histoire même de la lutte de classe aux Etats-Unis a réfuté la vision d’Engels selon laquelle l’américanisation des immigrés constituait une pré-condition à la constitution d’un mouvement socialiste fort aux Etats-Unis. La solidarité et l’unité de classe au delà des aspects ethniques et linguistiques furent une caractéristique centrale du mouvement ouvrier au tournant du 20e siècle. Les partis socialistes américains avaient une presse de langue étrangère et publiaient des dizaines de journaux, quotidiens et hebdomadaires, en plusieurs langues. En 1912, le Socialist Party publiait aux Etats-Unis 5 quotidiens en anglais et 8 dans d’autres langues, 262 hebdomadaires en anglais et 36 dans d’autres langues, 10 mensuels d’actualité en anglais et 2 dans d’autres langues, et ceci n’inclut pas les publications du Socialist Labor Party. A l'intérieur du Socialist Party, il existait 31 fédérations de langue étrangère : arménienne, bohémienne, bulgare, croate, tchèque, danoise, estonienne, finnoise, française, allemande, grecque, hispanique, hongroise, irlandaise, italienne, japonaise, juive, lettonne, lithuanienne, norvégienne, polonaise, roumaine, russe, scandinave, serbe, slovaque, slovène, slave du sud, espagnole, suédoise, ukrainienne, yougoslave. Ces fédérations constituaient la majorité de l’organisation. La majorité des membres du Communist Party et du Communist Labor Party, fondés en 1919, étaient des immigrés. De même le développement des Industrial Workers of the World (IWW) dans la période qui a précédé la Première Guerre mondiale provenait essentiellement de l’adhésion des immigrés, et même les IWW à l’Ouest qui comptaient beaucoup d’Américains "de naissance", comportaient des milliers de Slaves, de Chicanos et de Scandinaves dans leurs rangs.
La lutte la plus fameuse des IWW, la grève dans le textile à Lawrence en 1912, montra la capacité de solidarité entre les ouvriers immigrés et non immigrés. Lawrence était une ville industrielle du Massachusetts où les conditions de travail étaient déplorables. La moitié des ouvriers étaient des adolescentes entre 14 et 18 ans. Les ouvriers qualifiés étaient en général des gens qui parlaient anglais de descendance anglaise, irlandaise ou allemande. Les ouvriers non qualifiés étaient des Canadiens français, des Italiens, des Slaves, des Hongrois, des Portugais, des Syriens et des Polonais. Une baisse des salaires dans l’une des usines suscita une grève chez les femmes tisserandes polonaises qui s’étendit rapidement à 20 000 ouvriers. Un comité de grève organisé avec les IWW comprenait deux représentants de chaque groupe ethnique et réclamait 15 % d’augmentation de salaire et pas de représailles contre les grévistes. Les réunions pendant la grève étaient traduites en vingt-cinq langues. Lorsque les autorités répondirent par la répression violente, le comité de grève lança une campagne en envoyant plusieurs centaines d’enfants de grévistes chez des sympathisants de la classe à New York. Quand le second convoi de 100 enfants partit pour se rendre chez des sympathisants dans le New Jersey, les autorités s’en prirent aux mères et aux enfants, les arrêtèrent et les molestèrent devant la presse nationale ; cela eut pour résultat un déploiement national de solidarité. Les IWW utilisèrent la même tactique, lors d’une grève dans le secteur de la soie à Paterson, dans le New Jersey, en 1913, en envoyant les enfants d’ouvriers immigrés grévistes chez des "mères de grèves" dans d'autres villes ; à cette occasion encore, les ouvriers démontrèrent leur solidarité de classe par delà les barrières ethniques.
Au cours de la guerre, le rôle des émigrés et immigrants de l’aile gauche du mouvement socialiste fut particulièrement important. Par exemple, Trotsky participa à une réunion, le 14 janvier 1917 à Brooklyn, chez Ludwig Lore, immigrant d’Allemagne, pour planifier un "programme d’action" des forces de gauche du mouvement socialiste américain ; il venait d’arriver la veille à New York ; participèrent aussi Boukharine qui résidait déjà aux Etats-Unis et travaillait comme éditeur de Novy Mir, l’organe de la Fédération socialiste de Russie ; plusieurs autres immigrés russes ; S.J. Rutgers, révolutionnaire hollandais, compagnon de lutte de Pannekoek ; et Sen Katayama, émigré japonais. Selon des témoins visuels, les Russes dominèrent la discussion ; Boukharine défendait la scission immédiate de la gauche avec le Socialist Party, et Trotsky que la gauche devait rester dans le Parti pour le moment, mais devait développer sa critique en publiant tous les quinze jours une publication indépendante ; c’est cette dernière position qui fut adoptée par la réunion. S’il n’était pas rentré en Russie après la révolution de février, Trotsky aurait probablement été à la tête de l’aile gauche du mouvement américain. 15 La coexistence de plusieurs langues ne constituait pas un obstacle au mouvement ; au contraire, c’était un reflet de sa force. Lors d’une manifestation massive en 1917, Trotsky s’adressa à la foule en russe et d’autres en allemand, finnois, anglais, letton, yiddish et lithuanien. 16
Les idéologues bourgeois défendent l’idée que les caractéristiques de l’émigration massive actuelle vers l’Europe et les Etats-Unis sont totalement différentes de celles de l'émigration dans des périodes précédentes de l’histoire. Il y a derrière cela l’idée que, aujourd'hui, les immigrés affaiblissent, détruisent même les sociétés qui les accueillent, refusent de s’intégrer dans leur nouvelle société et en rejettent les institutions politiques et la culture. En Europe, le livre de Walter Laqueur, The Last Days of Europe: Epitaph for an Old Continent, publié en 2007, défend l’idée que l’immigration musulmane est responsable du déclin européen.
Le professeur de sciences politiques bourgeois, Samuel P. Huntington de l’Université de Harvard, dans son livre publié en 2004, Who Are We: The Challenges to America's National Identity défend le point de vue que les immigrés d’Amérique latine, les Mexicains en particulier, qui sont arrivés aux Etats-Unis au cours des trois dernières décennies parleront probablement moins l’anglais que les précédentes générations d’immigrés venant d’Europe parce qu’ils parlent tous la même langue, qu’ils sont concentrés dans les mêmes régions et sont confinés dans des enclaves où l’on parle espagnol, qu’ils sont moins intéressés à s’assimiler d’un point de vue linguistique et culturel et sont encouragés à ne pas apprendre l’anglais par les gauchistes qui fomentent des politiques identitaires. Huntington déclare en plus que la "bifurcation", la division de la société américaine selon des lignes de division raciale noirs/blancs qui a existé pendant des générations, est aujourd’hui menacée d’être déplacée/remplacée par une "bifurcation" culturelle entre les immigrés de langue espagnole et les américains de souche qui parlent anglais, ce qui met en jeu l’identité et la culture nationales américaines.
Laqueur comme Huntington s'enorgueillissent de leur éminente carrière d'idéologues de la Guerre froide au service de la bourgeoisie. Laqueur est un érudit juif conservateur, survivant de l’Holocauste, farouchement pro-sioniste, anti-arabe, et consultant du Centre d’Etudes internationales et stratégiques (CSIS) de Washington qui a servi de "groupe de réflexion" pendant la Guerre froide en étroit lien avec le Pentagone à partir de 1962. L'ancien Secrétaire d'Etat de Bush à la Défense, Rumsfeld, a régulièrement consulté le CSIS. Huntington, professeur de sciences politiques à Harvard, a été conseiller de Lyndon Johnson pendant la guerre du Vietnam et, en 1968, a recommandé une politique de grand bombardement des campagnes vietnamiennes afin de saper le soutien des paysans au Viêt-Cong et les forcer à aller dans les villes. Plus tard, il a travaillé avec la Commission trilatérale dans les années 1970, est l’auteur du rapport sur la Governibility of Democracies (La crise de la démocratie : Rapport sur La gouvernabilité des démocraties à la Commission trilatérale) en 1976. A la fin des années 1970, sous l’administration Carter, il a servi comme coordonnateur politique du Conseil national de Sécurité. En 1993, il a écrit un article dans Foreign Affairs qui est devenu un livre par la suite, intitulé Le choc des civilisations (The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order), dans lequel il développe la thèse selon laquelle, après l’effondrement de l’URSS, ce serait la culture et non plus l’idéologie qui deviendrait la base la plus importante des conflits dans le monde. Il prévoyait qu’un choc de civilisations imminent entre l’Islam et l’Occident constituerait le conflit international central dans le futur. Bien que le point de vue de Huntington sur l’immigration en 2004 ait été en grande partie écarté par les intellectuels spécialisés dans l’étude des populations et les questions de l’immigration et de l’assimilation, ses vues ont été largement répandues par les médias et les experts en politique autour de Washington.
Les protestations d'Huntington sur le fait que les immigrés de langue étrangère refuseraient d’apprendre l’anglais, résisteraient à l’assimilation et contribueraient à la pollution culturelle, n’ont rien de nouveau aux Etats-Unis. A la fin des années 1700, Benjamin Franklin avait peur que la Pennsylvanie ne soit submergée par la "nuée" des immigrés d’Allemagne. "Pourquoi la Pennsylvanie", demandait Franklin, "fondée par les Anglais, devrait-elle devenir une colonie d’étrangers qui seront bientôt si nombreux qu’ils nous germaniseront plutôt que nous les anglicisions ?". En 1896, le président Francis Walker de l’Institut de Technologie du Massachusetts (MIT), économiste influent, mettait en garde contre le fait que la citoyenneté américaine pourrait être dégradée par "l’accès tumultueux de multitudes de paysans ignorants et brutalisés des pays d’Europe de l’Est et du Sud". Le président Théodore Roosevelt était si contrarié par l’afflux d’immigrés de langue étrangère qu’il proposa : "Il faut exiger de tous les immigrés qui viennent ici qu'ils apprennent l’anglais dans les cinq ans ou qu'ils quittent le pays". L’historien de Harvard, Arthur Schlesinger Senior, a déploré de la même façon "l’infériorité" sociale, culturelle et intellectuelle des immigrés d’Europe du Sud et de l’Est. Toutes ces plaintes et ces peurs d’hier sont remarquablement similaires à celles de Huntington aujourd’hui.
La réalité historique n'a jamais donné raison à ces peurs xénophobes. Même s’il a toujours existé, dans chaque groupe d’immigrés, une certaine partie qui cherchait à apprendre l’anglais à tout prix, à s’assimiler rapidement et à réussir économiquement, habituellement, l’assimilation s'est développée de façon graduelle – en général sur une période de trois générations. Les immigrants adultes conservaient en général leur langue maternelle et leurs traditions culturelles aux Etats-Unis. Ils vivaient dans des quartiers d’immigrés où ils parlaient leur langue dans la communauté, dans les magasins, dans les réunions religieuses, etc. Ils lisaient des livres et des journaux dans leur langue natale. Leurs enfants, immigrés quand ils étaient très jeunes ou nés aux Etats-Unis, étaient en général bilingues. Ils apprenaient l’anglais à l’école et, au 20e siècle, étaient entourés par l’anglais dans la culture de masse, mais parlaient aussi la langue de leurs parents à la maison et se mariaient en général au sein de leur communauté ethnique. A la troisième génération, les petits-enfants des immigrés perdaient en général l’habitude de parler la langue de leurs grands parents et tendaient à ne parler que l’anglais. Leur assimilation culturelle était marquée par une tendance croissante à se marier en dehors de la communauté ethnique d’origine. Malgré l'importance de l'immigration hispanique au cours des dernières années, les mêmes tendances à l'assimilation semblent perdurer de la même façon dans la période actuelle aux Etats-Unis, selon de récentes études du Pew Hispanic Center et de l'Université de Princeton. 17
Cependant, même si la vague actuelle d’immigration était qualitativement différente des précédentes, quelle importance cela aurait-il ? Si les ouvriers n’ont pas de patrie, pourquoi serions-nous concernés par la question de l’assimilation ? Engels a défendu l'américanisation dans les années 1880 non comme une fin en soi, comme une sorte de principe intemporel du mouvement ouvrier, mais comme un moyen de construire un mouvement socialiste de masse. Mais, comme nous l’avons vu, l'idée que l’américanisation constituerait une pré-condition nécessaire pour développer l’unité de la classe ouvrière a été réfutée par la pratique du mouvement ouvrier lui-même au début du 20e siècle, qui a démontré, sans équivoque possible, que le mouvement ouvrier peut embrasser la diversité et le caractère international du prolétariat et construire un mouvement uni contre la classe dominante.
Alors que les récentes émeutes dans les bidonvilles d’Afrique du Sud constituent un signal d’alerte par rapport au fait que les campagnes anti-immigrés de la bourgeoisie mènent à la barbarie dans la vie sociale, il est évident que la propagande capitaliste exagère la colère anti-immigrés dans la classe ouvrière des métropoles. Aux Etats-unis par exemple, malgré les grands efforts des médias bourgeois et la propagande d'extrême-droite pour attiser la haine contre les immigrés sur les questions de langue et de culture, l’attitude dominante dans la population en général, y compris chez les ouvriers, est de considérer que les immigrés sont des travailleurs qui cherchent à gagner leur vie pour soutenir leurs familles, qu’ils font un travail trop pénible et trop mal payé pour les ouvriers "du pays" et qu’il serait insensé de les renvoyer. 18 Dans la lutte de classe elle-même, il y a de plus en plus de manifestations de solidarité entre ouvriers immigrés et ouvriers "de souche", qui rappellent l'unité internationaliste à Lawrence en 1912. Par exemple, il y a eu les luttes de 2008 comme le soulèvement en Grèce où les ouvriers immigrés ont rejoint la lutte, ou la grève de la raffinerie de Lindsey en Grande-Bretagne en 2009 où les immigrés ont clairement exprimé leur solidarité, ou encore, aux Etats-Unis, lors de l'occupation par les ouvriers immigrés hispaniques de l'usine Window and Door Republic devant laquelle les ouvriers "natifs" se sont rassemblés pour montrer leur soutien en apportant notamment de quoi manger.
D’après ce que rapportent les médias, 80 % des Britanniques pensent que le Royaume Uni fait face à une crise de population du fait de l’immigration ; plus de 50 % ont peur que la culture britannique ne disparaisse ; 60 % que la Grande-Bretagne est plus dangereuse du fait de l’immigration ; et 85 % veulent que l’on diminue ou mette un terme à l’immigration. 19 Le fait qu’il existe une réceptivité à la peur irrationnelle exprimée dans le racisme et la xénophobie propagée par l'idéologie bourgeoise chez certains éléments de la classe ouvrière ne nous surprend pas dans la mesure où l'idéologie de la classe dominante, dans une société de classe, exerce une immense influence sur la classe ouvrière jusqu'à ce que se développe une situation ouvertement révolutionnaire. Cependant, quel que soit le succès de l'intrusion idéologique de la bourgeoisie dans la classe ouvrière, pour le mouvement révolutionnaire, le principe selon lequel la classe ouvrière mondiale est une unité, les ouvriers n’ont pas de patrie, est un principe de base de la solidarité prolétarienne internationale et de la conscience de la classe ouvrière. Tout ce qui insiste sur les particularismes nationaux, aggrave, manipule ou contribue à la "désunion" de la classe ouvrière est contraire à la nature internationaliste du prolétariat comme classe, et est une manifestation de l’idéologie bourgeoise que les révolutionnaires combattent. Notre responsabilité est de défendre la vérité historique : les ouvriers n’ont pas de patrie.
Quoi qu’il en soit, comme d’habitude, les accusations de l’idéologie bourgeoise contre les immigrés sont plus un mythe qu’une réalité. Il y a bien plus de probabilités que les immigrés soient victimes de criminels qu'ils ne soient des criminels eux-mêmes. De façon générale, les immigrés sont honnêtes, des ouvriers qui travaillent dur, surexploités au-delà de toute limite, pour gagner de quoi vivre et envoyer de l’argent à leur famille restée "au pays". Ils sont souvent floués par des patrons peu scrupuleux qui les paient moins que le salaire minimum et refusent de payer leurs heures supplémentaires, par des propriétaires tout aussi peu scrupuleux qui leur font payer des loyers exorbitants pour de vrais taudis, et par toutes sortes de voleurs et d’agresseurs – qui tous comptent sur la peur des immigrés envers les autorités qui les empêche de porter plainte. Les statistiques montrent que la criminalité a tendance à augmenter chez les seconde et troisième générations dans les familles d’immigrés ; pas parce qu’ils proviennent de l’immigration mais du fait de leur pauvreté continuellement oppressante, de la discrimination et du manque de perspectives en tant que pauvres.20
Il est essentiel d’être clair sur la différence existant aujourd’hui entre la position de la Gauche communiste et celle de tous les défenseurs d'une idéologie anti-raciste (y compris ceux qui se prétendent révolutionnaires). Malgré la dénonciation du caractère raciste de l'idéologie anti-immigrés, les actions qu'ils préconisent restent sur le même terrain. Au lieu de souligner l’unité fondamentale de la classe ouvrière, ils mettent en avant ses divisions. Dans une version mise à jour de la vieille théorie du "privilège de la peau blanche", on blâme, avec des arguments moralistes, les ouvriers qui se méfient des immigrés, et pas le capitalisme pour son racisme anti-immigrés ; et on poursuit même en glorifiant les ouvriers immigrés comme des héros plus purs que les ouvriers de souche. Les "anti-racistes" soutiennent les immigrés contre les non-immigrés au lieu de mettre en avant l’unité de la classe ouvrière. L’idéologie multiculturelle qu'ils propagent dévoie la conscience de classe des ouvriers sur le terrain de la "politique d’identité" pour laquelle c’est "l’identité" nationale, linguistique, ethnique qui est déterminante, et pas l’appartenance à la même classe. Cette idéologie empoisonnée dit que les ouvriers mexicains ont plus en commun avec les éléments mexicains bourgeois qu’avec les autres ouvriers. Face au mécontentement des ouvriers immigrés confrontés aux persécutions qu’ils subissent, l'anti-racisme les enchaîne à l’Etat. La solution qui est proposée aux problèmes des immigrés est invariablement d’avoir recours à la légalité bourgeoise, que ce soit en recrutant les ouvriers pour les syndicats, ou pour la réforme de la loi sur l’immigration, ou en enrôlant les immigrés dans la politique électorale ou la reconnaissance formelle de "droits" légaux. Tout sauf la lutte de classe unie du prolétariat.
La dénonciation par la Gauche communiste de la xénophobie et du racisme contre les immigrés se distingue radicalement de cette idéologie anti-raciste. Notre position est en continuité directe avec celle qu’a défendue le mouvement révolutionnaire depuis la Ligue des communistes et le Manifeste communiste, la Première Internationale, la gauche de la Deuxième Internationale, les IWW et les Partis communistes à leurs débuts. Notre intervention insiste sur l’unité fondamentale du prolétariat, dénonce les tentatives de la bourgeoisie de diviser les ouvriers entre eux, s’oppose au légalisme bourgeois, aux politiques identitaires et à l’interclassisme. Par exemple, le CCI a défendu cette position internationaliste aux Etats-Unis en dénonçant la manipulation capitaliste visant à ce que les manifestations de 2006 (en faveur de la légalisation des immigrés) aient été composées principalement d’immigrés hispaniques. Comme nous l’avons écrit dans Internationalism 21, ces manifestations étaient "dans une grande mesure une manipulation bourgeoise", "totalement sur le terrain de la bourgeoisie qui a provoqué les manifestations, les a manipulées, contrôlées et ouvertement dirigées", et étaient infestées de nationalisme, "que ce soit le nationalisme latino qui à surgi au début des manifestations ou la ruée écœurante pour affirmer son récent américanisme " qui "avait pour but de court-circuiter totalement toute possibilité pour les immigrés et les ouvriers de souche américaine de reconnaître leur unité essentielle."
Par dessus tout, nous devons défendre l’unité internationale de la classe ouvrière. Comme internationalistes prolétariens, nous rejetons l’idéologie bourgeoise et ses constructions sur "la pollution culturelle", la "pollution linguistique", "l’identité nationale", "la méfiance envers les étrangers" ou "la défense de la communauté ou du quartier". Au contraire, notre intervention doit défendre les acquis historiques du mouvement ouvrier : les ouvriers n’ont pas de patrie ; la défense de la culture nationale, de la langue ou de l’identité n’est pas une tâche ni une préoccupation du prolétariat ; nous devons rejeter les tentatives de tous ceux qui cherchent à utiliser les conceptions bourgeoises pour exacerber les différences au sein de la classe ouvrière, pour saper son unité. Quelles que soient les intrusions d'une idéologie de classe étrangère qui ont pu historiquement avoir lieu, le fil rouge qui traverse toute l'histoire du mouvement ouvrier est la solidarité et l'unité de classe internationaliste. Le prolétariat vient de beaucoup de pays, parle beaucoup de langues mais est une seule classe mondiale dont la responsabilité historique est d'affronter le système d'exploitation et d'oppression capitaliste. Nous considérons la diversité ethnique, culturelle, linguistique de notre classe avant tout comme une force et nous soutenons la solidarité internationale prolétarienne face aux tentatives de nous diviser entre nous. Nous devons transformer le principe "les ouvriers n'ont pas de patrie" en une réalité vivante qui contient la possibilité de créer une communauté humaine authentique dans une société communiste. Toute autre perspective constitue un abandon du principe révolutionnaire.
Jerry Grevin
1 Rainer Muenz : "Europe : Population and Migration in 2005 [11]"
2 Révolution internationale n° 253, février 1996.
3 Marx, Le Capital, Vol.I, chapitre 26, "L'accumulation primitive" (Ed. La Pléiade)
4 Le développement du capitalisme en Russie " VI. "La mission" historique du capitalisme [12]".
5 Franz Mehring, Karl Marx, traduit de l'anglais par nous.
6 Ibid.
7 GM Stekloff, History of the First International, Angleterre 1928, traduit de l'anglais par nous.
8 Franz Mehring, op.cit.
9 Ibid.
10 "Le Congrès socialiste internationale de Stuttgart", publié le 20 octobre 1907 dans le n°17 de Prolétari, Oeuvres complètes, Tome 13, p. 79, Editions sociales. Nous laissons de côté la discussion de la question de l' "aristocratie ouvrière", implicite dans le texte de Lénine.
11 Lettre au secrétaire de la SPL [13], 9 novembre 1915.
12 Lettre aux Américains, traduit de l'anglais par nous.
13 Lettre à Schlüter, op.cit
14 La "White Skin Privilege Theory" ou "théorie du privilège de la peau blanche" a été concoctée par les nouveaux gauchistes des années 1960 qui prétendaient que la classe dominante et la classe ouvrière blanche avaient un deal pour accorder aux ouvriers blancs un niveau de vie supérieur, aux dépens des ouvriers noirs qui subissaient le racisme et la discrimination.
15 Cf. Theodore Draper, The Roots of American Communism
16 Ibid.
17 Voir "2003-2004 Pew hispanic Center.the Kaiser Family Foundation Survey of Latinos: Education" et Rambaut, reuben G., Massey, Douglas, S. and Bean, Frank D. "Linguistic Life Expectancies: Immigrant Language Retention in Southern California. Population and Development", 32 (3): 47-460, septembre 2006
18 "Problems and Priorities", PollingReport.com.
19 Sunday Express, 6 avril 2008
20 States News Service, Immigration Fact Check : Responding to Key Myths, 22 juin 2007.
21 Internationalism, n° 139, été 2006 : « Immigrant demonstrations : Yes to the unity with the working class ! No to the unity with the exploiters [14]!”
Ce qu'il reste généralement en mémoire de "l’Automne chaud italien" 1, qui est intervenu il y a juste 40 ans, c'est un ensemble de luttes qui ont secoué l’Italie du Piémont à la Sicile et qui ont changé de façon durable le cadre social et politique de ce pays. Mais il ne s’agissait pas d’une spécificité italienne puisque, à la fin des années 1960, on a pu assister, particulièrement en Europe mais pas seulement, au développement d’une série de luttes et de moments de prise de conscience dans le prolétariat, qui montraient, dans leur ensemble, que quelque chose avait changé : la classe ouvrière revenait sur la scène sociale. Elle reprenait sa lutte historique contre la bourgeoisie, après la longue nuit des années de contre-révolution où l’avaient plongée la défaite des années 1920, la Seconde Guerre mondiale et l’action contre-révolutionnaire du stalinisme. Le "Mai français" de 1968 2, les grèves en Pologne de 1970 3 et les luttes en Argentine 4 de 1969-73 constituent, avec l’Automne chaud en Italie, les moments les plus importants de cette nouvelle dynamique qui affecte tous les pays du monde, ouvrant une nouvelle période d’affrontements sociaux qui, avec des hauts et des bas, perdure jusqu’à maintenant.
Instruite par l'expérience de Mai 68, la bourgeoisie italienne ne se laisse pas surprendre par l'explosion de luttes en 1969, comme cela était arrivé à la bourgeoisie française l'année précédente. Cela ne l'empêchera pas toutefois de se trouver parfois débordée face aux évènements. Ceux-ci ne sont pas apparus comme un éclair dans un ciel bleu. En réalité, de multiples facteurs, tant au niveau national qu’au niveau international, concourent alors à créer une atmosphère nouvelle dans la classe ouvrière italienne et particulièrement chez les jeunes.
Au niveau international, une frange importante de la jeunesse est sensibilisée par un ensemble de situations, notamment :
- La guerre du Vietnam 5, qui apparaît comme le combat entre David-Vietnam et Goliath-USA. Indignés par les atroces massacres au napalm et autres violences infligées par l’armée américaine aux populations locales, beaucoup ont été portés à s’identifier à la résistance Viêt-Cong et à prendre parti pour le "pauvre petit" Vietnam contre le puissant "impérialisme" américain 6 ;
- L’épopée de Che Guevara 7, avec son auréole de héros se battant pour la libération de l’humanité, et d’autant plus vénéré par des générations successives qu’il a été assassiné par l’armée bolivienne et les forces spéciales de la CIA en octobre 1967 ;
- Les menées des guérilleros palestiniens 8, en particulier celles du FPLP de George Habache, qui se développent dans le contexte des réactions hostiles au résultat de la Guerre des six jours, menée et gagnée en juin 1967 par Israël contre l’Égypte, la Syrie et la Jordanie ;
- L’écho international du "communisme chinois" présenté comme la véritable expression d’instauration du communisme, par opposition au "communisme soviétique" bureaucratisé. En particulier, la "révolution culturelle" 9 déclenchée par Mao Zedong dans la période 1966-1969, se définit comme une lutte pour revenir à l’application orthodoxe de la pensée marxiste-léniniste.
Aucun de ces faits n’est lié de près ou de loin à la lutte de classe du prolétariat en vue du renversement du capitalisme : les horreurs subies par la population vietnamienne dans la guerre sont le fait des antagonismes impérialistes entre les deux blocs rivaux qui se partagent alors le monde ; la résistance incarnée par les guérilleros, qu’ils soient palestiniens ou guevaristes, n’est autre qu’un moment de la lutte à mort entre ces deux blocs pour la domination sur d’autres régions du monde ; quant au "communisme" en Chine, il est tout aussi capitaliste que celui existant en URSS et la dite "révolution culturelle" n’est en fait qu’une lutte pour le pouvoir entre la faction de Mao et celle de Deng Xiaoping et Liu Shaoqi.
Néanmoins, tous ces événements témoignent d’une profonde souffrance de l’humanité inspirant à beaucoup d’éléments un dégoût profond pour les violences de la guerre et un sentiment de solidarité vis-à-vis des populations qui en sont victimes. Quant au maoïsme, s’il ne représente en rien une solution face aux maux de l’humanité, mais bien une mystification et une entrave supplémentaires en travers du chemin de son émancipation, il alimente une contestation internationale concernant la nature réelle du "communisme" en Russie.
Dans ce contexte, l’explosion des luttes étudiantes et ouvrières du Mai français a un écho international tel qu’elle représente un point de référence et un facteur d’encouragement pour les jeunes et les prolétaires du monde entier. Mai 68 est en fait la démonstration du fait que non seulement on peut lutter mais aussi gagner. Ce même Mai, cependant, au moins dans sa composante des luttes étudiantes, a été préparé par d’autres mouvements, comme ceux qui s’étaient produits en Allemagne avec l’expérience de la Kritische Universität 10 et la formation du SDS (Socialistischer Deutscher Stundentenbund), ou en Hollande avec celle des Provos, ou encore aux États-Unis avec le parti des Black Panthers. Nous sommes en quelque sorte dans une époque où tout ce qui se passe dans le monde a un grand écho dans tous les autres pays du fait de la réceptivité importante qui existe, surtout parmi la jeune génération de prolétaires et d’étudiants qui sera un protagoniste essentiel de l’Automne chaud. L’angoisse et la réflexion ambiantes inspireront des personnages charismatiques du monde du spectacle, comme Bob Dylan, Joan Baez, Jimmy Hendrix et d’autres dont les chansons évoquent tantôt les revendications des peuples et des couches sociales historiquement réprimées et exploitées (comme les noirs d’Amérique), tantôt les atrocités de la guerre (comme celle du Vietnam) et exaltent la volonté de s’émanciper.
En Italie aussi, comme en France auparavant, l’affaiblissement de la chape de plomb qu’avait constitué le stalinisme pendant toutes les années de contre-révolution permet le développement d’un phénomène de maturation politique constituant le terrain favorable à l’émergence de diverses minorités qui reprendront un travail de recherche et de clarification. Par ailleurs, l’arrivée d’une nouvelle génération de prolétaires se traduit par une plus grande combativité débouchant sur des caractéristiques nouvelles de la lutte et des expériences d’affrontements de rue qui marqueront la classe ouvrière.
Au début des années 1960, alors que nous nous trouvions encore en pleine contre-révolution, de petits groupes d’éléments – critiques vis-à-vis du stalinisme – ont cherché, autant que cela leur était possible à « repartir de zéro ». De fait, à cette époque, le PCI (Parti communiste italien) passé à la contre-révolution et stalinisé lui aussi comme les autres PC dans le monde, dispose d'une base importante de membres et de sympathisants, en partie grâce à l’auréole héritée du vieux parti révolutionnaire fondé par Bordiga en 1921. La longue vingtaine d’années du fascisme en Italie et la disparition des partis "démocrates" ont évité au PCI, plus qu’aux autres PC, d’être identifié comme véritable ennemi de classe par la grande masse des ouvriers. Cependant, déjà dans les années 1950, et encore plus dans les années 60, ont commencé à apparaître, au sein même du PCI, des minorités cherchant à revenir aux vraies positions de classe. On revient surtout à Marx alors que Lénine est moins lu pendant cette période. On redécouvre aussi Rosa Luxembourg.
Une des expériences qui fait référence pendant cette période est celle des Quaderni Rossi, groupe à l’intérieur du PCI, né autour de la personne de Raniero Panzieri et qui, au cours de son existence (1961-1966), n’a publié que 6 numéros d’une revue qui va cependant avoir un poids énorme dans l’histoire de la réflexion théorique de la gauche en Italie. C’est à cette revue que l’on peut faire remonter l’origine du courant qui prendra le nom de "operaismo" dont nous parlerons ensuite. Les deux principaux groupes de l’opéraïsme italien, Potere Operaio et Lotta Continua, viennent de cette même matrice. Le travail des Quaderni Rossi se partage entre la relecture du Capital, la "découverte" des Grundrisse de Marx et les recherches sur la nouvelle composition de la classe ouvrière. "(…) Quaderni Rossi, la revue de Raniero Panzieri, Vittorio Foa, Mario Tronti et Alberto Asor Rosa, entre 1961 et 1966 s’est trouvée en avance sur l’intuition qui sera au centre de la ligne politique de Lotta Continua : la révolution ne sortira pas des urnes ou des partis (…) ; il s’agit de libérer l'expression de l'antagonisme entre les ouvriers et l'exploitation, antagonisme qui ne doit pas être canalisée dans les accords d'entreprise et les réformes, mais plutôt soustraite à la tutelle des syndicalistes et des ingénieurs et axée sur la perspective du contrôle de la production et d’un changement global du système" 11.
Panzieri a pour projet de rassembler des tendances et des points de vue plutôt variés et éloignés, alors que la période, encore fortement marquée par la contre-révolution, n’autorise pas une entreprise de cet ordre. Ainsi, "au début de 1962, alors que s’ouvrait à peine le débat sur le premier numéro de la revue, le groupe des syndicalistes se retire ; en juillet de la même année, après les événements de la Place Statuto, il y a un premier départ des interventionnistes (qui vont produire le journal "Gatto selvaggio" (Chat sauvage)" 12.
Parallèlement à l’expérience des QR, a lieu dans la région de Venise une autre expérience, de moindre ampleur politique cependant, Progresso Veneto. Celui qui sera le trait d’union entre les deux expériences est un personnage qui deviendra très célèbre par la suite et qui commence sa carrière politique comme conseiller municipal de la commune de Padoue : il s’agit de Toni Negri. Le Progresso Veneto, actif entre décembre 1961 et mars 1962, est le lieu où commence à se forger l’opéraisme vénitien, avec une référence particulière à la région industrielle de Porto Marghera. QR et Progresso Veneto travaillent en symbiose pendant un certain temps jusqu’à ce que le groupe du Veneto (Vénétie) subisse, en juin 1963, une scission entre opéraïstes et socialistes plus fidèles au parti d’appartenance.
Mais la scission la plus importante est celle qui se produit en 1964 au sein de QR. Du groupe d’origine vont sortir Mario Tronti, Alberto Asor Rosa, Massimo Cacciari, Rita Di Leo et d’autres pour fonder Classe Operaia (Classe ouvrière). Tandis que Panzieri reste fixé sur une recherche de type sociologique, sans impact significatif sur la réalité, Classe Operaia se propose d’avoir une présence et une influence immédiate dans la classe ouvrière, jugeant que les temps sont mûrs pour cela : "A nos yeux, leur travail semblait une sophistication intellectuelle, par rapport à ce que nous considérions comme étant une exigence pressante, c'est-à-dire faire comprendre au syndicat comment il devait faire son métier de syndicaliste et au parti comment il devait faire la révolution" 13.
Classe Operaia sera rejoint par une partie des opéraïstes de Progresso Veneto, et va être dirigé par Mario Tronti. Au début au moins, Negri, Cacciari et Ferrari Bravo y participent. Mais la nouvelle revue connaît elle-même une vie difficile : la rédaction vénitienne de Classe Operaia commence à prendre lentement ses distances avec celle de Rome. De fait, alors que les romains se rapprochent de la maison mère PCI, les vénitiens donnent naissance à Potere Operaio qui sort au début comme supplément à Classe Operaia sous forme d’une revue-tract. Classe Operaia commence à agoniser en 1965, mais le dernier fascicule est de mars 1967. Ce même mois naît Potere Operaio, en tant que journal politique des ouvriers de Porto Marghera 14.
En dehors de Quaderni Rossi et de ses différents épigones, il y a en Italie un réseau dense d’autres initiatives éditoriales, parfois nées dans des domaines culturels spécifiques comme le cinéma ou la littérature, qui acquièrent progressivement plus d’ampleur politique et un certain caractère militant. Des publications comme Giovane Critica, Quaderni Piacentini, Nuovo Impegno, Quindici, Lavoro Politico, sont aussi des expressions et des composantes de cette maturation qui conduira aux événements des deux années 68-69.
On voit donc qu’il existe un long travail politique articulé à l’aube de l’Automne chaud qui permet, au moins au niveau des minorités, le développement d’une pensée politique et la récupération, encore que très partielle, du patrimoine des classiques du marxisme. Mais il faut encore souligner que celles qui vont devenir les formations opéraistes les plus significatives des années 1970 sont profondément enracinées dans la culture politique du vieux PCI et qu’elles se développent à une époque bien antérieure à celle de la grande explosion des luttes de 1969 et de celles des étudiants de 1968. Avoir le parti stalinien comme point de départ et de référence, même si c’est en négatif à travers sa critique, constitue, comme nous le verrons, la limite la plus forte à l’expérience des groupes opéraistes et pour le mouvement de l’époque lui-même.
Au niveau social, le facteur probablement déterminant du développement de la situation fut la forte croissance de la classe ouvrière dans les années du miracle économique, aux dépens surtout des populations de la campagne et des zones périphériques du sud. "En résumé, nous nous trouvons devant une élite d’ouvriers professionnels qui sont entourés d’une grande majorité d’ouvriers sans qualification qui travaillent sur des cycles extrêmement brefs, quelquefois quelques secondes, soumis à un contrôle rigide du temps qu’ils mettent dans le travail à la pièce et sans aucune perspective de carrière professionnelle" 15. Cette nouvelle génération de prolétaires qui vient du sud ne connaît pas encore le travail en usine et ne s’est pas encore soumise à ses contraintes ; par ailleurs, étant jeunes et occupant souvent leur premier emploi, ces prolétaires ne connaissent pas le syndicat et, surtout, ne subissent pas le poids des défaites des décennies passées, de la guerre, du fascisme, de la répression, mais seulement le bouillonnement de ceux qui découvrent un monde nouveau et veulent le modeler à leur gré. Cette "nouvelle" classe ouvrière, jeune, non politisée ni syndiquée, sans ce poids de l'histoire sur elle, fera, en grande partie, l’histoire de l’Automne chaud.
Les luttes ouvrières de l’Automne chaud ont un prélude significatif au début des années 60, lors de deux épisodes de lutte importants : les mouvements de rue de juillet 60 et les affrontements de Piazza Statuto en juillet 62 à Turin.
Ces deux épisodes, bien qu’éloignés dans le temps de l’époque 68-69, en représentent d’une certaine façon, des prémices importantes. De fait, la classe ouvrière s’est trouvée en situation de faire l'expérience des attentions de l’État à son égard.
Les mouvements de juillet 1960 démarrent à partir de la protestation contre la tenue du congrès du parti néo-fasciste à Gènes, qui est l’occasion de déclencher dans toute l’Italie une série de manifestations qui sont férocement réprimées : "A San Ferdinando di Puglia, les ouvriers étaient en grève pour le contenu des accords d'entreprise, comme dans toute l’Italie. La police les attaque, arme au poing : trois ouvriers sont gravement blessés. A Licata, dans la région d’Agrigente, se déroule une grève générale contre les conditions de travail. Le 5, la police et les carabiniers chargent et tirent sur le cortège mené par le maire DC [Démocrate Chrétien], Castelli : le commerçant Vicenzo Napoli, 25 ans, est tué d’un coup de fusil. (…) Le jour suivant, un cortège qui se dirigeait vers le sanctuaire de Porta San Paolo – le dernier bastion de la défense de Rome contre les Nazis – est chargé et violemment bastonné. (…) Une nouvelle grève générale éclate. Se produit alors une nouvelle et furieuse réaction du gouvernement qui ordonne de tirer à vue : cinq morts et vingt deux blessés par arme à feu à Reggio Emilia le 7.(…) Le premier à tomber est Lauro Ferioli, ouvrier de 22 ans. A côté de lui, un instant après, tombe aussi Mario Serri, 40 ans, ex-partisan : les tueurs sont deux agents postés au milieu d’arbres. (…) Une rafale de mitraillette fauchera plus tard Emilio Reverberi, 30 ans. Enfin, alors qu’est enregistrée la voix furieuse d’un commissaire qui crie "tirez dans le tas", c’est au tour de Afro Tondelli, 35 ans, de tomber. Comme on peut le voir sur un document photographique, il a été assassiné froidement par un policier qui s’est agenouillé pour mieux viser…" 16.
Les forces de l’ordre, comme on le voit, n’ont jamais d’égards pour les pauvres, pour les prolétaires qui revendiquent. Deux ans après, les mêmes violences policières se répètent lors des affrontements de Piazza Statuto à Turin déclenchés sur un terrain strictement ouvrier. L’UIL et la SIDA, deux syndicats qui avaient déjà démontré clairement à l’époque de quel côté ils se situaient, signent séparément avec la direction de Fiat et en toute hâte, des accords d'entreprise complètement défavorables aux travailleurs : "6 à 7000 personnes, exaspérées d’apprendre cela, se réunirent dans l’après-midi sur la Piazza Statuto, face au siège de l’UIL. Pendant deux jours, la place va être le théâtre d’une série d’affrontements extraordinaires entre les manifestants et la police : les premiers, armés de frondes, de bâtons et de chaînes, cassaient les vitrines et les fenêtres, érigeaient des barricades rudimentaires, chargeaient de façon répétée les cordons de police ; celle-ci ripostait en chargeant les foules en jeep, en asphyxiant la place avec des gaz lacrymogènes, et en frappant les manifestants à coups de crosse de fusil. Les affrontements se prolongèrent tard le soir, aussi bien le samedi 7 que le lundi 9 juillet 1962. Les dirigeants du PCI et de la CDIL, parmi lesquels Pajetta et Garavini, cherchaient à convaincre les manifestants de se disperser, sans succès. Mille manifestants furent arrêtés et plusieurs, dénoncés. La plus grande partie était composée de jeunes ouvriers, en majorité du sud." 17.
On doit à Dario Lanzardo 18 un compte-rendu lucide de ces journées, incluant des témoignages officiels concernant toutes les violences gratuites exercées par la police et les carabiniers, non seulement sur les manifestants mais aussi sur n’importe quelle personne circulant par malheur dans les parages de Piazza Statuto. Si on considère tous les massacres effectués par les forces de l’ordre, depuis la fin de la guerre jusqu'à l’Automne chaud lors de manifestations de prolétaires en lutte, alors on comprend vraiment la différence entre la période noire de la contre-révolution – pendant laquelle la bourgeoisie avait complètement les mains libres pour faire ce qu’elle voulait contre la classe ouvrière – et la phase de reprise des luttes pendant laquelle il est préférable pour elle de s’en remettre d’abord à l’arme de la mystification idéologique et au travail de sabotage des syndicats. En réalité, ce qui changera avec l’Automne chaud, considéré comme une manifestation de la reprise de la lutte de classe au niveau national et international, c’est justement le rapport de forces entre les classes, au niveau national et international. C’est cela la clef pour comprendre la nouvelle phase historique qui s’ouvre à la fin des années 1960, et pas une prétendue démocratisation des institutions. De ce point de vue, la position prise par le PCI sur les affrontements illustre parfaitement le positionnement politique bourgeois qui est le sien depuis quatre décennies : "… l’Unità du 9 juillet définira la révolte comme "des tentatives provocatrices de hooligans" et les manifestants comme "des éléments incontrôlés et exaspérés", "des petits groupes d’irresponsables", des "jeunes voyous", des "anarchistes, internationalistes" 19.
De l’automne étudiant à l’Automne chaud
Parler d’Automne chaud est plutôt restrictif quand on aborde un épisode historique qui, comme on a pu le voir, plonge ses racines dans une dynamique au niveau local et international qui remonte à plusieurs années en arrière. D’ailleurs, le mouvement n’a pas duré une seule saison, comme cela a été le cas pour le Mai français, mais il se maintiendra à un haut niveau pendant au moins deux ans, de 1968 à 1969, avec un retentissement qui s'étendra jusqu’à la fin de 1973.
Le mouvement prolétarien durant ces deux années et même les suivantes est profondément marqué par l’explosion des luttes étudiantes, le 68 italien. C’est pourquoi il est important de revenir sur chaque épisode pour y suivre le développement, progressif et impressionnant, de la maturation de la lutte de classe opérant son retour sur la scène historique en Italie.
Les écoles et surtout les universités perçoivent fortement les signaux du changement de la phase historique. Le boom économique qui s’était produit, en Italie comme dans le reste du monde, après la fin de la guerre, avait permis aux familles ouvrières de bénéficier d'un niveau de vie moins misérable et aux entreprises de compter sur un accroissement massif de leur main d’œuvre. Les jeunes générations des classes sociales les moins favorisées peuvent désormais accéder aux études universitaires pour se former à un métier, acquérir une culture plus large, avec à la clé l'accession à une position sociale plus satisfaisante que celle de leurs parents. Cependant, l’entrée massive de ces couches sociales moins favorisées à l’université ne conduisit pas seulement à un changement de la composition sociale de la population étudiante mais il en a aussi résulté une certaine dépréciation de l'image des diplômés. Désormais ils ne sont plus, comme auparavant, formés pour remplir un rôle de direction, mais pour s’intégrer dans l'organisation de la production – industrielle ou commerciale – où l’initiative individuelle est de plus en plus limitée. Ce cadre socioculturel explique, au moins en partie, les raisons du mouvement de la jeunesse durant ces années : contestation du savoir dogmatique dont la détention est le privilège d’une caste de mandarins universitaires aux méthodes moyenâgeuses, de la méritocratie, de la sectorisation, d’une société perçue comme vieillissante et repliée sur elle-même. Les manifestations étudiantes avaient déjà commencé en février 1967 avec l’occupation du Palais Campana à Turin, mouvement qui s'était progressivement étendu à toutes les autres universités, depuis Normale de Pise, la faculté de sociologie de Trente, jusqu’à la faculté catholique de Milan et ainsi de suite en allant vers le sud et pendant des mois et des mois jusqu’à l’explosion finale de 1968. Pendant cette période, les groupes politiques à large audience que nous connaîtrons dans les années 1970 n’existent pas encore, mais c’est la période durant laquelle naissent les différentes cultures politiques qui seront à la base de ces groupes. Parmi les expériences qui marqueront le plus profondément la suite, il y a certainement celle de Pise, où était présent un groupe important d’éléments qui publiait déjà un journal, Il Potere Operaio, (appelé "pisan" pour ne pas le confondre avec l’autre, issu de Classe Operaia). Il Potere Operaio est déjà en réalité un journal ouvrier dans la mesure où il est publié comme journal d’usine d’Olivetti d'Ivrea. En effet, le groupe pisan, dans lequel on retrouve les noms des leaders les plus connus de ces années, avait dès le début comporté comme trait distinctif la référence à la classe ouvrière et l'intervention en son sein. Plus généralement, il existe au sein de tout le mouvement étudiant de l’époque la tendance à se tourner vers la classe ouvrière et à en faire la principale référence et le partenaire idéal, même si c’est de manière plus ou moins explicite. La plupart des villes sont gagnées par la contestation étudiante, et il arrive que des délégations d’étudiants se rendent régulièrement devant les usines pour distribuer des tracts et, plus généralement, pour établir une alliance avec le monde ouvrier, qui est de plus en plus ressenti comme celui auquel ils appartiennent. Cette identification de l’étudiant comme partie de la classe ouvrière sera même théorisée par quelques composantes de la mouvance plus opéraïste.
Comme nous l’avons dit, 1968 en Italie marque aussi le début d’importantes luttes ouvrières : "Au printemps 68, il se produit dans toute l’Italie une série de luttes dans les usines qui ont comme objectif des augmentations de salaire égales pour tous qui soient en mesure de compenser les "maigres" accords de 1966. Parmi les premières usines à se mobiliser, il y a la Fiat où les ouvriers mènent le plus grand conflit depuis plus de 14 ans, et à Milan où partent en grève Borletti, Ercole Marelli, Magneti Marelli, Philips, Sit SIEMENS, Innocenti, Autelco, Triplex, Brollo, Raimondi, Mezzera, Rhodex, Siae Microelettronica, Seci, Ferrotubli, Elettrocondutture, Autobianchi, AMF, Fachini, Tagliaferri, Termokimik, Minerva, Amsco et une autre vingtaine de petites entreprises. (…) Au début, la lutte est dirigée par les vieux activistes et par le syndicat extérieur à l’usine, et donc dirigée de façon plutôt autoritaire, mais après un mois, de jeunes ouvriers s’imposent, qui "critiquent vivement les syndicalistes et les membres du CI 20 sur la façon de lutter et sur les étapes de la lutte", et qui modifient qualitativement les formes de la mobilisation, avec des piquets très durs et des cortèges à l’intérieur pour obliger les employés à faire grève. Une fois, ces ouvriers ont prolongé spontanément une grève de quelques heures, obligeant les syndicats à les appuyer. Ce souffle de la jeunesse provoque une participation massive à la lutte, les heures de grève se multiplient, des manifestations se produisent à travers les rues de Sesto San Giovanni, parviennent à défoncer le portail du bâtiment qui héberge la direction de l’entreprise. Les grèves continuent, bien que l’Assolombarda pose comme condition de l’ouverture de négociations l’arrêt de celles-ci : la participation est totale chez les ouvriers et presque nulle au contraire chez les employés". 21
A partir de là, tout va crescendo : "Le bilan de 69 à la Fiat est un bulletin de guerre : 20 millions d’heures de grève, 277.000 véhicules perdus, boom (37%) des ventes de voitures étrangères" 22.
Ce qui change profondément avec les luttes de l’Automne chaud, c’est le rapport de forces dans l’usine. L’ouvrier exploité et humilié par les rythmes de travail, les contrôles, les punitions continuelles, entre en conflit quotidien avec le patron. L’initiative ouvrière ne concerne plus tant les heures de grève mais comment mener ces grèves. Il se développe rapidement une logique de refus du travail qui équivaut à une attitude de refus de collaborer à la stratégie de l’entreprise, en restant fermement ancrée dans la défense des conditions de vie ouvrière. Il s’ensuit une nouvelle logique quant aux modalités de la grève qui vise à ce qu'un minimum d’efforts de la part des ouvriers cause le maximum de dommages pour les patrons. C’est la grève sauvage dans laquelle ne fait grève qu’un nombre réduit d’ouvriers dont dépend cependant le cycle complet de production. En changeant à tour de rôle le groupe qui entre en grève, on réussit ainsi à bloquer autant de fois l’usine avec le minimum de "frais" pour les ouvriers.
Une autre expression du changement du rapport de forces entre classe ouvrière et patronat, c’est l’expérience des cortèges à l’intérieur des usines. Au début, ces manifestations se produisent dans les longs couloirs et allées des établissements Fiat et d’autres industries importantes et sont des expressions de protestation. Elles deviennent ensuite la pratique adoptée par les ouvriers pour convaincre les hésitants, les employés en particulier, de se joindre à la grève : "Les cortèges à l’intérieur partaient toujours de la carrosserie, souvent de l’atelier de vernissage. On entendait dire qu’un atelier quelconque avait repris le travail, ou alors qu’ils avaient concentrés les non grévistes dans le bureau 16, celui des femmes. Alors, nous passions et nous ramassions tout le monde. Nous faisions la pêche au chalut. Mirafiori est tout en couloirs et dans les endroits étroits, personne ne pouvait s’échapper. Bientôt, ce ne fut plus nécessaire : dès qu’on nous voyait, les gens ralentissaient la chaîne et nous suivaient." 23
En ce qui concerne la représentativité ouvrière, ce qui est caractéristique de cette période, c’est le slogan : "nous sommes tous délégués", ce qui signifie le refus de toute médiation syndicale et qu’on impose au patronat un rapport de forces direct au moyen de la lutte des ouvriers. Il est important de revenir sur ce mot d’ordre qui se propagera tout au long des luttes, imprégnera longtemps la lutte de classe durant ces années. Cette expérience est précieuse en particulier face aux doutes qu’ont parfois aujourd’hui les minorités prolétariennes qui voudraient engager une lutte en dehors des syndicats mais qui ne voient pas comment faire en n’étant pas elles-mêmes reconnues par l’État.
Ce n'est pas le problème des ouvriers à l'époque de l’Automne chaud : quand il le faut, ils luttent, font grève, en dehors des syndicats et contre leurs consignes ; mais ils ne poursuivent pas toujours un but immédiat : dans cette phase, la lutte des ouvriers est l’expression d’une énorme combativité, d’une volonté longtemps refoulée de répondre aux intimidations du patronat ; elle n’a pas nécessairement besoin de motifs et d’objectifs immédiats pour s’exprimer, elle est son propre stimulant, crée un rapport de forces, change progressivement l'état d'esprit de la classe ouvrière. Le syndicat n’a dans tout cela qu’une présence éphémère. En réalité, le syndicat, comme la bourgeoisie pendant ces années, reste à l'écart, du fait de la force de la lutte de la classe ouvrière. Il fait la seule chose qu’il puisse faire : chercher à se maintenir la tête hors de l'eau, suivre le mouvement et ne pas trop se faire dépasser par lui. Par ailleurs, une réaction aussi forte au sein de la classe est aussi l’expression du manque d’un véritable enracinement des syndicats dans le prolétariat et donc de leur capacité à prévenir ou à bloquer la combativité comme cela arrive au contraire aujourd’hui. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il existe alors une profonde conscience antisyndicale dans la classe ouvrière. En fait, les ouvriers bougent malgré les syndicats, pas contre eux, même si il y a des avancées significatives de la conscience, comme l'illustre le cas des Comités Unitaires de Base (CUB) dans le milanais : "les syndicats sont des "professionnels de la négociation" qui ont choisi avec les soi-disant partis des travailleurs la voie de la réforme, c’est-à-dire la voie de l’accord global et définitif avec les patrons".24
Les années 1968-69 sont un rouleau compresseur de luttes et de manifestations, avec des moments de forte tension comme dans les luttes dans la région de Syracuse, qui aboutissent aux affrontements d’Avola 25, ou celles de Battipaglia qui engendrent des affrontements très violents 26. Mais les affrontements de Corso Traiano à Turin en juillet 1969 représentent certainement une étape historique dans cette dynamique. En cette occasion, le mouvement de classe en Italie réalise une étape importante : la confluence entre le mouvement ouvrier et celui des avant-gardes étudiantes. Les étudiants, ayant plus de temps disponible et étant plus mobiles, réussissent à apporter une contribution importante à la classe ouvrière en lutte, qui en retour, à travers la jeunesse qui s’éveille, prend conscience de son aliénation, et exprime sa volonté d’en finir avec l’esclavage de l’usine. Le lien entre ces deux mondes donnera une forte impulsion aux luttes qui se produiront en 1969 et, en particulier, à celle de Corso Traiano. Nous citons ici un long extrait d’un tract de l’assemblée ouvrière de Turin, rédigé le 5 juillet, parce qu’il représente non seulement un excellent compte-rendu de ce qui s’est passé, mais aussi un document qui a une très grande qualité politique :
"La journée du 3 juillet n’est pas un épisode isolé ou une explosion incontrôlée de révolte. Elle arrive après cinquante journées de luttes qui ont rassemblé un nombre énorme d’ouvriers, bloqué complètement le cycle de production, représenté le point le plus élevé d’autonomie politique et organisationnelle qu’aient atteint les luttes ouvrières jusqu’à maintenant en détruisant toute capacité de contrôle du syndicat.
Complètement expulsés de la lutte ouvrière, les syndicats ont tenté de la faire sortir des usines vers l’extérieur et d’en reconquérir le contrôle en appelant à une grève générale de 24 heures pour bloquer les loyers. Mais encore une fois l’initiative ouvrière a eu le dessus. Les grèves symboliques qui se transforment en congés, avec quelques défilés çà et là, ne servent que les bureaucrates. Dans les mains des ouvriers, la grève générale devient l’occasion de s’unir, pour généraliser la lutte menée dans l’usine. La presse de tout bord se refuse à parler de ce qui se passe à Fiat ou dit des mensonges à son propos. C’est le moment de briser cette conjuration du silence, de sortir de l’isolement, de communiquer à tous, avec la réalité des faits, l’expérience des ouvriers de Mirafiori.
Des centaines d’ouvriers et d’étudiants décident en assemblée de convoquer pour le jour de la grève un grand cortège qui, partant de Mirafiori, ira dans les quartiers populaires, afin d’unir les ouvriers des différentes usines. (…)
C’en est trop pour les patrons. Avant même que le cortège ne se forme, une armée de gros bras et de policiers se jette sans aucun avertissement sur la foule, matraquant, arrêtant, lançant des grenades lacrymogènes (…) En peu de temps, ce ne sont pas seulement les avant-gardes ouvrières et étudiantes qui font face mais toute la population prolétarienne du quartier. Des barricades s’érigent, on répond aux charges de la police par des charges. Pendant des heures et des heures, la bataille continue et la police est obligée de battre en retraite. (…)
Dans ce processus, le contrôle et la médiation des syndicats ont été jetés par-dessus bord : au-delà des objectifs partiels, la lutte a signifié :
- le refus de l’organisation capitaliste du travail,
- le refus du salaire lié aux exigences du patron pour la production,
- le refus de l’exploitation dans et en dehors de l’usine.
Les grèves, les cortèges, les assemblées internes, ont fait sauter la division entre les ouvriers et ont fait mûrir l’organisation autonome de classe en donnant les objectifs :
- toujours garder l’initiative dans l’usine contre le syndicat,
- 100 lires d’augmentation du salaire de base égale pour tous,
- seconde catégorie pour tous,
- réelles réductions du temps de travail.
(…) La lutte des ouvriers de la Fiat a de fait reproduit à un niveau massif les objectifs déjà formulés au cours des années 68-69 par les luttes des plus grandes concentrations ouvrières en Italie, de Milan à Porto Marghera, d’Ivrea à Valdagno. Ces objectifs sont :
- forte augmentation du salaire de base égale pour tous,
- abolition des catégories,
- réduction immédiate et drastique des horaires de travail sans diminution de salaire,
- égalité immédiate et complète entre ouvriers et employés." 27
Comme on l’a déjà dit, toute une série de points forts de l’Automne chaud peuvent être perçus dans ce tract. D’abord l’idée de l’égalité, c'est-à-dire que les augmentations doivent être égales pour tous, indépendamment de la catégorie d’origine, et non assujetties à la rentabilité du travail. Ensuite, la récupération de temps libre pour les ouvriers, pour pouvoir avoir une vie, pour pouvoir faire de la politique, etc. De là, la revendication de réduction des horaires de travail et le refus affirmé du travail à la tâche.
Dans ce même tract, il est rapporté que, sur la base de ces éléments, les ouvriers turinois réunis en assemblée après les affrontements du 3 juillet proposent à tous les ouvriers italiens d’entamer une nouvelle phase de lutte de classe plus radicale, qui fasse avancer, sur les objectifs mis en avant par les ouvriers eux-mêmes, l’unification politique de toutes les expériences autonomes de luttes faites jusque là.
A cette fin, un rassemblement national des comités et des avant-gardes ouvrières est convoqué à Turin :
1. pour confronter et unifier les différentes expériences de lutte sur la base de ce qu’a signifié la lutte à Fiat,
2. pour mettre au point les objectifs de la nouvelle phase de confrontation de classe qui, partant des conditions matérielles dans lesquelles se trouvent les ouvriers, devra investir toute l’organisation sociale capitaliste.
Ce qui se tiendra les 26/27 juillet au Palasport de Turin sera un "rassemblement national des avant-gardes ouvrières". Des ouvriers de toute l’Italie, qui rendent compte des grèves et des manifestations, parlent et avancent des revendications comme l’abolition des catégories, la réduction de l’horaire de travail à 40 heures, des augmentations de salaires égales pour tous en absolu et pas en pourcentage et la reconnaissance de la parité avec les employés. "Toute l’industrie italienne est représentée : par ordre d’intervention, après Mirafiori, la Pétrochimie de Marghera, la Dalmine et Il Nuovo Pignone de Massa, Solvay de Rossignano, Muggiano de La Spezzia, Piaggio de Pontedera, l’Italsider de Piombino, Saint Gobain de Pise, la Fatme, l’Autovox, Sacet et Voxon de Rome, la SNAM, Farmitalia, Sit Siemens, Alfa Romeo et Ercole Marelli de Milan, Ducati et Weber de Bologne, Fiat de Marina di Pisa, Montedison de Ferrare, Ignis de Varese, Necchi de Pavie, la Sir de Porto Torres, les techniciens de la Rai de Milan, Galileo Oti de Florence, les comités unitaires de base de Pirelli, l’arsenal de la Spezzia" 28. Quelque chose qu’on n’avait jamais vu, une assemblée nationale des avant-gardes ouvrières de toute l’Italie, un moment où la classe ouvrière s’affirme et auquel il n’est possible d’assister que dans un moment de forte montée de la combativité ouvrière, comme l’était justement l’Automne chaud.
Les mois qui suivent, ceux qui sont restés dans la mémoire historique comme "l’Automne chaud", se déroulent selon la même ligne. Les nombreux épisodes de lutte, dont une intéressante documentation photographique peut être trouvée sur le site de La Repubblica 29, s’enchaînent les uns aux autres à une cadence infernale. En voici une sélection non exhaustive :
2/09 : grève des ouvriers et des employés à Pirelli pour la prime à la production et les droits syndicaux. A Fiat, les ouvriers des départements 32 et 33 de Mirafiori se mettent à lutter, contrevenant aux directives syndicales, contre la discrimination de l’entreprise sur les changements de catégorie ;
4/09 : Agnelli, patron de Fiat, met à pied 30 000 travailleurs ;
5/09 : la tentative des directions syndicales d’isoler les ouvriers d’avant-garde de Fiat échoue, Agnelli est obligé de retirer les mises à pied ;
6/09 : plus de deux millions de métallos, d’employés du bâtiment et de la chimie partent en lutte pour le renouvellement du contrat salarial ;
11/09 : à la suite de la rupture des négociations concernant le renouvellement du contrat des métallos le 8 septembre, un million de métallurgistes fait grève dans toute l’Italie. À Turin, 100 000 ouvriers bloquent la Fiat ;
12/09 : grève nationale des ouvriers du bâtiment, tous les chantiers du pays sont fermés. Manifestations des métallurgistes à Turin, Milan et Tarente ;
16-17/09 : grève nationale de 48 heures des ouvriers de la chimie, grève nationale dans les cimenteries et nouvelle journée de lutte des ouvriers du bâtiment ;
22/09 : manifestation de 6000 ouvriers d’Alfa Roméo à Milan. Journée de lutte des métallurgistes à Turin, Venise, Modène et Cagliari ;
23-24/09 : nouvelle grève générale de 48 heures des ouvriers des cimenteries ;
25/09 : lock-out à Pirelli, suspension pour un temps indéterminé de 12.000 ouvriers. Réaction immédiate des ouvriers qui bloquent tous les établissements du groupe ;
26/09 : manifestation des métallurgistes à Turin où un cortège de 50 000 ouvriers part de Fiat. Grève générale à Milan et manifestations de centaines de milliers d'ouvriers qui imposent ainsi à Pirelli la fin du lock-out. Cortèges de dizaines de milliers de travailleurs à Florence et Bari ;
29/09 : manifestations des métallurgistes, ouvriers de la chimie et du bâtiment à Porto Marghera, Brescia et Gènes ;
30/09 : grève des ouvriers du bâtiment à Rome, manifestations de 15 000 métallurgistes à Livourne ;
7/10 : grève des métallurgistes dans la province de Milan, 100 000 ouvriers provenant de 9 cortèges se rejoignent sur la Place du Dôme ;
8/10 : grève générale nationale des employés de la chimie. Grève dans la région de Terni. Manifestations des métallurgistes à Rome, Sestri, Piombino, Marina di Pisa et L’Aquila ;
9/10 : 60 000 métallurgistes font grève à Gènes. Grève générale dans le Frioul et la Vénétie Julienne ;
10/10 : pour la première fois, se tient une assemblée à l’intérieur des ateliers de Fiat-Mirafiori. Des assemblées et des défilés ont également lieu à l’intérieur des autres usines du groupe. La police charge à l’extérieur des établissements. Grève à Italsider de Bagnoli contre la suspension de 5 ouvriers ;
16/10 : les hospitaliers, les cheminots, les postiers, les travailleurs des administrations locales et les ouvriers journaliers partent en lutte pour le renouvellement de leurs contrats. Des grèves générales ont lieu dans les provinces de Palerme et Matera ;
22/10 : 40 usines de Milan gagnent le droit de faire des assemblées ;
8/11 : le contrat des ouvriers du bâtiment est signé : il prévoit l’augmentation de 13% sur les plus basses rétributions, la réduction graduelle du temps de travail à 40 heures, le droit de faire des assemblées sur les chantiers ;
13/11 : affrontements très durs entre les ouvriers et la police à Turin ;
25/11 : grève générale dans la chimie ;
28/11 : des centaines de milliers de métallurgistes animent, à Rome, une des plus grandes et des plus combatives manifestations qui ait jamais eu lieu en Italie pour soutenir leurs revendications ;
3/12 : grève totale des ouvriers des carrosseries à Fiat, manifestation des employés des administrations locales ;
7/12 : un accord est trouvé pour le contrat dans la chimie : il prévoit des augmentations de salaire de 19.000 lires par mois, un horaire hebdomadaire de 40 heures sur 5 jours, et trois semaines de congés payés ;
8/12 : accord sur le contrat dans les entreprises de la métallurgie dans lesquelles l’État a une participation : le contrat prévoit l’augmentation de 65 lires par heure, augmentation égale pour tous, la parité légale entre ouvriers et employés, le droit de faire des assemblées dans l’entreprise pendant les heures de travail à raison de 10 heures par an, payées, et 40 heures de travail hebdomadaire ;
10/12 : grève générale des ouvriers agricoles pour le pacte national, des centaines de milliers manifestent dans toute l’Italie. Début de la grève de 4 jours des employés des sociétés pétrolières privées pour le renouvellement du contrat ;
19/12 : grève nationale des travailleurs de l’industrie pour soutenir le conflit des métallurgistes. Nouvelle grève nationale des ouvriers agricoles ;
23/12 : signature de l’accord pour le nouveau contrat des métallurgistes : il prévoit des augmentations salariales de 65 lires par heure pour les ouvriers et de 13.500 lires par mois pour les employés, le treizième mois, le droit de faire des assemblées dans l’usine, la reconnaissance des représentants syndicaux d’entreprise et la réduction de l’horaire de travail à 40 heures par semaine ;
24/12 : le pacte national pour les ouvriers agricoles est signé après 4 mois de lutte, il prévoit la réduction progressive de l’horaire de travail à 42 heures par semaine et 20 jours de congés 30.
Cet enchaînement impressionnant de luttes n'est pas seulement le produit d'une forte poussée ouvrière mais porte aussi la marque des manœuvres des syndicats qui dispersent les luttes en autant de foyers distincts allumés à l'occasion du renouvellement des contrats collectifs venant à échéance dans différents secteurs et entreprises. C'est le moyen par lequel la bourgeoisie parvient à faire en sorte que le mécontentement social profond qui se fait jour ne débouche sur un embrasement généralisé.
Ce développement énorme de la combativité, accompagné de moments de clarification significatifs dans la classe ouvrière, rencontrera également d'autres obstacles importants dans la période qui va suivre. La bourgeoisie italienne, comme celle des autres pays qui ont dû faire face au réveil de la classe ouvrière, n’est pas restée les mains dans les poches et, à côté des interventions frontales effectuées par les corps de police, elle a cherché graduellement à contourner l’obstacle en utilisant d’autres moyens. Ce que nous verrons dans la deuxième partie de l’article, c’est que la capacité qu’a la bourgeoisie de reprendre le contrôle de la situation se fonde principalement sur les faiblesses d’un mouvement prolétarien qui, malgré son énorme combativité, manquait encore d’une conscience de classe claire et dont même les avant-gardes n’avaient pas la maturité et la clarté nécessaires pour jouer leur rôle.
1/11/09 Ezechiele
1 Du mois de juillet 1969 et pendant plusieurs mois.
2 Voir : Revue internationale n°133 [16] et 134 [17], Mai 68 et la perspective révolutionnaire (I et II), 2008.
3 Voir : Lutte de classe en Europe de l’Est [18] (1970-1980), Revue Internationale n°100.
4 Dans les années 73-74, le Cordobazo, la grève de Mendoza et la vague de luttes qui a submergé le pays, ont alors représenté la clef de l’évolution sociale. Sans revêtir un caractère insurrectionnel, ces luttes ont néanmoins constitué le signal d’un réveil du prolétariat en Amérique du sud. Voir : Révoltes populaires en Argentine : seule l’affirmation du prolétariat sur son terrain peut faire reculer la bourgeoisie [19]. Revue internationale n°109, 2002.
5 Voir : Notes sur l’histoire de la politique impérialiste des Etats-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale [20], 2ème partie. Revue Internationale n°114.
6 "C’est ainsi qu’est né le slogan : ‘l’Université est notre Vietnam’ ; les guérilleros vietnamiens combattent contre l’impérialisme américain, les étudiants font leur révolution contre le pouvoir et l’autoritarisme académique". Alessandro Silj, Malpaese, criminalità, corruzione e politica nell’Italia della prima Republica 1943-1994, Donzelli Ed., Rome 1994, p. 92 ;
7 Voir : Che Guevara : mythe et réalité (à propos de courriers d’un lecteur) [21], dans Révolution Internationale n°384 ; Quelques commentaires sur une apologie d’Ernesto"Che" Guevara (à propos d’un livre de Besancenot) [22], in Révolution Internationale n°388.
8 Voir : Le conflit Juifs/Arabes : la position des internationalistes dans les années 30 : Bilan n° 30 et 31 [23], in Revue Internationale n°110 ; Notes sur l’histoire des conflits impérialistes au Moyen-Orient (1ère partie, 2ème partie et 3ème partie) in Revue Internationale N°115 [24], 117 [25] et 118 [26] ; Affrontements Hamas/Fatah : la bourgeoisie palestinienne est aussi sanguinaire que les autres [27], in Révolution Internationale n°381.
9 Voir : Le maoïsme :un pur produit de la contre-révolution [28], in Révolution Internationale n°371 ; Chine 1928-1949 :maillon de la guerre impérialiste, I [29] et II [30], in Revue Internationale n°81 [29] et 84 [30] ; Cina : il capitalismo di stato, dalle origini alla Rivoluzione Culturale (I et II) in Rivoluzione Internazionale n°5 et 6.
10 Voir : Silvia Castillo, Controcultura e politica nel Sessantotto italiano.
11 Aldo Cazzullo, I ragazzi che volevano fare la rivoluzione. 1968-1978, Storia critica di Lotta Continua. Sperling et Kupfer Eds., p. 13.
12 Luca Barbieri, Il caso 7 aprile. Cap. III, www.indicius.it [31]
13 Interview de Rita Di Leo in L’operaismo degli anni sessanta. Dai ‘Quaderni rossi’ a ‘classe operaia’. Giuseppe Trotta et Fabio Milana, Edition DeriveApprodi. www.deriveapprodi.com [32]
14 Voir : Luca Barbieri, Il caso 7 aprile. Cap. III, www.indicius.it [31]
15 Emiliano Mentasti, La guardia rossa racconta. Storia del Comitato operaio della Magneti Marelli. p. 25, Editions Colibri.
16 Giorgio Frasca Polara, Tambroni e il luglio "caldo” del 60, www.libertaegiustizia.it/primopiano/pp_leggi_articolo.php?id=2803&id_tit... [33]
17 La rivolta operaia di piazza Statuto del 1962, lotteoperaie.splinder.com/post/5219182/la+rivolta+operaia+di+piazza+S.
18 Dario Lanzardo, La rivolta di piazza Statuto, Torino, Luglio 1962, Feltrinelli.
19 La rivolta operaia di piazza Statuto del 1962, lotteoperaie.splinder.com/post/5219182/la+rivolta+operaia+di+piazza+S.
20 CI est l’abréviation pour Commissions Internes, officiellement des structures représentant les travailleurs dans les conflits dans l’entreprise, en fait une expression du contrôle du syndicat sur les travailleurs. Elles ont fonctionné jusqu’à l’Automne chaud et ont été ensuite remplacées par les Conseils d’usine (CdF).
21 Emilio Mentasti, La guardia rossa racconta. Storia del Comitato operaio della Magneti Marelli. p. 37, Edition Colibri.
22 Aldo Cazzulo, I raggazzi che volevano fare la rivoluzione. 1968-1978. Storia critica di Lotta Continua. Pp. 75-76. Sperling et Kupfer Eds.
23 Aldo Cazzulo, I raggazzi che volevano fare la rivoluzione. 1968-1978. Storia critica di Lotta Continua. Pp. 60. Sperling et Kupfer Eds.
24 Document du CUB de Pirelli (Bicocca), "Ibm e Sit Siemens", cité dans Alessandro Silj, Mai piu senza fucile, Vallecchi, Florence 1977, pp. 82-84
25 "La lutte entreprise par les travailleurs agricoles de la province de Syracuse le 24 novembre, à laquelle participaient les ouvriers agricoles d’Avola, revendiquait l’augmentation du salaire journalier, l’élimination des différences de salaire et d’horaire entre les deux zones dans lesquelles la province était divisée, l’introduction d’une loi visant à garantir le respect des contrats, la mise en place des commissions paritaires de contrôle, obtenues dans la lutte en 1966 mais qui n’avaient jamais fonctionné. (…) Les ouvriers agricoles firent des blocages de routes et furent chargés par la police. Le 2 décembre, Avola participa en masse à la grève générale. Les journaliers mirent en place à partir de la nuit des blocages de route sur la Nationale pour Noto, et les ouvriers étaient à leurs côtés. Dans la matinée, les femmes et les enfants arrivèrent. Vers 14 heures, le Vicequesteur (sous-préfet de police) de Syracuse, Samperisi, donna l’ordre à la compagnie de Celere, rejointe par celle de Catania, d’attaquer.(…) Ce jour là, la brigade de Celere sonna trois fois la charge, tirant sur la foule qui pensait qu’il s’agissait de tirs à blanc. Les ouvriers agricoles cherchèrent un abri ; certains lancèrent des pierres. Ce scénario de guerre dura à peu près une demie heure. A la fin, Piscitello, député communiste, ramassa sur le goudron plus de deux kilos d’obus. Le bilan fut de deux journaliers morts, Angelo Sigona et Giuseppe Scibilia, et de 48 blessés, dont 5 graves. (www.attac-italia.org [34]).
26 "Nous descendions dans la rue avec la générosité habituelle des jeunes aux côtés des travailleurs et des travailleuses qui faisaient grève contre la fermeture des manufactures de tabac et de sucre. La fermeture de ces entreprises, mais aussi des sous-traitants, mettait en crise toute la ville, compte-tenu du fait qu’à peu près la moitié de la population en tirait l’unique source de revenu. La grève générale fut l’unique issue possible et fut ressentie comme telle et menée par toute la ville, et même nous, les étudiants ; beaucoup d’entre nous, bien qu’ils ne fussent pas de Battipaglia, ressentirent la nécessité de participer dans la mesure où nous comprenions l’importance de ces deux manufactures pour l’économie de la ville. On ressentait aussi un autre motif pour la grève générale : c’était l’occasion d’apporter la solidarité à ceux de la manufacture de tabac qui occupaient l’établissement de Santa Lucia, depuis bientôt une dizaine de jours. Le spectre d’une crise pesait sur la ville, crise qui avait déjà frappé avec la fermeture de quelques conserveries et qui se profilait comme étant dramatique pour des milliers de travailleurs qui allaient inévitablement perdre leur travail. (…) Très rapidement, il y eut des moments de tension et, comme cela arrive souvent, ils se transformèrent en véritables mouvements. Battipaglia devint le théâtre d’affrontements violents, des barricades s’érigèrent, toutes les issues par route furent bloquées et la gare fut occupée. La police chargea, et ce qui devait être une grande journée de solidarité vis-à-vis de ceux qui voulaient garder leur poste de travail se transformé en une insurrection populaire. Le bilan : deux morts, des centaines de blessés, des dizaines de véhicules brûlés (ceux de la police et de privés) et des dégâts incalculables. (…) Pour avoir raison d’une ville blessée et en colère, il fallut aux forces de l’ordre, environ une vingtaine d’heures". (Témoignage rapporté dans le blog : massimo.delmese.net/marx1-mini [35]).
27 www.nelvento.net/archivio/68/operai/traiano02.htm [36]
28 Aldo Cazzullo, I ragazzi che volevano fare la rivoluzione, 1968-1978. Storia critica di Lotta Continua. p. 67, Sperling etKupfer Editeurs.
29 https://static.repubblica.it/milano/autunnocaldo/ [37]
30 du site : www.pmli.it/storiaautunnocaldo.htm [38]
Le 2 mars 1919, lors de la session inaugurale du Premier Congrès de l’Internationale communiste, Lénine affirmait que le "système des soviets" (conseils ouvriers en langue russe), après avoir été "du latin" pour les grandes masses ouvrières était devenu très populaire et, surtout, était devenu une pratique de plus en plus généralisée ; et il citait comme exemple un télégramme qui venait d’arriver d’Angleterre qui disait : "Le gouvernement de la Grande-Bretagne avait reçu le Conseil des députés ouvriers constitué à Birmingham et promis de reconnaître les Soviets comme des organes économiques." 1.
Aujourd’hui, 90 ans plus tard, des camarades de différents pays nous écrivent pour nous demander : "que sont les Conseils ouvriers ?", en reconnaissant que c’est un sujet dont ils ne savent pratiquement rien et sur lequel ils voudraient pouvoir se faire une idée.
Le poids de la plus terrible contre-révolution de l’histoire, les difficultés qui, depuis 1968, entravent la politisation des luttes de la classe ouvrière ; la falsification, voire le silence complet que les moyens de communications et de culture imposent sur les expériences historiques du prolétariat, font que les mots tels que soviet ou conseil ouvrier, qui étaient pourtant si familiers pour les générations ouvrières des années 1917-23, sont aujourd’hui quelque chose d’étrange ou interprété avec un sens radicalement différent de celui qu'ils avaient à l’origine. 2
Ce sera donc là l’objectif de cet article : contribuer à répondre très simplement à ces questions : que sont les Conseils ouvriers ? Pourquoi ont-ils surgi ? À quelles nécessités historiques répondaient-ils ? Sont-ils sont toujours d’actualité à l’époque présente ?
Pour répondre à ces questions, nous allons nous appuyer sur l’expérience historique de notre classe, une expérience constituée tout autant par les révolutions de 1905 et 1917 que par les débats et les écrits des militants révolutionnaires : Trotsky, Rosa Luxemburg, Lénine, Pannekoek …
Pourquoi les Conseils ouvriers surgissent-ils en 1905 et non pas en 1871 lors de la Commune révolutionnaire de Paris ? 3
On ne peut comprendre le surgissement des Conseils ouvriers lors de la révolution russe de 1905 qu’en analysant l’ensemble des facteurs suivants : les conditions historiques de la période, les expériences de lutte que le prolétariat avait faites et l’intervention des organisations révolutionnaires.
Concernant le premier facteur, le capitalisme se trouvait au sommet de son évolution, mais il montrait des signes de plus en plus évidents du début de son déclin, particulièrement sur le terrain impérialiste. Trotsky, dans ses ouvrages 1905 et Bilan et perspectives, sur lesquels nous allons nous appuyer, met en avant que "En liant tous les pays entre eux par son mode de production et son commerce, le capitalisme a fait du monde entier un seul organisme économique et politique", et plus précisément, "Cela donne immédiatement aux événements qui se déroulent actuellement un caractère international, et ouvre un large horizon. L'émancipation politique de la Russie sous la direction de la classe ouvrière élèvera cette classe à des sommets historiques inconnus jusqu'à ce jour et en fera l'initiatrice de la liquidation du capitalisme mondial, dont l'histoire a réalisé toutes les prémisses objectives 4." Produits de cette nouvelle période, des mouvements massifs et des grèves générales avaient déjà fait irruption de par le monde avant 1905 : grève générale en Espagne en 1902 et en Belgique en 1903 et jusqu’en Russie même à différents moments.
Nous en arrivons au deuxième facteur. Les conseils ouvriers ne surgissent pas du néant comme un éclair dans un ciel bleu. Dans les années qui précèdent, de nombreuses grèves éclatent en Russie à partir de 1896 : la grève générale des ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg en 1896 et 1897 ; les grandes grèves qui, en 1903 et 1904, ébranlèrent tout le sud de la Russie ; etc. Elles constituent autant d'expériences où se manifestent des tendances à la mobilisation spontanée, où se créent des organes de luttes qui ne correspondent plus typiquement aux formes syndicales de lutte, préparant ainsi le terrain pour les luttes de 1905 : "On ne manquera pas de faire remonter l'histoire de la période présente des luttes de masse aux grèves générales de Saint-Pétersbourg. Celles-ci sont importantes pour le problème de la grève de masse parce qu'elles contiennent déjà en germe tous les éléments principaux des grèves de masse qui suivirent" (Rosa Luxemburg ; Grève de masse, parti et syndicats).
Par ailleurs, et concernant le troisième facteur, les partis prolétariens (les bolcheviks et autres tendances) n'avaient évidemment pas fait une propagande préalable sur le thème des conseils ouvriers puisque leur surgissement les a surpris ; ils n'avaient pas non plus mis en place des structures d'organisation intermédiaires pour les préparer. Et, cependant, leur travail politique incessant de propagande a grandement contribué à leur surgissement. C'est ce que met en évidence Rosa Luxemburg à propos des mouvements spontanés comme celui de la grève des ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg en 1896 et 1897 : "Tout d'abord l'occasion qui déclencha le mouvement fut fortuite et même accessoire, l'explosion en fut spontanée. Mais dans la manière dont le mouvement fut mis en branle se manifestèrent les fruits de la propagande menée pendant plusieurs années par la social-démocratie" (Grève de masse, parti et syndicats). A ce propos, elle clarifie de façon rigoureuse quel est le rôle des révolutionnaires : "Il est hors du pouvoir de la social-démocratie de déterminer à l'avance l'occasion et le moment où se déclencheront les grèves de masse en Allemagne, parce qu'il est hors de son pouvoir de faire naître des situations historiques au moyen de simples résolutions de congrès. Mais ce qui est en son pouvoir et ce qui est de son devoir, c'est de préciser l’orientation politique de ces luttes lorsqu'elles se produisent et de la traduire par une tactique résolue et conséquente" (Ibid).
Cette analyse permet de comprendre la nature du grand mouvement qui secoue la Russie au cours de l’année 1905 et qui connaît son étape décisive dans les trois derniers mois de cette année-là, d’octobre à décembre, pendant lesquels va se généraliser le développement des conseils ouvriers.
Le mouvement révolutionnaire de 1905 a son origine immédiate dans le mémorable "Dimanche sanglant", le 22 janvier 1905 5. Ce mouvement connaît un premier reflux en mars 1905 pour ressurgir, par différents chemins, en mai et juillet 6. Pendant cette période, cependant, il prend la forme d’une série d’explosions spontanées manifestant un faible niveau d’organisation. Par contre, à partir du mois de septembre, la question de l’organisation générale de la classe ouvrière occupe le premier plan : on entre dans une phase de politisation croissante des masses, au sein desquelles apparaissent les limites de la lutte immédiate revendicative mais aussi l’exaspération causée aussi bien par la brutalité du tsarisme que par les hésitations de la bourgeoisie libérale 7.
Nous venons de rappeler le terreau historique sur lequel naissent les premiers soviets. Mais quelle est leur origine concrète ? Est-ce qu’ils sont le résultat de l’action délibérée d’une minorité audacieuse ? Ou, au contraire, ont-ils surgi mécaniquement des conditions objectives ?
Si la propagande révolutionnaire menée depuis des années a, comme on l'a dit, contribué au surgissement des soviets, et si Trotsky a joué un rôle de premier plan au sein du Soviet de Saint-Pétersbourg, le surgissement des soviets ne fut le résultat direct ni de l’agitation ni des propositions organisationnelles des partis marxistes (divisés à ce moment-là entre bolcheviks et mencheviks) ni non plus de l'initiative de groupes anarchistes comme le présente Voline dans son livre La Révolution inconnue. 8 Voline 9 situe l’origine de ce premier soviet entre la moitié et la fin de février de 1905. Sans mettre en doute la vraisemblance de ces faits, il est important de signaler que cette réunion – que Voline lui-même qualifie de "privée" - a pu être un élément supplémentaire contribuant au processus vers le surgissement des soviets, mais elle n'en constitua pas leur acte de naissance.
Il est d'usage de considérer le soviet d’Ivanovo-Vosnesensk comme le premier ou l'un des premiers. 10 Au total, 40 à 50 soviets ont été identifiés ainsi que quelques soviets de soldats et de paysans. Anweiler insiste sur leur origines disparates : "Leur naissance se fit ou bien sous forme médiatisée, dans le cadre d’organismes de type ancien – comités de grève ou assemblées de députés, par exemple – ou bien sous forme immédiate, à l’initiative des organisations locales du Parti social-démocrate, appelées en ce cas à exercer une influence décisive sur le soviet. Les limites entre le comité de grève pur et simple et le conseil des députés ouvriers vraiment digne de ce nom étaient souvent des plus floues, et ce ne fut que dans les principaux centres de la révolution et de la classe laborieuse tels que (Saint-Pétersbourg mis à part) Moscou, Odessa, Novorossiisk et le bassin du Donetz, que les conseils revêtirent une forme d’organisation nettement tranchée." 11
Ainsi, la paternité des soviets ne peut être attribuée à tel ou tel personnage ou telle minorité, mais ils ne sont pas nés du néant, par génération spontanée. Fondamentalement, ils ont été l’œuvre collective de la classe : des initiatives multiples, des discussions, des propositions surgies ici ou là, tout cela tissé avec le fil de l’évolution des événements, et avec l’intervention active des révolutionnaires, a abouti à la naissance des soviets. En regardant de plus près ce processus, nous pouvons identifier deux facteurs déterminants : le débat de masse et la radicalisation croissante des luttes.
La maturation de la conscience des masses qu’on observe depuis septembre 1905 s’est concrétisée dans le développement d’une formidable volonté de débattre. Le bouillonnement de discussions animées dans les usines, les universités, les quartiers, apparaît comme un phénomène "nouveau" qui surgit significativement pendant le mois de septembre. Trotsky cite quelques témoignages : "Des assemblées populaires absolument libres dans les murs des universités, alors que, dans la rue, c'est le règne illimité de Trepov12, voilà un des paradoxes les plus étonnants du développement politique et révolutionnaire pendant l'automne de 1905". Ces réunions sont de plus en plus massivement fréquentées par les ouvriers, "'Le peuple' emplissait les corridors, les amphithéâtres et les salles. Les ouvriers allaient tout droit à l'université en sortant de l'usine", dit Trotsky, qui ajoute à la suite : "L'agence télégraphique dépeint avec horreur le public qui s'était amassé dans la salle des fêtes de l'université de Saint-Vladimir. D'après les télégrammes, on voyait dans cette foule, outre les étudiants, une multitude de personnes des deux sexes venues du dehors, des élèves de l'enseignement secondaire, des adolescents des écoles privées, des ouvriers, un ramassis de gens de toute espèce et de va-nu-pieds" 13
Mais il ne s’agit pas du tout d’un "ramassis de gens" comme l’affirme avec mépris l’agence d’information, mais d’un collectif qui discute et réfléchit avec ordre et méthode, en se tenant à une discipline élevée et avec une maturité reconnue même par un chroniqueur du journal bourgeois Rouss (La Russie), cité par Trotsky : "Savez-vous ce qui m'a le plus frappé au meeting de l'université. C'est l'ordre merveilleux, exemplaire, qui régnait. On avait annoncé une suspension dans la salle des séances et j'allai rôder dans le corridor. Le corridor de l'université, c'est maintenant la rue tout entière. Tous les amphithéâtres qui donnaient sur le corridor étaient pleins de monde ; on y tenait des meetings particuliers, par fractions. Le couloir lui-même était bondé, la foule allait et venait (…). On aurait cru assister à un "raout", mais l'assemblée était plus nombreuse et plus sérieuse que dans les réceptions habituelles. Et cependant, c'était là le peuple, le vrai peuple, le peuple aux mains rouges et toutes crevassées par le travail, au visage terreux comme l'ont les gens qui passent leur vie dans des locaux fermés et malsains" 14.
C’est le même état d’esprit qu’on peut observer depuis le mois de mai dans la ville industrielle citée précédemment, Ivanovo-Vosnesensk : Les assemblées plénières se déroulent tous les matins à partir de neuf heures. Une fois la séance [du Soviet] terminée, l’assemblée générale des ouvriers commençait et elle examinait toutes les questions en rapport avec la grève. On rendait compte de son déroulement, des négociations avec les patrons et les autorités. Après la discussion on soumettait à l’assemblée les propositions préparées par le Soviet. Ensuite, les militants des partis faisaient des discours d’agitation sur la situation de la classe ouvrière et la réunion continuait jusqu’à ce que le public soit gagné par la fatigue. À ce moment-la, la foule se mettait à chanter des hymnes révolutionnaires et on mettait fin à l’assemblée. Et ainsi tous les jours" 15
Une petite grève dans l’imprimerie Sitin de Moscou qui avait éclaté le 19 septembre allait allumer la mèche de la grève générale massive d’octobre durant laquelle les soviets se généraliseront. La solidarité avec les imprimeurs de Sitin avait porté la grève à plus de 50 imprimeries moscovites ce qui déboucha, le 26 septembre, sur une réunion générale de typographes qui prit le nom de Conseil. La grève s’étend à d’autres secteurs : aux boulangeries, aux industries métallurgiques et textiles. L’agitation gagne, d’un coté, les chemins de fer et, de l’autre, les imprimeurs de Saint-Pétersbourg qui se solidarisent avec leurs camarades de Moscou.
Un autre front organisé surgit de façon inattendue : une Conférence des représentants des cheminots à propos des Caisses de retraite débute à Saint-Pétersbourg le 20 septembre. La Conférence lance un appel à tous les secteurs ouvriers, en ne se limitant pas à cette question-là mais mettant en avant la nécessité de faire des réunions d’ouvriers de différentes branches et de proposer des revendications économiques et politiques. Encouragée par les télégrammes de soutien qui arrivent de tout le pays, la Conférence convoque une nouvelle réunion pour le 9 octobre.
Peu de temps après, le 3 octobre, "L'assemblée des députés ouvriers des corporations de l'imprimerie, de la mécanique, de la menuiserie, du tabac et d'autres, adopte la résolution de constituer un conseil (soviet) général des ouvriers de Moscou" 16.
La grève des cheminots qui avait surgi spontanément sur quelques lignes du réseau ferré devient grève générale à partir du 7 octobre. Dans ce contexte, la réunion convoquée pour le 9 se transforme en "congrès des délégués cheminots à Saint-Pétersbourg, on formule et on expédie immédiatement par télégraphe sur toutes les lignes les mots d'ordre de la grève des chemins de fer : la journée de huit heures, les libertés civiques, l'amnistie, l'Assemblée constituante" 17.
Les réunions massives à l’université avaient été parcourues par un débat de grande intensité sur la situation, les expériences vécues, les alternatives d’avenir, mais en octobre la situation change : ces débats ne s’éteignent pas mais, au contraire, mûrissent pour devenir lutte ouverte, une lutte qui, à son tour, commence à se doter d’une organisation générale, laquelle non seulement dirige la lutte mais intègre et démultiplie ce débat massif. La nécessité de se regrouper et de se réunir, d’unifier les différents foyers de grève avait été posée de manière particulièrement aiguë par les ouvriers de Moscou. Se donner un programme avec des revendications économiques et politiques adaptées à la situation et en accord avec les possibilités réelles de la classe ouvrière, voilà ce que le congrès des cheminots avait pu apporter. Débat, organisation unifiée, programme de lutte : voilà les trois piliers sur lesquels vont se bâtir les Soviets. C’est bien donc la convergence d’initiatives et de propositions des différents secteurs de la classe ouvrière qui sont à l’origine des Soviets et absolument pas le "plan" d’une quelconque minorité. Dans les soviets se concrétise ce qui, 60 ans plus tôt, dans le Manifeste communiste, paraissait une formulation utopique : "Tous les mouvements ont été jusqu’à maintenant réalisés par des minorités pour des minorités. Le mouvement prolétarien est un mouvement indépendant de l’immense majorité au profit de l’immense majorité".
"Le 13 au soir, dans les bâtiments de l'Institut technologique, eut lieu la première séance du futur soviet. Il n'y avait pas plus de trente à quarante délégués. On décida d'appeler immédiatement le prolétariat de la capitale à la grève politique générale et à l'élection des délégués" 18.
Ce Soviet lançait l’appel suivant : "La classe ouvrière, disait l'appel rédigé à la première séance, a dû recourir à l'ultime mesure dont dispose le mouvement ouvrier mondial et qui fait sa puissance : à la grève générale... Dans quelques jours, des événements décisifs doivent s'accomplir en Russie. Ils détermineront pour de nombreuses années le sort de la classe ouvrière ; nous devons donc aller au-devant des faits avec toutes nos forces disponibles, unifiées sous l'égide de notre commun soviet... " 19
Ce passage montre la vision globale, la large perspective que possède l’organe qui vient de naître de la lutte. D’une manière simple, il exprime une vision clairement politique et en cohérence avec l’être profond de la classe ouvrière, en se reliant avec le mouvement ouvrier mondial. Cette conscience est à la fois expression et facteur actif de l’extension de la grève à tous les secteurs et à tout le pays, une grève pratiquement généralisée à partir du 12 octobre. La grève paralyse l’économie et la vie sociale, mais le Soviet veille à ce que cela n’entraîne pas une paralysie de la lutte ouvrière elle-même. Comme le montre Trotsky, "Elle [la grève] ouvre une imprimerie quand elle a besoin de publier les bulletins de la révolution, elle se sert du télégraphe pour envoyer ses instructions, elle laisse passer les trains qui conduisent les délégués des grévistes" 20. La grève "ne consiste pas simplement dans une interruption du travail pour attendre les événements, n'est pas une passive protestation des bras croisés. Elle se défend, et, de la défensive, passe à l'offensive. Dans plusieurs villes du Midi, elle élève des barricades, fait main basse sur les magasins des armuriers, s'arme et fournit une résistance sinon victorieuse, du moins héroïque "21.
Le Soviet est la scène active où se déroule un débat autour de trois axes :
Quel rapport avoir avec les paysans ? Etant des alliés indispensables, comment et dans quelles conditions peuvent-ils être intégrés dans la lutte ?
Quel est le rôle de l’armée ? Est-ce que les soldats vont déserter de l’engrenage répressif du régime ?
Comment s’armer pour assumer l’affrontement décisif avec l’État tsariste qui devient de plus en plus inévitable ?
Dans les conditions de 1905, ces questions pouvaient être posées, mais elles ne pouvaient pas être résolues. Ce sera la Révolution de 1917 qui leur donnera la réponse. Ceci dit, toutes les capacités qui se sont développées en 1917 n’auraient pas pu être envisagées sans les grands combats de 1905.
On imagine la plupart du temps que des questions comme celles posées ci-dessus ne peuvent être que l’apanage de petits cénacles composés "de stratèges de la révolution". N’empêche que dans le cadre des soviets, elles ont été l’objet d’un débat massif avec la participation et les apports de milliers d’ouvriers. Ces pédants qui considèrent les ouvriers incapables de s’occuper de telles affaires, auraient pu vérifier que ceux-ci en parlaient avec le plus grand naturel, devenaient des experts passionnés et engagés, et versaient dans le creuset de l’organisation collective leurs intuitions, leurs sentiments, leurs connaissances remâchées pendant des années. Comme l’évoque de façon imagée Rosa Luxemburg : "Dans les conditions de la grève de masse, l’honnête père de famille devient un révolutionnaire romantique".
Si le 13, il y avait à peine 40 délégués à la réunion du Soviet, par la suite, le nombre se multiplie jour après jour. La première décision de toute usine qui se déclare en grève est d’élire un délégué auquel on donne un mandat consciencieusement adopté par l’assemblée. Il y a des secteurs qui hésitent : les travailleurs du textile de Saint-Pétersbourg, contrairement à leurs collègues moscovites, ne rejoindront la lutte que le 16. Le 15, "Afin d'amener les abstentionnistes à la grève, le soviet mit au point toute une série de moyens de pression gradués, depuis les exhortations jusqu'à l'emploi de la violence. On ne fut pas obligé, toutefois, d'en arriver à cette extrémité. Lorsque les appels imprimés restaient sans effet, il suffisait de l'apparition d'une foule de grévistes, parfois même de quelques hommes, pour que le travail cessât. 22".
Les réunions du soviet étaient aux antipodes de ce qu’est un parlement bourgeois ou une controverse académique entre universitaires. "Aucune trace de verbosité, cette plaie des institutions représentatives ! Les questions sur lesquelles on délibérait – l'extension de la grève et les exigences à présenter à la douma étaient de caractère purement pratique et les débats se poursuivaient sans phrases inutiles, en termes brefs, énergiques. On sentait que chaque seconde valait un siècle. La moindre velléité de rhétorique se heurtait à une protestation résolue du président, appuyée par toutes les sympathies de l'austère assemblée." 23
Ce débat vif et pratique, à la fois profond et concret, révélait une transformation de la conscience et de la psychologie sociale des ouvriers et, en même temps, constituait un puissant facteur de développement de celles-ci. Conscience : compréhension collective de la situation sociale et de ses perspectives, de la force concrète des masses en action et des objectifs qu’elles doivent se donner, identification des amis et des ennemis, ébauche d’une vision du monde et de son avenir. Mais en même temps psychologie sociale : facteur à la fois distinct mais concomitant avec la conscience, facteur qui s’exprime dans l’attitude morale et vitale des ouvriers, dans leur solidarité contagieuse, dans leur empathie vis-à-vis des autres, dans leur capacité d’ouverture et d’apprentissage, de dévouement désintéressé à la cause commune.
Cette transformation mentale peut apparaître utopique et impossible à ceux qui ne voient les ouvriers que sous le prisme de la normalité quotidienne où ils peuvent apparaître comme des robots atomisés, sans la moindre initiative ni sentiment collectif, détruits par le poids de la concurrence et de la rivalité. Et c’est l’expérience de la lutte massive et, dans son déroulement, la formation des Conseils ouvriers qui montrent comment ceux-ci sont le moteur d’une telle transformation, tel que Trotsky l’exprime : "Le socialisme n'a pas pour but de créer une psychologie socialiste comme prémisse du socialisme, mais de créer des conditions de vie socialiste comme prémisses d'une psychologie socialiste." 24
Les Assemblées générales et les Conseils élus par elles et responsables devant elles deviennent autant le cerveau que le cœur de la lutte. Cerveau pour que des milliers d’êtres humains puissent penser à haute voix et puissent prendre des décisions à la suite d’une période de réflexion. Cœur pour que ces êtres cessent de se percevoir comme des gouttes perdues dans un océan de personnes inconnues les unes des autres et potentiellement hostiles pour devenir une partie active d’une large communauté qui les intègre tous et fait que tous se sentent solides et soutenus.
En se construisant sur ces solides fondations, le Soviet érige le prolétariat en pouvoir alternatif face à l’État bourgeois. Il devient une autorité de plus en plus reconnue socialement. "Au fur et à mesure du développement de la grève d'octobre, le soviet devenait tout naturellement le centre qui attirait l'attention générale des hommes politiques. Son importance croissait littéralement d'heure en heure. Le prolétariat industriel avait été le premier à serrer les rangs autour de lui. L'Union des syndicats, qui avait adhéré à la grève dès le 14 octobre, dut presque immédiatement reconnaître son protectorat. De nombreux comités de grève (…) réglaient leurs actes sur ses décisions." 25
Beaucoup d’auteurs anarchistes et conseillistes ont présenté les soviets comme les porte-drapeaux d’une idéologie fédéraliste bâtie sur l’autonomie locale et corporatiste qui serait opposée au centralisme supposé "autoritaire et castrateur" propre au marxisme. Une réflexion de Trotsky répond à ces objections : "Le rôle de Saint-Pétersbourg dans la révolution russe ne peut entrer en comparaison avec celui de Paris dans la révolution qui achève le XVIIIe siècle. Les conditions générales de l'économie toute primitive de la France, l'état rudimentaire de ses moyens de communication, d'une part et, de l'autre, sa centralisation administrative permettaient à Paris de localiser en fait la révolution dans ses murailles. Il en fut tout autrement chez nous. Le développement capitaliste suscita en Russie autant de foyers révolutionnaires séparés qu'il y avait de centres industriels ; et ceux-ci, tout en gardant l'indépendance et la spontanéité de leurs mouvements, restaient étroitement reliés entre eux" 26.
Nous voyons là, dans la pratique, ce qui signifie centralisation prolétarienne, laquelle se trouve aux antipodes du centralisme bureaucratique et castrateur qui est le propre de l’État et, en général, des classes exploiteuses qui ont existé dans l’histoire. La centralisation prolétarienne ne se fonde pas sur la négation de l’initiative et la spontanéité de ses différentes composantes, mais, au contraire, elle contribue avec tous ses moyens à leur développement. Comme le remarque Trotsky "Le chemin de fer et le télégraphe décentralisaient la révolution, malgré le caractère centralisé de l'Etat ; et en même temps ces moyens de communication donnaient de l'unité à toutes les manifestations locales de la force révolutionnaire. Si, en fin de compte, on peut admettre que la voix de Saint-Pétersbourg eut une influence prépondérante, cela ne veut pas dire que toute la révolution se soit rassemblée sur la perspective Nevski ou devant le Palais d'Hiver ; il faut entendre seulement que les mots d'ordre et les méthodes de lutte que préconisait Saint-Pétersbourg trouvèrent un puissant écho révolutionnaire dans tout le pays." 27.
Le Soviet était la colonne vertébrale de cette centralisation massive : "…nous devons accorder la plus haute place au conseil, ou soviet, des députés ouvriers -poursuit Trotsky. C'est en effet la plus importante organisation ouvrière que la Russie ait connue jusqu'à ce jour. De plus, le soviet de Saint-Pétersbourg fut un exemple et un modèle pour Moscou, Odessa et plusieurs autres villes. Mais il faut dire surtout que cette organisation, qui était vraiment l'émanation de la classe des prolétaires, fut l'organisation type de la révolution. Tous les événements pivotèrent autour du soviet, tous les fils se rattachèrent à lui, tous les appels vinrent de lui" 28.
Vers la fin octobre 1905, on s’aperçoit clairement que le mouvement est placé devant une alternative : ou c’est l’insurrection ou c’est l’écrasement.
L’objectif de cet article n’est pas d’analyser les facteurs qui amenèrent à la seconde issue 29 : le mouvement déboucha en effet sur une défaite et le régime tsariste – à nouveau maître de la situation - déploya une répression brutale. Cependant, la manière dont le prolétariat livra une bataille acharnée et héroïque mais pleinement consciente, réussit à préparer l’avenir. La douloureuse défaite de décembre 1905 prépara l’avenir révolutionnaire de 1917.
Le Soviet de Saint-Pétersbourg a eu un rôle décisif dans ce dénouement : il a fait tout ce qui était possible pour préparer dans les meilleures conditions un affrontement inévitable. Il constitua des patrouilles ouvrières à caractère initialement défensif (contre les expéditions punitives des Cents Noirs organisés par le Tsar et composés par la lie de la société), aménagea des dépôts d’armes et organisa et entraîna des milices.
Mais, en même temps, et en tirant des enseignements des insurrections ouvrières du 19e siècle 30, le Soviet de Saint-Pétersbourg mit en avant que la clé de la situation était l’attitude des troupes, et c’est pour cela que le gros de ses efforts s’est concentré sur comment gagner les soldats à sa cause.
Et, en fait, les appels et les tracts adressés aux armées, les invitations faites aux troupes pour assister aux séances du Soviet ne tombaient pas dans le vide. Elles faisaient écho à un certain degré de maturation du mécontentement parmi les soldats qui avait abouti à la mutinerie du cuirassé Potemkine (immortalisée par le fameux film) ou au soulèvement de la garnison de Kronstadt en octobre.
En novembre 1905, le Soviet appelle à une grève suivie massivement et dont les objectifs étaient directement politiques : le retrait de la loi martiale en Pologne et l’abolition du Tribunal militaire spécial chargé de juger les marins et les soldats de Kronstadt. Cette grève, qui a réussi à intégrer des secteurs ouvriers n'ayant jamais lutté jusque là, a été reçue avec une énorme sympathie de la part des soldats. Cependant, la grève montra également l’épuisement des forces ouvrières et l’attitude majoritairement passive chez les soldats et les paysans, surtout en province, ce qui précipita l’échec de la grève.
Une autre contribution du Soviet à la préparation de l’affrontement, ce sont les deux mesures apparemment paradoxales qui ont été prises en octobre et novembre. Dès qu’il a compris que la grève d’octobre retombait, le Soviet proposa aux assemblées ouvrières que tous les ouvriers reprennent le travail à la même heure. Ce fait fut une démonstration de force qui mettait en évidence la détermination et la discipline consciente des ouvriers. L’opération a été reprise avant l'affaiblissement du mouvement en novembre. C’était un moyen de préserver les énergies pour l’affrontement général, en montrant à l’ennemi la fermeté et l’unité inébranlables des combattants.
La bourgeoisie libérale russe, dès qu’elle prit conscience de la menace prolétarienne, serra ses rangs autour du régime tsariste. Ce régime s’est alors senti renforcé et a entrepris une chasse systématique aux soviets. On s’est rapidement rendu compte que le mouvement ouvrier en province était en train de refluer. Malgré cela, le prolétariat de Moscou lança l’insurrection qui n’a été écrasée qu’au bout de 14 jours de combats acharnés.
Cet écrasement de l’insurrection de Moscou fut le dernier acte des trois cents jours de liberté, de fraternité, d’organisation et de communauté, vécus par les "simples ouvriers" comme se plaisaient à les appeler les intellectuels libéraux. Durant les deux derniers mois, ces "simples ouvriers" avaient construit un édifice simple, d’un fonctionnement alerte et rapide, qui avait atteint en peu de temps un pouvoir immense, les soviets. Mais, avec la fin de la révolution, ils semblèrent avoir disparu sans laisser de trace, enterrés pour toujours… En dehors des minorités révolutionnaires et des groupes d’ouvriers avancés, personne n'en parlait plus. Et pourtant, en 1917, ils sont revenus sur la scène sociale avec une vocation universelle et une force irrésistible. Nous verrons tout cela dans notre prochain article.
C.Mir, 5-11-09
1 Les 4 premiers congrès de l’Internationale communiste (Editions Librairie du Travail, Page 6 )
2 Le mot "soviet" est aujourd’hui relié au régime barbare de capitalisme d’État qui a régné dans l’ancienne URSS et le mot "soviétique" apparaît aujourd’hui comme synonyme de l’impérialisme russe pendant la longue période de la Guerre froide (1945-89).
3 Malgré le fait que Marx reconnaisse dans la Commune "la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat" et qu’elle contienne de remarquables signes avant-coureurs de ce que seront plus tard les Soviets, la Commune de Paris est plutôt reliée aux formes organisationnelles de démocratie radicale propres aux masses urbaines durant la Révolution française : « Ce fut le Comité central de la Garde nationale, placé à la tête d’un système de conseils de délégués des soldats qui s’était institué dans les unités de l’armée, qui prit l’initiative de proclamer la Commune. Les clubs de bataillon, organismes de base, avaient élu des conseils de légion, dont chacun envoya trois représentants siéger parmi les 60 membres du Comité central. Il était prévu qu’une assemblée générale des délégués de compagnie, révocables à tout instant, se tiendrait chaque mois" (Les Soviets en Russie, d’Oskar Anweiler, traduction française de Serge Bricianer, page 12)
4 Citation reprise par Trotsky de sa préface à la traduction russe de l'Adresse au jury, de F. Lassalle, dans Bilan et perspectives, ch. 8 "Un gouvernement ouvrier en Russie et le socialisme [41]".
5 Nous ne pouvons pas ici développer une chronique de ces événements. Voir "Il y a 100 ans : La Révolution de 1905 en Russie (I) [42]".
6 Le livre de Rosa Luxemburg Grève de masse, parti et syndicats décrit et analyse avec beaucoup de clarté la dynamique du mouvement avec ses hauts et ses bas, avec ses moments ascendants et ses moments de reflux soudains.
7 La Russie, dans la situation mondiale d’apogée et du début de déclin du système capitaliste, était prisonnière de la contradiction entre le frein que le tsarisme féodal signifiait pour le développement capitaliste et la nécessité pour la bourgeoisie libérale de s’appuyer sur ce système non seulement en tant qu’appareil bureaucratique pour son développement, mais aussi en tant que forteresse répressive contre l’émergence impétueuse du prolétariat. Lire le livre de Trotsky cité ci-dessus.
8 "…un soir où, comme d'habitude, il y avait chez moi plusieurs ouvriers - et que Nossar était des nôtres [Nossar fut le premier président du Soviet de Saint-Pétersbourg en octobre 1905] - l'idée surgit parmi nous de créer un organisme ouvrier permanent : une sorte de comité ou plutôt de conseil qui veillerait sur la suite des événements, servirait de lien entre tous les ouvriers, les renseignerait sur la situation et pourrait, le cas échéant, rallier autour de lui les forces ouvrières révolutionnaires." kropot.free.fr/Voline-revinco.htm [43]
9 Voline fut un militant anarchiste qui est resté toujours fidèle au prolétariat dénonçant la Deuxième Guerre mondiale à partir d’une position internationaliste.
10 Il est né le 13 mai 1905 dans la ville industrielle d’Ivanovo-Vosnesensk au centre de la Russie. Pour plus de détails, lire l’article de la Revue internationale nº 122 sur 1905 (2ª partie)
11 Oskar Anweiler, Les Soviets en Russie (1905-1921) aux Editions Gallimard, 1972.
12 NDLR : Fiodor Fiodorovitch Trepov, militaire de formation, fut chef de la police tsariste à Varsovie entre 1860 et 1861 puis entre 1863 et 1866. Il exerça ces mêmes fonctions à Petersbourg dans les années 1874-1880. Il était connu pour la brutalité de ses méthodes de répression, se signalant en particulier par l’écrasement des émeutes estudiantines comme à l'Institut Technologique en janvier 1874 et celle de la manifestation de la cathédrale de Kazan en 1876 (source Wikipedia).
13 Trotsky, 1905 [44], "La grève d’octobre"
14 Idem.
15 Andres Nin, Los Soviets en Rusia, p. 17, (traduit de l’espagnol par nous).
16 Trotsky, 1905 [44], "La grève d’octobre, II".
17 Idem, III.
18 Idem, "Formation du soviet des députés ouvriers"
19 Idem (citation de Trotsky)
20 Idem, "La grève d’octobre", III.
21 Idem, VI.
22 Idem, "Formation du soviet des députés ouvriers"
23 Ibidem.
24 Léon Trotsky, Bilan et Perspectives, [41] Chap. "7 “Les prémisses du socialisme
25 Trotsky, 1905 [44] "Formation du Soviet des députés ouvriers".
26 Ibidem.
27 Ibidem.
28 Ibidem
29 Consulter particulièrement l’article de la Revue internationale nº 123 sur 1905 et le rôle des soviets (2ª Partie) [45].
30 Surtout des combats de barricade dont Engels avait pu comprendre l’épuisement dans son "Introduction" à La Lutte de classe en France de Marx. Cette "Introduction", écrite en 1895, est devenue très connue parce que la critique portée par Engels aux combats de barricade fut utilisée par les opportunistes de la Social-démocratie pour cautionner le rejet de la violence et l’emploi exclusif des méthodes parlementaires et syndicalistes.
Le CCI a publié récemment, à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Charles Darwin, plusieurs articles à propos de ce grand scientifique et de sa théorie sur l'évolution des espèces. 1 Ces articles s'inscrivaient dans ce qui a toujours été présent dans le mouvement ouvrier, l'intérêt pour les questions scientifiques, et qui s'exprime au plus haut niveau dans la théorie révolutionnaire du prolétariat, le marxisme. Celui-ci a développé une critique des visions religieuses et idéalistes de la société humaine et de l'histoire qui avaient cours dans les sociétés féodale et capitaliste mais qui imprégnaient aussi les théories socialistes qui ont marqué les premiers pas du mouvement ouvrier, au début du 19e siècle. A l'encontre de ces dernières, il s'est donné comme un de ses objectifs de fonder la perspective de la future société qui délivrera l'être humain de l'exploitation, de l'oppression et de l'ensemble des maux qui l'accablent depuis des millénaires non pas sur une "réalisation des principes d'égalité et de justice" mais d'une nécessité matérielle découlant de l'évolution même de l'histoire humaine, et de la nature dont elle fait partie, elle-même mue, en dernier ressort, par des forces matérielles et non par des forces spirituelles. C'est pour cela que le mouvement ouvrier, à commencer par Marx et Engels eux-mêmes, à toujours porté une attention toute particulière à la science.
La science a précédé de beaucoup l'apparition du mouvement ouvrier et même de la classe ouvrière. On peut même dire que cette dernière n'a pu se développer à large échelle qu'avec le progrès des sciences qui constituèrent une des conditions de l'essor du capitalisme, mode de production basé sur l'exploitation du prolétariat. En ce sens, la bourgeoisie est la première classe de l'histoire qui ait eu besoin, de façon inéluctable, de la science pour son propre développement et l'affirmation de son pouvoir sur la société. C'est en faisant appel à la science qu'elle a combattu l'emprise de la religion qui constituait l'instrument idéologique fondamental de défense et de justification de la société féodale. Mais plus encore, la science a constitué le soubassement de la maîtrise des technologies de la production et des transports, condition de l'épanouissement du capitalisme. Lorsque celui-ci a atteint son apogée, permettant de ce fait le surgissement sur la scène sociale de ce que le Manifeste Communiste appelle son "fossoyeur", le prolétariat moderne, la bourgeoisie s'est empressée de renouer avec la religion et les visions mystiques de la société qui ont le grand mérite de justifier le maintien d'un ordre social basé sur l'exploitation et l'oppression. Ce faisant, si elle a continué à promouvoir et à financer, toutes les recherches qui lui étaient indispensables pour garantir ses profits, pour accroitre la productivité de la force de travail et l'efficacité de ses forces militaires, elle s'est détournée de l'approche scientifique pour ce qui relève de la connaissance de la société humaine.
Il revient au prolétariat, dans sa lutte contre le capitalisme et pour le renversement de ce dernier, de reprendre le flambeau sur des terrains de la connaissance scientifique abandonnés par la bourgeoisie. C'est ce qu'il a fait dès le milieu du 19e siècle en opposant à l'apologétique dans laquelle s'était convertie l'étude de l'économie, c'est-à-dire du "squelette de la société", une vision critique et révolutionnaire de cette étude, une vision nécessairement scientifique telle qu'elle s'exprime, par exemple, dans Le capital de Karl Marx. C'est pourquoi les organisations révolutionnaires du prolétariat ont la responsabilité d'encourager l'intérêt pour les connaissances et recherches scientifiques, notamment dans les domaines qui se rapportent à la société humaine, à l'être humain et son psychisme, domaines par excellence où la classe dominante a intérêt à cultiver l'obscurantisme. Cela ne signifie pas que pour faire partie d'une organisation communiste, il soit nécessaire d'avoir fait des études scientifiques, d'être en mesure de défendre la théorie de Darwin ou de résoudre une équation du second degré. Les bases d'adhésion à notre organisation sont consignées dans notre plate-forme avec laquelle tout militant doit être en accord et qu'il a pour responsabilité de défendre. De même, sur toute une série de questions, comme par exemple l'analyse que nous faisons de tel ou tel aspect de la situation internationale, l'organisation se doit d'avoir une position laquelle est consignée, en général, dans les résolutions adoptées par chacun de nos congrès ou par les réunions plénières de notre organe central. Dans ces cas-là, il n'est pas obligatoire que chaque militant partage une telle prise de position. Le simple fait que ces résolutions soient adoptées suite à une discussion et un vote indique qu'il peut parfaitement exister des points de vue différents lesquels, s'ils se maintiennent et lorsqu'ils sont suffisamment élaborés, s'expriment publiquement dans notre presse comme on peut le constater avec le débat sur la dynamique économique du boom qui a suivi la Seconde Guerre mondiale.
Concernant les articles abordant des questions culturelles (critique de livre ou de film, par exemple) ou scientifiques, non seulement ils n'ont pas vocation à rencontrer l'adhésion de chaque militant (comme c'est le cas avec la plate-forme), mais ils ne sauraient, en général, être considérés comme représentant la position de l'organisation comme c'est le cas pour les résolutions adoptées par les congrès. Ainsi, tout comme les articles que nous avons publiés sur Darwin, l'article qui suit, rédigé à l'occasion des 70 ans de la disparition de Sigmund Freud, n'engage pas le CCI comme tel. Il doit être considéré comme une contribution à une discussion ouverte non seulement aux militants du CCI qui ne partagent pas son contenu, mais également à l'extérieur de notre organisation. Il s'inscrit dans une rubrique de la Revue Internationale, que le CCI tient à rendre la plus vivante possible, et qui a pour vocation de rendre compte des réflexions et discussions touchant aux questions culturelles et scientifiques. En ce sens, il constitue un appel aux contributions pouvant défendre un point de vue différent que celui qui y est exprimé.
CCI
Le 23 septembre 1939, Sigmund Freud mourait à Hampstead, dans ce qui est aujourd’hui le Musée Freud à Londres. Quelques semaines auparavant avait débuté la Seconde Guerre mondiale. Il y a une histoire qui raconte que Freud, écoutant la radio ou parlant à son petit-fils (les versions varient), et répondant à la question brûlante : "est-ce que ce sera la dernière guerre ?", aurait laconiquement répondu : "En tous cas, ce sera ma dernière guerre".
Freud s’était exilé de sa maison et de son cabinet de Vienne peu après que les nervis nazis eurent pénétré dans son appartement et arrêté sa fille, Anna Freud, relâchée peu après. Freud faisait face à la persécution du pouvoir nazi mis en place après l’Anschluss entre l’Allemagne et l’Autriche, non seulement parce qu’il était juif, mais aussi parce qu’il était la figure fondatrice de la psychanalyse, discipline condamnée par le régime comme un exemple de la "pensée juive dégénérée" : les travaux de Freud, au même titre que ceux de Marx, d’Einstein, de Kafka, de Thomas Mann et d’autres, ont eu l’honneur d’être parmi les premiers livrés aux flammes des autodafés en 1933.
Mais les Nazis n’étaient pas les seuls à haïr Freud. Leurs homologues staliniens avaient également décidé que les théories de Freud devaient être dénoncées du haut des chaires de l'État. Tout comme il mit un terme à toute expérimentation dans l’art, l’éducation et dans d'autres sphères de la vie sociale, le stalinisme triomphant mena une chasse aux sorcières contre les tenants de la psychanalyse en Union soviétique et, en particulier, contre ceux qui estimaient que les travaux de Freud étaient compatibles avec le marxisme. Le pouvoir des soviets avait eu, au départ, une tout autre attitude. Bien que les bolcheviks n'aient nullement adopté une démarche homogène vis-à-vis de cette question, nombre de bolcheviks connus comme Lounatcharski, Boukharine et Trotsky lui-même avaient des sympathies pour les buts et les méthodes de la psychanalyse ; de ce fait, la branche russe de l’Association internationale de Psychanalyse avait été la première au monde à obtenir le soutien, y compris financier, d’un État. Au cours de cette période, l’un des buts fondamentaux de cette branche a été de créer une "école pour les orphelins" qui devait élever et soigner les enfants traumatisés par la perte de leurs parents au cours de la guerre civile. Freud lui-même portait un grand intérêt à ces expériences : il était particulièrement curieux de savoir jusqu’à quel point les différents efforts pour élever les enfants de façon collective, et non sur la base confinée et tyrannique du noyau familial, joueraient sur le complexe d’Œdipe qu’il avait identifié comme une question centrale dans l’histoire psychologique de l'individu. En même temps, des bolcheviks comme Lev Vygotsky, Alexander Luria, Tatiana Rosenthal et M.A. Reisner apportaient des contributions à la théorie psychanalytique et exploraient ses relations avec le matérialisme historique. 2
Tout cela prit fin lorsque la bureaucratie stalinienne eut assuré son emprise sur l’État. Les idées de Freud furent de plus en plus dénoncées comme petite-bourgeoises, décadentes et avant tout idéalistes, alors que la démarche plus mécaniste de Pavlov et sa théorie du "réflexe conditionné" étaient promues comme exemple de la psychologie matérialiste. À la fin des années 1920, il y eut une formidable inflation de textes rédigés par les porte-parole du régime s’opposant à Freud de façon pernicieuse, une série de "défections" de ses anciens adeptes comme Aron Zalkind, et même des attaques hystériques contre une "morale relâchée" crapuleusement associée aux idées de Freud dans ce qui fut plus généralement le "Thermidor de la famille" (selon l'expression de Trotsky).
La victoire finale du stalinisme contre le "Freudisme" fut entérinée au Congrès sur le Comportement humain de 1930, en particulier à travers le discours de Zalkind qui ridiculisa l'ensemble de la démarche freudienne et avança que sa vision du comportement humain était totalement incompatible avec "la construction du socialisme" : "Comment pouvons-nous utiliser la conception freudienne de l’homme dans la construction socialiste ? Nous avons besoin d’un homme socialement "ouvert", qui soit facile à collectiviser, à transformer rapidement et en profondeur dans son comportement – un homme qui sache se montrer solide, conscient et indépendant, bien formé politiquement et idéologiquement…" (cité dans Miller, Freud and the Bolsheviks, Yale, 1998, p. 102, traduit par nous). Nous savons très bien ce que cette "formation" et cette "transformation" signifiaient réellement : briser la personnalité humaine et la résistance des travailleurs au service du capitalisme d’État et de son impitoyable Plan quinquennal. Dans cette vision, il n’y avait évidemment pas de place pour les subtilités et la complexité de la psychanalyse, qui pouvait être utilisée pour montrer que le "socialisme" stalinien n'avait guéri aucune des maladies de l'humanité. Et, bien entendu, le fait que la psychanalyse avait joui d'un certain degré de soutien de la part de Trotsky, à présent exilé, était monté en épingle dans l’offensive idéologique contre les théories de Freud.
Mais qu’en est-il des représentants du camp démocratique du capitalisme ? L’Amérique de Roosevelt n’a-t-elle pas fait pression pour que Freud et sa famille proche puissent quitter Vienne. Et la Grande-Bretagne n’a-t-elle pas attribué une confortable demeure à l’éminent Professeur et Docteur Freud ? La psychanalyse n’est-elle pas devenue en Occident, notamment aux États-Unis, une sorte de nouvelle église orthodoxe de psychologie, certainement rentable pour beaucoup de ses praticiens ?
En fait, la réaction des intellectuels et des scientifiques aux théories de Freud dans les démocraties a toujours été très mélangée, faite de vénération, de fascination et de respect, combinés à l'indignation, la résistance et le mépris.
Mais au cours des années qui ont suivi la mort de Freud, on a vu deux tendances majeures dans la réception de la théorie psychanalytique : d’un côté, une tendance parmi ses propres porte-parole et praticiens à diluer certaines de ses implications les plus subversives (comme l’idée que la civilisation actuelle est nécessairement fondée sur la répression des instincts humains les plus profonds) au profit d’une démarche plus pragmatique et révisionniste, plus apte à se faire accepter socialement et politiquement par cette même civilisation ; et, d’un autre côté, chez un certain nombre de philosophes, de psychologues appartenant à des écoles rivales et d'auteurs ayant plus ou moins de réussite commerciale, une tendance à rejeter de plus en plus l'ensemble du corpus des idées freudiennes parce qu'elles auraient été subjectives, invérifiables et fondamentalement non-scientifiques. Les tendances dominantes de la psychologie moderne (il y a des exceptions, comme dans la "neuro-psychanalyse" qui réexamine le modèle freudien de la psyché en fonction de ce que nous connaissons aujourd’hui de la structure du cerveau) ont abandonné le voyage de Freud sur la "route royale vers l’inconscient", son effort pour explorer la signification des rêves, des mots d'esprit, des lapsus et autres manifestations immatérielles, au profit de l’étude de phénomènes plus observables et mesurables : les manifestations physiologiques, externes des états mentaux, et les formes concrètes de comportement chez les êtres humains, les rats et d'autres animaux observés dans des conditions de laboratoire. En matière de psychothérapie, l’État-providence, très intéressé à réduire les coûts potentiellement énormes induits par le traitement de l’épidémie grandissante de stress, de névroses et de maladies mentales classiques engendrée par le système social actuel, favorise les solutions rapides telles que les "thérapies cognitives et comportementales" plutôt que les efforts de la psychanalyse pour pénétrer aux racines profondes des névroses 3. Surtout, et c’est particulièrement vrai pour les deux dernières décennies, on a vu un véritable torrent de livres et d’articles tenter de faire passer Freud pour un charlatan, un fraudeur ayant fabriqué ses preuves, un tyran vis-à-vis de ses disciples, un hypocrite et (pourquoi pas ?) un pervers. Cette offensive a beaucoup de traits en commun avec la campagne anti-Marx lancée au lendemain de l’effondrement du prétendu "communisme" à la fin des années 80 et, tout comme cette dernière campagne avait donné naissance au Livre noir du communisme, on nous a servi maintenant un Livre noir de la psychanalyse 4 qui consacre pas moins de 830 pages à traîner Freud et tout le mouvement psychanalytique dans la boue.
L’hostilité à la psychanalyse n’a pas surpris Freud : elle a confirmé qu’il avait visé juste. Après tout, pourquoi aurait-il été populaire en développant l'idée que la civilisation (au moins la civilisation actuelle) est antithétique aux instincts humains et en infligeant une blessure, en portant un nouveau coup à "l'amour-propre naïf" de l’homme – selon son expression ?
"C'est en attribuant une importance pareille à l'inconscient dans la vie psychique que nous avons dressé contre la psychanalyse les plus méchants esprits de la critique. Ne vous en étonnez pas et ne croyez pas que la résistance qu'on nous oppose tienne à la difficulté de concevoir l'inconscient ou à l'inaccessibilité des expériences qui s'y rapportent. Dans le cours des siècles, la science a infligé à l'égoïsme naïf de l'humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu'elle a montré que la terre, loin d'être le centre de l'univers, ne forme qu'une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l'humanité par la recherche biologique, lorsqu'elle a réduit à rien les prétentions de l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l'indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s'est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Charles Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu'il n'est seulement pas maître dans sa propre maison, qu'il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique." (Introduction à la psychanalyse, Troisième partie, Conférence 18, "Rattachement à une action traumatique – l’inconscient", 1917 5)
Pour les marxistes, cependant, il n'y a rien de choquant dans l'idée que la vie consciente de l’homme soit – ou ait été jusqu’ici – dominée par des motifs inconscients. Le concept marxiste d’idéologie (qui englobe toutes les formes de conscience sociale avant l'émergence de la conscience de classe du prolétariat) est ancré exactement sur cette notion.
"Chaque idéologie, une fois constituée, se développe sur la base des éléments de représentation donnés et continue à les élaborer ; sinon elle ne serait pas une idéologie, c'est-à-dire le fait de s'occuper d'idées prises comme entités autonomes, se développant d'une façon indépendante et uniquement soumises à leurs propres lois. Que les conditions d'existence matérielles des hommes, dans le cerveau desquels se poursuit ce processus mental, en déterminent en fin de compte le cours, cela reste chez eux nécessairement inconscient, sinon c'en serait fini de toute idéologie." (Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie allemande classique, 1888, IV "Le matérialisme dialectique" 6)
Le marxisme reconnaît donc que, jusqu’à aujourd’hui, la conscience que l’homme a de sa position réelle dans le monde a été inhibée et déformée par des facteurs dont il n’est pas conscient, que la vie sociale telle qu'elle a été constituée jusqu’ici a créé des blocages fondamentaux dans les processus mentaux de l'homme. Un clair exemple en est l’incapacité historique de la bourgeoisie d’envisager une forme de société supérieure, autre que le capitalisme, du fait que cela impliquerait sa propre disparition. C’est ce que Lukács appelait un "inconscient conditionné de classe" (Histoire et conscience de classe). Et on peut aussi envisager la question du point de vue de la théorie de Marx sur l'aliénation : l’homme aliéné est séparé de son semblable, de la nature et de lui-même, tandis que le communisme dépassera cette dichotomie et que l’homme y sera pleinement conscient de lui-même.
Parmi tous les marxistes du 20e siècle, c’est probablement Trotsky qui a contribué le plus à l'ouverture d'un dialogue avec les théories de Freud, qu’il avait rencontrées au cours de son séjour à Vienne en 1908. Alors qu’il était toujours impliqué dans l’État soviétique mais de plus en plus marginalisé, Trotsky insistait sur le fait que la démarche de Freud envers la psychologie était fondamentalement matérialiste. Il s’opposait à ce qu’une école particulière de psychologie devienne la ligne "officielle" de l’État ou du parti, mais au contraire appelait à un débat large et ouvert. Dans Culture et socialisme, écrit en 1925/26, Trotsky évalue les démarches différentes des écoles freudienne et pavlovienne, et esquisse ce qu'il pense que devrait être l’attitude du parti vis-à-vis de ces questions :
"La critique marxiste de la science doit être non seulement vigilante mais également prudente, sinon elle pourrait dégénérer en un véritable sycophantisme, en une famousovtchina. Prenons par exemple la psychologie. L'étude des réflexes de Pavlov se situe entièrement sur la voie du matérialisme dialectique. Elle renverse définitivement le mur qui existait entre la physiologie et la psychologie. Le plus simple réflexe est physiologique, mais le système des réflexes donnera la "conscience". L'accumulation de la quantité physiologique donne une nouvelle qualité, la qualité "psychologique". La méthode de l'école de Pavlov est expérimentale et minutieuse. La généralisation se conquiert pas à pas depuis la salive du chien jusqu'à la poésie (c'est-à-dire jusqu'à la mécanique psychique de celle-ci et non sa teneur sociale), bien que les voies vers la poésie ne soient pas encore en vue.
C'est d'une manière différente que l'école du psychanalyste viennois Freud aborde la question. Elle part, tout d'abord, de la considération que les forces motrices des processus psychiques les plus complexes et les plus délicats s'avèrent être des nécessités physiologiques. Dans ce sens général, cette école est matérialiste, si l'on écarte la question de savoir si elle ne donne pas une place trop importante au facteur sexuel au détriment des autres facteurs (mais c'est déjà là un débat qui s'inscrit dans le cadre du matérialisme). Pourtant, le psychanalyste n'aborde pas expérimentalement le problème de la conscience, depuis les phénomènes primaires jusqu'aux phénomènes les plus élevés, depuis le simple réflexe jusqu'au réflexe le plus complexe; il s'évertue à franchir d'un seul bond tous les échelons intermédiaires, de haut en bas, du mythe religieux, de la poésie lyrique ou du rêve, directement aux bases physiologiques de l'âme.
Les idéalistes enseignent que l'âme est autonome, que la 'pensée' est un puits sans fond. Pavlov et Freud, par contre, considèrent que le fond de la 'pensée' est constitué par la physiologie. Mais tandis que Pavlov, comme un scaphandrier, descend jusqu'au fond et explore minutieusement le puits, de bas en haut, Freud se tient au-dessus du puits et d'un regard perçant, s'évertue, au travers de la masse toujours fluctuante de l'eau trouble, de discerner ou de deviner la configuration du fond. La méthode de Pavlov, c'est l'expérimentation. La méthode de Freud, la conjecture, parfois fantastique. La tentative de déclarer la psychanalyse 'incompatible' avec le marxisme et de tourner le dos sans cérémonie au freudisme est trop simpliste, ou plutôt trop 'simplette'. En aucun cas nous ne sommes tenus d'adopter le freudisme. C'est une hypothèse de travail qui peut donner — et qui incontestablement donne — des hypothèses et des conclusions qui s'inscrivent dans la ligne de la psychologie matérialiste. La voie expérimentale amène, en son temps, la preuve. Mais nous n'avons ni motif ni droit d'élever un interdit à une autre voie, quand bien même elle serait moins sûre, qui s'efforce d'anticiper des conclusions auxquelles la voie expérimentale ne mène que bien plus lentement." 7
En fait, Trotsky a très rapidement mis en question la démarche quelque peu mécaniste de Pavlov, qui tendait à réduire l’activité consciente au fameux "réflexe conditionné". Dans un discours prononcé peu après la publication du texte cité plus haut, Trotsky se demandait si on pourrait vraiment parvenir à une connaissance des sources de la poésie humaine à travers l’étude de la salivation canine (voir Notebooks de Trotsky, 1933/35, Writings on Lenin, Dialectics and Evolutionism, traduits en anglais et introduits par Philip Pomper, New York, 1998, p. 49). Et dans les réflexions ultérieures sur la psychanalyse contenues dans ces "carnets philosophiques", composés en exil, il insiste bien plus sur la nécessité de comprendre le fait que reconnaître une certaine autonomie de la vie psychique, si elle est conflictuelle avec une version mécaniste du matérialisme, est en réalité parfaitement compatible avec une vision plus dialectique du matérialisme :
"Il est bien connu qu’il existe toute une école de psychiatrie (la psychanalyse, Freud) qui en pratique ne tient aucun compte de la physiologie, se basant sur le déterminisme interne des phénomènes psychiques tels qu'ils sont. Certaines critiques accusent donc l’école freudienne d’idéalisme. […] Mais en elle-même la méthode de la psychanalyse, qui prend comme point de départ 'l’autonomie' des phénomènes psychologiques, ne contredit nullement le matérialisme. Tout au contraire, c’est précisément le matérialisme dialectique qui nous amène à l’idée que la psyché ne pourrait même pas se former si elle ne jouait pas, dans certaines limites il est vrai, un rôle autonome et indépendant dans la vie de l’individu et de l’espèce.
Tout de même, nous approchons ici une question en quelque sorte cruciale, une rupture dans le gradualisme, une transition de la quantité en qualité : la psyché, qui émerge de la matière, est 'libérée' du déterminisme de la matière et peut de façon indépendante, par ses propres lois, influencer la matière."
(Carnets de Trotsky, op.cit., p. 106, notre traduction)
Trotsky affirme ici qu’il existe une véritable convergence entre le marxisme et la psychanalyse. Pour les deux, la conscience, ou plutôt l’ensemble de la vie psychique, est un produit matériel du mouvement réel de la nature et non une force existant en-dehors du monde ; elle est le produit de processus inconscients qui la précèdent et la déterminent. Mais elle devient à son tour un facteur actif qui, dans une certaine mesure, développe sa dynamique propre et qui, plus important, est capable d’agir et de transformer l’inconscient. C’est là la seule base d’une démarche qui fait de l’homme plus qu’une créature des circonstances objectives, et qui le rend capable de changer le monde autour de lui.
Et nous en arrivons ici à ce qui est, peut-être, la plus importante conclusion que tire Trotsky de son investigation dans les théories de Freud. Freud, rappelons-le, avait affirmé que la principale blessure infligée par la psychanalyse au "narcissisme naïf" de l’homme, était la confirmation que l’ego n’est pas maître dans sa propre maison, que dans une large mesure sa vision et son approche du monde sont conditionnées par des forces instinctives qui ont été refoulées dans l’inconscient. Freud lui-même, à une ou deux occasions, a été jusqu’à envisager une société qui aurait dépassé la lutte sans fin contre les privations matérielles et ainsi n’aurait plus à imposer cette répression à ses membres 8. Mais dans l’ensemble, son point de vue restait prudemment pessimiste du fait qu'il ne voyait pas de voie pouvant mener à une telle société. Trotsky, en tant que révolutionnaire, était tenu de soulever la possibilité d’une humanité pleinement consciente qui deviendrait ainsi maîtresse dans sa propre maison. En fait, pour Trotsky, la libération de l’humanité de la domination de l’inconscient devient le projet central de la société communiste : "Enfin, l'homme commencera sérieusement à harmoniser son propre être. Il visera à obtenir une précision, un discernement, une économie plus grands, et par suite, de la beauté dans les mouvements de son propre corps, au travail, dans la marche, au jeu. Il voudra maîtriser les processus semi-conscients et inconscients de son propre organisme : la respiration, la circulation du sang, la digestion, la reproduction. Et, dans les limites inévitables, il cherchera à les subordonner au contrôle de la raison et de la volonté. L'homo sapiens, maintenant figé, se traitera lui-même comme objet des méthodes les plus complexes de la sélection artificielle et des exercices psycho-physiques.
Ces perspectives découlent de toute l'évolution de l'homme. Il a commencé par chasser les ténèbres de la production et de l'idéologie, par briser, au moyen de la technologie, la routine barbare de son travail, et par triompher de la religion au moyen de la science. Il a expulsé l'inconscient de la politique en renversant les monarchies auxquelles il a substitué les démocraties et parlementarismes rationalistes, puis la dictature sans ambiguïté des soviets. Au moyen de l'organisation socialiste, il élimine la spontanéité aveugle, élémentaire des rapports économiques. Ce qui permet de reconstruire sur de tout autres bases la traditionnelle vie de famille. Finalement, si la nature de l'homme se trouve tapie dans les recoins les plus obscurs de l'inconscient, ne va-t-il pas de soi que, dans ce sens, doivent se diriger les plus grands efforts de la pensée qui cherche et qui crée ?" (Littérature et révolution, 1924, Ed. La Passion)
Évidemment, dans ce passage, Trotsky regarde vers un futur communiste très lointain. La priorité de l'humanité dans les premières phases du communisme portera sûrement sur les couches de l'inconscient où les origines des névroses et des souffrances mentales peuvent être dépistées, tandis que la perspective de contrôler des processus physiologiques encore plus fondamentaux soulève d'autres questions qui vont au delà de cet article et qui, de toutes façons, ne seront probablement posées que dans une culture communiste d'un niveau plus avancé.
Les communistes aujourd’hui peuvent être d’accord ou pas avec beaucoup d’idées de Freud. Mais il est sûr que nous devons exprimer la plus grande méfiance vis-à-vis des campagnes actuelles contre Freud et conserver une démarche la plus ouverte possible, comme le défendait Trotsky. Et, au minimum, nous devons admettre que tant que nous vivrons dans un monde où les "mauvaises passions" de l’humanité peuvent exploser avec une force terrifiante, où les relations sexuelles entre les êtres humains, qu'elles soient emprisonnées dans des idéologies médiévales, ou dévaluées et prostituées sur le marché, continuent à être une source de misère humaine indicible, où, pour la grande majorité des hommes, les forces créatrices de l’esprit restent largement étouffées et inaccessibles, les problèmes abordés par Sigmund Freud restent non seulement aussi pertinents aujourd’hui que lorsqu'ils furent soulevés pour la première fois, mais aussi que leur résolution sera certainement un élément irremplaçable dans la construction d’une société réellement humaine.
Amos
1 Voir "Darwinisme et marxisme" d'Anton Pannekoek dans les numéros 137 [48] et 138 [49] de la Revue Internationale, de même que les articles "Darwin et le mouvement ouvrier [50]", "A propos du livre L'effet Darwin : une conception matérialiste des origines de la morale et de la civilisation [51]" et "Le 'darwinisme social', une idéologie réactionnaire du capitalisme [52]", respectivement dans les numéros 399, 400 et 404 de Révolution Internationale.
2 Les paroles suivantes de Lénine, rapportées par Clara Zetkin, montrent que les bolcheviks n'avaient pas une démarche unilatérale envers les théories de Freud –même si on peut aussi penser que les critiques de Lénine portaient plus sur les défenseurs de ces théories que sur les théories elles-mêmes : "La situation en Allemagne même exige la concentration extrême de toutes les forces révolutionnaires, prolétariennes, pour la lutte contre la réaction de plus en plus insolente ! Mais les militantes discutent de la question sexuelle, et des formes du mariage dans le passé, le présent et le futur. Elles considèrent que leur tâche la plus importante est d'éclairer les travailleuses sur ce point. L'écrit le plus répandu en ce moment est la brochure d'une jeune camarade de Vienne sur la question sexuelle. C'est de la foutaise ! Ce qu'il y a là-dedans, les ouvriers l'ont lu depuis longtemps dans Bebel. Cela n'est pas exprimé d'une façon aussi ennuyeuse, comme dans cette brochure, mais avec un caractère d'agitation, d'attaque contre la société bourgeoise. La discussion sur les hypothèses de Freud vous donne un air 'cultivé' et même scientifique, mais ce n'est au fond qu'un vulgaire travail d'écolier. La théorie de Freud est également une 'folie' à la mode. Je me méfie des théories sexuelles et de toute cette littérature spéciale qui croît abondamment sur le fumier de la société bourgeoise. Je me méfie de ceux qui ne voient que la question sexuelle, comme le prêtre hindou ne voit que son nuage. Je considère cette surabondance de théories sexuelles, qui sont pour la plupart des hypothèses, et souvent des hypothèses arbitraires, comme provenant d'un besoin personnel de justifier devant la morale bourgeoise sa propre vie anormale ou hypertrophique, ou du moins l'excuser. Ce respect déguisé de la morale bourgeoise m'est aussi antipathique que cette importance accordée aux questions sexuelles. Cela peut paraître aussi révolutionnaire que cela voudra, c'est, au fond, profondément bourgeois. C'est surtout une mode d'intellectuels. Il n'y a pas de place pour cela dans le parti, dans le prolétariat conscient." ("Souvenirs sur Lénine [53]", Clara Zetkin, Janvier 1924).
3 Nous voulons cependant préciser que cet article n'a pas pour objet de juger de l'efficacité thérapeutique de la démarche de Freud. Nous ne sommes pas qualifiés pour cela et, de toutes façons, il n'y a pas de lien mécanique entre l'application pratique de la théorie freudienne et la théorie de l'esprit qui la sous-tend – encore plus du fait que "soigner" les névroses dans une société qui les engendrent en permanence, est un problème qui se pose en fin de compte sur un plan social et non individuel. Ce sont les fondements de la théorie de l'esprit de Freud que nous envisageons ici, et c'est avant tout ces fondements que nous considérons comme un vrai héritage pour le mouvement ouvrier.
4 Le livre noir de la psychanalyse, Catherine Meyer, Mikkel Borch-Jacobsen, Jean Cottraux, Didier Pleux et Jacques Van Rillaer, Les Arènes, Paris, France, 2005
5 classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/intro_a_la_psychanalyse/intro_psychanalyse_2.rtf [54]
6 www.marxists.org/francais/engels/works/1888/02/fe_18880221_4.htm [55]
7 https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/litterature/culture.htm [56]
8 Contrairement au cliché si souvent répété selon lequel Freud "réduirait tout au sexe", il a clairement affirmé que "la base sur laquelle repose la société humaine est, en dernière analyse, de nature économique : ne possédant pas assez de moyens de subsistance pour permettre à ses membres de vivre sans travailler, la société est obligée de limiter le nombre de ses membres et de détourner leur énergie de l'activité sexuelle vers le travail. Nous sommes là en présence de l'éternel besoin vital qui, né en même temps que l'homme, persiste jusqu'à nos jours." (Introduction à la psychanalyse [54], Conférence 20, La vie sexuelle de l’homme).
En d’autres termes : la répression est le produit d’organisations sociales des hommes dominées par la pénurie matérielle. Dans un autre passage, dans L’avenir d’une illusion (1927), Freud a montré une compréhension de la nature de classe de la société "civilisée" et s'est même permis au passage d’en envisager le stade ultérieur : "Mais lorsqu’une culture n'est pas parvenue à dépasser l’état où la satisfaction d’un certain nombre de participants présuppose l'oppression de certains autres, de la majorité peut-être - et c’est le cas de toutes les cultures actuelles -, il est alors compréhensible que ces opprimés développent une hostilité intense à l’encontre de la culture même qu’ils rendent possible par leur travail, mais aux biens de laquelle ils n’ont qu’une part trop minime. […] L’hostilité à la culture manifestée par ces classes est si patente qu’en raison d’elle on n’a pas vu l’hostilité plutôt latente des couches sociales mieux partagées. Il va sans dire qu'une culture qui laisse insatisfaits un si grand nombre de participants et les pousse à la révolte n'a aucune chance de se maintenir durablement et ne le mérite pas non plus. » (L’avenir d’une illusion, chapitre 2 p. 12, Quadrige/PUF, 1995). Ainsi l’ordre actuel non seulement n’a "aucune perspective d’existence durable", mais il pourrait peut-être y avoir une culture qui aurait "dépassé l'état" à partir duquel toute division de classe (et, par conséquent, les mécanismes de répression mentale existant jusqu’ici) deviendrait superflue.
Links
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/FR140complet.pdf
[2] http://www.estadao.com.br/estadaodehoje/20091220/not_imp484972,0.php
[3] https://www.courrierinternational.com/article/2009/11/19/un-sommet-plus-important-que-yalta
[4] https://www.courrierinternational.com/article/2009/12/07/les-quotidiens-manifestent-pour-la-planete
[5] https://www.planetoscope.com/biodiversite
[6] https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/climatologie-rechauffement-climatique-vers-30000-morts-an-chine-2-c-19468/
[7] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/444446/harper-exercice-nord
[8] https://www.telegraph.co.uk/finance/economics/6599281/Societe-Generale-tells-clients-how-to-prepare-for-global-collapse.html
[9] https://www.nouvelobs.com/rue89/
[10] https://www.rtl.be/art/info/monde/international/wwf-l-europe-toujours-faible-dans-la-lutte-contre-la-deforestation-143082.aspx
[11] https://www.migrationpolicy.org/programs/migration-information-source
[12] https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1899/dcr/ch8/vil18990000c806.htm
[13] https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/11/vil19151109.htm
[14] https://en.internationalism.org/internationalismusa/200607/1855/immigrant-demonstrations-yes-unity-working-class-no-unity-exploiters
[15] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/immigration
[16] https://fr.internationalism.org/rint133/mai_68_et_la_perspective_revolutionnaire_le_mouvement_etudiant_dans_le_monde_dans_les_annees_1960.html
[17] https://fr.internationalism.org/content/mai-68-et-perspective-revolutionnaire-ii-fin-contre-revolution-reprise-historique-du
[18] https://fr.internationalism.org/french/rint/100_bipr
[19] https://fr.internationalism.org/french/rint/109_argentina.html
[20] https://fr.internationalism.org/french/rint/114_pol_imp_US.html
[21] https://fr.internationalism.org/ri384/che_guevara_mythe_et_realite.html
[22] https://fr.internationalism.org/ri388/quelques_commentaires_sur_une_apologie_d_ernesto_che_guevara_a_propos_d_un_livre_de_besancenot.html
[23] https://fr.internationalism.org/rinte110/conflits.htm
[24] https://fr.internationalism.org/rinte115/mo.htm
[25] https://fr.internationalism.org/french/rint/117_conflits.htm
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[27] https://fr.internationalism.org/ri381/affrontements_hamas_fatah_la_bourgeoisie_palestinienne_est_aussi_sanguinaire_que_les_autres.html
[28] https://fr.internationalism.org/ri371/maoisme.htm
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[30] https://fr.internationalism.org/rinte84/chine.htm
[31] https://indicius.it/
[32] https://deriveapprodi.com/
[33] http://www.libertaegiustizia.it/primopiano/pp_leggi_articolo.php?id=2803&id_titoli_primo_piano=1
[34] https://attac-italia.org/
[35] https://www.massimo.delmese.net/wp-content/uploads/marx1-mini.jpg
[36] https://www.twotbsp.com/
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[38] http://www.pmli.it/storiaautunnocaldo.htm
[39] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/42/italie
[40] https://fr.internationalism.org/en/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/mai-1968
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[42] https://fr.internationalism.org/rint/120/revolution_russie_1905.htm
[43] http://kropot.free.fr/Voline-revinco.htm
[44] https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/1905/1905somm.htm
[45] https://fr.internationalism.org/rint/123_1905
[46] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/revolution-proletarienne
[47] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/dictature-du-proletariat
[48] https://fr.internationalism.org/rint137/darwinisme_et_marxisme_anton_pannekoek.html
[49] https://fr.internationalism.org/rint138/darwinisme_et_marxisme_2_anton_pannekoek.html
[50] https://fr.internationalism.org/content/darwin-et-mouvement-ouvrier-0
[51] https://fr.internationalism.org/ri400/a_propos_du_livre_l_effet_darwin_une_conception_materialiste_des_origines_de_la_morale_et_de_la_civilisation.html
[52] https://fr.internationalism.org/Internationalisme/2009/343/le_darwinisme_social_une_ideologie_reactionnaire_du_capitalisme.html
[53] https://www.marxists.org/francais/zetkin/works/1924/01/zetkin_19240100.htm
[54] http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/intro_a_la_psychanalyse/intro_psychanalyse_2.rtf
[55] https://www.marxists.org/francais/engels/works/1888/02/fe_18880221_4.htm
[56] https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/litterature/culture.htm
[57] https://fr.internationalism.org/en/tag/personnages/freud
[58] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/marxisme-et-science