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Revue Internationale n° 135 - 4ème trimestre 2008

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Une seule alternative : la lutte du prolétariat pour le renversement du capitalisme

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Une fois encore, l'été a été marqué par le déchaînement de la barbarie guerrière. Au moment même où chaque nation comptait ses médailles aux Jeux Olympiques, les attentats terroristes n'ont cessé de se multiplier au Moyen-Orient, en Afghanistan, au Liban, en Algérie, en Turquie, en Inde. En moins de deux mois, 16 attentats se sont enchaînés au rythme effréné d'une danse macabre faisant des dizaines de morts dans la population urbaine tandis qu'en Afghanistan et en Irak, la guerre a continué a faire rage.

Mais c'est surtout en Géorgie que cette barbarie guerrière s'est déchaînée.

Une fois de plus, le Caucase a été mis à feu et à sang. Au moment même où Bush et Poutine assistaient à l'ouverture des Jeux Olympiques, prétendus symboles de paix et de réconciliation entre les peuples, le président géorgien Saakachvili, protégé de la Maison Blanche, et la bourgeoisie russe envoyaient leurs soldats se livrer à un effroyable massacre de populations.

Cette guerre entre la Russie et la Géorgie a donné lieu à une véritable épuration ethnique de chaque côté qui a fait plusieurs milliers de morts essentiellement dans la population civile.

Comme à chaque fois, ce sont les populations locales (qu'elles soient russe, ossète, abkhase ou géorgienne) qui ont été prises en otage par toutes les fractions nationales de la classe dominante.

Des deux côtés, on a vu les mêmes scènes d'horreur et de tuerie. Dans toute la Géorgie, le nombre de réfugiés démunis de tout s'est élevé à 115 000 personnes en une semaine.

Et comme dans toutes les guerres, chaque camp accuse l'autre d'être le responsable du déclenchement des hostilités.

Mais la responsabilité de cette nouvelle guerre et de ces massacres ne se limite pas à ses protagonistes les plus directs. Les autres États qui jouent aujourd'hui hypocritement les pleureuses sur le sort de la Géorgie ont tous trempé les mains dans le sang des pires atrocités, qu'il s'agisse des États-Unis vis-à-vis de l'Irak, ou de la France dans le génocide au Rwanda en 1994 ou encore de l'Allemagne qui, en promouvant la sécession de la Slovénie et de la Croatie, a poussé résolument au déclenchement de la terrible guerre en ex-Yougoslavie en 1992.

Et si aujourd'hui, les États-Unis envoient des navires de guerre dans la région du Caucase, au nom de l'aide "humanitaire", ce n'est certainement pas par souci des vies humaines, mais uniquement pour y défendre leurs intérêts de vautours impérialistes.

Allons-nous vers une troisième guerre mondiale ?

Ce qui caractérise surtout le conflit dans le Caucase, c'est une montée des tensions militaires entre les grandes puissances. Les deux ex-têtes de bloc, la Russie et les États-Unis, se retrouvent de nouveau dangereusement face à face aujourd'hui : les destroyers de l'US Navy venus "ravitailler" la Géorgie mouillent désormais à quelques encablures de la base navale russe de Gudauta en Abkhasie comme du port de Poti occupé par les chars russes.

Ce face-à-face est très inquiétant et l'on peut légitimement se poser plusieurs questions : quel est objectif de cette guerre ? Va-t-elle déboucher sur une troisième guerre mondiale ?

Depuis l'effondrement du bloc de l'Est, la région du Caucase a toujours été un enjeu géostratégique pour les grandes puissances. Le conflit couvait donc depuis longtemps. Le président géorgien, partisan inconditionnel de Washington, héritait d'ailleurs d'un État entièrement porté à bout de bras dès sa création en 1991 par les États-Unis comme tête de pont du "nouvel ordre mondial" annoncé par Bush père.

Si Poutine, en tendant un piège à Saakhachvili, dans lequel ce dernier est tombé, a saisi l'occasion de restaurer son autorité dans le Caucase, c'est en réponse à l'encerclement déjà effectif depuis 1991 de la Russie par les forces de l'OTAN.

En effet, depuis l'effondrement du bloc de l'Est en 1989, la Russie s'est retrouvée de plus en plus isolée, en particulier depuis que les anciens pays de son glacis (comme la Pologne) sont entrés dans l'OTAN.

Mais cet encerclement est devenu insupportable pour Moscou depuis que l'Ukraine et la Géorgie ont demandé elles aussi leur adhésion à l'OTAN.

Et surtout la Russie ne pouvait pas accepter le projet de déploiement d'un bouclier anti-missiles prévu en Pologne et en République Tchèque. La Russie savait pertinemment que derrière ce programme de l'OTAN, soi-disant dirigé contre l'Iran, c'est elle qui était visée.

L'offensive russe menée contre la Géorgie est en fait une réplique de Moscou pour tenter de desserrer l'étau de cet encerclement.

La Russie a profité du fait que les États-Unis (dont les forces militaires se retrouvent enlisées dans un bourbier en Irak et en Afghanistan) avaient les mains liées pour lancer une contre-offensive militaire dans le Caucase, quelques temps après avoir rétabli à grand peine son autorité dans des guerres atrocement meurtrières en Tchétchénie.

Cependant, malgré l'aggravation des tensions militaires entre la Russie et les États-Unis, la perspective d'une troisième guerre mondiale n'est pas à l'ordre du jour.

En effet, aujourd'hui il n'existe pas deux blocs impérialistes constitués, pas d'alliances militaires stables comme c'était le cas dans les deux guerres mondiales du 20e siècle ou dans la période de la guerre froide.

De même, le face-à-face entre les États-Unis et la Russie ne signifie nullement que nous sommes entrés dans une nouvelle guerre froide.

Il n'y a pas de retour en arrière possible et l'histoire ne se répète jamais deux fois.

Contrairement à la dynamique des tensions impérialistes entre les grandes puissances pendant la guerre froide, ce nouveau face-à-face entre la Russie et les États-Unis est marqué par la tendance au "chacun pour soi", à la dislocation des alliances, qui caractérise la période de décomposition du système capitaliste.

Ainsi, le "cessez-le-feu" en Géorgie ne fait qu'entériner le triomphe des maîtres du Kremlin et la supériorité de la Russie sur le plan militaire, entraînant une quasi-capitulation humiliante pour la Géorgie aux conditions dictées par Moscou.

C'est aussi un nouveau revers retentissant que vient d'essuyer le "parrain" de la Géorgie, les États-Unis. Alors que la Géorgie a payé un lourd tribut pour son allégeance aux États-Unis (un contingent de 2000 hommes envoyés en Irak et en Afghanistan), en retour l'Oncle Sam n'a pu qu'apporter un soutien moral à son allié en prodiguant de vaines condamnations purement verbales envers la Russie, sans pouvoir lever le petit doigt.

Mais l'aspect le plus significatif de cet affaiblissement du leadership américain réside dans le fait que la Maison Blanche a été contrainte d'avaliser le "plan européen" de cessez-le-feu et, pire encore, un plan dicté par Moscou.

Si les États-Unis étalent leur impuissance, l'Europe illustre à l'occasion de ce conflit le niveau atteint par le "chacun pour soi". Face à la paralysie américaine, c'est la diplomatie européenne qui est entrée en action, avec à sa tête le président français Sarkozy qui, une fois de plus, n'a représenté que lui-même dans ses prestations de m'as-tu-vu, dénué de toute cohérence et champion de la navigation à courte vue.

L'Europe est apparue une fois encore comme un panier de crabes qui abrite les positions et les intérêts les plus diamétralement opposés. Il n'y a, en effet, pas la moindre once d'unité dans ses rangs avec d'un côté la Pologne et les États baltes, fervents défenseurs de la Géorgie (du fait qu'ils ont subi pendant un demi-siècle la tutelle de la Russie et craignent par dessus tout le renforcement actuel des menées impérialistes de ce pays) et de l'autre, l'Allemagne qui était parmi le opposants les plus résolus à l'intégration de la Géorgie et de l'Ukraine dans l'OTAN, notamment pour faire obstacle au développement de l'influence américaine dans la région.

Mais la raison la plus fondamentale pour laquelle les grandes puissances ne peuvent pas déclencher une troisième guerre mondiale réside dans le rapport de forces entre les deux principales classes de la société : la bourgeoisie et le prolétariat. Contrairement à la période qui a précédé les deux guerres mondiales, la classe ouvrière des principaux pays du capitalisme, ceux d'Europe et d'Amérique, n'est pas prête à servir de chair à canon et à sacrifier sa vie sur l'autel du capital.

Avec le resurgissement de la crise permanente du capitalisme à la fin des années 1960 et la reprise historique de la lutte du prolétariat, un nouveau cours aux affrontements de classe a été ouvert : dans les pays déterminants du monde capitaliste, notamment ceux d'Europe et d'Amérique du Nord, la classe dominante ne peut plus embrigader massivement des millions de prolétaires derrière la défense des drapeaux nationaux.

Cependant, bien que les conditions ne soient pas réunies pour le déchaînement d'une troisième guerre mondiale, il ne faut pas pour autant sous-estimer la gravité de la situation historique présente.

La guerre en Géorgie accroît le risque d'embrasement et de déstabilisation non seulement à l'échelle régionale, mais elle aura des conséquences inévitables au niveau mondial sur l'équilibre des forces impérialistes pour l'avenir. Le "plan de paix" n'est que de la poudre aux yeux. Il concentre en réalité tous les ingrédients d'une nouvelle et dangereuse escalade guerrière, menaçant d'ouvrir une chaîne continue de foyers d'embrasement, du Caucase au Moyen-Orient.

Avec le pétrole et le gaz de la mer Caspienne ou des pays de l'Asie Centrale souvent turcophones, les intérêts de la Turquie et de l'Iran sont engagés dans cette région mais le monde entier est partie prenante dans le conflit. Ainsi, un des objectifs des États-Unis et des pays d'Europe de l'Ouest en soutenant une Géorgie indépendante de Moscou est de permettre de soustraire à la Russie le monopole de l'acheminement vers l'Ouest du pétrole de la mer caspienne grâce au pipeline BTC (du nom de Bakou en Azerbaïdjan, Tbilissi et Ceyhan en Turquie). Ce sont donc des enjeux stratégiques considérables qui sont présents dans cette région du monde. Et les grands brigands impérialistes peuvent d'autant plus facilement se servir des hommes comme chair à canon dans le Caucase que cette région est une mosaïque d'enchevêtrements multiethniques. Avec un tel enchevêtrement, il est facile d'attiser le feu guerrier du nationalisme.

D'autre part, le passé dominateur de la Russie continue à peser d'un poids très lourd et annonce d'autres tensions impérialistes encore plus graves. C'est ce dont témoignent l'inquiétude et la mobilisation des États baltes et surtout de l'Ukraine qui est une puissance militaire d'une toute autre envergure que la Géorgie et qui dispose d'un arsenal nucléaire.

Ainsi, bien que la perspective ne soit pas à une troisième guerre mondiale, la dynamique du "chacun pour soi" exprime tout autant la folie meurtrière du capitalisme : ce système moribond, peut, dans sa décomposition, conduire à la destruction de l'humanité avec le déchaînement du chaos sanglant.

Quelle alternative face à la faillite du capitalisme ?

Face au déchaînement du chaos et de la barbarie guerrière, l'alternative historique est plus que jamais "socialisme ou barbarie", '"révolution communiste mondiale ou destruction de l'humanité". La paix est impossible dans le capitalisme; le capitalisme porte avec lui la guerre. Et la seule perspective d'avenir pour l'humanité, c'est la lutte du prolétariat pour le renversement du capitalisme.

Mais cette perspective ne pourra se concrétiser que si les prolétaires refusent de servir de chair à canon pour les intérêts de leurs exploiteurs, et s'ils rejettent fermement le nationalisme.

Partout la classe ouvrière doit faire vivre dans la pratique le vieux mot d'ordre du mouvement ouvrier : "Les prolétaires n'ont pas de patrie. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !"

Face aux massacres des populations et au déchaînement de la barbarie guerrière, il est évident que le prolétariat ne peut pas rester indifférent. Il doit manifester sa solidarité avec ses frères de classe des pays en guerre d'abord en refusant de soutenir un camp contre un autre. Ensuite, en développant ses luttes de façon solidaire et unie contre ses propres exploiteurs dans tous les pays. C'est le seul moyen de lutter véritablement contre le capitalisme, de préparer le terrain pour son renversement et de construire une autre société sans frontières nationales et sans guerres.

Cette perspective de renversement du capitalisme n'est pas une utopie parce que partout le capitalisme fait la preuve aujourd'hui qu'il est un système en faillite.

Lors de l'effondrement du bloc de l'Est, Bush père et toute la bourgeoisie de l'Occident "démocratique" nous avaient promis que le "nouvel ordre mondial" (instauré sous l'égide des États-Unis) allait ouvrir une ère de "paix et de prospérité".

Toute la bourgeoisie mondiale avait déchaîné de gigantesques campagnes sur la prétendue "faillite du communisme" en cherchant à faire croire aux prolétaires que le seul avenir possible c'était le capitalisme à l'occidentale avec son économie de marché.

Aujourd'hui, il est de plus en plus évident que c'est le capitalisme qui est en faillite, et notamment la première puissance mondiale qui est devenue maintenant la locomotive de l'effondrement de toute l'économie capitaliste (voir notre l'éditorial de la Revue internationale n° 133).

Cette faillite se révèle jour après jour par la dégradation croissante des conditions de vie de la classe ouvrière, non seulement dans les pays "pauvres" mais aussi dans les pays les plus "riches".

Pour ne citer que l'exemple des États-Unis, le chômage augmente à toute allure et aujourd'hui 6% de la population est sans emploi. De plus, depuis le début de la crise des "subprimes", 2 millions de travailleurs ont été expulsés de leur maison parce qu'ils ne peuvent pas rembourser leur crédit immobilier (et d'ici début 2009, 1 million de personnes supplémentaires risque de se retrouver à la rue).

Quant aux pays les plus pauvres, n'en parlons pas : avec l'augmentation des prix des denrées alimentaires de base, les couches les plus démunies ont été confrontées à l'horreur de la famine. C'est pour cela que des émeutes de la faim ont explosé cette année au Mexique, au Bengladesh, en Haïti, en Égypte, aux Philippines.

Aujourd'hui, face à l'évidence des faits, les porte-parole de la bourgeoisie ne peuvent plus se voiler la face. Dans les librairies paraissent régulièrement de plus en plus d'ouvrages aux titres alarmistes. Et surtout, les déclarations des responsables des institutions économiques comme celles des analystes financiers ne peuvent même plus aujourd'hui dissimuler leur inquiétude :

"Nous sommes confrontés à l'un des environnements économiques et de politique monétaire les plus difficiles jamais vus" (d'après le Président de la Réserve fédérale américaine, la FED, le 22 août) ;

"Pour l'économie, la crise est un tsunami qui approche" (Jacques Attali, économiste et homme politique français, dans le journal Le Monde du 8 août) ;

"La conjoncture actuelle est la plus difficile depuis plusieurs décennies" (d'après HSBC, la plus grande banque du monde, citée dans le journal Libération du 5 août).

La perspective de développement des combats de la classe ouvrière

En fait, l'effondrement des régimes staliniens n'a pas signifié la faillite du communisme mais, au contraire, la nécessité du communisme.

L'effondrement du capitalisme d'État en URSS était, en réalité, la manifestation la plus spectaculaire de la faillite historique du capitalisme mondial. C'était la première grande secousse de l'impasse du système. Aujourd'hui, la seconde grande secousse touche de plein fouet la première puissance "démocratique", les États-Unis.

Avec l'aggravation de la crise économique et des conflits guerriers, on assiste donc aujourd'hui à une accélération de l'histoire.

Mais cette accélération se manifeste aussi et surtout sur le plan des luttes ouvrières même si elle apparaît de façon beaucoup moins spectaculaire.

Si l'on avait une vision photographique, on pourrait penser qu'il ne se passe rien et que les ouvriers ne bougent pas. Les luttes ouvrières ne semblent pas être à la hauteur de la gravité des enjeux et l'avenir semble bien noir.

Mais ce n'est là que la partie visible de l'iceberg.

En réalité, et comme nous l'avons souligné à maintes reprises dans notre presse, les luttes du prolétariat mondial sont entrées dans une nouvelle dynamique depuis 2003.1

Ces luttes qui se sont développées au quatre coins du monde ont été marquées en particulier par la recherche de la solidarité active et par l'entrée des jeunes générations dans le combat prolétarien (comme on a pu le voir notamment avec la lutte des étudiants en France contre le CPE au printemps 2006).

Cette dynamique montre que la classe ouvrière mondiale a bien retrouvé le chemin de sa perspective historique, un chemin dont les traces avaient été momentanément effacées par les gigantesques campagnes sur la "mort du communisme" après l'effondrement des régimes staliniens.

Aujourd'hui, l'aggravation de la crise et la dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière ne peuvent que pousser les prolétaires à développer leurs luttes, à rechercher la solidarité, à les unifier partout dans le monde.

En particulier, le spectre de l'inflation qui vient de nouveau hanter le capitalisme, avec l'augmentation vertigineuses des prix conjuguée à la baisse des revenus (salaires, retraites, pensions...) ne peut que contribuer à l'unification des luttes ouvrières.

Mais surtout deux questions vont participer à accélérer la prise de conscience du prolétariat de la faillite du système et de la nécessité du communisme.

La première question, c'est celle de la faim et de la généralisation de la pénurie alimentaire qui révèle de toute évidence que le capitalisme n'est plus en mesure de nourrir l'humanité et qu'il faut donc passer à un autre mode de production.

La deuxième question fondamentale, c'est celle de l'absurdité de la guerre, de la folie meurtrière du capitalisme qui détruit de plus en plus de vies humaines dans des massacres sans fin.

Il est vrai que, de façon immédiate, la guerre fait peur et la bourgeoisie fait tout pour paralyser la classe ouvrière, pour lui inoculer un sentiment d'impuissance et lui faire croire que la guerre est une fatalité contre laquelle on ne peut rien. Mais en même temps, l'engagement des grandes puissances dans les conflits guerriers (notamment en Irak et en Afghanistan) provoque de plus en plus de mécontentement.

Face à l'enfoncement des États-Unis dans le bourbier irakien, le sentiment anti-guerre se développe de plus en plus dans la population américaine. Ce sentiment anti-guerre on l'a vu également se manifester dans "l'opinion publique" et les sondages après l'hommage que la bourgeoisie française a rendu aux 10 soldats français tués dans une embuscade le 18 août en Afghanistan.

Mais au-delà de ce mécontentement au sein de la population, il existe aujourd'hui une réflexion qui se développe en profondeur dans la classe ouvrière.

Et les signes les plus clairs de cette réflexion, c'est le surgissement d'un nouveau milieu politique prolétarien qui s'est développé autour de la défense des positions internationalistes face à la guerre (notamment en Corée, aux Philippines, en Turquie, en Russie, en Amérique latine).2

La guerre n'est pas une fatalité face à laquelle l'humanité serait impuissante. Le capitalisme n'est pas un système éternel. Il ne porte pas seulement en son sein la guerre. Il porte aussi les conditions de son dépassement, les germes d'une nouvelle société sans frontières nationales et donc sans guerres.

En créant une classe ouvrière mondiale, le capitalisme a donné naissance à son propre fossoyeur. Parce que la classe exploitée, contrairement à la bourgeoisie, n'a pas d'intérêts antagoniques à défendre, elle est la seule force de la société qui puisse unifier l'humanité en édifiant un monde basé sur la solidarité et la satisfaction des besoins humains.

Le chemin est encore long avant que le prolétariat mondial puisse hisser ses combats à la hauteur des enjeux posés par la gravité de la situation présente. Mais dans le contexte de l'accélération de la crise économique mondiale, la dynamique des luttes ouvrières actuelle, de même que l'entrée des nouvelles générations dans le combat de classe, montre que le prolétariat est bien sur la bonne voie.

Aujourd'hui les révolutionnaires internationalistes sont encore une petite minorité. Mais ils ont le devoir de mener le débat pour surmonter leurs divergences et faire entendre leur voix le plus clairement possible partout où ils le peuvent. C'est justement en étant capables de mener une intervention claire contre la barbarie guerrière qu'ils pourront se regrouper et contribuer à la prise de conscience par le prolétariat de la nécessité de partir à l'assaut de la forteresse capitaliste.

SW (12-09-08)

 

1 Lire à ce propos les articles suivants en particulier : "Partout dans le monde, face aux attaques du capitalisme en crise : une même classe ouvrière, la même lutte de classe ! [1]" de la Revue Internationale n° 132 ; "17e congrès du CCI : résolution sur la situation internationale [2]." de la Revue Internationale n° 130.

2 En plus de la résolution sur la situation internationale [2] du 17e congrès du CCI, citée dans la note précédente, le lecteur pourra consulter, également dans la Revue Internationale n° 130, l'article relatif à ce même congrès "17e congrès du CCI : un renforcement international du camp prolétarien [3]".

Récent et en cours: 

  • Crise économique [4]
  • Luttes de classe [5]
  • Guerre [6]

Il y a 90 ans, la révolution allemande : 1918-19, la formation du parti, l'absence de l'Internationale

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Lorsqu'a éclaté la Première Guerre mondiale, des socialistes se sont réunis à Berlin, le soir du 4 août 1914, pour engager le combat internationaliste : ils étaient sept dans l'appartement de Rosa Luxemburg. De cette évocation qui nous rappelle que l'une des qualités les plus importantes des révolutionnaires est de savoir aller à contre-courant, il ne faut pas conclure que le parti prolétarien a joué un rôle secondaire dans les événements qui ont ébranlé le monde à l'époque. C'est le contraire qui est vrai comme nous avons cherché à le montrer dans les deux précédents articles de cette série qui commémore le 90e anniversaire des luttes révolutionnaires en Allemagne. Dans le premier article, nous avons défendu la thèse selon laquelle la crise de la social-démocratie, en particulier du SPD d'Allemagne - parti leader de la 2e Internationale - a constitué l'un des facteurs les plus importants ayant permis à l'impérialisme d'embrigader le prolétariat dans la guerre. Dans le deuxième article, nous avons montré que l'intervention des révolutionnaires a constitué un facteur crucial pour que la classe ouvrière retrouve, en plein milieu de la guerre, ses principes internationalistes et parvienne finalement à mettre un terme au carnage impérialiste par des moyens révolutionnaires (la révolution de novembre 1918). Ce faisant, les révolutionnaires ont jeté les bases de la fondation d'un nouveau parti et d'une nouvelle internationale.

Et nous avons souligné que, durant ces deux phases, la capacité des révolutionnaires de comprendre quelles étaient les priorités du moment constituait la condition préalable pour pouvoir jouer ce rôle actif et positif. Après l'effondrement de l'Internationale face à la guerre, la tâche de l'heure était de comprendre les raisons du fiasco et d'en tirer les leçons. Dans la lutte contre la guerre, la responsabilité des vrais socialistes était d'être les premiers à lever le drapeau de l'internationalisme, à éclairer le chemin vers la révolution.

Les conseils et le parti de classe

Le soulèvement des ouvriers du 9 novembre 1918 a pour conséquence la fin de la Guerre mondiale, dés le 10 novembre au matin. La couronne de l'Empereur allemand tomba et, avec elle, quantité de petits trônes allemands - une nouvelle phase de la révolution commençait. Bien que le soulèvement de novembre eût été mené par les ouvriers, Rosa Luxemburg l'a appelé La révolution des soldats, parce que ce qui dominait, c'était une profonde aspiration à la paix. Un désir que les soldats, après quatre ans dans les tranchées, incarnaient plus que tout autre. C'est ce qui donna à cette journée inoubliable sa couleur particulière, sa gloire et, aussi, ce qui alimenta ses illusions. Comme certains secteurs de la bourgeoisie aussi étaient soulagés que la guerre se termine enfin, l'état d'esprit du moment était à la fraternisation générale. Même les deux principaux protagonistes de la lutte sociale, la bourgeoisie et le prolétariat, étaient affectés par les illusions du 9 novembre. L'illusion de la bourgeoisie, c'était qu'elle pourrait encore utiliser les soldats de retour du front contre les ouvriers. Cette illusion se dissipa en quelques jours. Les soldats voulaient rentrer chez eux, pas se battre contre les ouvriers. L'illusion du prolétariat, c'était que les soldats étaient déjà de leur côté et qu'ils voulaient la révolution. Lors des premières sessions des conseils d'ouvriers et de soldats, élus à Berlin le 10 novembre, les délégués des soldats étaient prêts à lyncher les révolutionnaires qui défendaient la nécessité de poursuivre la lutte de classe et qui dénonçaient le nouveau gouvernement social-démocrate comme l'ennemi du peuple.

De façon générale, ces conseils d'ouvriers et de soldats étaient empreints d'une certaine inertie qui, curieusement, marque le début de tous les grands soulèvements sociaux. En très grande partie, les soldats élurent leurs officiers comme délégués, et les ouvriers nommèrent les candidats sociaux-démocrates pour qui ils avaient voté avant la guerre. Aussi, ces conseils n'avaient rien de mieux à faire que de nommer un gouvernement dirigé par les bellicistes du SPD et de décider de leur propre suicide à l'avance en appelant des élections générales à un système parlementaire.

Malgré l'inadéquation de ces premières mesures, les conseils ouvriers étaient le cœur de la révolution de novembre. Comme Rosa Luxemburg l'a souligné, c'est avant tout l'apparition même de ces organes qui manifestait et incarnait le caractère fondamentalement prolétarien du soulèvement. Mais maintenant, une nouvelle phase de la révolution s'ouvrait dans laquelle la question n'était plus celle des conseils mais celle du parti de classe. La phase des illusions prenait fin, le moment de vérité, l'éclatement de la guerre civile approchait. Les conseils ouvriers, par leur fonction et leur structure mêmes en tant qu'organes des masses, sont capables de se renouveler et de se révolutionner d'un jour à l'autre. A présent, la question centrale était : la vision prolétarienne, révolutionnaire et déterminée, allait-elle prendre le dessus au sein des conseils ouvriers, dans la classe ouvrière ?

Pour gagner, la révolution prolétarienne a besoin d'une avant-garde politique centralisée et unie qui a la confiance de l'ensemble de la classe. C'était peut-être la leçon la plus importante qu'avait apportée la révolution d'Octobre en Russie l'année précédente. Comme Rosa Luxemburg l'avait développé en 1906 dans sa brochure sur la grève de masse, la tâche de ce parti n'était plus d'organiser les masses mais de leur donner une direction politique et une confiance réelle dans leurs propres capacités.

Les difficultés du regroupement des révolutionnaires

Mais fin 1918 en Allemagne, il n'y avait pas de parti de ce type en vue. Les socialistes qui s'étaient opposés à la politique pro-guerrière du SPD, se trouvaient principalement dans l'USPD, l'ancienne opposition qui avait été exclue du SPD. C'était un regroupement hétéroclite comportant des dizaines de milliers de membres, qui allaient des pacifistes et des éléments qui voulaient une réconciliation avec les bellicistes, jusqu'aux vrais internationalistes révolutionnaires. La principale organisation de ces derniers, le Spartakusbund, constituait une fraction indépendante au sein de l'USPD. D'autres groupes internationalistes plus petits, comme "les communistes internationaux d'Allemagne", les IKD (qui venaient de l'opposition de gauche de Brême), étaient organisés en dehors de l'USPD. Le Spartakusbund était bien connu et respecté parmi les ouvriers. Mais les dirigeants reconnus des mouvements de grève contre la guerre n'appartenaient pas à ces groupes politiques, mais à la structure informelle des délégués d'usines, les revolutionäre Obleute. En décembre 1918, la situation devenait dramatique. Les premières escarmouches menant à la guerre civile ouverte avaient déjà eu lieu. Mais les différentes composantes d'un parti de classe révolutionnaire potentiel - le Spartakusbund, d'autres éléments de gauche de l'USPD, les IKD, les Obleute constituaient encore des entités séparées et toujours très hésitantes.

Sous la pression des événements, la question de la fondation du parti commença à se poser plus concrètement. Finalement, elle fut traitée en toute hâte.

Le Premier Congrès national des Conseils d'ouvriers et de soldats s'était réuni à Berlin le 16 décembre. Alors que 250 000 ouvriers radicaux manifestaient au dehors pour mettre la pression sur les 489 délégués (dont seulement 10 représentaient Spartakus et 10 les IKD), Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht n'eurent pas le droit d'intervenir dans la réunion (sous le prétexte qu'ils n'avaient pas de mandat). Quand la conclusion du Congrès fut de remettre le pouvoir entre les mains d'un futur système parlementaire, il devint clair que les révolutionnaires devaient répondre à cela de façon unie.

Le 14 décembre 1918, le Spartakusbund publia une déclaration de principes programmatique : Que veut Spartakus ? Le 17 décembre, les IKD tinrent une Conférence nationale à Berlin qui appela à la dictature du prolétariat et à la formation du parti à travers un processus de regroupement. La Conférence ne parvint pas à un accord sur la participation ou non dans les élections à venir à une Assemblée parlementaire nationale.

A peu près en même temps, des dirigeants de la gauche de l'USPD, comme Georg Ledebour, et des délégués d'usine comme Richard Müller commencèrent à poser la question de la nécessité d'un parti uni des ouvriers.

Au même moment, des délégués du mouvement international de la jeunesse se réunissaient à Berlin où ils établirent un secrétariat. Le 18 décembre se tint une Conférence internationale de la jeunesse, suivie d'un meeting de masse dans le quartier Neukölln de Berlin où intervinrent Karl Liebknecht et Willi Münzenberg.

C'est dans ce contexte que le 29 décembre, à Berlin, une réunion de délégués de Spartakus décida de rompre avec l'USPD et de former un parti séparé. Trois délégués votèrent contre cette décision. La réunion appela aussi à une conférence de Spartakus et des IKD pour le jour suivant, à laquelle 127 délégués de 56 villes et sections participèrent. Cette Conférence fut en partie rendue possible grâce à la médiation de Karl Radek, délégué des Bolcheviks. Beaucoup des délégués n'avaient pas compris, avant leur arrivée, qu'ils avaient été convoqués pour former un nouveau parti. 1 Les délégués d'usine n'étaient pas invités car le sentiment était qu'il ne serait pas encore possible de les associer aux positions révolutionnaires très déterminées défendues par une majorité de membres et de sympathisants, souvent très jeunes, de Spartakus et des IKD. A la place, on espérait que les délégués d'usine se joindraient au parti une fois celui-ci constitué.2

Ce qui allait devenir le Congrès de fondation du Parti communiste d'Allemagne (KPD) réunit des dirigeants de Brême (y compris Karl Radek, bien qu'il représentât les Bolcheviks à cette réunion) qui pensaient que la fondation du parti était très en retard, et du Spartakusbund comme Rosa Luxemburg et surtout, Leo Jogisches, dont l'inquiétude principale était que cette étape était peut-être prématurée. Paradoxalement, les deux parties avaient de bons arguments pour justifier leur position.

Le Parti communiste de Russie (bolchevique) envoya six délégués à la Conférence ; d'eux d'entre eux furent empêchés de participer par la police. 3

Le Congrès de fondation : une grande avancée programmatique

Deux des principales discussions dans ce qui allait devenir le Congrès de fondation du KPD portèrent sur la question des élections parlementaires et les syndicats. C'étaient des questions qui avaient déjà joué un rôle important dans les débats avant 1914, mais qui étaient passées au second plan au cours de la guerre. Maintenant, elles redevenaient centrales. Karl Liebknecht souleva la question parlementaire dès sa présentation d'ouverture sur "La crise de l'USPD". Le premier Congrès national des Conseils ouvriers à Berlin avait déjà posé la question qui allait inévitablement mener à une scission de l'USPD : Assemblée nationale ou République des Conseils ? C'était la responsabilité de tous les révolutionnaires de dénoncer les élections bourgeoises et le système parlementaire comme contre-révolutionnaires, comme représentant la fin et la mort des conseils ouvriers. Mais la direction de l'USPD avait refusé les appels lancés par le Spartakusbund et les Obleute pour que cette question soit débattue et décidée dans un congrès extraordinaire.

Dans son intervention pour la délégation du Parti russe, Karl Radek expliqua que c'étaient les événements historiques eux-mêmes qui déterminaient non seulement la nécessité d'un congrès de fondation mais, également, son ordre du jour. Avec la fin de la guerre, la logique de la révolution en Allemagne allait nécessairement être différente de celle de Russie. La question centrale n'était plus la paix, mais l'approvisionnement en nourriture, les prix et le chômage.

En mettant la question de l'Assemblée nationale et des "luttes économiques" à l'ordre du jour des deux premiers jours du Congrès, la direction du Spartakusbund espérait que soit prise une position claire sur les conseils ouvriers contre le système bourgeois parlementaire et contre la forme dépassée de la lutte syndicale, comme base programmatique solide du nouveau parti. Mais les débats allèrent plus loin. La majorité des délégués se déclara contre toute participation aux élections bourgeoises, même comme moyen d‘agitation contre celles-ci et contre le travail dans les syndicats. Sur ce plan, le Congrès constitua l'un des moments forts de l'histoire du mouvement ouvrier. Il permit de formuler, pour la première fois au nom d'un parti de classe révolutionnaire, ces positions radicales correspondant à la nouvelle époque du capitalisme décadent. Ces idées allaient fortement influencer le Manifeste de l'Internationale communiste, rédigé quelques mois plus tard par Trotsky. Et elles allaient devenir des positions de base de la Gauche communiste - jusqu'à nos jours.

Les interventions des délégués qui défendaient ces positions étaient souvent marquées par l'impatience et un certain manque d'argumentation ; elles furent critiquées par les militants expérimentés, y compris par Rosa Luxemburg qui ne partageait pas leurs conclusions les plus radicales. Mais les procès-verbaux de la réunion illustrent bien que ces nouvelles positions n'étaient pas le produit d'individus et de leurs faiblesses, mais d'un profond mouvement social impliquant des centaines de milliers d'ouvriers conscients.4 Gelwitzki, délégué de Berlin, appela le Congrès, au lieu de participer aux élections, à aller dans les casernes convaincre les soldats que c'est l'assemblée des conseils qui est "le gouvernement du prolétariat mondial", l'Assemblée nationale celui de la contre-révolution. Eugen Leviné, délégué du Neukölln (Berlin), souligna que la participation des communistes aux élections ne pouvait que renforcer les illusions des masses. 5 Dans le débat sur les luttes économiques, Paul Frölich, délégué de Hambourg, défendit que l'ancienne forme syndicale de lutte était maintenant dépassée puisqu'elle se basait sur une séparation entre les dimensions économique et politique de la lutte de classe. 6 Hammer, délégué de Essen, rapporta comment les mineurs de la Ruhr jetaient leurs cartes syndicales. Quant à Rosa Luxemburg, qui, pour sa part, était toujours en faveur du travail dans les syndicats pour des raisons tactiques, elle déclara que la lutte du prolétariat pour sa libération se confondait avec la lutte pour la liquidation des syndicats.

La grève de masse et l'insurrection

Les débats programmatiques du Congrès de fondation revêtaient une grande importance historique, par dessus tout pour l'avenir.

Mais au moment même où se fondait le Parti, Rosa Luxemburg avait profondément raison de dire que la question des élections parlementaires comme celle des syndicats étaient d'une importance secondaire. D'une part, la question du rôle de ces institutions dans ce qui était devenu l'époque de l'impérialisme, de la guerre et de la révolution, était encore trop nouvelle pour le mouvement ouvrier. Le débat comme l'expérience pratique étaient encore insuffisants pour qu'elles soient pleinement clarifiées. Pour le moment, reconnaître et être d'accord sur le fait que les organes unitaires de masse de la classe, les conseils ouvriers et pas le parlement ou les syndicats, constituaient les moyens de la lutte ouvrière et de la dictature du prolétariat, était suffisant.

D'autre part, ces débats tendaient à distraire de la tâche principale du Congrès qui était d'identifier les prochaines étapes de la classe sur le chemin du pouvoir. De façon tragique, le Congrès ne parvint pas à clarifier cette question. La discussion clé de cette question fut introduite par Rosa Luxemburg dans une présentation sur "Notre programme" l'après-midi du deuxième jour (31 décembre 1918). Elle y explore la nature de ce qui avait été appelé la seconde phase de la révolution. La première, disait-elle, avait été immédiatement politique puisque dirigée contre la guerre. Pendant la révolution de novembre, la question des revendications économiques spécifiques des ouvriers avait été mise de côté. Ceci expliquait à son tour le niveau relativement bas de conscience de classe qui avait accompagné ces événements et s'était exprimé dans un désir de réconciliation et de "réunification" du "camp socialiste". Pour Rosa Luxemburg, la principale caractéristique de la deuxième phase de la révolution devait être le retour des revendications économiques sur le devant de la scène.

Elle n'oubliait pas pour autant que la conquête du pouvoir est avant tout un acte politique. Mais elle éclairait une autre différence importante entre le processus révolutionnaire en Russie et en Allemagne. En 1917, le prolétariat russe prit le pouvoir sans grand déploiement de l'arme de la grève. Mais, soulignait Rosa Luxemburg, ce fut possible parce que la révolution russe n'a pas commencé en 1917 mais en 1905. En d'autres termes, le prolétariat russe était déjà passé par l'expérience de la grève de masse avant 1917.

Au Congrès, elle ne répéta pas les principales idées développées par la gauche de la social-démocratie sur la grève de masse après 1905. Elle supposait à juste titre que les délégués les avaient toujours à l'esprit. Rappelons brièvement : la grève de masse est la condition préalable indispensable à la prise du pouvoir, précisément parce qu'elle brise la séparation entre lutte économique et lutte politique. Et, tandis que les syndicats, même à leurs moments les plus forts en tant qu'instrument des ouvriers, n'organisent que des minorités de la classe, la grève de masse, elle, active "la masse compacte des Hilotes" du prolétariat, les masses inorganisées, dénuées d'éducation politique. La lutte ouvrière ne combat pas seulement la misère matérielle. C'est une insurrection contre la division du travail existante elle-même, menée par ses principales victimes, les esclaves salariés. Le secret de la grève de masse réside dans le combat des prolétaires pour devenir des êtres humains à part entière. Last but not least, la grève de masse sera menée par des conseils ouvriers revitalisés, donnant à la classe les moyens de centraliser sa lutte pour le pouvoir.

C'est pourquoi Rosa Luxemburg, dans son discours au Congrès, insistait sur le fait que l'insurrection armée était le dernier, non le premier acte de la lutte pour le pouvoir. La tâche de l'heure, dit-elle, n'est pas de renverser le gouvernement mais de le miner. La principale différence avec la révolution bourgeoise, défendait-elle, est son caractère massif, venant "d'en bas". 7

L'immaturité du Congrès

Mais c'est précisément ce qui ne fut pas compris au Congrès. Pour beaucoup de délégués, la prochaine phase de la révolution ne se caractérisait pas par des mouvements de grève de masse mais par la lutte immédiate pour le pouvoir. Otto Rühle 8 exprima particulièrement clairement cette confusion quand il déclara qu'il était possible de prendre le pouvoir d'ici deux semaines. Mais Rühle n'était pas le seul ; Karl Liebknecht lui-même, tout en admettant la possibilité d'un cours plus long de la révolution, ne voulait pas exclure la possibilité d' "une victoire extrêmement rapide" dans "les semaines à venir". 9

Nous avons toutes les raisons de croire ce qu'ont rapporté les témoins oculaires d'après lesquels Rosa Luxemburg en particulier était choquée et alarmée par les résultats du Congrès. Tout comme Leo Jogisches dont on dit que la première réaction fut de conseiller à Luxemburg et à Liebknecht de quitter Berlin et d'aller se cacher quelques temps. 10 Il avait peur que le parti et le prolétariat ne soient en train d'aller à la catastrophe.

Ce qui alarmait le plus Rosa Luxemburg, ce n'est pas les positions programmatiques adoptées mais l'aveuglement de la plupart des délégués à l'égard du danger que représentait la contre-révolution et l'immaturité générale avec laquelle les débats étaient menés. Beaucoup d'interventions prenaient leurs désirs pour des réalités, donnant l'impression qu'une majorité de la classe était déjà derrière le nouveau parti. La présentation de Rosa Luxemburg fut saluée dans la liesse. Une motion, présentée par seize délégués, fut immédiatement adoptée ; elle demandait de publier cette présentation aussi rapidement possible comme "brochure d'agitation". Mais le Congrès ne discuta pas sérieusement de celle-ci. Notamment, quasiment aucune intervention ne reprit son idée principale : la conquête du pouvoir n'était pas encore à l'ordre du jour. A une exception louable, la contribution d'Ernst Meyer qui parla de sa récente visite dans les provinces à l'Est de l'Elbe. Il rapporta que de larges secteurs de la petite-bourgeoisie parlaient de la nécessité de donner une leçon à Berlin. Il poursuivit : "J'ai été encore plus choqué par le fait que même les ouvriers des villes n'avaient pas encore compris les nécessités de la situation. C'est pourquoi nous devons développer, avec toute notre puissance, notre agitation pas seulement à la campagne mais aussi dans les petites villes et dans les villes moyennes." Meyer répondit aussi à l'idée de Paul Frölich d'encourager la création de républiques locales de conseils : "C'est absolument typique de la contre-révolution de propager l'idée de la possibilité de républiques indépendantes, qui n'exprime rien d'autre que le désir de diviser l'Allemagne en zones de différenciation sociale, d'éloigner les régions arriérées de l'influence des régions socialement progressistes." 11

L'intervention de Fränkel, délégué de Königsberg, fut particulièrement significative : il proposa que la présentation ne soit pas discutée du tout. "Je pense qu'une discussion sur le magnifique discours de la camarade Luxemburg ne ferait que l'affaiblir", déclara-t-il. 12

Cette intervention fut suivie par celle de Bäumer qui affirma que la position prolétarienne contre toute participation aux élections était si évidente qu'il "regrettait amèrement" qu'il y ait même eu une discussion sur ce sujet. 13

Rosa Luxemburg devait faire la conclusion de la discussion. Finalement, il n'y eut pas de conclusion. Le président annonça : "la camarade Luxemburg ne peut malheureusement pas faire la conclusion, elle ne se sent pas bien". 14

Ce que Karl Radek allait décrire par la suite comme "l'immaturité de jeunesse" du Congrès de fondation 15 était donc caractérisé par l'impatience et la naïveté, mais aussi par un manque de culture du débat. Rosa Luxemburg avait parlé de ce problème le jour précédent. "J'ai l'impression que vous prenez votre radicalisme trop à la légère. L'appel à "voter rapidement" le prouve en particulier. Ce n'est pas la maturité ni l'esprit de sérieux qui domine dans cette salle... Nous sommes appelés à accomplir les plus grandes tâches de l'histoire mondiale, et nous ne pouvons être ni trop mûrs, ni trop profonds quand nous pensons aux étapes qui sont devant nous pour atteindre notre but sans risque. Des décisions d'une telle importance ne peuvent être prises à la légère. Ce qui manque ici, c'est une attitude de réflexion, le sérieux qui n'exclut nullement l'élan révolutionnaire mais doit aller de pair avec lui." 16

Les négociations avec "les délégués d'usine"

Les revolutionäre Obleute de Berlin envoyèrent une délégation au Congrès pour négocier la possibilité de leur adhésion au Parti. Une particularité de ces négociations était que la majorité des sept délégués se considérait comme les représentants des usines où ils travaillaient et votait sur des questions spécifiques sur la base d'une sorte de système proportionnel, seulement après avoir consulté "leur" force de travail qui semblait s'être assemblée pour l'occasion. Liebknecht qui menait les négociations pour Spartakus, rapporta au Congrès que, par exemple, sur la question de la participation aux élections à l'Assemblée nationale, il y avait eu 26 voix pour et 16 contre. Liebknecht ajouta : "mais dans la minorité, il y a les représentants d'usines extrêmement importantes à Spandau qui ont 60 000 ouvriers derrière eux." Däumig et Ledebour qui représentaient la gauche de l'USPD, non les Obleute, ne participèrent pas au vote.

Un autre sujet de litige était la demande par les Obleute d'une parité dans les commissions du programme et d'organisation nommées par le Congrès. Ceci fut rejeté sur la base du fait que si les délégués représentaient une grande partie de la classe ouvrière de Berlin, le KPD représentait la classe dans tout le pays.

Mais le différend principal qui semble avoir empoisonné l'atmosphère des négociations qui avaient commencé de façon très constructive, concernait la stratégie et la tactique dans la période à venir, c'est-à-dire la question même qui aurait dû être au centre des délibérations du Congrès. Richard Müller demanda que le Spartakusbund abandonne ce qu'il appelait sa tactique putschiste. Il semblait se référer en particulier à la tactique de manifestations armées quotidiennes dans Berlin, menées par le Spartakusbund, à un moment où, selon Müller, la bourgeoisie cherchait à provoquer une confrontation prématurée avec l'avant-garde politique à Berlin. Ce à quoi Liebknecht répondit : "on dirait un porte-parole du Vorwärts" 17 (journal contre-révolutionnaire du SPD).

D'après le récit qu'en fit Liebknecht au Congrès, ceci semble avoir constitué le tournant négatif des négociations. Les Obleute qui avaient été jusque là satisfaits d'avoir cinq représentants dans les commissions mentionnées plus haut, en demandèrent alors 8, etc. Les délégués d'usine menacèrent même de former leur propre parti.

Le Congrès se poursuivit et adopta une résolution blâmant "les éléments pseudo-radicaux de l'USPD en faillite" pour l'échec des négociations. Sous différents "prétextes", ces éléments tentaient de "capitaliser leur influence sur les ouvriers révolutionnaires." 18

L'article sur le Congrès, paru dans le Rote Fahne le 3 janvier 1919 et écrit par Rosa Luxemburg, exprimait un état d'esprit différent. L'article parle de début de négociations vers l'unification avec les Obleute et les délégués des grandes usines de Berlin, commencement d'un processus qui "évidemment conduira irrésistiblement à un processus d'unification de tous les vrais éléments prolétariens et révolutionnaires dans un cadre organisationnel unique. Que les Obleute révolutionnaires du grand Berlin, représentants moraux de l'avant-garde du prolétariat berlinois, s'allieront avec le Spartakusbund est prouvé par la coopération des deux parties dans toutes les actions révolutionnaires de la classe ouvrière à Berlin jusqu'à aujourd'hui."19

Le prétendu "luxemburgisme" du jeune KPD

Comment expliquer ces faiblesses à la naissance du KPD ?

Après la défaite de la révolution en Allemagne, toute une série d'explications furent mises en avant, à la fois dans le KPD et dans l'Internationale communiste, qui mirent l'accent sur les faiblesses spécifiques du mouvement en Allemagne, en particulier en comparaison avec la Russie. Le Spartakusbund était accusé de défendre une théorie "spontanéiste" et prétendument luxemburgiste de la formation du parti. On y trouvait les origines de tout, depuis les prétendues hésitations des Spartakistes à rompre avec les bellicistes du SPD jusqu'à la prétendue indulgence de Rosa Luxemburg envers les jeunes "radicaux" du parti.

Cette supposition d'une "théorie spontanéiste" du parti de Rosa Luxemburg remonte habituellement à la brochure qu'elle avait écrite sur la révolution de 1905 en Russie - Grève de masse, parti et syndicats - et dans laquelle elle aurait présenté et appelé l'intervention des masses contre l'opportunisme et le réformisme de la Social-démocratie, comme une alternative à la lutte politique et organisationnelle dans le parti lui-même. En réalité, la thèse fondamentale du mouvement marxiste qui considère que la progression du parti de classe dépend d'une série de facteurs "objectifs" et "subjectifs" dont l'évolution de la lutte de classe est l'un des plus important, date de bien avant Rosa Luxemburg. 20

De plus, Rosa Luxemburg proposa une lutte très concrète au sein du parti. La lutte pour rétablir le contrôle politique du parti sur les syndicats social-démocrates. C'est une opinion commune, des syndicalistes en particulier, que la forme organisationnelle du parti politique est plus encline à capituler à la logique du capitalisme que les syndicats qui organisent directement les ouvriers en lutte. Rosa Luxemburg avait très bien compris que c'était le contraire qui était vrai, puisque les syndicats reflètent la division du travail qui règne et qui est la base la plus fondamentale de la société de classe. Elle avait compris que les syndicats, non le SPD, étaient les principaux porteurs de l'idéologie opportuniste et réformiste dans la social-démocratie d'avant-guerre et que, sous couvert du slogan pour leur "autonomie", les syndicats étaient en réalité en train de prendre la place du parti politique des ouvriers. Il est vrai que la stratégie proposée par Rosa Luxemburg s'est avérée insuffisante. Mais cela n'en fait pas une théorie "spontanéiste" ou anarcho-syndicaliste comme il est parfois prétendu ! De même, l'orientation prise par Spartakus pendant la guerre de former une opposition dans le SPD d'abord, puis dans l'USPD, n'était pas l'expression d'une sous-estimation du parti mais d'une détermination indéfectible de lutter pour le parti, d'empêcher ses meilleurs éléments de tomber entre les mains de la bourgeoisie.

Dans une intervention au 4e Congrès du KPD, en avril 1920, Clara Zetkin dit que dans la dernière lettre qu'elle avait reçue de Rosa Luxemburg, celle-ci avait écrit que le Congrès avait eu tort de ne pas faire de l'acceptation de la participation aux élections une condition d'appartenance au nouveau parti. Il n'y a pas de raison de douter de la sincérité de Clara Zetkin dans cette déclaration. La capacité de lire ce que les autres écrivent vraiment et non ce qu'on voudrait ou s'attend à lire, est probablement plus rare qu'on ne le pense généralement. La lettre de Luxemburg à Zetkin, datée du 11 janvier 1919, fut publiée par la suite. Voici ce que Rosa Luxemburg avait écrit : "Mais surtout, concernant la question de la non participation aux élections : tu surestimes énormément l'importance de cette décision. Aucun "pro-Rühle" n'était présent, Rühle n'a pas été un leader à la Conférence. Notre "défaite" était seulement le triomphe d'un radicalisme indéfectible un peu immature et puéril... Nous avons tous décidé unanimement de ne pas faire de cette question une affaire de cabinet, de ne pas la prendre au tragique. En réalité, la question de l'Assemblée nationale sera directement repoussée à l'arrière-plan par l'évolution tumultueuse et si les choses continuent comme maintenant, il semble douteux que des élections à l'Assemblée nationale ne se tiennent jamais." 21

Le fait que les positions radicales étaient souvent défendues par les délégués qui montraient le plus d'impatience et d'immaturité, donna l'impression que cette immaturité était le produit du refus de participer aux élections bourgeoises ou aux syndicats. Cette impression allait avoir des conséquences tragiques environ un an plus tard quand la direction du KPD, à la Conférence de Heidelberg, a exclu la majorité à cause de sa position sur les élections et sur les syndicats. 22 Ce n'était pas l'attitude de Rosa Luxemburg qui savait qu'il n'y avait pas d'alternative à la nécessité pour les révolutionnaires de transmettre leur expérience à la génération suivante et qu'on ne peut fonder un parti de classe sans la nouvelle génération.

Le prétendu caractère déclassé des "jeunes radicaux"

Après que les radicaux eurent été exclus du KPD, puis le KAPD exclu de l'Internationale communiste, on a commencé à théoriser l'idée selon laquelle le rôle des "radicaux" au sein de la jeunesse du parti était l'expression du poids d'éléments "déracinés" et "déclassés". Il est sûrement vrai que parmi les supporters du Spartakusbund au cours de la guerre et, en particulier, au sein des groupes de "soldats rouges", des déserteurs, des invalides, etc., il existait des courants qui ne rêvaient que de destructions et de "terreur révolutionnaire totale". Certains de ces éléments étaient très douteux et les Obleute avaient raison de s'en méfier. D'autres étaient des têtes brûlées ou, simplement, de jeunes ouvriers qui s'étaient politisés avec la guerre et ne connaissaient d'autre forme d'expression que de se battre avec des fusils et qui aspiraient à une sorte de campagnes de "guérilla" comme Max Hoelz allait bientôt en mener. 23

Cette interprétation fut reprise dans les années 1970 par des auteurs tels que Fähnders et Rector, dans leur livre Linksradikalismus und Literatur. 24 Ils ont cherché à illustrer leur thèse sur le lien entre le communisme de gauche et la "lumpenisation" à travers l'exemple de biographies d'artistes radicaux qui, comme le jeune Maxime Gorki ou Jack London, avaient rejeté la société existante en se situant en dehors d'elle. A propos d'un des membres les plus influents du KAPD, ils écrivent : "Adam Scharrer était l'un des représentants les plus radicaux de la révolte internationale... ce qui l'amena à la position extrême et rigide de la Gauche communiste." 25

En réalité, bien des jeunes militants du KPD et de la Gauche communiste s'étaient politisés dans le mouvement de la jeunesse socialiste avant 1914. Politiquement, ils n'étaient pas le produit du "déracinement" ni de la "lumpenisation" causés par la guerre. Mais leur politisation gravitait autour de la question de la guerre. Contrairement à la vieille génération d'ouvriers socialistes qui avaient subi des décennies de routine politique à une époque de relative stabilité du capitalisme, la jeunesse socialiste avait été mobilisée directement par le spectre de la guerre qui approchait et avait développé une forte tradition "anti-militariste". 26 Et, alors que la Gauche marxiste se réduisit dans la Social-démocratie à une minorité isolée, son influence au sein des organisations radicales de la jeunesse était bien plus grande. 27

Quant à l'accusation selon laquelle les «radicaux" auraient été des vagabonds pendant leur jeunesse, elle ne prend pas en compte que ces années d'"errance" faisaient typiquement partie de la vie des prolétaires à cette époque. Vestige en partie de la vieille tradition du compagnonnage, de l'artisan qui voyageait, qui caractérisait les premières organisations politiques en Allemagne comme la Ligue des communistes, cette tradition était avant tout le fruit de la lutte des ouvriers pour interdire le travail des enfants à l'usine. Beaucoup de jeunes ouvriers partaient "voir le monde" avant d'être soumis au joug de l'esclavage salarié. Ils partaient à pied explorer les pays de langue allemande, l'Italie, les Balkans et même le Moyen-Orient. Ceux qui étaient liés au mouvement ouvrier trouvaient à se loger à bon marché ou gratuitement dans les Maisons des syndicats dans les grandes villes, avaient des contacts sociaux et politiques et soutenaient les organisations de jeunesse locales. C'est ainsi que se développèrent des centres internationaux d'échange sur les développements politiques, culturels, artistiques et scientifiques. 28 D'autres prirent la mer, apprirent des langues et établirent des liens socialistes à travers toute la planète. On n'a pas à se demander pourquoi cette jeunesse est devenue l'avant-garde de l'internationalisme prolétarien à travers l'Europe ! 29

Qui étaient les "délégués révolutionnaires" ?

La contre-révolution a accusé les Obleute d'être des agents payés par les gouvernements étrangers, par l'Entente, puis par le "bolchevisme mondial". En général, ils sont connus dans l'histoire comme une sorte de courant syndicaliste de base, localiste, centré sur l'usine et anti-parti. Dans les cercles operaïstes, on les admire comme une sorte de conspirateurs révolutionnaires qui avaient pour but de saboter la guerre impérialiste. Comment expliquer autrement la façon dont ils ont "infiltré" des secteurs et des usines clés de l'industrie d'armement allemande ?

Examinons les faits. Les Obleute ont commencé comme un petit cercle de fonctionnaires du parti et de militants social-démocrates qui ont gagné la confiance de leurs collègues par leur opposition indéfectible à la guerre. Ils étaient notamment fortement ancrés dans la capitale, Berlin, et dans l'industrie métallurgique, surtout chez les tourneurs. Ils appartenaient aux ouvriers éduqués, les plus intelligents, avec les salaires les plus hauts. Mais ils étaient renommés pour leur sens du soutien et de la solidarité envers les autres, envers les secteurs plus faibles de la classe comme les femmes mobilisées pour remplacer les hommes envoyés au front. Au cours de la guerre, tout un réseau d'ouvriers politisés grandit autour d'eux. Loin d'être un courant anti-parti, ils étaient quasiment exclusivement composés d'anciens social-démocrates, devenus maintenant membres ou sympathisants de l'aile gauche de l'USPD, y compris du Spartakusbund. Ils participèrent passionnément à tous les débats politiques qui eurent lieu dans la clandestinité au cours de la guerre.

Dans une grande mesure, la forme particulière que prit cette politisation était déterminée par les conditions du travail clandestin, rendant les assemblées de masse rares et les discussions ouvertes impossibles. Dans les usines, les ouvriers protégeaient leurs dirigeants de la répression, souvent avec un succès remarquable. Le vaste système d'espionnage des syndicats et du SPD échoua régulièrement à trouver le nom des "meneurs". Au cas où ils étaient arrêtés, chaque délégué avait nommé un remplaçant qui comblait immédiatement son absence.

Le "secret" de leur capacité à "infiltrer" les secteurs clés de l'industrie était très simple. Ils faisaient partie des "meilleurs" ouvriers, aussi les capitalistes se les disputaient. De cette façon, les patrons eux-mêmes, sans le savoir, mettaient ces internationalistes révolutionnaires à des postes névralgiques de l'économie de guerre.30

L'absence de l'Internationale

Le fait que les trois forces que nous avons mentionnées aient joué un rôle crucial dans le drame de la formation du parti de classe n'est pas une particularité de la situation allemande. L'une des caractéristiques du bolchevisme pendant la révolution en Russie est la façon dont il unifia fondamentalement les même forces qui existaient au sein de la classe ouvrière : le parti d'avant-guerre qui représentait le programme et l'expérience organisationnelle ; les ouvriers avancés, ayant une conscience de classe, des usines et sur les lieux de travail, qui ancraient le parti dans la classe et jouèrent un rôle positif décisif en résolvant les différentes crises dans l'organisation ; et la jeunesse révolutionnaire politisée par la lutte contre la guerre.

Ce qui est frappant en Allemagne, en comparaison, c'est l'absence de la même unité et de la même confiance mutuelle entre ces composants essentiels. C'est cela, et non une quelconque qualité inférieure des éléments eux-mêmes, qui était crucial. Ainsi les Bolcheviks possédaient les moyens de clarifier leurs confusions tout en maintenant et renforçant leur unité. Ce n'était pas le cas en Allemagne.

L'avant-garde révolutionnaire en Allemagne souffrait d'un manque d'unité et de confiance dans sa mission bien plus profondément ancré.

L'une des principales explications en est que la révolution allemande s'affrontait à un ennemi bien plus puissant. La bourgeoisie allemande était certainement plus impitoyable que la bourgeoisie russe. De plus, la phase inaugurée par la Guerre mondiale lui avait apporté des armes nouvelles et puissantes. En effet, avant 1914, l'Allemagne était le pays qui comportait le plus grand nombre de grandes organisations ouvrières de tout le mouvement ouvrier mondial. Dans la nouvelle période où les syndicats et les partis social-démocrates de masse ne pouvaient plus servir la cause du prolétariat, ces instruments devinrent d'énormes obstacles. Ici, la dialectique de l'histoire était à l'œuvre. Ce qui fut une force de la classe ouvrière allemande à un moment donné, tournait maintenant à son désavantage.

Il faut du courage pour s'en prendre à une forteresse si formidable. La tentation est grande d'ignorer la force de l'ennemi pour se rassurer. Mais le problème n'était pas seulement la force de la bourgeoisie allemande. Quand le prolétariat russe anéantit l'Etat bourgeois en 1917, le capitalisme mondial était encore divisé par la guerre impérialiste. C'est un fait bien connu que les militaires allemands aidèrent en fait Lénine et d'autres chefs bolcheviques à rentrer en Russie, car ils espéraient que cela affaiblirait la résistance militaire de leur adversaire sur le front de l'Est.

Maintenant, la guerre était terminée et la bourgeoisie mondiale s'unissait contre le prolétariat. L'un des moments forts du Congrès du KPD a été l'adoption d'une résolution identifiant et dénonçant la collaboration de l'armée britannique et de l'armée allemande avec les propriétaires locaux dans les Etats baltiques pour entraîner sur leurs terres des unités paramilitaires contre-révolutionnaires dirigées contre "la révolution russe aujourd'hui" et "la révolution allemande demain".

Dans cette situation, seule une nouvelle Internationale aurait pu donner aux révolutionnaires et à tout le prolétariat d'Allemagne la confiance et l'assurance nécessaires. La révolution pouvait encore être victorieuse en Russie sans la présence d'un parti de classe mondial parce que la bourgeoisie russe était relativement faible et isolée - pas en Allemagne. L'Internationale communiste n'était pas encore fondée quand la confrontation décisive de la révolution allemande eut lieu à Berlin. Seule une telle organisation, en rassemblant les acquis théoriques et l'expérience de l'ensemble du prolétariat, aurait pu affronter la tâche de mener une révolution mondiale.

C'est seulement l'éclatement de la grande guerre qui a fait prendre conscience aux révolutionnaires de la nécessité d'une opposition de gauche internationale vraiment unie et centralisée. Mais dans les conditions de la guerre, il était extrêmement difficile d'avoir des liens organisationnels et tout autant de clarifier les divergences politiques qui séparaient toujours les deux principaux courants de la gauche d'avant-guerre : les Bolcheviks autour de Lénine, et la gauche allemande et la gauche polonaise autour de Luxemburg. Cette absence d'unité avant la guerre rendit d'autant plus difficile de transformer les capacités politiques des courants des différents pays en un héritage commun à tous et d'atténuer les faiblesses de chacun.

Le choc de l'effondrement de l'Internationale socialiste n'a été nulle part aussi fort qu'en Allemagne. Là, la confiance dans des qualités comme la formation théorique, la direction politique, la centralisation et la discipline du parti fut profondément ébranlée. Les conditions de la guerre, la crise du mouvement ouvrier ne facilitèrent pas la restauration de cette confiance. 31

Conclusion

Dans cet article, nous nous sommes concentrés sur les faiblesses qui se manifestèrent lors de la formation du Parti. C'était nécessaire pour comprendre la défaite du début de 1919, sujet du prochain article. Mais malgré ces faiblesses, ceux qui se regroupèrent lors de la fondation du KPD étaient les meilleurs représentants de leur classe, incarnant tout ce qui est noble et généreux dans l'humanité, les vrais représentants d'un avenir meilleur. Nous reviendrons sur cette question à la fin de la série.

L'unification des forces révolutionnaires, la formation d'une direction du prolétariat digne de ce nom étaient devenue une question centrale de la révolution. Personne ne comprenait cela mieux que la classe sociale qui était directement menacée par ce processus. A partir de la révolution du 9 novembre, le principal objectif de la vie politique de la bourgeoisie était dirigé vers la "liquidation" de Spartakus. Le KPD fut fondé en plein milieu de cette atmosphère de pogrom dans laquelle se préparaient les coups décisifs contre la révolution qui allaient bientôt suivre.

Ce sera le sujet du prochain article.

Steinklopfer

 


1 L'ordre du jour dans la lettre d'invitation était le suivant :

  1. La crise de l'USPD

  2. Le programme du Spartakusbund

  3. L'Assemblée nationale

  4. La Conférence internationale

2 Contrairement à cette position, il semble qu'une des préoccupations de Leo Jogiches ait été d'associer les Obleute à la fondation du parti.

3 Six des militants présents à cette Conférence furent assassinés par les autorités allemandes dans les mois qui suivirent.

4 Der Gründungsparteitag der KPD, Protokoll und Materalien. publié par Hermann Weber. (« Congrès de fondation du KPD, procès-verbaux et documents »)

5 Eugen Leviné fut exécuté quelques mois plus tard comme dirigeant de la République des Conseils de Bavière.

6 Frölich, un représentant connu de la gauche de Brême, devait écrire plus tard une biographie célèbre de Rosa Luxemburg.

7 Voir le procès-verbal en allemand, op. cit. (note 4), p. 196 à 199

8 Bien que, rapidement par la suite, il ait totalement rejeté toute notion de parti de classe comme étant bourgeoise et développé une vision plutôt individuelle du développement de la conscience de classe, Otto Rühle est resté fidèle au marxisme et à la classe ouvrière. Lors du Congrès, il était déjà partisan des Einheitorganisationen (groupes politico-économiques) qui devaient, à son avis, remplacer à la fois le parti et les syndicats. Dans le débat sur « les luttes économiques », Luxemburg répond à son point de vue en disant que l'alternative aux syndicats, ce sont les conseils ouvriers et les organes de masse, pas les Einheitorganisationen.

9 Voir le procès-verbal en allemand, op.cit., p. 222

10 Selon Clara Zetkin, Jogisches, en réaction aux discussions, voulait que le Congrès échoue, c'est-à-dire que la fondation du parti soit reportée.

11 Voir le procès-verbal en allemand, op.cit., p. 214

12 D'après le procès-verbal, cette suggestion fut accueillie par des exclamations : « Très juste ! ». Heureusement, la motion de Fränkel ne fut pas adoptée.

13 Op.cit., p. 209. Le jour précédent, pour la même raison, Gelwitzki, avait dit qu'il se sentait « honteux » d'avoir discuté de cette question. Et quand Fritz Heckert, qui n'avait pas la même réputation révolutionnaire que Luxemburg et Liebknecht, tenta de défendre la position du comité central sur la participation aux élections, il fut interrompu par une exclamation de Jakob : « C'est l'esprit de Noske qui parle ici ! » (Op.cit., p. 117) Noske, ministre des armées social-démocrate du gouvernement bourgeois du moment, est entré dans l'histoire sous le nom de « chien sanglant de la contre-révolution ».

14 Op.cit., p. 224

15 « Le Congrès a démontré fortement la jeunesse et l'inexpérience du Parti. Le lien avec les masses était extrêmement faible. Le Congrès a adopté une attitude ironique envers les Indépendants de gauche. Je n'ai pas eu l'impression d'avoir déjà un Parti face à moi. » (Ibid., p. 47)

16 Ibid., p. 99-100

17 Ibid., p. 271

18 Ibid., p. 290

19 Ibid, p. 302

20 Voir les arguments de Marx et Engels au sein de la Ligue des communistes, après la défaite de la révolution de 1848-49.

21 Cité par Hermann Weber dans les documents sur le Congrès de fondation, op.cit., p. 42,43

22 Une grande partie des exclus fonda le KAPD. Soudain, il y avait deux Partis communistes en Allemagne, une tragique division des forces révolutionnaires !

23 Max Hoelz était sympathisant du KPD et du KAPD ; lui et ses supporters, armés, furent actifs en « Allemagne centrale » au début des années 20.

24 Walter Fähnders, Martin Rector, Linksradikalismus und Literatur, Untersuchungen zur Geschichte der sozialistischen Literatur in der Weimarer Republik (« Radicalisme de gauche et littérature, Etudes de l'Histoire de la littérature socialiste dans la république de Weimar »).

25 P. 262. Adam Scharrer, grande figure du KAPD, continua à défendre la nécessité d'un parti de classe révolutionnaire jusqu'à l'écrasement des organisations communistes de gauche en 1933.

26 La première apparition d'un mouvement de jeunes socialistes radicaux eut lieu en Belgique dans les années 1860, lorsque les jeunes militants firent de l'agitation (avec un certain succès) auprès des soldats des casernes pour les empêcher d'être utilisés contre les ouvriers en grève.

27 Voir le roman de Scharrer, Vaterlandslose Gesellen (qui signifie quelque chose comme « La fripouille antipatriotique »), écrit en 1929, ainsi que la biographie et le commentaire de Arbeitskollektiv proletarisch-revolutionärer Romane, republié par Oberbaumverlag, Berlin.

28 L'un des principaux témoins de ce chapitre de l'histoire est Willi Münzenberg, notamment dans son livre Die Dritte Front (« Le Troisième Front ») : « Souvenirs de quinze années dans le mouvement prolétarien de la jeunesse », publié pour la première fois en 1930.

29 Le leader le plus connu du mouvement de la jeunesse socialiste en Allemagne avant la guerre était Karl Liebknecht ; en Italie, c'était Amadeo Bordiga.

30

31 L'exemple de la maturation de la jeunesse socialiste en Suisse sous l'influence de discussions régulières avec les Bolcheviks pendant la guerre montre que c'était possible dans des circonstances plus favorables. « Avec une grande capacité psychologique, Lénine regroupa les jeunes autour de lui, participant à leurs discussions le soir, les encourageant et les critiquant toujours dans un esprit d'empathie. Ferdy Böhny allait se rappeler plus tard : « la façon dont il discutait avec nous ressemblait au dialogue socratique ». » (Babette Gross : Willi Münzenberg, Eine politische Biografie, p.93)

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Allemande [7]

Décadence du capitalisme (III) : Ascension et déclin dans les anciens modes de production

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Dans cet article, nous poursuivons l'examen de la méthode scientifique et historique que Marx, Engels et leurs successeurs ont développée dans leur œuvre (voir la Revue internationale n°134 [8]).

 

Ascension et déclin dans les anciens modes de production

  • « A grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d'époques progressives de la formation économique de la société. » 1

Ce bref passage pourrait donner lieu à plusieurs livres d'explications puisqu'il embrasse pratiquement toute l'histoire écrite. Pour les buts que nous poursuivons ici, nous étudierons deux aspects : la question générale du progrès historique et les caractéristiques de l'ascendance et de la décadence des formations sociales antérieures au capitalisme.

I. Peut-on parler de progrès ?

Nous avons signalé2 que les catastrophes qui ont marqué le 20e siècle ont suscité un scepticisme général envers la notion de progrès, notion qui n'était pas mise en doute tout au long du 19e siècle. Certains penseurs « radicaux » en ont conclu que la vision marxiste du progrès historique n'est elle-même qu'une des idéologies du 19e siècle servant à faire l‘apologie de l'exploitation capitaliste. Bien qu'elles se présentent souvent comme nouvelles, ces critiques ne font, la plupart du temps, que remettre au goût du jour les vieux arguments de Bakounine et des anarchistes : pour eux, la révolution était possible à tout moment ; ils accusaient les marxistes d'être de vulgaires réformistes du fait que, pour ces derniers, l'époque de la révolution n'était pas encore arrivée et la classe ouvrière devait s'organiser à long terme pour défendre ses conditions de vie au sein de l'ordre social existant. Les anti-progressistes commencent parfois par critiquer, d'un point de vue « marxiste », l'idée selon laquelle, aujourd'hui, le système capitaliste serait décadent ; ils insistent sur le fait que très peu de choses auraient changé dans la vie du capital depuis l'époque de Marx, sauf peut-être au niveau quantitatif - l'économie est plus développée, les crises sont plus vastes, les guerres plus importantes. Mais les plus conséquents de ces critiques se débarrassent vite du fardeau du matérialisme historique ; en fin de compte, pour eux, le communisme aurait pu surgir à n'importe quel moment de l'histoire passée. En fait, les plus cohérents de ces courants sont les primitivistes pour qui il n'y a eu aucun progrès dans l'histoire depuis l'émergence de la civilisation et, en fait, depuis la découverte de l'agriculture qui a permis cette civilisation : ils considèrent tout cela comme une évolution terriblement erratique vu que l'époque la plus heureuse de la vie humaine a été, selon eux, l'étape nomade des chasseurs-cueilleurs. Ils désirent ardemment l'effondrement final de la civilisation et l'élimination de l'humanité ; alors, la chasse et la cueillette pourraient être à nouveau pratiquées par les quelques survivants.

Il est sûr que Marx était très ferme par rapport à l'idée que seul le capitalisme avait ouvert la voie permettant de dépasser les antagonismes sociaux et de créer une société qui permettrait à l'humanité de se développer pleinement. Comme il poursuit dans la Préface : « Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagoniste du processus social de la production, antagoniste non pas dans le sens d'un antagonisme individuel, mais d'un antagonisme qui naît des conditions sociales d'existence des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme. »

Pour la première fois, le capitalisme créait les conditions nécessaires à une société communiste mondiale : il unifiait l'ensemble du monde à travers son système de production ; il révolutionnait les instruments de production de sorte que, désormais, une société d'abondance était possible ; et il donnait naissance à une classe qui ne pourrait s'émanciper qu'en émancipant l'humanité tout entière - le prolétariat, première classe exploitée de l'histoire à porter les germes d'une nouvelle société. Pour Marx, il était inconcevable que l'humanité puisse se passer de cette étape dans l'histoire et faire naître une société communiste, globale et durable, au cours des époques de despotisme, d'esclavage et de servage.

Mais le capitalisme n'est pas venu de nulle part : les modes de production qui se sont succédés avant le capitalisme, lui ont, à leur tour, préparé la voie et, en ce sens, l'ensemble du développement de ces systèmes sociaux antagoniques, c'est-à-dire divisés en classes, a représenté un mouvement progressif dans l'histoire de l'humanité, aboutissant finalement à la possibilité matérielle d'une communauté mondiale sans classe. Il est donc contradictoire de se réclamer de l'héritage de Marx et, simultanément, de rejeter la notion de progrès historique.

Mais en fait, il y a différentes visions du progrès : une vision bourgeoise et une vision marxiste qui s'oppose à cette dernière.

Pour commencer, tandis que la bourgeoisie considérait que l'histoire menait inexorablement au triomphe du capitalisme démocratique suivant un cours ascendant et linéaire au cours duquel toutes les sociétés précédentes étaient à tous égards inférieures au nouvel ordre de choses, le marxisme a affirmé le caractère dialectique du mouvement historique. En fait, la notion même d'ascendance et de déclin des modes de production signifie qu'il peut y avoir des régressions autant que des avancées au cours du processus historique. Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880), parlant de Fourier et de son anticipation du matérialisme historique, Engels attire l'attention sur le lien entre la vision dialectique de l'histoire et la notion d'ascendance et de déclin : « Mais là où (Fourier) apparaît le plus grand, c'est dans sa conception de l'histoire de la société. (...) Fourier, comme on le voit, manie la dialectique avec la même maîtrise que son contemporain Hegel. Avec une égale dialectique, il fait ressortir que, contrairement au bavardage sur la perfectibilité indéfinie de l'homme, toute phase historique a sa branche ascendante, mais aussi sa branche descendante, et il applique aussi cette conception à l'avenir de l'humanité dans son ensemble. » (chapitre 1)

Ce que Engels dit ici, c'est qu'il n'y a rien d'automatique dans le processus d'évolution historique. Tout comme le processus d'évolution naturelle, la « perfectibilité humaine » n'est pas programmée à l'avance. Comme nous le verrons, la société peut se trouver dans une impasse, comme c'est arrivé aux dinosaures ; il se peut que des sociétés non seulement déclinent mais disparaissent complètement et ne donnent naissance à rien de nouveau.

De plus, même lorsqu'il y a progrès, il a généralement un caractère profondément contradictoire. Un exemple frappant en est la destruction de la production artisanale ; dans celle-ci, le producteur trouvait une satisfaction, à la fois dans le processus de production et dans le but de celle-ci ; la production industrielle qui l'a remplacée, et sa routine abrutissante en est un exemple typique. Mais Engels l'explique avec encore plus de force lorsqu'il décrit la transition du communisme primitif à la société de classe. Dans L origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, ayant mis en évidence à la fois les immenses forces de la vie tribale et ses limites intrinsèques, Engels parvient aux conclusions suivantes sur la façon d'envisager l'avènement de la civilisation :

« La puissance de cette communauté primitive devait être brisée - elle le fut. Mais elle fut brisée par des influences qui nous apparaissent de prime abord comme une dégradation, comme une chute originelle du haut de la candeur et de la moralité de la vieille société gentilice. Ce sont les plus vils intérêts - rapacité vulgaire, brutal appétit de jouissance, avarice sordide, pillage égoïste de la propriété commune - qui inaugurent la nouvelle société civilisée, la société de classes ; ce sont les moyens les plus honteux - vol, violence, perfidie, trahison - qui sapent l'ancienne société gentilice sans classe, et qui amènent sa chute. Et la société nouvelle elle-même, pendant les deux mille cinq cents ans de son existence, n'a jamais été autre chose que le développement de la petite minorité aux frais de la grande majorité des exploités et des opprimés, et c'est ce qu'elle est de nos jours, plus que jamais. » (chapitre 3 : La gens iroquoise)

Cette vision dialectique porte également sur la société communiste du futur que Marx, dans le beau passage des Manuscrits économiques et philosophiques de 1844 décrit comme «le retour total de l'homme à soi en tant qu'homme social, c'est-à-dire humain, retour conscient et qui s'est accompli avec toute la richesse du développement antérieur. » (Troisième Manuscrit) De même, le communisme du futur est vu comme une renaissance, à un niveau supérieur, du communisme du passé. Engels conclut donc son livre sur les origines de l'Etat par la formule éloquente, reprise de l'anthropologue Lewis Morgan, anticipant un communisme qui sera «une reviviscence -mais sous une forme supérieure - de la liberté, de l'égalité et de la fraternité des antiques gentes. »3 

Mais avec toutes ces précisions, il est évident dans la Préface que la notion de progrès, « d'époques progressives » est fondamentale dans la pensée marxiste. Dans la vision grandiose du marxisme, qu'il s'agisse (au moins !) de l'émergence de l'humanité, de l'apparition de la société de classes jusqu'au développement du capitalisme et au grand saut dans le royaume de la liberté qui nous attend dans le futur, « le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses, en apparence stables, - tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre cerveau, les concepts, se développent et meurent en passant par un changement ininterrompu au cours duquel, finalement, malgré tous les hasards apparents et tous les retours en arrière momentanés, un développement progressif finit par se faire jour. » (Engels, Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, chapitre 4 : le matérialisme dialectique). Vu de cette distance, en quelque sorte, il est évident qu'il y a un réel processus de développement : sur le plan de la capacité de l'homme à transformer la nature à travers le développement d'outils plus sophistiqués ; sur celui de la compréhension subjective d'elle-même par l'humanité et du monde qui l'entoure ; et donc au niveau de la capacité de l'homme à libérer ses pouvoirs en sommeil et à vivre une vie en accord avec ses besoins les plus profonds.

II. La succession des modes de production

Du communisme primitif à la société de classe

Quand Marx présente « à grands traits» les principaux modes de production qui se sont succédés dans l'histoire, il n'a pas la prétention d'être exhaustif. Pour commencer, il ne mentionne que les formations sociales « antagonistes », c'est-à-dire les principales formes de sociétés de classe et il ne mentionne pas les diverses formes de sociétés non exploiteuses qui les ont précédées. De plus, l'étude des formations sociales pré-capitalistes était encore dans l'enfance à l'époque de Marx, de sorte qu'il était tout simplement impossible de faire une liste exhaustive de toutes les sociétés qui avaient existé jusqu'alors. En fait, même en l'état actuel des connaissances historiques, cette tâche est toujours extrêmement difficile à réaliser. Dans la longue période qui va de la dissolution des rapports sociaux communistes primitifs - dont les chasseurs nomades du paléolithique sont l'expression la plus claire - aux sociétés de classe pleinement formées constituées par les civilisations historiques, il y eut nombre de formes intermédiaires et transitoires ainsi que des formes qui aboutirent simplement à une impasse historique : mais notre connaissance de celles-ci reste extrêmement limitée.4

Le fait que Marx n'ait pas inclus les sociétés communistes primitives et antérieures à la société de classe dans la Préface ne signifie pas qu'il considérait leur étude sans importance, au contraire. Dès le début, les fondateurs de la méthode du matérialisme historique reconnaissaient que l'histoire de l'humanité ne commence pas avec la propriété privée, mais avec la propriété communale : « La première forme de la propriété est la propriété tribale. Elle correspond à ce stade rudimentaire de la production où un peuple se nourrit de la chasse et de la pêche, de l'élevage du bétail ou, à la rigueur, de l'agriculture. Dans ce dernier cas, cela suppose une grande quantité de terres incultes. À ce stade, la division du travail est encore très peu développée et se borne à une plus grande extension de la division naturelle telle que l'offre la famille. » (L'idéologie allemande, Feuerbach, A - l'idéologie en général et en particulier l'idéologie allemande) 

Lorsque ce point de vue fut confirmé par des recherches ultérieures - notamment par les travaux de Lewis Morgan sur les tribus d'Amérique du Nord - Marx fut extrêmement enthousiaste, et passa une grande partie de ses dernières années à se plonger dans le problème des rapports sociaux primitifs, en particulier par rapport aux questions qui lui étaient posées par le mouvement révolutionnaire en Russie (voir le chapitre « Communisme du passé, communisme du futur » dans notre livre à paraître Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle). Pour Marx, Engels et, aussi, pour Rosa Luxemburg qui a beaucoup écrit à ce sujet dans son livre Introduction à l'économie politique, la découverte que les formes originelles des relations humaines n'étaient pas basées sur l'égoïsme et la compétition mais sur la solidarité et la coopération, et que des siècles et même des millénaires après l'avènement de la société de classe, il existait toujours un attachement profond et persistant aux formes sociales communales, en particulier chez les classes opprimées et exploitées, constituait une confirmation éclatante de la vision communiste et une arme puissante contre les mystifications de la bourgeoisie pour qui le pouvoir et la propriété sont inhérents à la nature humaine.

Dans L‘origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat de Engels, dans les Cahiers ethnographiques de Marx, dans l' Introduction à l'économie politique de Rosa Luxemburg, ils expriment donc un profond respect pour le courage, la morale et la créativité artistique des peuples « sauvages » et « barbares ». Mais il n'y a pas d'idéalisation de ces sociétés. Le communisme pratiqué dans les premières formes de la société humaine n'était pas engendré par l'idée d'égalité mais le produit de la nécessité. C'était la seule forme possible d'organisation sociale dans des conditions où les capacités productives de l'homme n'avaient pas encore permis la constitution d'un surplus social suffisant pour maintenir une élite privilégiée, une classe dominante.

Les relations communistes primitives émergèrent très probablement avec le développement de l'humanité - c'est-à-dire d'une espèce que la capacité de transformer son environnement pour satisfaire ses besoins matériels distinguait de tous les autres membres du règne animal. Elles ont permis aux êtres humains de devenir l'espèce dominante sur la planète. Mais si nous faisons une généralisation à partir de ce que nous connaissons de la forme la plus archaïque de communisme primitif - chez les Aborigènes d'Australie - il apparaît que les formes d'appropriation du produit social, y étant entièrement collectives5, ont aussi empêché le développement de la productivité individuelle ; le résultat en a été que les forces productives n'ont quasiment pas évolué pendant des millénaires. De toutes façons, le changement des conditions matérielles et environnementales, comme l'augmentation de la population, a rendu de plus en plus intenable, à un moment donné, le collectivisme extrême des premières formes de société humaine qui faisait obstacle au développement de techniques de production (comme l'élevage et l'agriculture) pouvant nourrir un plus grand nombre de personnes ou des populations vivant désormais dans des conditions sociales et environnementales ayant changé.6

Comme le note Marx, «L'histoire de la décadence des communautés primitives est encore à écrire. Jusqu'ici on n'a fourni que de maigres ébauches. Mais en tout cas l'exploration est assez avancée pour affirmer que (...) les causes de leur décadence dérivent de données économiques qui les empêchaient de dépasser un certain degré de développement. » (Premier brouillon de lettre à Vera Zassoulitch, 1881). Le déclin du communisme primitif et la montée des divisions de classe n'échappent pas aux règles générales mises en lumière dans la Préface : les relations que les hommes ont nouées entre eux pour satisfaire leurs besoins, parviennent de moins en moins à remplir leur fonction d'origine et entrent donc dans une crise fondamentale ; le résultat est que les communautés qu'ils soutiennent ou bien disparaissent complètement, ou bien remplacent les anciens rapports par de nouveaux, plus capables de développer la productivité du travail humain. Nous avons déjà vu qu'Engels insistait sur le fait que : « La puissance de cette communauté primitive devait être brisée - elle le fut. »

Pourquoi ? Parce que «La tribu restait pour l'homme la limite, aussi bien en face de l'étranger que vis-à-vis de soi-même: la tribu, la gens et leurs institutions étaient sacrées et intangibles, constituaient un pouvoir supérieur donné par la nature, auquel l'individu restait totalement soumis dans ses sentiments, ses pensées et ses actes. Autant les hommes de cette époque nous paraissaient imposants, autant ils sont indifférenciés les uns des autres, ils tiennent encore, comme dit Marx, au cordon ombilical de la communauté primitive. » (L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, ibid.) 

A la lumière des découvertes anthropologiques, on pourrait contester l'affirmation d'Engels selon laquelle les peuples des sociétés tribales manquaient à ce point d'individualité. Mais le point de vue qui sous-tend ce passage reste valable : à plusieurs moments clé, les anciennes méthodes et les anciennes relations communales s'avérèrent une entrave au développement et, aussi contradictoire que cela puisse paraître, la montée graduelle de la propriété individuelle, l'exploitation de classe et une nouvelle phase de l'auto-aliénation de l'homme, devinrent tous « facteurs de développement ».

Le mode de production « asiatique »

Le terme « mode de production asiatique » est controversé. Engels omet malheureusement d'inclure ce concept dans son œuvre de référence sur la montée des sociétés de classe, L'origine de la famille, de la propriété et de l'Etat, bien que les précédents travaux de Marx aient contenu de nombreuses références à celui-ci. L'erreur d'Engels fut ultérieurement aggravée par les staliniens qui rejetèrent le concept lui-même et proposèrent une vision linéaire et très mécanique de l'histoire, comme si celle-ci avait évolué partout suivant les phases du communisme primitif, de l'esclavage, du féodalisme et du capitalisme. Ce schéma comportait des avantages certains pour la bureaucratie stalinienne : d'une part, bien après que la révolution bourgeoise eut cessé d'être à l'ordre du jour de l'histoire mondiale, il leur permettait de considérer comme « progressistes » les bourgeoisies qui se développaient dans des pays comme l'Inde ou la Chine dont ils définissaient les anciennes sociétés "despotiques orientales" comme « féodales » ; et cela leur permettait aussi d'éviter des critiques embarrassantes concernant leur propre forme de despotisme, puisque, dans le concept de despotisme asiatique, c'est l'Etat et non une classe de propriétaires individuels, qui assure directement l'exploitation de la force de travail ; le parallèle avec l'Etat stalinien est évident.

Des chercheurs plus sérieux comme Perry Anderson dans l'Appendice à son livre Lineages of the Absolutist State (1979), pense que caractériser, comme l'a fait Marx, des sociétés comme l'Inde et d'autres sociétés contemporaines de l'époque de formes d'un « mode asiatique » défini, était basé sur des informations fausses et que, de toutes façons, le concept est tellement général qu'il manque de signification précise.

Il est certain que l'épithète « asiatique » lui-même crée une confusion. Dans une certaine mesure, toutes les premières formes de société de classe ont pris la forme analysée par Marx sous cette rubrique, que ce soit à Sumer, en Egypte, en Inde ou en Chine et dans des régions plus reculées, en Amérique centrale et en Amérique du Sud, en Afrique et dans le Pacifique. Elles étaient fondées sur la communauté villageoise héritée de l'époque qui a précédé l'émergence de l'Etat. Le pouvoir d'Etat, souvent personnifié par une caste de prêtres, est basé sur le surproduit extirpé des communautés villageoises sous la forme de tribut ou, dans le cas de grands projets de construction (voies d'irrigation, construction de temples, etc.), sur le travail obligatoire (la « corvée »). L'esclavage pouvait exister mais il ne constituait pas la forme dominante du travail. Nous pensons que, bien que ces sociétés aient présenté entre elles des différences significatives, leur similarité et leur unité se manifestaient sur le plan le plus crucial dans la classification des modes de production «antagoniques » : le type de rapports sociaux à travers lesquels le surtravail est extrait de la classe exploitée.

Lorsqu'on examine ces formes sociales et leur décadence, elles comportent, comme les sociétés « primitives », un certain nombre de caractéristiques spécifiques ; ces sociétés semblent présenter un stabilité extraordinaire et ont rarement, sinon jamais, « évolué » vers un nouveau mode de production sans avoir été battues de l'extérieur. Ce serait néanmoins une erreur de considérer que la société asiatique n'a pas d'histoire. Il existe une grande différence entre les premières formes despotiques qui ont surgi à Hawaï ou en Amérique du Sud qui sont très proches de leurs origines tribales et les gigantesques empires qui se sont développés en Inde ou en Chine et qui ont donné lieu à des formes culturelles extrêmement sophistiquées.

Néanmoins, les caractéristiques sous-jacentes - le caractère central de la communauté villageoise - demeure et fournit la clé de la compréhension de la nature « immuable» de ces sociétés.

  • «Ces petites communautés indiennes, dont on peut suivre les traces jusqu'aux temps les plus reculés, et qui existent encore en partie, sont fondées sur la possession commune du sol, sur l'union immédiate de l'agriculture et du métier et sur une division du travail invariable, laquelle sert de plan et de modèle toutes les fois qu'il se forme des communautés nouvelles. Etablies sur un terrain qui comprend de cent à quelques milles acres, elles constituent des organismes de production complets se suffisant à elles-mêmes. La plus grande masse du produit est destinée à la consommation immédiate de la communauté; elle ne devient point marchandise, de manière que la production est indépendante de la division du travail occasionnée par l'échange dans l'ensemble de la société indienne. L'excédent seul des produits se transforme en marchandise, et va tout d'abord entre les mains de l'État auquel, depuis les temps les plus reculés, en revient une certaine partie à titre de rente en nature.(...) La simplicité de l'organisme productif de ces communautés qui se suffisent à elles mêmes, se reproduisent constamment sous la même forme, et une fois détruites accidentellement, se reconstituent au même lieu et avec le même nom, nous fournit la clef de l'immutabilité des sociétés asiatiques, immutabilité qui contraste d'une manière si étrange avec la dissolution et reconstruction incessantes des Etats asiatiques, les changements violents de leurs dynasties. La structure des éléments économiques fondamentaux de la société, reste hors des atteintes de toutes les tourmentes de la région politique. » (Le Capital, Livre I, section 4, chapitre 14, Division du travail dans la manufacture et dans la société)

Dans ce mode de production, les entraves au développement de la production marchande étaient bien plus puissantes que dans la Rome antique ou dans le féodalisme, et c'est certainement la raison pour laquelle, dans les régions où il est devenu dominant, le capitalisme n'apparaît pas comme un produit de l'ancien système mais comme un envahisseur étranger. On peut noter également que la seule société « orientale » qui ait développé, dans une certaine mesure, son propre capitalisme indépendant est le Japon où existait auparavant un système féodal.

Ainsi, dans cette forme sociale, le conflit entre les rapports de production et l'évolution des forces productives apparaît souvent comme une stagnation plutôt qu'un déclin parce que, alors que les dynasties montaient et chutaient, se consumant dans des conflits internes incessants et écrasant la société sous le poids de projets étatiques improductifs « pharaoniques », la structure fondamentale de la société continuait à se maintenir ; et si de nouveaux rapports de production n'émergeaient pas, alors les périodes de déclin de ce mode de production à strictement parler ne constituaient pas vraiment des époques de révolution sociale. C'est tout à fait cohérent avec la méthode d'ensemble utilisée par Marx qui ne suppose pas que toutes les formes de société suivent une évolution linéaire ou prédéterminée et envisage la possibilité que des sociétés se trouvent dans une impasse d'où aucune évolution ultérieure n'est possible. Nous devons aussi rappeler que certaines des expressions les plus isolées de ce mode de production se sont complètement effondrées, souvent parce qu'elles avaient atteint les limites de croissance possible dans un milieu écologique donné. Cela semble avoir été le cas de la culture Maya qui a détruit sa propre base agricole par une déforestation excessive. Dans ce cas, il y a même eu une « régression » délibérée de la part de grandes parties de la population qui a abandonné les villes et est retournée à la chasse et à la cueillette, même si la mémoire des anciens calendriers et des traditions mayas fut préservée de façon assidue. D'autres cultures comme celle de l'Île de Pâques, semblent avoir disparu entièrement, très probablement à cause de conflits de classe insurmontables, de la violence et de la famine.

L'esclavage et le féodalisme

Marx et Engels n'ont jamais nié qu'ils étaient très peu familiers des formations sociales primitives et asiatiques du fait des limites de la connaissance de l'époque. Ils étaient beaucoup plus confiants pour écrire sur la société « antique » (c'est-à-dire les sociétés esclavagistes de la Grèce et de Rome) et sur le féodalisme européen. En fait, l'étude de ces sociétés a joué un rôle significatif dans l'élaboration de leur théorie de l'histoire puisqu'elles fournissaient des exemples très clairs du processus dynamique au cours duquel un mode de production avait succédé à un autre. C'est évident dans les premiers écrits de Marx (L'idéologie allemande) où il situe la montée du féodalisme précisément dans les conditions entraînées par le déclin de Rome.

  • « La troisième forme est la propriété féodale ou celle des divers ordres. Tandis que l'antiquité partait de la ville et de son petit territoire, le moyen âge partait de la campagne. Ce point de départ tenait à la dispersion et à l'éparpillement, sur de vastes espaces des populations existantes et que les conquérants ne vinrent guère grossir. À l'encontre de celui de la Grèce et de Rome, le développement féodal débute donc sur un terrain bien plus étendu, préparé par les conquêtes romaines et par l'extension de l'agriculture qu'elles entraînèrent initialement. Les derniers siècles de l'Empire romain en déclin et les conquêtes mêmes des barbares anéantirent une masse de forces productives : l'agriculture avait sombré, l'industrie dépérissait faute de débouchés, le commerce languissait ou était interrompu par la violence, la population urbaine et rurale avait diminué. Cette situation et le mode d'organisation de la conquête qui en découla, développèrent, sous l'influence de l'organisation militaire des Germains, la propriété féodale. Comme la propriété tribale et communale, celle-ci repose à son tour sur une communauté, sauf que ce ne sont plus les esclaves, comme dans l'Antiquité, mais les petits paysans asservis qui en constituent la classe directement productrice. » (L'Idéologie allemande, ibid.)

Le terme de décadence lui-même évoque l'image de la fin de l'Empire romain - les orgies et les empereurs assoiffés de pouvoir, les combats mortels des gladiateurs face à d'immenses foules de spectateurs réclamant du sang. Il est certain que ces images portent sur des éléments « superstructurels » de la société romaine mais elles reflètent une réalité qui se déroulait aux fondements mêmes du système esclavagiste ; aussi des révolutionnaires comme Engels et Rosa Luxemburg se sentaient en droit de présenter le déclin de l'Empire romain comme une sorte de présage de ce qui était réservé à l'humanité si le prolétariat ne parvenait pas à renverser le capitalisme : «la décadence de toute civilisation, avec pour conséquences, comme dans la Rome antique, le dépeuplement, la désolation, la dégénérescence, un grand cimetière .» (Brochure de Junius, Socialisme ou Barbarie ?)

La société esclavagiste antique était une formation sociale bien plus dynamique que le mode asiatique, même si ce dernier a contribué au développement de la culture grecque antique et donc au mode de production esclavagiste en général (l'Egypte en particulier était considérée comme un dépositaire vénérable de la sagesse). Ce dynamisme provenait dans une large mesure du fait que, comme l'a dit un contemporain de l'époque, « tout est à vendre à Rome » : la forme marchande s'était développée à un tel point que les anciennes communautés agraires n'étaient plus que le doux souvenir d'un âge d'or révolu et des masses d'êtres humains étaient devenues elles-mêmes des marchandises à acheter et vendre sur le marché des esclaves. Même lorsqu'il subsistait de vastes domaines de l'économie où les petits paysans et les artisans accomplissaient encore du travail productif, de vastes armées d'esclaves assumaient un rôle de plus en plus prépondérant dans la production centrale de l'économie antique - les grands domaines agricoles, les travaux publics et les mines. L'esclavage, cette grande « invention » du monde antique fut, pendant une très longue période, une « forme de développement » formidable, permettant aux citoyens libres de s'organiser en armées puissantes qui, en conquérant de nouvelles terres pour l'Empire, fournissaient sans cesse de nouveaux esclaves. Mais de même, à un moment donné, l'esclavage se transforma en entrave à tout développement ultérieur. La faiblesse inhérente de sa productivité réside dans le fait que le producteur (l'esclave) n'a aucune raison de consacrer au travail le meilleur de ses capacités productives, et le propriétaire d'esclave aucune raison d'investir pour développer de meilleures techniques de production puisque l'option la moins coûteuse était toujours un apport de nouveaux esclaves. D'où le décalage extraordinaire entre les avancées philosophiques/scientifiques de la classe des penseurs dont le loisir était fondé sur une plate-forme portée par des esclaves, et l'application extrêmement limitée des avancées théoriques ou techniques qui étaient faites. Ce fut le cas, par exemple, pour le moulin à eau qui a joué un rôle crucial dans le développement de l'agriculture féodale. En fait, il a été inventé en Palestine au tournant du Premier siècle après J.C., mais son utilisation ne fut jamais généralisée à tout l'Empire. A un moment donné, donc, le mode de production esclavagiste s'est trouvé incapable d'augmenter la productivité du travail de façon radicale, ce qui l'empêcha de maintenir les vastes armées qui étaient nécessaires pour le faire fonctionner. L'expansion de Rome était allée au-delà de ses capacités, prise dans une contradiction insoluble qui s'exprimait dans toutes les caractéristiques qu'on connaît de son déclin.

Dans Passages from Antiquity to Feudalism (« Passage de l'antiquité au féodalisme") (1974), l'historien Perry Anderson énumère certaines des expressions économiques, politiques et militaires de ce blocage des forces productives de la société romaine par les relations esclavagistes au début du 3e siècle : « Au milieu du siècle, le système monétaire s'effondra complètement, les prix du blé étaient montés en flèche jusqu'à 200 fois leur taux au début du Principat. La stabilité politique dégénéra en même temps que la stabilité monétaire. Au cours des cinquante années chaotiques qui vont de 235 à 284, il n'y eut pas moins de vingt empereurs, dont dix-huit moururent de mort violente, un fut fait prisonnier à l'étranger, l'autre fut victime de la peste - des destins à l'image de l'époque. Les guerres civiles et les usurpations furent quasiment ininterrompues, depuis Maximin Le Thrace jusqu'à Dioclétien. Elles furent aggravées par des invasions étrangères dévastatrices régulières et des attaques le long des frontières avec de profondes incursions à l'intérieur... Les troubles politiques intérieurs et les invasions étrangères apportèrent dans leur sillage des épidémies successives qui affaiblirent et diminuèrent la population de l'Empire, déjà réduite par la destruction due aux guerres. Les terres furent désertées et la pénurie de produits agricoles se développa. Le système d'impôts se désintégra avec la dépréciation de la monnaie et les impôts fiscaux redevinrent des tributs en nature. La construction dans les villes s'arrêta brusquement, ce que les fouilles archéologiques attestent dans tout l'Empire ; dans certaines régions, les centres urbains disparurent et diminuèrent.»

Anderson poursuit en montrant comment, face à cette crise profonde, le pouvoir d'Etat romain, fondamentalement sur la base d'une armée réorganisée et agrandie, enfla dans des proportions gigantesques et parvint à une certaine stabilisation qui dura cent ans. Mais comme « le gonflement de l'Etat s'accompagnait d'un rétrécissement de l'économie... », ce renouveau ne fit qu'ouvrir la voie à ce qu'il appelle « la crise finale de l'Antiquité », imposant la nécessité d'abandonner progressivement le rapport esclavagiste. Un autre facteur-clé dans le destin du mode de production esclavagiste fut la généralisation des révoltes d'esclaves et d'autres classes exploitées et opprimées dans tout l'Empire au 5e siècle après J.C. (comme ce qu'on appelle « Bacudae » qui eurent lieu à une échelle bien plus grande que la révolte de Spartacus au premier siècle - bien qu'on se rappelle justement cette dernière pour son audace incroyable et le désir ardent d'un nouveau monde qui l'inspira.

Ainsi, la décadence de Rome correspond de façon précise à la formulation de Marx et a eu clairement un caractère catastrophique. Malgré les récents efforts des historiens bourgeois pour la présenter comme un processus graduel et imperceptible, elle s'est manifestée comme une crise de sous-production dévastatrice ; la société était de moins en moins capable de produire de quoi satisfaire les besoins élémentaires de la vie - il y eut une véritable régression des forces productives et de nombreux domaines de la connaissance et de la technique furent effectivement enterrés et perdus pour des siècles. Ce ne fut pas un processus unilatéral -comme nous l'avons noté, la grande crise du 3e siècle fut suivie par un renouveau relatif qui ne prit fin qu'avec la vague finale d'invasions barbares - mais il était inexorable.

L'effondrement du système romain constituait la condition pour l'émergence de nouveaux rapports de production ; une grande partie des propriétaires terriens prit la décision révolutionnaire d'éliminer l'esclavage en faveur du système des colons - précurseur du servage féodal, dans lequel le producteur tout en étant directement contraint de travailler pour la classe des propriétaires, se voyait attribuer son propre lopin de terre à cultiver. Le second ingrédient du féodalisme, mentionné par Marx dans le passage de l'Idéologie allemande, fut l'élément barbare « germanique » qui combinait l'apparition d'une aristocratie guerrière avec des vestiges de propriété communale, obstinément maintenue par la paysannerie. Une longue période de transition s'ensuivit au cours de laquelle les relations esclavagistes n'avaient pas complètement disparu et où le système féodal s'affirmait graduellement ; il atteignit sa véritable ascendance seulement au début du nouveau millénaire. Et bien que, , dans différents domaines (l'urbanisation, l'indépendance relative de l'art et de la pensée philosophique vis-à-vis de la religion, la médecine, etc.) la montée de la société féodale ait représenté une régression marquée par rapport aux réalisations de l'Antiquité, les nouveaux rapports sociaux donnèrent au seigneur et au serf un intérêt direct dans l'accroissement de la production de leur part de terre et permirent la généralisation d'un nombre important d'avancées techniques dans l'agriculture : la charrue à soc de fer, les harnais de fer qui permettaient de conduire les chevaux, le moulin à eau, le système de rotation des cultures dans trois champs (la jachère), etc. Le nouveau mode de production permit ainsi un renouveau des villes et la floraison d'une nouvelle culture, qui s'exprime de la façon la plus caractéristique dans les grandes cathédrales et les universités qui sont nées aux 12e et 13e siècles.

Mais comme le système esclavagiste avant lui, le féodalisme atteignit aussi ses limites « externes » :

  • « Dans les cent années suivantes [du 13e siècle], une crise générale massive frappa tout le continent... le facteur déterminant le plus profond de cette crise générale réside probablement... dans une exploitation des mécanismes de reproduction du système au point limite de leurs capacités ultimes. En particulier, il semble clair que le moteur des défrichements qui avaient permis à l'ensemble de l'économie féodale de se développer pendant trois siècles, finit par dépasser les limites objectives de la terre et de la structure sociale. La population continuait à augmenter alors que le rendement chutait dans les terres marginales qu'on pouvait encore convertir au niveau existant de technique, et le sol se détériorait du fait de la précipitation et de sa mauvaise utilisation. Les dernières réserves de nouvelles terres défrichées étaient en général de mauvaise qualité, humides ou avec une terre légère, qu'il était plus difficile de cultiver et sur lesquelles des cultures inférieures comme l'avoine étaient semées. Les anciennes terres cultivées subissaient pour leur part l'influence du temps et connaissaient un déclin du fait de la durée de leur culture... » (P. Anderson, Ibid.)

Comme l'expansion de l'économie féodale agricole se heurtait à ces barrières, des conséquences désastreuses s'ensuivirent pour la vie de la société : les mauvaises récoltes, les famines, l'effondrement du prix du grain combiné à l'augmentation vertigineuse des biens produits dans les centres urbains :

  • « Ce processus contradictoire affecta très fortement la noblesse car son mode de vie était devenu de plus en plus dépendant des marchandises de luxe produites dans les villes... alors que la culture des domaines et les taxes de servage de ses propriétés rapportaient progressivement de moins en moins. Le résultat fut la baisse des revenus seigneuriaux qui, à son tour, déchaîna une vague sans précédent de guerres puisque les chevaliers cherchaient partout à refaire fortune par le pillage. En Allemagne, en Italie, cette quête de butin à une époque de disette produisit le phénomène de banditisme désorganisé et anarchique des seigneurs... En France surtout, « la Guerre de Cent ans » - combinaison meurtrière de guerre civile entre les Capétiens et la Maison de Bourgogne et de conflit international entre l'Angleterre et la France, impliquant également les puissances des Flandres et d'Espagne - plongea le plus riche pays d'Europe dans un état de désordre et de misère jamais connus. En Angleterre, l'épilogue de la défaite finale du continent en France fut le gangstérisme des barons dans les Guerres des Roses... Pour compléter ce panorama de désolation, à cette crise structurelle vint s'ajouter une catastrophe conjoncturelle : l'arrivée en 1348 de la peste venant d'Asie. » (Ibid.)

La peste qui réduisit la population européenne d'un tiers, précipita la fin du servage. Elle provoqua un manque chronique de main d'œuvre dans les campagnes, obligeant la noblesse à passer des corvées féodales traditionnelles au paiement de salaires ; mais, en même temps, la noblesse tentait de faire tourner la roue de l'histoire à l'envers en imposant des restrictions draconiennes sur les salaires et le mouvement des travailleurs ; cette tendance européenne fut codifiée notamment dans l'exemple typique du Statute of Labourers (« Loi sur le statut des travailleurs ») décrété en Angleterre immédiatement après la grande peste. Le résultat de cette réaction de la noblesse fut de provoquer et d'étendre la lutte de classe. La manifestation la plus connue est l'énorme Révolte des paysans de 1381 en Angleterre. Mais il y eut des soulèvements comparables dans toute l'Europe pendant cette période (les Jacqueries en France, les révoltes des Labourers en Flandres, la rébellion des Ciompi à Florence, etc.).

Comme pendant le déclin de la Rome antique, les contradictions croissantes du système féodal au niveau économique eurent donc des répercussions au niveau politique (guerres et révoltes sociales) et dans les rapports entre l'homme et la nature ; tous ces éléments accélérèrent et aiguisèrent à leur tour la crise générale. Comme à Rome, le déclin général du féodalisme fut le résultat d'une crise de sous-production, de l'incapacité des anciens rapports sociaux à permettre la production des moyens de base de l'existence quotidienne. Il est important de noter que, bien que la lente émergence des rapports marchands dans les villes ait constitué un facteur dissolvant des liens féodaux et ait été accélérée par les effets de la crise générale (les guerres, les famines, la peste), les nouveaux rapports sociaux ne pouvaient pas véritablement prendre leur envol tant que l'ancien système n'avait pas atteint une situation de contradiction interne aboutissant à un grave déclin des forces productives :

  • « L'une des conclusions les plus importantes à laquelle on parvient lorsqu'on examine le grand crash du féodalisme européen est que - contrairement aux convictions largement répandues chez les marxistes -le « trait » caractéristique d'une crise d'un mode de production n'est pas celui où de vigoureuses forces (économiques) de production surgissent triomphalement à travers des rapports (sociaux) de production rétrogrades et établissent promptement un niveau de productivité et une société supérieurs sur leurs ruines. Au contraire, les forces productives tendent à stagner et à reculer au sein des rapports de production existants ; ces derniers doivent donc être radicalement transformés et réorganisés avant que de nouvelles forces productives puissent être créées et combinées globalement dans un nouveau mode de production. En d'autres termes, ce sont les rapports de production qui changent en général avant les forces productives au cours d'une période de transition, et non l'inverse. » (Ibid.).Comme dans la Rome antique, une période de régression de l'ancien système constituait une condition pour qu'un nouveau mode de production se développe.

Comme dans la période de décadence romaine aussi, la classe dominante chercha à préserver son système chancelant par des moyens de plus en plus artificiels. L'adoption de lois féroces pour contrôler la mobilité du travail et prévenir la tendance des travailleurs agricoles à s'enfuir vers les villes, la tentative de contrecarrer les tendances centrifuges de l'aristocratie par la centralisation du pouvoir monarchique, l'utilisation de l'Inquisition pour imposer un contrôle idéologique rigide sur toutes les expressions de pensée hérétiques ou dissidentes, la dépréciation de la monnaie afin de « résoudre » le problème de l'endettement royal... toutes ces tendances représentaient les tentatives d'un système agonisant pour repousser sa mort, mais elles ne pouvaient l'empêcher. En fait, dans une large mesure, les moyens mêmes utilisés pour préserver l'ancien système se transformèrent en têtes de pont du nouveau : ce fut le cas, par exemple, des monarchies centralisées de l'Angleterre des Tudor qui, en grande partie, créèrent les conditions nécessaires à l'émergence de l'Etat national capitaliste.

Bien plus clairement que pendant la décadence romaine, l'époque de déclin féodal fut également une époque de révolution sociale dans le sens où une classe authentiquement nouvelle et révolutionnaire naquit de ses entrailles, une classe avec une vision mondiale, qui défiait les anciennes idéologies et institutions, et dont le mode économique trouvait dans les rapports féodaux un obstacle intolérable à son expansion. La révolution bourgeoise a fait son entrée triomphale sur la scène de l'histoire en Angleterre en 1640, même s'il a fallu encore un siècle et demi avant qu'elle ne remporte d'autres victoires, plus spectaculaires encore, comme lors de la révolution en France dans les années 1790. Il était possible pour la révolution bourgeoise de se développer sur une période aussi longue car elle constituait le couronnement politique d'un long processus de développement économique et social au sein de l'ancien système et parce qu'elle suivait un rythme différent dans des nations différentes.

La transformation des formes idéologiques

  • «Lorsqu'on considère ces bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref les formes idéologiques au sein desquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout.» (Préface à l'Introduction à la Critique de l'économie politique)

Toutes les sociétés de classe se maintiennent par une combinaison de répression directe et de contrôle idéologique exercé par la classe dominante au moyen de ses nombreuses institutions : la famille, la religion, l'éducation, etc. Les idéologies ne sont jamais un reflet passif de la base économique mais ont une dynamique propre qui, à certains moments, peut avoir un impact actif sur les rapports sociaux sous-jacents. En affirmant la conception matérialiste de l'histoire, Marx était obligé de « distinguer » entre « le bouleversement matériel des conditions économiques » et « les formes idéologiques au sein desquelles les hommes prennent conscience de ce conflit » parce que, jusqu'alors, la démarche historique qui prévalait avait été d'insister sur ces dernières au détriment de la première.

Quand on analyse les transformations idéologiques qui ont lieu dans une époque de révolution sociale, il est important de se rappeler que, tandis qu'elles sont en dernière instance déterminées par les conditions économiques de production, cela n'a pas lieu de façon mécanique , notamment parce qu'une telle époque n'est jamais marquée par une descente ou une déchéance pure mais par un conflit croissant entre des forces sociales contradictoires. Il est caractéristique de telles époques que l'ancienne idéologie dominante, correspondant de moins en moins à la réalité sociale changeante, tende à se décomposer et à laisser la place à de nouvelles visions du monde capables d'inspirer et de mobiliser les classes sociales opposées à l'ancien ordre. Dans le processus de décomposition, les anciennes idéologies - religieuse, philosophique, artistique - succombent fréquemment au pessimisme, au nihilisme, sont obsédées par la mort, tandis que les idéologies des classes montantes ou révoltées sont plus souvent optimistes, affirmant la vie, attendant l'aube d'un monde radicalement transformé.

Pour prendre un exemple : dans la période dynamique du système esclavagiste, la philosophie tendait, dans les limites de l'époque, à exprimer les efforts de l'humanité pour « se connaître soi-même » selon la formule immortelle de Socrate - pour saisir la véritable dynamique de la nature et de la société à travers la pensée rationnelle, sans l'intermédiaire du divin. Dans sa période de déclin, la philosophie elle-même tendait à reculer et à justifier le désespoir et l'irrationalité, comme chez les néoplatoniciens auxquels étaient liés les nombreux cultes du mystère qui fleurirent dans l'Empire plus tard.

Cette tendance ne peut être comprise de façon unilatérale cependant : dans les périodes de décadence, les anciennes religions et les anciennes philosophies étaient également confrontées à la montée de nouvelles classes révolutionnaires ou à la révolte des exploités, et celles-ci prenaient aussi, en règle générale, une forme religieuse. Ainsi dans la Rome antique, la religion chrétienne, quoique certainement influencée par les cultes ésotériques orientaux, commença comme un mouvement de protestation des dépossédés contre l'ordre dominant et, plus tard, en tant que puissance établie, fournit un cadre pour préserver beaucoup d'acquis de l'ancien monde. Cette dialectique entre l'ancien et le nouveau a constitué également une caractéristique des transformations idéologiques qui ont eu lieu pendant le déclin du féodalisme. D'une part, « la période de stagnation a vu la montée du mysticisme sous toutes ses formes. La forme intellectuelle avec le « Traité sur l'art de bien mourir» (Ars moriendi, 15e et 16e siècles) et, surtout, « L'imitation de Jésus Christ » (fin 14e début 15e). La forme émotionnelle avec ses grandes expressions de piété populaire fut exacerbée par l'influence d'éléments radicaux incontrôlés du clergé mendiant : les « flagellants » erraient dans les campagnes, se fouettant le corps sur les places de village, afin de frapper la sensibilité humaine et d'appeler les chrétiens au repentir. Ces manifestations donnèrent lieu à une imagerie d'un goût souvent douteux, comme les fontaines de sang qui symbolisaient le rédempteur. Très vite le mouvement atteignit l'hystérie et la hiérarchie ecclésiastique dut intervenir contre les fauteurs de trouble afin d'empêcher que leurs prêches ne développent le nombre de vagabonds... L'art macabre se développa... le texte sacré le plus apprécié des esprits les plus éclairés était l'Apocalypse. » (J. Favier, De Marco Polo à Christophe Colomb)

D'autre part, la fin du féodalisme vit aussi la montée de la bourgeoisie et de sa vision mondiale s'exprimer dans la floraison magnifique des arts et des sciences pendant la Renaissance. Et même des mouvements mystiques et millénaristes tels que celui des Anabaptistes, furent, comme le souligne Engels, souvent intimement liés aux aspirations communistes des classes exploitées. Ces mouvements ne pouvaient pas encore présenter une alternative historiquement viable à l'ancien système d'exploitation et leurs rêves millénaristes étaient plus souvent orientés vers un passé primitif que vers un futur avancé : néanmoins, ils jouèrent un rôle clé dans les processus qui entraînèrent la destruction de la hiérarchie médiévale décadente.

Dans une époque de décadence, le déclin culturel n'est jamais absolu : sur le plan artistique, par exemple, la stagnation des anciennes écoles peut aussi être contrecarrée par de nouvelles formes qui expriment avant tout la protestation des hommes contre un ordre de plus en plus inhumain. On peut dire la même chose de la morale. Si en dernière instance, la morale est une expression de la nature sociale de l'humanité et si les périodes de décadence sont des expressions de la panne des rapports sociaux, ceux-ci seront alors caractérisés généralement par une panne concomitante de la morale, par une tendance à l'effondrement des liens humains fondamentaux et par le triomphe des impulsions anti-sociales. La perversion et la prostitution du désir sexuel, le développement des meurtres gratuits, du vol et de la fraude et, par dessus tout, la mise sous le boisseau de l'ordre moral dans la guerre deviennent l'ordre du jour. Mais une fois encore, on ne peut regarder cela d'une façon mécanique et schématique selon laquelle les périodes d'ascendance seraient marquées par un comportement humain supérieur et celles de déclin par un plongeon soudain dans l'épouvante et la dépravation. Le fait que l'ancienne morale soit sapée et vole en éclats peut également exprimer la montée d'un nouveau système d'exploitation vis-à-vis duquel, en comparaison, l'ancien ordre peut sembler bienveillant comme le souligne Le Manifeste communiste à propos du capitalisme : «Partout où (la bourgeoisie) a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. »

Et pourtant, dans la pensée de Marx et Engels, la compréhension de «la ruse de la raison» de Hegel était telle qu'ils furent capable de comprendre que ce «déclin» moral, cette marchandisation du monde, constituait en réalité une force de progrès qui permettait de se débarrasser de l'ordre féodal et statique, de le laisser derrière et d'ouvrir la voie à un ordre moral authentiquement humain qui se présentait devant.

Gerrard


1 Préface à l'Introduction à la Critique de l'économie politique, Marx 1859, voir la Revue internationale n°134 [8]

2 Voir la première partie [8] de cet article.

3 Morgan, Ancient society.

4 Par exemple, les sociétés de chasseurs établies et déjà très hiérarchisées qui étaient capables de faire des stocks importants, les différentes formes semi-communistes de production agricole, les « empires de tribut » formés par des barbares semi-pastoraux comme les Huns et les Mongols, etc.

5 Dans les tribus australiennes lorsque le mode de vie traditionnel avait encore toute sa force, le chasseur qui rapportait du gibier ne gardait rien pour lui mais remettait immédiatement le produit à la communauté selon des structures complexes de parenté. Selon les travaux de l'anthropologue Alain Testart (Le communisme primitif, 1985), le terme de communisme primitif ne doit s ‘appliquer qu'aux australiens qu'il considère comme les derniers vestiges d'un rapport social qui était probablement généralisé à l'époque du paléolithique. C'est un sujet à débattre. Il est certain que même parmi les peuples de chasseurs-cueilleurs nomades, il existe de grandes différences dans la façon dont le produit social est distribué, mais toutes donnent priorité au maintien de la communauté et, comme Chris Knight le souligne dans son livre Blood relations, Menstruation and the Origins of Culture, 1991 [« les relations de sang, les menstruations et l'origine de la culture »], ce qu'il appelle le « droit sur sa proie » (c'est à dire les limites prescrites dans lesquelles le chasseur peut consumer son gibier) est extrêmement répandu chez les peuples chasseurs.

6 Il faut bien sûr garder à l'esprit que la dissolution des relations primitives ne constitua pas un événement unique et simultané mais qu'elle suivit différents rythmes dans les différentes parties de la planète ; c'est un processus qui a couvert des millénaires et qui atteint aujourd'hui ses derniers chapitres tragiques dans les régions les plus reculées du globe comme en Amazonie et à Bornéo.

 

Questions théoriques: 

  • Décadence [9]

Le monde à la veille d'une catastrophe environnementale (I)

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"Les famines se développent dans les pays du Tiers Monde et, bientôt, atteindront les pays qu'on prétendait "socialistes", alors qu'en Europe occidentale et en Amérique du Nord on détruit les stocks de produits agricoles, qu'on paye les paysans pour qu'ils cultivent moins de terres, qu'on les pénalise s'ils produisent plus que les quotas imposés. En Amérique latine, les épidémies, comme celle du choléra, tuent des milliers de personnes, alors qu'on avait chassé ce fléau depuis longtemps. Partout dans le monde, les inondations ou les tremblements de terre continuent de tuer des dizaines de milliers d'êtres humains en quelques heures alors que la société est parfaitement capable de construire des digues et des maisons qui pourraient éviter de telles hécatombes. Au même moment, on ne peut même pas invoquer la "fatalité" ou les "caprices de la nature", lorsque, à Tchernobyl, en 1986, l'explosion d'une centrale atomique tue des centaines (sinon des milliers) de personnes et contamine plusieurs provinces, lorsque, dans les pays les plus développés, on assiste à des catastrophes meurtrières au coeur même des grandes villes : 60 morts dans une gare parisienne, plus de 100 morts dans un incendie du métro de Londres, il y a peu de temps. De même, ce système se révèle incapable de faire face à la dégradation de l'environnement, les pluies acides, les pollutions de tous ordres et notamment nucléaire, l'effet de serre, la désertification qui mettent en jeu la survie même de l'espèce humaine." (1991, Révolution communiste ou destruction de l'humanité 1)

La question de l'environnement a toujours été présente dans la propagande des révolutionnaires, depuis la dénonciation que faisaient Marx et Engels des conditions invivables à Londres au milieu du 19e siècle, jusqu'à celle de Bordiga sur les désastres environnementaux dus à l'irresponsabilité du capitalisme. Aujourd'hui cette question est encore plus cruciale et demande un effort accru de la part des organisations révolutionnaires pour montrer comment l'alternative historique devant laquelle est placée l'humanité : socialisme ou barbarie, n'oppose pas la perspective du socialisme à celle de la barbarie uniquement constituée par les guerres, locales ou généralisées, cette barbarie inclut également la menace d'une catastrophe écologique et environnementale qui se profile de plus en plus clairement à l'horizon.

Avec cette série d'articles, le CCI veut développer la question de l'environnement en abordant successivement les aspects suivants :

Ce premier article dresse un état des lieux aujourd'hui et cherche à mettre en évidence la globalité du risque qui pèse sur l'humanité et, en particulier, les phénomènes les plus destructeurs qui existent au niveau planétaire tels que :

- l'accroissement de l'effet de serre,

- la gestion des déchets,

- la diffusion sans cesse accrue de contaminants et les processus qui l'amplifient au niveau biologique

- l'épuisement des ressources naturelles et/ou leur altération par les contaminations.

Dans le second article, nous chercherons à montrer comment les problèmes d'environnement ne peuvent être attribués à des individus - bien qu'il existe aussi bien sûr des responsabilités individuelles - dans la mesure où c'est le capitalisme et sa logique du profit maximum qui sont les véritables responsables. A ce propos, nous verrons comment l'évolution même de la science et de la recherche scientifique ne se fait pas au hasard, mais est soumise à l'impératif capitaliste du profit maximum.

Dans le troisième article, nous analyserons les réponses apportées par les différents mouvements verts, écologistes, etc., pour montrer que, malgré la bonne foi et toute la bonne volonté d'un grand nombre de ceux qui y participent, non seulement elles sont totalement inefficaces mais participent de nourrir les illusions sur une solution possible à ces questions au sein du capitalisme alors que l'unique solution est la révolution communiste internationale.

Les prodromes de la catastrophe

On parle de plus en plus des problèmes environnementaux, ne serait ce que parce que sont apparus récemment, dans les différent pays du monde, des partis qui ont pris la défense de l'environnement pour bannière. Est-ce rassurant? Pas du tout ! Tout le bruit à ce sujet n'a pour fonction que de nous embrouiller encore plus les idées. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé en premier lieu de décrire des phénomènes particuliers qui, en se conjuguant, emportent de plus en plus directement notre société vers la catastrophe environnementale. Comme nous le verrons - et contrairement à ce qu'on nous raconte à la télévision ou dans les revues sur papier glacé plus ou moins spécialisées - la situation est bien plus grave et menaçante que ce qu'on veut nous faire croire. Et ce n'est pas tel ou tel capitaliste, avide et irresponsable, tel ou tel maffioso ou homme de la Camorra, qui en porte la responsabilité, mais bien le système capitaliste en tant que tel.

L'accroissement de l'effet de serre

L'effet de serre est une chose dont tout le monde parle, mais pas toujours en connaissance de cause. En premier lieu, il convient d'être clair sur le fait que l'effet de serre est un phénomène tout à fait bénéfique à la vie sur terre - au moins pour le type de vie que nous connaissons - dans la mesure où il permet que règne à la surface de notre planète une température moyenne (moyenne prenant en compte les quatre saisons et les différentes latitudes) de 15°C environ, au lieu de - 17°C, température estimée en absence de l'effet de serre. Il faut s'imaginer ce que serait un monde dont la température serait en permanence au dessous de 0°C, les mers et les fleuves gelés... A quoi devons nous ce surplus de plus de 32°C ? A l'effet de serre : la lumière du soleil traverse les plus basses couches de l'atmosphère sans être absorbée (le soleil ne réchauffe pas l'air), et alimente l'énergie de la terre. La radiation qui émane de cette dernière (comme de n'importe quel corps céleste) étant essentiellement constituée de rayonnement infrarouge, est alors interceptée et abondamment absorbée par certains constituants de l'air comme l'anhydride carbonique, la vapeur d'eau, le méthane et d'autres composés de synthèse comme les Chlorofluorocarbures (CFC). Il s'ensuit que le bilan thermique de la terre tire profit de cette chaleur produite dans les basses couches de l'atmosphère et qui a pour effet d'augmenter la température à la surface de la terre de 32°C. Le problème n'est donc pas l'effet de serre en tant que tel, mais le fait qu'avec le développement de la société industrielle, ont été introduites dans l'atmosphère beaucoup de substances "à effet de serre" dont la concentration s'accroît sensiblement et qui ont par conséquent pour effet d'accroître l'effet de serre. Il a été démontré, par exemple, grâce à des études menées sur l'air piégé dans des carottes de glace polaire et remontant à 650 000 ans, que la concentration actuelle en CO2, de 380 ppm (parties par millions ou milligrammes par décimètre cube) est la plus élevée de toute cette période, et peut être même aussi des 20 derniers millions d'années. De plus, les températures enregistrées au cours du 20e siècle sont les plus élevées depuis 20 000 ans. Le recours forcené aux combustibles fossiles comme source d'énergie et la déforestation croissante de la surface terrestre ont compromis, à partir de l'ère industrielle, l'équilibre naturel du gaz carbonique dans l'atmosphère. Cet équilibre est le produit de la libération de CO2 dans l'atmosphère d'une part, via la combustion et la dégradation de la matière organique et, d'autre part, de la fixation de ce même gaz carbonique de l'atmosphère par la photosynthèse, processus qui le transforme en glucide et donc en matière organique complexe. Le déséquilibre entre libération (combustion) et fixation (photosynthèse) de CO2, à l'avantage de la libération, est à la base de l'accentuation actuelle de l'effet de serre.

Comme on l'a dit plus haut, il n'y a pas que le gaz carbonique mais aussi la vapeur d'eau et le méthane qui entrent en jeu. La vapeur d'eau est à la fois facteur et produit de l'effet de serre puisque, présente dans l'atmosphère, elle est d'autant plus abondante que la température est plus élevée, du fait de l'évaporation accrue de l'eau qui en résulte. L'augmentation de la quantité de méthane dans l'atmosphère provient, elle, de toute une série de sources naturelles, mais résulte aussi de l'utilisation accrue de ce gaz comme combustible et des fuites au niveau des différents gazoducs disséminés à la surface de la terre. Le méthane, appelé aussi "gaz des marais", est un type de gaz qui est issu de la fermentation de la matière organique en absence d'oxygène. L'inondation des vallées boisées pour la construction de barrages pour les centrales hydroélectriques est à l'origine de productions locales croissantes de méthane. Mais le problème du méthane, qui contribue actuellement pour un tiers à l'augmentation de l'effet de serre, est bien plus grave qu'il n'y paraît à partir des éléments exposés ci-dessus. D'abord et avant tout, le méthane a une capacité d'absorption des infrarouges 23 fois plus grande que celle du CO2, ce qui n'est pas rien. Mais il y a plus grave ! Toutes les prévisions actuelles, déjà assez catastrophiques, ne tiennent pas compte du scenario qui pourrait se dérouler à la suite de la libération de méthane à partir de l'énorme réservoir naturel de la terre. Celui-ci est constitué par des poches de gaz piégé, à environ 0°C et à une pression de quelques atmosphères, dans des structures particulières de glace (gaz hydraté), un litre de cristal étant capable de renfermer quelques 50 litres de gaz méthane. De tels gisements se trouvent surtout en mer, le long du talus continental et à l'intérieur du permafrost dans diverses zones de la Sibérie, de l'Alaska et du nord de l'Europe. Voici le sentiment de quelques experts de ce secteur : "Si le réchauffement global dépassait certaines limites (3-4°C) et si la température des eaux côtières et du permafrost s'élevait, il pourrait y avoir une énorme émission, dans un temps court (quelques dizaines d'années), de méthane libéré par les hydrates rendus instables et cela donnerait lieu à un accroissement de l'effet de serre de type catastrophique. (...) au cours de la dernière année, les émissions de méthane à partir du sol suédois au nord du cercle polaire ont augmenté de 60% et que l'augmentation de température ces quinze dernières années est limitée en moyenne globale, mais est beaucoup plus intense (quelques degrés) dans les zones septentrionales de l'Eurasie et de l'Amérique (en été, le passage mythique au nord-ouest qui permet d'aller en bateau de l'Atlantique au Pacifique, s'est ouvert)." 2

Même sans cette "cerise sur le gâteau", les prévisions élaborées par des instances reconnues au niveau international comme l'Agence IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change) de l'ONU et le MIT (Massachussets Institute of Technology) de Boston, annoncent déjà, pour le siècle en cours, une augmentation de la température moyenne qui va d'un minimum de 0.5°C à un maximum de 4.5°C, dans l'hypothèse où, comme cela se passe, rien ne bouge à un niveau significatif. De plus, ces prévisions ne tiennent même pas compte de l'émergence des deux nouvelles puissances industrielles, gloutonnes en énergie, que sont la Chine et l'Inde.

"Un réchauffement supplémentaire de quelques degrés centigrades provoquerait une évaporation plus intense des eaux océaniques, mais les analyses les plus sophistiquées suggèrent qu'il y aurait une disparité accentuée de la pluviosité dans différentes régions. Les zones arides s'étendraient et deviendraient encore plus arides. Les zones océaniques avec des températures de surface supérieures à 27°C, valeur critique pour la formation de cyclones, augmenteraient de 30 à 40%. Cela créerait des événements météorologiques catastrophiques en continu avec des inondations et des désastres récurrents. La fonte d'une bonne partie des glaciers antarctiques et du Groenland, l'augmentation de la température des océans, feraient monter le niveau de ces derniers (...) avec des entrées d'eaux salées dans beaucoup de zones côtières fertiles et la submersion de régions entières (Bengladesh en partie, beaucoup d'îles océaniques)." 3.

Nous n'avons pas la place ici de développer ce thème mais cela vaut la peine au moins de souligner le fait que le changement climatique, provoqué par l'accroissement de l‘effet de serre, même sans arriver à l'effet feed-back produit par la libération du méthane de la terre, risquerait tout autant d'être catastrophique car il produirait :

- une plus grande intensité des événements météorologiques, un lessivage plus grand des terrains par des pluies beaucoup plus fortes, entraînant une diminution de la fertilité, et le déclenchement de processus de désertification même dans des zones à climat moins tempéré, comme cela se produit déjà dans le Piémont (Italie).

- la création, en Méditerranée et dans d'autres mers jadis tempérées, des conditions environnementales favorables à la survie d'espèces marines tropicales, et donc à la migration d'espèces non autochtones, ce qui provoquerait des perturbations de l'équilibre écologique.

- le retour d'anciennes maladies, déjà éradiquées, comme la malaria, du fait de l'instauration de conditions climatiques favorables à la croissance et à la dissémination de leurs organismes vecteurs comme les moustiques, etc.

Le problème de la production et de la gestion des déchets

Un deuxième type de problème, typique de cette phase de la société capitaliste, est la production excessive de déchets et la difficulté qui s'ensuit à les traiter de façon adéquate. Si, récemment, la nouvelle de la présence de monceaux de déchets dans toutes les rues de Naples et de la Campanie a défrayé la chronique internationale, cela n'est dû qu'au fait que cette région du monde est encore considérée, tout compte fait, comme faisant partie d'un pays industriel et donc avancé. Mais le fait que les périphéries de nombreuses grandes villes des pays du Tiers Monde soient devenues elles-mêmes des décharges libres à ciel ouvert, est maintenant une réalité avérée.

Cette accumulation énorme de déchets est le résultat de la logique de fonctionnement du capitalisme. S'il est vrai que l'humanité a toujours produit des déchets, dans le passé ceux-ci étaient toujours réintégrés, récupérés et réutilisés. Il n'y a qu'aujourd'hui, avec le capitalisme, que les déchets deviennent un problème pour les rouages spécifiques du fonctionnement de cette société, des mécanismes tous basés sur un principe fondamental : tout produit de l'activité humaine est considéré comme une marchandise, c'est-à-dire quelque chose qui est destiné à être vendu pour réaliser le maximum de profit sur un marché où l'unique loi est celle de la concurrence. Cela ne peut que produire une série de conséquences néfastes :

1. La production de marchandises ne peut être planifiée dans l'espace et le temps du fait de la concurrence entre capitalistes ; elle suit donc une logique irrationnelle, selon laquelle chaque capitaliste tend à élargir sa propre production pour vendre à plus bas prix et réaliser son profit, ce qui conduit à des excédents de marchandises non vendues. Par ailleurs, c'est justement cette nécessité de vaincre la concurrence et d'abaisser les prix qui conduit les producteurs à diminuer la qualité des produits manufacturés, ce qui fait que leur durée de vie se réduit de façon drastique et qu'ils se transforment plus rapidement en déchets ;

2. Une production aberrante d'emballages et de conditionnements, souvent à partir de substances toxiques, non dégradables, s'accumule dans l'environnement. Ces emballages qui, souvent, n'ont aucune utilité sinon celle de rendre la marchandise plus attrayante pour les acquéreurs éventuels, représentent presque toujours une part prédominante, au niveau du poids et du volume, par rapport au contenu de la marchandise vendue. On estime qu'aujourd'hui, un sac de poubelle non trié, en ville, est à moitié rempli par du matériel provenant des emballages.

3. La production de déchets est accentuée par les nouveaux styles de vie inhérents à la vie moderne. Manger hors de chez soi, dans un self-service, dans des assiettes en plastique et boire de l'eau minérale en bouteille en plastique, est dorénavant devenu le quotidien de centaines de millions de personnes dans le monde entier. De même, l'utilisation de sacs plastique pour faire ses courses est une commodité à laquelle presque personne n'échappe. Tout cela n'arrange pas l'environnement évidemment mais arrange bien le porte-monnaie du gérant du self-service qui économise la main d'œuvre nécessaire au nettoyage de conditionnements non jetables. Le gérant du supermarché ou même le commerçant de quartier y trouve son compte, le client pouvant acheter ce qu'il veut à tout moment, même s'il n'avait pas prévu de le faire, parce que un sachet est prêt à lui servir d'emballage. Tout cela conduit à une augmentation considérable de la production de déchets dans le monde entier, avoisinant le kilo par jour par citoyen, soit à des millions ... de tonnes de déchets divers par jour !

On estime que, rien qu'en Italie, durant les 25 dernières années, à population égale, la quantité de déchets a plus que doublé grâce aux emballages.

Le problème des déchets est l'un de ceux que tous les politiciens pensent pouvoir résoudre mais qui, en fait, rencontre des obstacles insurmontables dans le capitalisme. De tels obstacles ne sont cependant pas liés à un manque de technologie, au contraire, mais, une fois de plus, à la logique selon laquelle cette société est gérée. En réalité, la gestion des déchets, pour les faire disparaître ou en réduire la quantité générée, est, elle aussi, soumise à la loi du profit. Même lorsque le recyclage et la réutilisation de matériaux, via le tri sélectif, sont possibles, tout cela requiert des moyens et une certaine capacité politique de coordination, laquelle fait en général défaut aux économies les plus faibles. C'est pour cela que dans les pays les plus pauvres et là où les activités des entreprises sont en déclin à cause de la crise galopante de ces dernières décennies, gérer les déchets constitue bien plus qu'une dépense supplémentaire.

Mais certains objecteront : si dans les pays avancés, la gestion des déchets fonctionne, cela veut dire que ce n'est qu'une question de bonne volonté, de sens civique et d'aptitude à la gestion de l'entreprise. Le problème, c'est que, comme dans tous les secteurs de la production, les pays les plus forts reportent sur les pays plus faibles (ou en leur sein, sur les régions les plus défavorisées économiquement) le poids d'une partie de la gestion de leurs déchets.

"Deux groupes d'environnementalistes américains, Basel Action Network et Silicon Valley Toxics, ont récemment publié un rapport qui affirme que de 50 à 80 % des déchets de l'électronique des Etats américains de l'ouest sont chargés dans des containers sur des bateaux en partance pour l'Asie (surtout l'Inde et la Chine) où les coûts de leur élimination sont nettement plus bas et les lois sur l'environnement moins sévères. Il ne s'agit pas de projet d'aide, mais d'un commerce de rejets toxiques que les consommateurs ont décidé de jeter. Le rapport des deux associations fait référence par exemple à la décharge de Guiyu, qui accueille surtout des écrans et des imprimantes. Les ouvriers de Guiyu utilisent des instruments de travail rudimentaires pour en extraire les composants destinés à être vendus. Une quantité impressionnante de rejets électroniques n'est pas recyclée mais est simplement abandonnée à ciel ouvert dans les champs, sur les berges des fleuves, dans les étangs, les marais, les rivières et les canaux d'irrigation. Parmi ceux qui travaillent sans aucune précaution, il y a des femmes, des hommes et des enfants". 4

"En Italie (...), on estime que les éco mafias ont un volume d'affaire de 26 000 milliards par an, dont 15 000 pour le trafic et l'élimination illégale des déchets (Rapport Ecomafia 2007, de la Lega Ambiente). (...) L'Office des douanes a confisqué environ 286 containers, avec plus de 9000 tonnes de rejets en 2006. Le traitement légal d'un container de 15 tonnes de rejets dangereux coûte environ 60 000 euros ; pour la même quantité, le marché illégal en Orient n'en demande que 5000. Les principales destinations des trafics illégaux sont de nombreux pays d'Asie en voie de développement ; les matériaux exportés sont d'abord travaillés e,t ensuite, réintroduits en Italie ou dans d'autres pays occidentaux, comme dérivés de ces mêmes déchets pour être destinés, en particulier, aux usines de matière plastique.

En juin 1992, la FAO (Food and Agricultural Organisation) a annoncé que les Etats en voie de développement, les pays africains surtout, étaient devenus une "poubelle" à la disposition de l'occident. La Somalie semble être aujourd'hui l'un des Etats africains le plus "à risque", un véritable carrefour d'échanges et de trafic de ce genre : dans un rapport récent, l'UNEP (United Nations Environment Programme) fait remarquer l'augmentation constante du nombre de nappes phréatiques polluées en Somalie, ce qui est la cause de maladies incurables dans la population. Le port de Lagos, au Nigeria, est l'escale la plus importante du trafic illégal de composants technologiques obsolètes envoyés en Afrique.

En mai dernier, le parlement panafricain (PAP) a demandé aux pays occidentaux un dédommagement pour les dégâts provoqués par l'effet de serre et le dépôt de rejets sur le continent africain, deux problèmes qui, selon les autorités africaines, sont de la responsabilité des pays les plus industrialisés du monde.

Chaque année dans le monde, on produit de 20 à 50 millions de tonnes de "balayures électroniques" ; en Europe, on parle de 11 millions de tonnes dont 80 % finissent à la décharge. On estime que vers 2008, on comptera dans le monde au moins un milliard d'ordinateurs (un pour six habitants) ; vers 2015, il y en aura plus de deux milliards. Ces chiffres représenteront un nouveau danger gravissime au niveau de l'élimination des produits de technologie obsolètes". 5

Comme nous l'avons dit plus haut, le report du problème des déchets vers les régions défavorisées existe aussi à l'intérieur d'un même pays. C'est justement le cas pour la Campanie, en Italie, qui a défrayé la chronique internationale avec ses amas de déchets qui sont restés pendant des mois le long des rues. Mais peu savent que la Campanie, comme - au niveau international - la Chine, l'Inde ou les pays d'Afrique du Nord, est le réceptacle de tous les déchets toxiques des industries du nord qui ont transformé des zones agricoles fertiles et riantes, comme celle de Caserta, en l'une des zones les plus polluées de la planète. Malgré les diverses actions en justice qui se succèdent les unes aux autres, le massacre continue sans encombre. Ce ne sont pas la Camorra, la mafia, la pègre, qui provoquent ces dégâts, mais bien la logique du capitalisme. Tandis que la procédure officielle pour éliminer correctement un kilo de rejets toxiques représente une dépense qui peut être supérieure à 60 centimes, le même service coûte plus ou moins une dizaine de centimes quand on utilise des canaux illégaux. C'est ainsi que chaque année, chaque grotte abandonnée devient une décharge à ciel ouvert. Dans un petit village de la Campanie, où on va justement construire un incinérateur, ces matériaux toxiques, mélangés à de la terre pour les camoufler, ont été utilisés pour construire le soubassement d'un long boulevard "en terre battue". Comme le dit Saviano, dans son livre, qui est devenu un livre culte en Italie : "si les rejets illégaux gérés par la Camorra étaient regroupés, cela ferait une montagne de 14 600 mètres de haut, sur une base de trois hectares : la plus grande montagne qui ait jamais existé sur la terre". 6

Par ailleurs, comme nous le verrons plus en détail dans le prochain article, le problème des déchets est avant tout lié au type de production que développe la société actuelle. Au-delà du "jetable", le problème vient souvent des matériaux utilisés pour la fabrication des objets. Le recours à des matériaux synthétiques, le plastique en particulier, pratiquement indestructibles, pose d'immenses problèmes à l'humanité de demain. Et cette fois, il ne s'agit même pas de pays riches ou pauvres parce que le plastique est non dégradable dans n'importe quel pays du monde, comme cet extrait d'article le met en évidence :

"On l'appelle le Trash Vortex, l'île des déchets de l'Océan Pacifique, qui a un diamètre d'à peu près 2500 km, une profondeur de 30 mètres et qui est composée à 80% de plastique et le reste par d'autres déchets qui arrivent de toutes parts. C'est comme s'il y avait une île immense au milieu du Pacifique, constituée de poubelles au lieu de rochers. Ces dernières semaines, la densité de ce matériau a atteint une valeur telle que le poids total de cette "île" de déchets atteint les 3,5 millions de tonnes explique Chris Parry de la Commission Côtière Californienne de San Francisco (...) Cette décharge incroyable et peu connue s'est formée à partir des années 50, suite à l'existence de la gyre subtropicale Pacifique nord, un courant océanique lent qui se déplace dans le sens des aiguilles d'une montre et en spirale, sous l'effet d'un système de courants à haute pression. (...). La majeure partie du plastique arrive des continents, 80% environ ; il n'y a que le reste qui provient des bateaux, privés commerciaux ou de pêche. On produit dans le monde environ 100 milliards de kilos de plastique par an, duquel grosso modo 10 % aboutit en mer. 70% de ce plastique finira par aller au fond des océans, causant des dégâts dans les populations de ces fonds. Le reste continue à flotter. La majeure partie de ces plastiques est peu biodégradable et finit par se fragmenter en minuscules morceaux qui aboutissent ensuite dans l'estomac de beaucoup d'animaux marins et causent leur mort. Ce qui reste ne se décomposera que dans des centaines d'années, provoquant pendant ce temps des dégâts dans la vie marine." 7

Une masse de déchets avec une étendue deux fois plus grande que celle des Etats-Unis ! Ils ne l'auraient vue que maintenant ? En vérité, non ! Elle a été découverte en 1997 par un capitaine de recherches océanographiques qui revenait d'une course de yacht et on apprend aujourd'hui qu'un rapport de l'ONU de 2006 "calculait qu'un million d'oiseaux de mer et plus de 100 000 poissons et mammifères marins meurent chaque année à cause des détritus de plastique et que chaque mile marin carré de l'océan contient au moins 46 000 fragments de plastique flottant". 8.

Mais qu'est ce qui a été fait pendant ces dix années par ceux qui tiennent les rênes de la société ? Absolument rien ! Des situations similaires, même si elles ne sont pas aussi dramatiques, sont d'ailleurs aussi à déplorer en Méditerranée, dans les eaux de laquelle on déverse chaque année 6,5 millions de tonnes de détritus, dont 80% sont du plastique, et sur les fonds de laquelle on arrive à compter environ 2000 morceaux de plastique au km2. 9

Et pourtant des solutions existent. Le plastique lorsqu'il est composé de 85% d'amidon de maïs est complètement biodégradable, par exemple. C'est déjà une réalité aujourd'hui : il existe des sachets, des crayons et différents objets fabriqués avec ce matériau. Mais, sous le capitalisme, l'industrie emprunte difficilement une route si celle-ci n'est pas la plus rentable, et comme le plastique à base d'amidon de maïs a un coût plus élevé, personne ne veut assumer les prix plus élevés du matériel biodégradable afin de ne pas se trouver évincé du marché. 10. Le problème, c'est que les capitalistes sont habitués à faire des bilans économiques qui excluent systématiquement tout ce qui ne peut être chiffré, parce qu'on ne peut ni le vendre ni l'acheter, même s'il s'agit de la santé de la population et de l'environnement. Chaque fois qu'un industriel produit un matériau qui, à la fin de sa vie, devient un déchet, les dépenses pour la gestion de ces déchets ne sont pratiquement jamais prévues et, surtout, ce qui n'est jamais prévu, ce sont les dégâts qu'implique la permanence de ce matériau sur la terre.

Il faut faire un autre constat sur le problème des déchets : c'est que le recours à des décharges ou même aux incinérateurs, représente un gaspillage de toute la valeur énergétique et des matériaux utiles que contiennent ces déchets. Il est prouvé, par exemple, que produire des matériaux comme le cuivre et l'aluminium, à partir de ce matériau recyclé représente une diminution des coûts de production qui peut dépasser les 90 %. De ce fait, dans les pays périphériques, les décharges deviennent une véritable source de subsistance pour des milliers de personnes qui ont quitté la campagne mais qui ne réussissent pas à s'intégrer dans le tissu économique des villes. On cherche dans les déchets ce qui pourrait être revendu :

"De véritables "villes poubelles" sont apparues. En Afrique, le bidonville de Korogocho à Nairobi - décrit à maintes reprises par le père Zanotelli - et ceux moins connus de Kigali au Rwanda ; mais aussi en Zambie, où 90 % des poubelles ne sont pas ramassées et s'accumulent dans les rues, tandis que la décharge d'Olososua au Nigéria accueille chaque jour plus de mille camions de déchets. En Asie, près de Manille, Payatas à Quezon City est tristement célèbre : ce bidonville où vivent plus de 25 000 personnes est apparu sur les pentes d'une colline de déchets, "la montagne fumante", où adultes et enfant se disputent les matériaux à revendre. Il y a aussi Paradise Village, qui n'est pas un village touristique, mais bien un bidonville qui a grandi sur un marécage où les inondations sont ponctuelles comme les pluies de mousson. Il y a encore Dumpsite Catmon, la décharge sur laquelle s'est construit le bidonville qui surplombe Paradise Village. En Chine, à Pékin, les décharges sont habitées par des milliers de gens qui recyclent les déchets non autorisés, tandis que l'Inde, avec ses taudis métropolitains, est le pays qui a la plus grande densité de "survivants" grâce aux déchets". 11

La diffusion des contaminants

Les contaminants sont des substances, naturelles ou synthétiques, qui sont toxiques pour l'homme et/ou pour le monde vivant. A côté de substances naturelles présentes depuis toujours sur notre planète et utilisées de différentes façons par la technologie industrielle, parmi lesquelles les métaux lourds, l'amiante, etc., l'industrie chimique en a produit des dizaines de milliers d'autres et en quantité... industrielle. Le manque de connaissance concernant la dangerosité de toute une série de substances et, surtout, le cynisme du capitalisme, ont provoqué des désastres inimaginables, créant une situation environnementale qui sera difficile à restaurer, une fois la classe dominante actuelle éliminée.

Un des épisodes les plus catastrophiques de l'industrie chimique a été sans conteste celui de Bhopal, en Inde, qui s'est produit entre le 2 et le 3 décembre 1984 dans l'usine de l'Union Carbide, multinationale chimique américaine. Un nuage toxique de 40 tonnes de pesticides a tué, immédiatement et dans les années suivantes, au moins 16 000 personnes, causant des dommages corporels irrémédiables à un million d'autres. Les enquêtes successives ont alors révélé que, contrairement à l'entreprise du même type située en Virginie, dans celle de Bhopal aucune mesure de pression n'était effectuée et il n'y avait pas de système de réfrigération. La tour de refroidissement était temporairement fermée, les systèmes de sécurité n'étaient pas adaptés à la dimension de l'usine. Mais la vérité, c'est que l'usine indienne, avec sa main d'œuvre très peu coûteuse, représentait pour ses propriétaires américains un investissement net à revenu exceptionnel, ne nécessitant qu'un investissement réduit en capital fixe et variable...

Un autre événement historique a ensuite été celui de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986. "Il a été estimé que les émissions radioactives du réacteur 4 de Tchernobyl ont été d'environ 200 fois supérieures aux explosions de Hiroshima et Nagasaki mises ensemble. En tout, il y a eu des zones sérieusement contaminées dans lesquelles vivent 9 millions de personnes, entre la Russie, l'Ukraine et la Biélorussie où 30 % du territoire est contaminé par le césium 137. Dans les 3 pays, 400 000 personnes environ ont été évacuées, alors que 270 000 autres vivent dans des zones où l'usage d'aliments produits localement est soumis à des restrictions". 12

Il y a eu encore, évidemment, des myriades de désastres environnementaux dus à la mauvaise gestion des usines ou à des incidents, comme les innombrables marées noires, parmi lesquelles celle provoquée par le pétrolier Exxon Valdez le 24 mars 1989, dont le naufrage sur la côte de l'Alaska a entraîné la fuite d'au moins 30 000 tonnes de pétrole, ou encore la Première Guerre du Golfe qui s'est achevée avec l'incendie des différents puits de pétrole et en un désastre écologique dû à la dispersion du pétrole dans le Golfe persique, le plus grave de l'histoire jusqu'à aujourd'hui. Plus généralement, on pense, selon l'Académie Nationale des Sciences des Etats-Unis, que la quantité d'hydrocarbures qui se perd chaque année en mer tournerait autour d'une moyenne de 3-4 millions de tonnes, avec une tendance à l'augmentation, malgré les différentes interventions préventives, du fait de l'accroissement continu des besoins.

En plus de l'action des contaminants qui, lorsqu'ils se trouvent à haute dose dans l'environnement, provoquent des intoxications aiguës, il existe un autre mécanisme d'intoxication, plus lent, plus discret, celui de l'empoisonnement chronique. De fait, une substance toxique absorbée lentement et à petites doses, si elle est chimiquement stable, peut s'accumuler dans les organes et les tissus des organismes vivants, jusqu'à atteindre des concentrations qui finissent par être létales. C'est ce que, du point de vue de l'écotoxicologie, on appelle la bioaccumulation. On trouve également à l'oeuvre un autre mécanisme à travers lequel une substance toxique se transmet le long de la chaîne alimentaire (le réseau trophique), des stades inférieurs à des stades trophiques supérieurs, en augmentant chaque fois sa concentration de deux ou trois ordres de grandeur. Pour être plus explicites, référons nous à un cas concret qui s'est produit en 1953 dans la baie de Minamata au Japon, baie où vivait une communauté de pêcheurs pauvres qui se nourrissaient essentiellement des produits de leur pêche. A proximité de cette baie, il y avait un complexe industriel qui produisait de l'acétaldéhyde, un composé chimique de synthèse dont la préparation nécessite l'emploi d'un dérivé du mercure. Les rejets en mer de cette industrie étaient légèrement contaminés par le mercure dont la concentration n'était pourtant que de l'ordre de 0,1 microgramme par litre d'eau de mer, c'est-à-dire une concentration qui, même avec les instruments bien plus sophistiqués disponibles aujourd'hui, est encore difficile à déceler. Quelle fut la conséquence de cette contamination apparemment à peine détectable ? 48 personnes moururent en quelques jours, 156 restèrent intoxiquées avec des conséquences graves et même les chats des pêcheurs, qui se nourrissaient eux-mêmes constamment de restes de poissons, finirent par se "suicider" en mer, comportement tout à fait inhabituel pour un félin. Qu'était-il arrivé ? Le mercure présent dans l'eau de mer avait été absorbé et fixé par le phytoplancton, s'était ensuite déplacé de ce dernier au zooplancton, puis aux petits mollusques et, à la suite, aux poissons de petite et moyenne taille, en suivant toute la chaîne trophique au sein de laquelle le même contaminant, chimiquement indestructible, se transmettait au nouvel hôte à une concentration croissante et inversement proportionnelle au rapport entre la taille du prédateur et la masse de nourriture ingérée pendant sa vie. On a ainsi découvert que chez les poissons, ce métal avait atteint une concentration de 50 mg/kilo, ce qui correspond à une concentration multipliée par plus de 500 000. On a découvert aussi que chez certains pêcheurs présentant le "syndrome de Minamata", il s'était produit une augmentation de la concentration du métal dans leurs organes et notamment leurs cheveux à hauteur de plus d'un demi gramme par kilo de ceux-ci.

Bien qu'au début des années 1960, le monde scientifique ait été conscient du fait que, en matière de substances toxiques, il ne suffit pas d'utiliser des méthodes de dilution dans la nature parce que, comme çà a été démontré, les mécanismes biologiques sont capables de concentrer ce que l'homme dilue, l'industrie chimique a continué à contaminer notre planète en long et en large et, cette fois, sans le prétexte de "on ne savait pas ce qui pouvait arriver". C'est ainsi qu'un second Minamata s'est produit beaucoup plus récemment à Priolo (Sicile), sur une bande de terre empoisonnée sur un rayon de quelques km2 par au moins 5 raffineries, où il est avéré que l'Enichem décharge illégalement le mercure de l'usine de production de chlore et de soude. Entre 1991 et 2001, 1000 enfants environ sont nés avec de gros handicaps mentaux et de sérieuses malformations aussi bien du cœur que de l'appareil urogénital, des familles entières présentaient des tumeurs et de nombreuses femmes désespérées ont été obligées d'avorter pour se libérer d'enfants monstrueux qu'elles avaient conçus. Et pourtant, l'épisode de Minamata avait déjà montré tous les risques du mercure pour la santé humaine ! Priolo n'est donc pas un phénomène imprévu, une erreur tragique, mais un acte de banditisme pur et simple, perpétué par le capitalisme italien et plus encore, par le "capitalisme d'Etat" que d'aucuns voudraient faire passer pour "plus à gauche" que le privé. En réalité, on a découvert que la direction de l'Enichem se comportait comme la pire des écomaffias : pour économiser les coûts de la "décontamination" (on parle de plusieurs millions d'euros économisés), les rejets contenant le mercure étaient mélangés avec d'autres eaux usées et rejetés en mer, sur des tombants ou enterrés. En plus, en faisant de faux certificats, on utilisait des citernes à double fond pour camoufler le trafic de déchets dangereux et tout à l'avenant ! Quand la justice s'est finalement remuée en arrêtant les dirigeants de cette industrie, la responsabilité était tellement évidente que l'Enichem a décidé de rembourser 11 000 euros par famille touchée, un chiffre équivalent à celui qu'elle aurait dû payer si elle avait été condamnée par le tribunal.

A côté des sources accidentelles de contaminants, c'est toute la société qui, du fait de son mode de fonctionnement, produit continuellement des contaminants qui vont s'accumuler dans l'air, les eaux et le sol et - comme on l'a déjà dit - dans toute la biosphère, y compris chez nous les humains. L'usage massif de détergents et d'autres produits a abouti à des phénomènes d'eutrophisation (enrichissement excessif) des fleuves, des lacs et des mers. Dans les années 90, la mer du Nord a reçu 6000-11 000 tonnes de plomb, 22 000-28 000 de zinc, 4200 de chrome, 4000 de cuivre, 1450 de nickel, 530 de cadmium, 1,5 million de tonnes d'azote combiné et quelques 100 000 tonnes de phosphates. Ces rejets, si riches en matériel polluant, sont particulièrement dangereux dans des mers qui se caractérisent par l'étendue de leur plateau continental (c'est-à-dire qu'elles sont peu profondes même au large), comme le sont justement la mer du Nord mais aussi la Baltique, la mer Adriatique au Sud, la mer Noire. En effet, la masse réduite d'eau marine, combinée avec la difficulté de mélange entre eaux douces des fleuves et eaux marines salées et denses, ne permet pas une dilution adéquate des contaminants.

Des produits de synthèse comme le fameux insecticide DDT, interdit dans les pays industrialisés depuis une trentaine d'années, ou encore les PCB (polychlorures de biphenyl), utilisés auparavant dans l'industrie électrique, interdits eux aussi de production parce que non conformes aux normes actuelles, tous pourvus d'une solidité chimique indescriptible, se retrouvent actuellement un peu partout, inaltérés, dans les eaux, les sols et ... les tissus des organismes vivants. Grâce encore à la bioaccumulation, ces matériaux se sont concentrés dangereusement dans quelques espèces animales dont ils provoquent la mort ou des perturbations de la reproduction, entraînant le déclin de la population. C'est dans ce contexte, naturellement, qu'on doit considérer ce qui est rapporté plus haut à propos des trafics de rejets dangereux qui, entreposés souvent de manière abusive dans des endroits où le milieu est dépourvu de toute protection, causent des dommages incalculables à l'écosystème et à toute la population de la région.

Pour terminer sur cette partie - mais de toute évidence, on pourrait encore rapporter des centaines et des centaines de cas concrets qui se présentent au niveau mondial - il faut aussi rappeler que c'est justement cette contamination diffuse du sol qui est responsable d'un phénomène nouveau et dramatique : la création de zones mortes, comme par exemple en Italie le triangle entre Priolo, Mellili et Augusta en Sicile - une zone où le pourcentage de bébés avec des malformations congénitales est de 4 fois supérieur à la moyenne nationale, ou encore l'autre triangle de la mort près de Naples entre Giuliano, Qualiano et Villaricca, zone où le nombre de cas de tumeurs est irrémédiablement supérieur à la moyenne nationale.

L'épuisement des ressources naturelles et/ou la menace de pollution

Le dernier exemple de phénomène global qui conduit le monde à la catastrophe est celui concernant les ressources naturelles qui, en partie, s'épuisent et, en partie, sont menacées par des problèmes de pollution. Avant de développer en détail ce phénomène, nous voulons souligner que des problèmes de ce type, le genre humain en a déjà rencontrés, à échelle réduite, avec des conséquences catastrophiques. Si nous sommes ici aujourd'hui à pouvoir en parler, ce n'est que parce que la région concernée par ce désastre ne représente encore qu'une petite partie de la terre. Citons ici quelques passages tirés d'un traité de Jared Diamond, Effondrement, qui concernent l'histoire de Rapa Nui, l'île de Pâques, fameuse pour ses grandes statues de pierre. On sait que l'île a été découverte par l'explorateur hollandais Jacob Roggeveen le jour de Pâques 1772 (d'où son nom) et il est admis aujourd'hui scientifiquement que l'île "était recouverte d'une forêt subtropicale épaisse, riche en gros arbres et arbres ligneux" et qu'elle était riche en oiseaux et bêtes sauvages. Mais, à l'arrivée des colonisateurs, l'impression qu'elle donnait était bien différente :

"Roggeveen se creusait la cervelle pour comprendre comment avaient été érigées ces énormes statues. Pour citer encore une fois son journal : les figures de pierre nous étonnaient grandement parce que nous ne réussissions pas à comprendre comment ce peuple, dépourvu de bois abondant et solide nécessaire pour construire un quelconque instrument mécanique, et complètement privé de cordes résistantes, avait été capable d'ériger des effigies de pierre hautes de 9 mètres (...). Au début, à une certaine distance, nous avions cru que l'île de Pâques était un désert, puis nous avons vu qu'il n'y avait que du sable et de l'herbe jaunie, du foin et des arbustes séchés et brûlés (...) Qu'était-il arrivé à tous les arbres qui devaient être là auparavant ? Pour sculpter, transporter et ériger les statues, il fallait beaucoup de gens, qui vivaient donc dans un milieu suffisamment riche pour subvenir à la subsistance (...) L'histoire de l'île de Pâques est le cas le plus éclatant de déforestation jamais vu dans le Pacifique, sinon dans le monde entier : tous les arbres ont été abattus et toutes les espèces arborées se sont éteintes". 13

"La déforestation a commencé très tôt, a atteint son point culminant dans les années 1400 et a été complète, à des dates différentes selon les zones, se concluant à la fin du XVIIème siècle. Les conséquences immédiates en ont été la perte de matières premières pour la construction de moais (les grandes statues, ndlr) et de canoës pour la navigation en haute mer. A partir de 1500, privés de canoës, les habitants de l'île ne purent plus chasser les dauphins et les thons.

La déforestation a appauvri l'agriculture en exposant le sol à l'action corrosive et de lessivage du vent et de la pluie, éliminant par ailleurs l'humus provenant des feuilles, des fruits et des arbres.

Le manque de protéines animales et la diminution des terres cultivables ont conduit à une mode de survie extrême : le cannibalisme. Dans la tradition orale des habitants de l'île revenait souvent le souvenir de cette façon de se nourrir. L'insulte typique portée à un ennemi était : la viande de ta mère est restée entre mes dents". 14.

"Du fait de leur isolement complet, les habitants de l'île de Pâques constituent un exemple éclatant de société qui s'autodétruit en exploitant ses ressources de manière excessive. (...) Le parallèle que l'on peut faire entre l'île de Pâques et le monde moderne est tellement évident qu'on en est glacé. Grâce à la globalisation, au commerce international, aux avions à réaction et à Internet, tous les pays sur terre partagent aujourd'hui leurs ressources et interagissent, comme les douze clans de l'île de Pâques, perdue dans l'Océan Pacifique, tout comme la terre est perdue dans l'espace. Quand les indigènes se sont trouvés en difficulté, ils n'ont pas pu s'enfuir ni chercher de l'aide en dehors de l'île, comme nous ne pourrons pas, nous, habitants de la terre, chercher du secours ailleurs si les problèmes devaient empirer. La faillite de l'île de Pâques, selon les plus pessimistes, pourrait nous indiquer quel va être le destin de l'humanité dans le futur proche." 15.

Ces éléments tiré en totalité du traité de Diamond nous alertent sur le fait que la capacité de l'écosystème Terre n'est pas illimitée et que, comme cela fut vérifié à un moment donné, sur une échelle réduite, pour l'île de Pâques, quelque chose de similaire peut se reproduire dans le futur proche si l'humanité ne sait pas administrer ses ressources de façon adéquate.

En vérité, nous pourrions faire immédiatement un parallèle au niveau de la déforestation, qui a lieu depuis les origines de la communauté primitive jusqu'à aujourd'hui à un niveau soutenu et qui continue à se développer malheureusement en détruisant les derniers poumons verts de la Terre, comme la forêt amazonienne. Comme on le sait, le maintien de ces zones vertes à la surface de la terre est important, non seulement pour préserver une série d'espèces animales et végétales, mais aussi pour assurer un bon équilibre entre le CO2 et l'oxygène (la végétation se développe en consommant du CO2 et en produisant du glucose et de l'oxygène).

Comme nous l'avons déjà vu à propos de la contamination par le mercure, la bourgeoisie connaît très bien les risques encourus, ainsi que le montre la noble intervention d'un scientifique du 19e siècle, Rudolf Julius Emmanuel Clausius, qui s'était exprimé sur le problème de l'énergie et des ressources de façon très claire, bien un siècle en avance sur les discours sur la soi-disant préservation de l'environnement : "Dans l'économie d'une Nation, il y a une loi qui est toujours valable : il ne faut pas consommer pendant une période plus que ce qui a été produit pendant cette même période. Pour cela, nous ne devrons consommer de combustible qu'autant qu'il est possible à celui-ci de se reproduire grâce à la croissance des arbres" 16

Mais si on en juge par ce qui se passe aujourd'hui, nous pouvons dire qu'on fait juste le contraire de ce que recommandait Clausius et nous nous précipitons directement dans la direction fatale de l'île de Pâques.

Pour affronter le problème des ressources de façon adéquate, il faut tenir compte aussi d'une autre variable fondamentale qui est la variation de la population mondiale :

"Jusqu'en 1600, la croissance de la population mondiale était tellement lente qu'on enregistrait une augmentation de 2-3 % par siècle : il a bien fallu 16 siècles pour que des 250 millions d'habitants au début de l'ère chrétienne, on passe à environ 500 millions. A partir de ce moment, et après, le temps de doublement de la population a diminué sans arrêt au point que, aujourd'hui, dans certains pays du monde, il se rapproche de la soi-disant "limite biologique" dans la vitesse de croissance d'une population (3-4 % par an). Selon l'ONU, on dépassera les 8 milliards d'habitants autour de 2025. (...) Il faut considérer les différences notables qu'on enregistre actuellement entre pays avancés, presque arrivés au "point zéro" de la croissance, et les pays en voie de développement qui contribuent à 90 % de l'accroissement démographique actuel. (...) En 2025, selon les prévisions de l'ONU, le Nigeria, par exemple, aura une population supérieure à celle des Etats-Unis et l'Afrique dépassera de trois fois l'Europe en nombre d'habitants. La surpopulation, combinée à l'arriération, l'analphabétisme et au manque de structures hygiéniques et de santé, représente sûrement un grave problème, pas seulement pour l'Afrique du fait des conséquences inévitables d'un tel phénomène à l'échelle mondiale. Il apparaît, de fait, un déséquilibre entre demande et offre de ressources disponibles, qui est dû aussi à l'utilisation d'environ 80 % des ressources énergétiques mondiales par les pays industrialisés.

La surpopulation comporte une forte baisse des conditions de vie du fait qu'elle diminue la productivité par travailleur et la disponibilité, par tête, d'aliments, d'eau potable, de services de santé et de médicaments. La forte pression anthropique actuelle conduit à une dégradation de l'environnement qui, inévitablement, se répercute sur les équilibres du système-terre.

Le déséquilibre, ces dernières années, va en s'accentuant : la population continue non seulement à croître de façon non homogène mais devient de plus en plus dense dans les zones urbaines." 17

Comme on le voit d'après ces quelques informations, l'accroissement de la population ne fait qu'exacerber le problème de l'épuisement des ressources, d'autant plus que comme le montre ce document, leur carence se rencontre surtout là où l'explosion démographique est la plus forte, ce qui laisse augurer pour le futur toujours plus de calamités touchant une multitude de personnes.

Commençons par examiner la première ressource naturelle par excellence, l'eau, un bien universellement nécessaire qui est aujourd'hui fortement menacé par l'action irresponsable du capitalisme.

L'eau est une substance qui se trouve en abondance à la surface de la terre (pour ne parler que des océans, des calottes polaires et eaux souterraines) mais une toute petite partie seulement est potable, celle qui se trouve confinée dans les nappes souterraines et dans quelques cours d'eau non pollués. Le développement de l'activité industrielle, sans aucun respect pour l'environnement, et la dispersion diffuse des rejets urbains ont pollué des parties importantes des nappes phréatiques qui sont le réservoir naturel des eaux potables de la collectivité. Cela a conduit, d'une part, à l'apparition de cancers et de pathologies de nature variée dans la population et, d'autre part, à la réduction croissante des sources d'approvisionnement d'un bien aussi précieux.

"A la moitié du XXIème siècle, selon les prévisions les plus pessimistes, 7 milliards de personnes dans 60 pays n'auront plus assez d'eau. Si les choses se passaient au mieux, cependant, il n'y aurait "que" deux milliards de personnes dans 48 pays qui souffriraient du manque d'eau. (...) Mais les données les plus préoccupantes dans le document de l'ONU sont probablement celles qui concernent les morts dues à l'eau polluée et les mauvaises conditions d'hygiène : 2,2 millions par an. De plus, l'eau est le vecteur de nombreuses maladies, parmi lesquelles la malaria qui tue chaque année environ un million de personnes". 18

La revue scientifique anglaise New Scientist, tirant les conclusions du symposium sur l'eau de Stockholm, de l'été 2004, établit que : "dans le passé, on a fait des dizaines de millions de puits, la plupart sans aucun contrôle, et les quantités d'eaux qui en sont extraites par de puissantes pompes électriques sont de loin supérieures aux eaux pluviales qui alimentent les nappes. (...) Pomper l'eau permet à beaucoup de pays de faire d'abondantes récoltes de riz et de sucre de canne (semences qui ont de grands besoins en eau pour pouvoir se développer, ndlr), mais le boom est destiné à peu durer (...). L'Inde est l'épicentre de la révolution des forages d'eau souterrain. En utilisant la technologie de l'industrie pétrolière, les petits cultivateurs ont foré 21 millions de puits dans leurs champs et le nombre augmente chaque année d'environ un million. (...) En Chine : dans les plaines du nord, où on produit la plus grande partie des produits agricoles, les cultivateurs extraient chaque année 30 km3 d'eau en plus de celle qui est amenée par les pluies (...). Dans la dernière décennie, le Vietnam a multiplié par quatre le nombre de puits. ( ...) Au Pendjab, région du Pakistan où on produit 90 % des ressources alimentaires du pays, les nappes phréatiques commencent à s'assécher" 19.

Si la situation est grave en général, et même très grave, dans des pays dits émergents comme l'Inde et la Chine, la situation est catastrophique et risque d'être un désastre à court terme.

"La sécheresse qui sévit dans la province du Sichuan et de Chongqing a entraîné des pertes au niveau économique, au moins 9,9 milliards de yuans, et des restrictions d'eau potable pour plus de 10 millions de personnes, alors que dans la nation toute entière, il y a au moins 18 millions de personnes qui manquent d'eau." 20

"La Chine est frappée par les pires inondations de ces dernières années, avec 60 millions de personnes concernées en Chine centrale et méridionale, au moins 360 morts et des pertes économiques directes qui atteignent déjà 7,4 milliards de yuans, 200 000 maisons détruites ou endommagées, 528 000 hectares de terres agricoles détruites et 1,8 million submergés. En même temps, la désertification progresse rapidement, concernant un cinquième des terres et provoquant des tempêtes de sable qui arrivent jusqu'au Japon. (...) Si la Chine centrale et méridionale souffrent d'inondations, au nord le désert continue à s'étendre, couvre désormais un cinquième des terres le long du cours supérieur du Fleuve Jaune, sur le haut plateau du Qinghai-Tibet et une partie de la Mongolie intérieure et du Gansu.

La population de la Chine représente environ 20 % de la population mondiale, mais il n'y a que 7% de terre cultivable.

Selon Wang Tao, membre de l'Académie chinoise des Sciences à Lanzhou, les déserts de Chine ont augmenté de 950 Km2 par an au cours de la dernière décennie. Chaque printemps, les tempêtes de sable s'abattent sur Pékin et toute le Chine septentrionale et atteignent la Corée du Sud et le Japon" 21

Tout cela doit nous faire réfléchir sur la puissance tant vantée du capitalisme chinois. En réalité, le développement récent de l'économie chinoise, plutôt que de revitaliser le capitalisme mondial sénescent, exprime bien l'horreur de son agonie avec ses villes dévastées par les brouillards (à peine masqués pour les derniers Jeux olympiques), ses cours d'eau qui s'assèchent et sont pollués et des ouvriers qui sont décimés par milliers dans les mines et dans des usines où les conditions de travail sont effroyables et dépourvues de toute exigence de sécurité.

Il y a beaucoup d'autres ressources en voie d'extinction et, pour terminer ce premier article, nous ne ferons qu'en souligner brièvement deux.

La première, on s'en doute, c'est le pétrole. Comme on le sait, c'est depuis les années 1970 qu'on parle de l'épuisement des réserves naturelles de pétrole, mais aujourd'hui, en 2008, il semble que l'on en soit vraiment arrivé à un pic de production de pétrole, le pic dit de Hubbert, c'est-à-dire le moment où nous aurons déjà épuisé et consommé la moitié des ressources naturelles de pétrole estimées par les différentes prospections géologiques. Le pétrole représente aujourd'hui à peu près 40% de l'énergie de base et environ 90 % de l'énergie utilisée dans les transports ; ses applications sont également importantes dans l'industrie chimique, en particulier pour la fabrication des fertilisants pour l'agriculture, des plastiques, des colles et des vernis, des lubrifiants et des détergents. Tout cela est possible parce que le pétrole a constitué une ressource à faible coût et apparemment sans limite. La modification de cette perspective participe dès à présent à en faire augmenter le prix, obligeant le monde capitaliste à se tourner vers des solutions de substitution moins onéreuses. Mais, une fois encore, la recommandation de Clausius de ne pas consommer en une génération plus que ce que la nature est capable de reproduire n'a aucun écho et le monde capitaliste est précipité dans une course folle à la consommation d'énergie, des pays comme la Chine et l'Inde en tête, brûlant tout ce qu'il y a à brûler, revenant au carbone fossile toxique pour produire de l'énergie et générant tout autour une pollution sans précédent.

Naturellement, même le recours "miraculeux" au soi-disant biodiesel a fait son temps et a montré toutes ses insuffisances. Produire du combustible à partir de la fermentation alcoolique d'amidon de maïs ou de produits végétaux oléagineux, non seulement ne permet pas de couvrir les besoins actuels du marché en combustible, mais fait surtout augmenter le prix des aliments, ce qui conduit à affamer les populations pauvres. Ceux qui sont avantagés, encore une fois, ce sont les entreprises capitalistes, comme les entreprises alimentaires qui se sont reconverties dans le business des biocarburants. Mais pour les simples mortels, cela signifie que de vastes zones de forêts sont abattues pour faire place aux plantations (des millions et des millions d'hectares). La production de biodiesel requiert effectivement l'utilisation de grandes étendues de terrain. Pour avoir une idée du problème, il suffit de penser qu'un hectare de terre cultivée en colza ou tournesol, ou autres semi-oléagineux, produit environ 1000 litres de biodiesel, qui peuvent faire marcher une automobile sur environ 10 000 km. Si nous faisons l'hypothèse qu'en moyenne les automobiles d'un pays parcourent 10 000 km par an, chaque voiture consommera tout le biodiesel produit par un hectare de terrain. Ca veut dire que pour un pays comme l'Italie, où circulent 34 millions de voitures, s'il fallait obtenir tout le carburant à partir de l'agriculture, il faudrait une surface cultivable de 34 millions d'hectares. Si nous ajoutons aux voitures les 4 millions de camions environ, qui ont des moteurs plus gros, la consommation serait double, et impliquerait une superficie d'à peu près 70 millions d'hectares, ce qui correspond à une surface presque deux fois plus grande que celle de la péninsule italienne, y compris les montagnes, les villes, etc.

Bien qu'on n'en parle pas de la même manière, un problème analogue à celui des combustibles fossiles se pose naturellement à propos des autres ressources de type minéral, par exemple les minerais dont on extrait les métaux. Il est vrai que, dans ce cas, le métal n'est pas détruit par l'usage, comme c'est le cas pour le pétrole ou le gaz méthane, mais l'incurie de la production capitaliste finit par disperser à la surface de la terre et dans les décharges des quantités significatives de métaux, ce qui fait que l'approvisionnement en métaux va lui aussi, tôt ou tard, s'épuiser. L'usage, entre autre, de certains alliages et multi stratifiés, rend encore plus ardue l'éventuelle entreprise de récupération d'un matériel "pur".

L'ampleur du problème est révélée par des estimations selon lesquelles, en l'espace de quelques décennies, les ressources suivantes seront épuisées : uranium, platine, or, argent, cobalt, plomb, manganèse, mercure, molybdène, nickel, étain, tungstène et zinc. Il s'agit manifestement de matériaux pratiquement indispensables à l'industrie moderne et leur pénurie pèsera gravement sur le proche avenir. Mais il y a aussi d'autres matières qui ne sont pas inépuisables : le calcul a été fait qu'il y a encore de disponible (dans le sens où il est possible économiquement de les extraire) 30 milliards de tonnes de fer, 220 millions de tonnes de cuivre, 85 millions de tonnes de zinc. Pour avoir une idée des quantités, il suffit de penser que pour amener les pays les plus pauvres au niveau des pays avancés, il faudrait 30 milliards de tonnes de fer, 500 millions de cuivre, 300 millions de zinc, c'est-à-dire carrément plus que ce que toute la planète Terre pourrait nous offrir.

Face à cette catastrophe annoncée, il faut se demander si le progrès et le développement doivent nécessairement se conjuguer avec la pollution et la perturbation de l'écosystème Terre. Il faut se demander si de tels désastres sont à attribuer à la mauvaise éducation des hommes ou à quelque chose d'autre. C'est ce que nous verrons dans le prochain article.

 

Ezechiele (août 2008)

1 Manifeste [10] adopté par le 9e Congrès du CCI en juillet 1991.

2 G. Barone et al., Il metano e il futuro del clima, in Biologi Italiani, n° 8 de 2005.

3 idem

4 G. Pellegri, Terzo mondo, nueva pattumiera creata dal buonismo tecnologico, voir http:/www.caritas-ticino.ch/rivista/elenco%20rivista/riv_0203/08%20-%20Terzo%m... [11]

5 Vivere di rifiuti, http:/www.scuolevi-net:scuolevi/valdagno /marzotto/mediateca.nsf/9bc8ecfl790d... [12]

6 Roberto Saviano, Gomorra, Viaggio nell'impero economico e nel sogno di dominio della camorra, Arnoldo Montaldi, 2006.

7 La Repubblica on-line, 29/10/2007

8 La Repubblica, 6/02/2008. Rien qu'aux Etats Unis, plus de 100 milliards de sacs plastique sont utilisés, 1,9 milliards de tonnes de pétrole sont nécessaires pour les produire, la plupart d'entre eux finissent par être jetés et mettent des années à se décomposer. La production américaine de quelques 10 milliards de sacs plastique requiert l'abattage d'environ 15 millions d'arbres.

9 Voir l'article Mediterraneo, un mare di plastica, in La Repubblica du 19 Juillet 2007.

10 Il n'est pas exclu naturellement que le renchérissement vertigineux du pétrole auquel nous assistons depuis la fin de l'année dernière ne remette en discussion l'usage de cette matière première pour la production de matière plastique synthétique non biodégradable, provoquant dans le futur proche une conversion à la nouvelle foi écologique chez ces entrepreneurs vigilants, vigilants pour sauvegarder leurs propres intérêts.

11 R. Troisi : la discarica del mondo luogo di miseria e di speranza nel ventunesimo secolo. villadelchancho.splinder.com/tag/discariche+del+mondo

12 Voir l'article : "Alcuni effetti collaterali dell'industria, La chimica, la diga e il nucleare".

13 Jared Diamond, Collasso, edizione Einaudi

14 Tiré des Archives Historiques de la Nouvelle Gauche "Marco Pezzi", Ancora su petrolio e capitalismo. diligander.libero.it/alterantiveinfo/petrolio_criticaeconflitto_giugno2006.pdf

15 Jared Diamond, Colasso, edizione Einaudi

16 R.J.E Clausius (1885), né à Koslin (Prusse et aujourd'hui en Pologne) en 1822 et mort à Bonn en 1888.

17 Associazione Italiana Insegnanti Geografia, La crescita della popolazione.

www.aiig.it/Un%20quaderno%20per%l [13]'ambiente/offline/crescita-pop.htm

18 G. Carchella, Acqua : l'oro blu del terzo millenario, su "Lettera 22, associazione indipendente di giornalisti". www.lettera22.it/showart.php?id=296&rubrica=9 [14]

19 "Asian Farmers sucking the continent dry [15]", 28 août 2004, Newscientist.

20 PB, Cina : oltre 10 milioni di persone assetate dalla siccità, Asianews,

www.asianews.it/index.php?l=it&art=6977 [16]

21 La Cina stretta tra le inondazioni e il deserto che avanza, 18/08/2006, in Asianews. www.asianews.it/index.php?l=it&art=9807 [17]

Récent et en cours: 

  • Catastrophes [18]
  • Ecologie [19]

Débat interne au CCI : les causes de la prospérité consécutive à la Seconde Guerre mondiale (II)

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Dans le n° 133 [20] de la Revue internationale nous avons commencé à ouvrir à l'extérieur de notre organisation un débat ayant lieu au sein de celle-ci et portant sur l'explication de la période de prospérité des années 1950 et 60, une exception dans la vie du capitalisme depuis la Première Guerre mondiale. Nous en avions alors posé les termes, le cadre, et présenté les principales positions en présence. Nous publions ci-dessous une nouvelle contribution à cette discussion.

Cette contribution vient en soutien à la thèse qui avait été présentée sous le titre "Le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste", faisant essentiellement découler la demande solvable durant la période considérée de la mise en place par la bourgeoisie des mécanisme keynésiens.

Dans un prochain numéro de notre revue paraîtra une réponse à cette contribution, en particulier concernant les facteurs déterminants de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence et la nature de l'accumulation capitaliste.

(pour des raisons techniques, les graphiques n'ont pu être insérés dans le texte. Ils sont accessibles en cliquant sur leur titre)

 

Origine, dynamique, et limites du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste

En 1952, nos ancêtres de la Gauche Communiste de France décidaient d'arrêter leur activité de groupe parce que : "La disparition des marchés extra-capitalistes entraîne une crise permanente du capitalisme (...) ...il ne peut plus élargir sa production. On verra là l'éclatante confirmation de la théorie de Rosa Luxemburg : le rétrécissement des marchés extra-capitalistes entraîne une saturation du marché proprement capitaliste. (...) En fait, les colonies ont cessé de représenter un marché extra-capitaliste pour la métropole, elles sont devenues de nouveaux pays capitalistes. Elles perdent donc leur caractère de débouchés. (...) la perspective de guerre ... tombe à échéance. Nous vivons dans un état de guerre imminente..." (1). Le paradoxe veut que cette erreur de perspective ait été énoncée à la veille des Trente glorieuses ! Dès lors, appréhender correctement "les causes de la période de prospérité consécutive à la Seconde Guerre mondiale", comme le titre l'article introductif à ce débat (n°133), ainsi que les enjeux posés par l'évolution actuelle du capitalisme, nécessite de dépasser "l'éclatante infirmation de la théorie de Rosa Luxemburg", et d'en revenir à "une compréhension plus ample et cohérente du fonctionnement et des limites du mode de production capitaliste". Telle était la conclusion que nous tirions dans le précédent numéro de cette revue, tel est l'objet de cet article. A cette fin, nous examinerons successivement (I.) quels sont les ressorts et contradictions internes au capitalisme ; (II.) une validation de ce cadre théorique pour les 60 dernières années ; (III.) les rapports que le capitalisme entretient avec sa sphère extérieure ; (IV.) l'obsolescence du mode de production capitaliste et les conditions de son dépassement ; (V.) et, dans ce cadre, le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste qui était à la base de la période de forte croissance d'après-guerre, ainsi que ses limites.

I. Ressorts et contradictions internes au capitalisme

1) La contrainte de la reproduction élargie et ses limites

Comme toutes les autres sociétés d'exploitation, le capitalisme s'articule autour de l'appropriation de surtravail : "En étudiant le procès de production, nous avons vu que toute la tendance, tout l'effort de la production capitaliste consiste à s'accaparer le plus possible de surtravail..." (2). Cependant, cette appropriation va désormais bien au-delà de la seule satisfaction des besoins de la classe dominante, elle s'impose comme une contrainte pour sa survie : tout capital laissé en friche se dévalorise et est évincé du marché. Tel est le moteur de "...la tendance à l'accumulation, la tendance à agrandir le capital et à produire de la plus-value sur une échelle élargie. C'est là, pour la production capitaliste, une loi, imposée par les constants bouleversements des méthodes de production elles-mêmes, par la dépréciation du capital existant que ces bouleversements entraînent toujours, la lutte générale de la concurrence et la nécessité de perfectionner la production et d'en étendre l'échelle, simplement pour se maintenir et sous peine de disparaître" (3).

Contrairement aux sociétés antérieures, cette appropriation contient désormais une dynamique intrinsèque et permanente d'élargissement de l'échelle de production qui dépasse de loin la reproduction simple. En effet, l'aiguillon du profit, l'extraction du maximum de surtravail, ainsi que la nécessité permanente d'assurer la rentabilité du capital, contraignent chaque capitaliste à développer sa production, et donc, à générer une demande sociale croissante par l'embauche de nouveaux travailleurs et par le réinvestissement en moyens de production et de consommation supplémentaires : "retransformer sans cesse en capital la plus grande partie possible de la plus-value ou du produit net ! Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d'ordre de l'économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise. (...) Assurément produire, produire toujours de plus en plus, tel est notre mot d'ordre..." (4). C'est une "fatalité historique" dira Marx.

Cette "tendance à agrandir le capital sur une échelle élargie" se matérialise au sein d'une succession de cycles plus ou moins décennaux où l'alourdissement périodique en capital fixe vient régulièrement infléchir le taux de profit et provoquer des crises : "A mesure que la valeur et la durée du capital fixe engagé se développent avec le mode de production capitaliste, la vie de l'industrie et du capital industriel se développe dans chaque entreprise particulière et se prolonge sur une période, disons en moyenne dix ans. (...) ... ce cycle de rotations qui s'enchaînent et se prolongent pendant une série d'années, où le capital est prisonnier de son élément fixe, constitue une des bases matérielles des crises périodiques" (5).

Lors de chacune de ces crises, faillites et dépréciations de capitaux recréent les conditions d'une reprise qui élargi les marchés et le potentiel productif : "Les crises ne sont jamais que des solutions momentanées et violentes qui rétablissent pour un moment l'équilibre troublé (...) La stagnation survenue dans la production aurait préparé - dans les limites capitalistes - une expansion subséquente de la production. Ainsi le cycle aurait été, une fois de plus, parcouru. Une partie du capital déprécié par la stagnation retrouverait son ancienne valeur. Au demeurant, le même cercle vicieux serait à nouveau parcouru, dans des conditions de production amplifiées, avec un marché élargi, et avec un potentiel productif accru" (6).

Le graphique ci-dessous illustre parfaitement tous les éléments de ce cadre théorique d'analyse élaboré par Marx : la dizaine de cycles à la hausse et à la baisse du taux de profit est chaque fois ponctué par une crise (récession) :

Graphique n°1 : Etats-Unis (1948-2007) : taux de profit par trimestre et récessions [21] (7)

Marx avait déjà identifié sept cycles de son vivant, la IIIème Internationale seize (8), et les gauches à celle-ci complèteront ce tableau durant l'entre-deux-guerres (9). Avec la dizaine d'autres depuis la seconde guerre mondiale, plus de deux siècles d'accumulation capitaliste ont été rythmés par une petite trentaine de cycles et de crises.

Par sa dynamique intrinsèque d'élargissement, le capitalisme génère en permanence la demande sociale qui est à la base du développement de son propre marché. Cependant, Marx nous a aussi montré que ses contradictions internes restreignent périodiquement ce même marché (la demande finale) par rapport à la production : "Alors que les forces productives s'accroissent en progression géométrique, l'extension des marchés se poursuit tout au plus en progression arithmétique" (10). Telle est la base matérielle et récurrente de cette trentaine de cycles et de crises de surproduction dont il nous faut maintenant examiner la genèse.

2) Le circuit de l'accumulation : une pièce en deux actes

Extraire un maximum de surtravail se cristallisant en une quantité croissante de marchandises constitue ce que Marx appelle "le premier acte du procès de production capitaliste". Ensuite, ces marchandises doivent être vendues pour transformer ce surtravail en plus-value accumulable en vue du réinvestissement : c'est "le deuxième acte du procès". Chacune de ces deux étapes contient ses propres contradictions et limites. En effet, bien que s'influençant mutuellement, l'acte premier est surtout aiguillonné par le taux de profit, et le second dépendant des diverses tendances qui restreignent la demande finale (le marché) : "Dès que la quantité de surtravail qu'on peut tirer de l'ouvrier est matérialisée en marchandises, la plus-value est produite. Mais avec cette production de la plus-value, c'est seulement le premier acte du procès de production capitaliste, du procès de production immédiat qui s'est achevé. Le capital a absorbé une quantité déterminée de travail non payé. A mesure que se développe le procès qui se traduit par la baisse du taux de profit, la masse de plus-value ainsi produite s'enfle démesurément. Alors s'ouvre le deuxième acte du procès. La masse totale des marchandises, le produit total, aussi bien la portion qui remplace le capital constant et le capital variable que celle qui représente de la plus-value, doivent être vendues. Si cette vente n'a pas lieu ou n'est que partielle, ou si elle a lieu seulement à des prix inférieurs aux prix de production, l'ouvrier certes est exploité, mais le capitaliste ne réalise pas son exploitation en tant que telle : cette exploitation peut s'allier pour le capitaliste à une réalisation seulement partielle de la plus-value extorquée ou à l'absence de toute réalisation et même aller de pair avec la perte d'une partie ou de la totalité de son capital" (11).

3) La nécessaire réalisation des marchandises

Marx nous montre bien ici que la production n'engendre pas automatiquement une demande finale (un marché) à la hauteur de celle-ci : "La surproduction a spécialement pour condition la loi générale de production du capital : produire à mesure des forces productives (c'est-à-dire selon la possibilité qu'on a d'exploiter la plus grande masse possible de travail avec une masse donnée de capital) sans tenir compte des limites existantes du marché ou des besoins solvables..." (12). Ce décalage périodique entre la production et les marchés découle des lois de l'économie capitaliste qui, spontanément, conduit à une dynamique insuffisante de la demande solvable.

Or, de quoi dépend ce deuxième acte du circuit de l'accumulation (les "conditions de réalisation de la production", ou la grandeur de la demande solvable, c'est-à-dire des marchés) ? Marx nous en fournit les trois paramètres principaux :

a) Des capacités de consommation de la société, capacités restreintes car réduites par les rapports antagoniques de répartition du surtravail (c'est-à-dire la lutte de classe) : "La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société" (13).

b) Des limites imposées par le processus d'accumulation qui réduit la demande lorsque le taux de profit s'infléchit : insuffisance de plus-value extraite par rapport au capital engagé entrainant un frein dans les investissements et les embauches de nouvelles forces de travail. En retour, ceci a pour conséquence de déprimer encore plus fortement la demande finale : "La limite du mode de production se manifeste dans les faits que voici : 1° Le développement de la productivité du travail engendre, dans la baisse du taux de profit, une loi qui, à un certain moment, se tourne brutalement contre ce développement et doit être constamment surmontée par des crises" (14)

c) Des défauts de réalisation du produit total lorsque les proportionnalités entre les branches de la production ne sont pas respectées : en effet, les disproportionnalités entre branches productives rendent la réalisation du produit total incomplète (15).

Autrement dit, l'on peut résumer ce qui conditionne principalement la demande finale par les deux grands facteurs suivants :

A) Le développement de la production et de ses contradictions (b et c) : Durant la première moitié du cycle décennal d'accumulation, le capitalisme élargit sa propre demande finale par l'embauche de travailleurs et le réinvestissement en nouveaux moyens de production et de consommation : "Les limites de la consommation sont élargies par la tension du procès de reproduction lui-même ; d'une part, celle-ci augmente la dépense du revenu par les ouvriers et les capitalistes ; d'autre part, elle est identique à la tension de la consommation productive" (16). Ensuite, durant la seconde moitié, comme nous l'avons expliqué ci-dessus, les disproportionnalités entre les branches de production, et l'infléchissement du taux de profit engendrent une restriction de cette demande finale.

B) Les lois de répartition du surtravail entre le capital et le travail (a) : La seconde source des crises de surproduction plonge ses racines dans la tendance immanente du capitalisme à accaparer un maximum de plus-value, c'est-à-dire dans les "rapports de distribution antagoniques" du surtravail entre le capital et le travail, rapports qui dépendent de l'état de la lutte des classes, et qui ont pour résultat de relativement comprimer la demande finale : "la capacité de consommation de la société ... déterminée par des rapports de distribution antagoniques, cette consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum" (17).

4) Une triple conclusion sur la dynamique et les contradictions internes au capitalisme

a) La double racine des crises : Marx a toujours souligné cette double nécessité pour le capitalisme, d'une part, de produire de façon suffisamment rentable - c'est-à-dire d'extraire suffisamment de surtravail - et, d'autre part, de réaliser celui-ci sur le marché. Que l'un ou l'autre de ces "deux actes" vienne à manquer, en tout ou en partie, et le capitalisme est alors confronté à des crises de surproduction : "L'essence de la production capitaliste implique donc une production qui ne tienne pas compte des limites du marché" (18).

b) Deux racines fondamentalement indépendantes : Le plus souvent, ces deux racines des crises se conjuguent. En effet, le niveau et la baisse récurrente du taux de profit influe sur la répartition de la plus-value, et inversement. Cependant, Marx insistera constamment sur l'idée que ces deux racines sont fondamentalement "indépendantes", "non théoriquement liées", "ne sont pas identiques" (19). Pourquoi ? Tout simplement parce que la production de profit et les marchés sont, pour l'essentiel, différemment conditionnés : "les conditions de l'exploitation immédiate ... n'ont pour limite que la force productive de la société", alors que "le marché" a pour limite "la capacité de consommation de la société", or, "cette capacité de consommation est déterminée par des rapports de distribution antagoniques, cette consommation de la grande masse de la société en est réduite à un minimum" (20). C'est pourquoi, Marx rejette catégoriquement toute théorie mono-causale des crises (21). Il est donc théoriquement erroné de faire strictement découler l'importance des marchés de l'évolution du taux de profit et inversement, il en va de même empiriquement comme nous le verrons ci-dessous (22).

c) Des temporalités différentes : De ceci découle que les temporalités de ces deux racines sont forcément différentes. La première contradiction (le taux de profit) plonge ses racines dans les nécessités d'accroître le capital constant au détriment du capital variable, sa temporalité est donc essentiellement liée aux cycles de rotation du capital fixe (plus ou moins décennaux en moyenne). La seconde (la contradiction contenue dans le rapport salarié) découle de l'enjeu autour de la répartition du surtravail, sa temporalité est donc avant tout fonction du rapport de force entre les classes qui porte sur de plus longues périodes (23). Encore une fois, précisons bien que ces deux temporalités se conjuguent mutuellement, puisque le processus d'accumulation influence le rapport de force entre les classes et inversement. Cependant, elles sont fondamentalement "indépendantes", "non identiques", "non théoriquement liées", car la lutte de classe n'est pas strictement liée aux cycles décennaux, ni ces derniers aux rapports entre les classes. C'est ce que nous allons maintenant vérifier par une validation empirique de ce cadre théorique d'analyse des crises élaboré par Marx.

II. Une validation empirique de la théorie marxiste des crises de surproduction

La période allant de la seconde guerre mondiale à aujourd'hui constitue un bon exemple pour valider empiriquement le cadre théorique d'analyse des crises de surproduction développé par Marx, et aussi de ses trois implications majeures concernant la racine double des crises, leurs caractères indépendants, et leurs temporalités différentes. En effet, les tenants de la mono-causalité des crises par la baisse du taux de profit sont incapables d'expliquer pourquoi l'accumulation et la croissance ne redémarrent pas, alors que ce taux ne fait que remonter depuis plus d'un quart de siècle ! Inversement, les tenants de la mono-causalité par la saturation des marchés ne peuvent expliquer cette remontée, puisque ces derniers n'ont fait que se restreindre jusqu'à leur "total épuisement" aujourd'hui (Revue n°133) ... ce qui alors devrait se traduire par un taux de profit égal à zéro ! Tout ceci se lit et se comprend aisément sur les deux graphiques d'évolution du taux de profit (n°1 et n°3). Nous pouvons clairement y distinguer la succession des cycles plus ou moins décennaux reliés à la dynamique du taux de profit, ainsi que les grandes tendances d'évolution à moyen terme de ce dernier : de 1945 à 1965 où il est stabilisé à un haut niveau, de 1965 à 1982 où il décline, et de 1982 à aujourd'hui où il remonte. La compréhension de ces trois évolutions renvoie surtout à la contradiction découlant de la moindre dynamique de la demande par rapport à la production.

1) La fin des Trente glorieuses

Nous expliquerons plus avant dans ce texte comment, durant les Trente glorieuses, le capitalisme a momentanément pu assurer cette double contrainte consistant à devoir produire avec profit, et à vendre toutes ses marchandises produites. Cependant, dans les pays de l'OCDE, cette configuration commence à s'épuiser, dès la fin des années 60 (24), suite à un infléchissement des gains de productivité qui entraine le taux de profit à la baisse (25). En effet, ce dernier chutera de moitié entre 1969 et 1982 (cf. graphique n°3). L'épuisement de cette longue période de forte croissance économique au lendemain de la seconde guerre mondiale est donc fondamentalement le produit d'un retournement à la baisse du taux de profit. La dégradation du climat économique durant toutes ces années (1969-82) résulte alors, avant tout, de cette baisse de la rentabilité des entreprises (26) ! C'est donc la contrainte du profit qui n'est plus assurée, alors que la régulation de la demande finale fonctionne encore largement compte-tenu du maintien des mécanismes d'indexation des salaires et de soutien à la demande (27).

2) Le passage au capitalisme d'Etat dérégulé

Dès lors, le rétablissement du taux de profit ne pourra plus se faire grâce à un redressement des gains de productivité, puisque c'est la chute de ceux-ci qui avaient infléchi l'évolution du taux de profit. Seule l'augmentation du taux de plus-value, par des compressions salariales et un accroissement de l'exploitation, allait permettre de le faire. Ceci impliquait une inévitable dérégulation des mécanismes clés assurant la croissance de la demande finale durant les Tente glorieuses (cf. infra). Cet abandon a commencé au début des années 1980 et s'illustre, notamment, par la diminution constante de la part des salaires dans le total de la richesse produite :

Graphique n°2 : Evolution de la part salariale dans le total de la richesse produite : G7, Europe, France [22] (28) 

Globalement donc, durant les années 70, c'est la contradiction ‘taux de profit' qui pèse sur le fonctionnement du capitalisme, alors que la demande finale était toujours assurée. Ce sera exactement l'inverse ensuite. Après 1982, le taux de profit est spectaculairement rétabli, mais au prix d'une compression drastique de la demande finale (des marchés) : essentiellement de la masse salariale (cf. graphique n°2), mais aussi des investissements (dans une moindre mesure), puisque le taux d'accumulation est resté à l'étiage (cf. graphique n°3).

Dès lors, nous pouvons maintenant comprendre pourquoi la dégradation économique se poursuit toujours, et ce, malgré un taux de profit rétabli : c'est la compression de la demande finale (salaires et investissements) qui explique que, malgré un spectaculaire redressement de la rentabilité des entreprises, l'accumulation et la croissance n'ont pu redémarrer (29). Cette réduction drastique de la demande finale engendre une atonie des investissements en vue de l'élargissement, la poursuite des rationalisations par rachats et fusions d'entreprises, un déversement des capitaux en friche dans la spéculation financière, une délocalisation à la recherche de main d'œuvre bon marché, ... ce qui déprime encore plus la demande finale (30).

Quand au rétablissement de cette dernière, elle n'est guère possible dans les conditions présentes, puisque c'est de sa baisse que dépend l'accroissement du taux de profit (31) ! Depuis 1982, dans un contexte de rentabilité retrouvée des entreprises, c'est donc la temporalité ‘restriction des marchés solvables' qui joue le rôle principal à moyen terme pour expliquer le maintien d'une atonie de l'accumulation et de la croissance, même si les fluctuations du taux de profit peuvent encore jouer un rôle majeur à court terme dans le déclenchement des récessions comme l'illustre très bien les graphiques n°1 et n°3 :

Graphique n°3 : Profit, accumulation et croissance économique dans la Triade (USA, Europe et Japon) : 1961-2006 [23] (32) 

Tout ceci vient pleinement confirmer le cadre théorique d'analyse élaboré par Marx, ainsi que les trois conséquences majeures qui en découle : (1) la double racine des crises de surproduction ; (2) l'indépendance relative entre la production de profit et les marchés ; (3) et la temporalité différente de ces deux dynamiques.

III. Le capitalisme et sa sphère extérieure

De tout ce que Marx a développé (et que nous avons trop brièvement résumé) découle le fait que le capitalisme est un système foncièrement expansif : "Il faut donc que le marché s'agrandisse sans cesse, si bien que ses connexions internes et les conditions qui le règlent prennent de plus en plus l'allure de lois de la nature indépendantes des producteurs et échappent de plus en plus à leur contrôle. Cette contradiction interne cherche une solution dans l'extension du champ extérieur de la production. Mais plus la force productive se développe, plus elle entre en conflit avec la base étroite sur laquelle sont fondés les rapports de consommation" (33). Or, toutes les dynamiques et limites du capitalisme dégagées par Marx ne l'ont été qu'en faisant abstraction de ses rapports avec sa sphère extérieure (non capitaliste). Il nous faut donc maintenant comprendre quelle est la place et l'importance de cet environnement dans le cours de son développement. En effet, historiquement, le capitalisme est d'abord né et s'est développé dans le cadre de rapports sociaux féodaux. C'est progressivement qu'il développera sa base marchande, puis capitaliste.

Né dans un environnement non-capitaliste par définition, le capitalisme ne pouvait qu'établir d'importants liens avec celui-ci pour l'obtention des moyens matériels à son accumulation, et pour l'écoulement de ses marchandises. De 1500 à 1825 (34), le capitalisme s'est abondamment nourri de cet environnement dans le cadre de son accumulation primitive : comme source de profits (pillages divers, importation de métaux précieux, etc.), de marchés (ventes de ses marchandises, commerce triangulaire, etc.), et de main d'œuvre.

Une fois ses bases assurées après trois siècles d'accumulation primitive, cet environnement lui a cependant encore fourni toute une série d'opportunités tout au long de sa phase ascendante (1825-1914). D'une part, en ce qui concerne ses profits : (a) par l'exportation de capitaux ; (b) l'obtention de surprofits ; (c) et un "surprofit par escroquerie" comme l'appelait Marx (35). D'autre part, comme exutoire pour la vente de ses marchandises en surproduction. Enfin, comme source de main d'œuvre (36). C'est l'ensemble de ces raisons qui explique la curée impérialiste durant le dernier tiers de sa phase ascendante (1880-1914 (37)). En ce sens, un tel environnement lui a servi, à la fois, de sources de profits, de milieu lui permettant d'atténuer la portée de ses crises (marchés), et de réservoir de main d'œuvre (38). Cependant, l'existence d'opportunités de régulations externes, à une partie de ses contradictions internes, ne signifie, ni qu'elles seraient les plus efficaces pour le développement du capitalisme, ni que ce dernier serait dans l'impossibilité structurelle de dégager des modes de régulations internes (comme le postule la théorie de Rosa Luxemburg) ! En effet, c'est d'abord et avant tout l'extension et la domination du salariat sur ses propres bases qui a progressivement permis au capitalisme de dynamiser sa croissance, et si les relations de diverses natures entre le capitalisme et sa sphère extra-capitaliste lui a bien offert toute une série d'opportunités, l'importance de ce milieu, et le bilan global des échanges avec lui, n'en constituaient pas moins un frein à sa croissance (39) ! L'épuisement de ces opportunités de régulations externes ouvrira la voie pour la recherche de régulations internes dont le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste en a constitué un exemple prototypique (cf. infra).

IV. L'obsolescence historique du mode de production capitaliste et les bases de son dépassement

Ce formidable dynamisme d'extension interne et externe du capitalisme n'est cependant pas éternel. En effet, comme tout mode de production dans l'histoire, le capitalisme connaît aussi une phase d'obsolescence où ses rapports sociaux freinent le développement de ses forces productives : "...le système capitaliste devient un obstacle pour l'expansion des forces productives du travail. Arrivé à ce point, le capital, ou plus exactement le travail salarié, entre dans le même rapport avec le développement de la richesse sociale et des forces productives que le système des corporations, le servage, l'esclavage, et il est nécessairement rejeté comme une entrave" (40). C'est donc au sein des transformations et de la généralisation du rapport social de production salarié qu'il faut rechercher le caractère historiquement limité du mode de production capitaliste. Arrivé à un certain stade, l'extension du salariat et sa domination par le biais de la constitution du marché mondial, marquent l'apogée du capitalisme (41). Au lieu de continuer à puissamment éradiquer les anciens rapports sociaux et développer les forces productives, le caractère désormais obsolète du rapport salarié à tendance à figer les premiers, et freiner les seconds : il est toujours incapable d'intégrer en son sein une bonne partie de l'humanité, il engendre des crises, des guerres, et catastrophes d'ampleur croissante, et va jusqu'à menacer l'humanité de disparition.

1) L'obsolescence du capitalisme

Si la généralisation et la domination progressive du salariat ont dynamisé le capitalisme, elles ont aussi engendré une instabilité croissante où toutes ses contradictions s'expriment alors à pleine puissance. Ceci ne signifie pas que le salariat s'est implanté partout, loin de là, mais cela veut dire que le monde vit désormais au rythme de ses contradictions. La première guerre mondiale ouvre cette ère des crises majeures à dominante mondiale et salariale : (a) le cadre national est devenu trop étroit pour contenir les assauts des contradictions capitalistes ; (b) le monde n'offre plus assez d'opportunités ou d'amortisseurs lui permettant d'assurer une régulation externe à ses contradictions internes ; (c) à postériori, l'échec de la régulation instaurée durant les Trente glorieuses indique l'incapacité historique du capitalisme à trouver des ajustements internes à long terme à ses propres contradictions qui explosent alors avec une violence de plus en plus barbare.

Dans la mesure où elle est devenue un conflit planétaire, non plus pour la conquête, mais pour le repartage des sphères d'influence, des zones d'investissement, et des marchés, la première guerre mondiale marque définitivement l'entrée du mode de production capitaliste dans sa phase d'obsolescence. Les deux conflits mondiaux d'intensité croissante, la plus grande crise de surproduction de tous les temps (1929-1933), le formidable frein à la croissance des forces productives durant les Trente piteuses (1914-45), l'incapacité du capitalisme à intégrer en son sein une bonne partie de l'humanité, le développement du militarisme et du capitalisme d'Etat sur la planète entière, la croissance de plus en plus grande des frais improductifs, ainsi que l'incapacité historique du capitalisme à stabiliser en interne une régulation de ses propres contradictions, tous ces phénomènes matérialisent cette obsolescence historique du rapport social de production salarié qui n'a plus rien d'autre à offrir à l'humanité qu'une perspective de barbarie croissante (42).

2) Effondrement catastrophique, ou vision matérialiste, historique et dialectique de l'histoire ?

Cependant, l'obsolescence historique du capitalisme ne signifie aucunement que ce dernier serait condamné à mourir de façon mécaniste lors d'un inéluctable effondrement catastrophique. En effet, les mêmes tendances et dynamiques qui se dégagent de l'analyse de Marx continuent de s'exercer, mais au sein d'un contexte général qui a profondément changé. Comme le disait Trotski parlant de la phase de décadence du capitalisme au 3ème congrès de l'Internationale Communiste : "Tant que le capitalisme n'aura pas été brisé par une révolution prolétarienne, il vivra les mêmes périodes de hausse et de baisse, il connaîtra les mêmes cycles (...) Les oscillations cycliques vont continuer, mais, en général, la courbe du développement capitaliste aura tendance à baisser et non pas à remonter". En effet, durant cette phase, toutes les contradictions économiques, sociales et politiques du capitalisme débouchent inévitablement à des niveaux toujours supérieures, soit sur des conflits sociaux qui posent régulièrement la question de la révolution, soit sur des déchirements impérialistes qui posent l'avenir même de l'humanité. Autrement dit, le monde entier est pleinement entré dans cette "ère des guerres et des révolutions" comme l'énonçait la troisième internationale.

Cette conception n'a donc rien à voir avec une vision catastrophiste ‘force-productiviste' : il n'existe pas de limites quantitatives qui seraient prédéfinies au sein des forces productives du capitalisme (que ce soit un pourcentage de taux de profit ou une quantité donnée de marchés extra-capitalistes), et qui détermineraient un point alpha précipitant le mode de production capitaliste dans la mort. Les limites des modes de production sont avant tout sociales, produites de leurs contradictions internes, et relatives à un état donné de la société. Elles résident au sein de leurs rapports sociaux, et dans la collision entre ces rapports devenus obsolètes et les forces productives. Il n'a jamais existé dans toute l'histoire de l'humanité de limites matérielles quantitativement prédéfinies aux modes de production telles que, à un moment donné, leurs ressorts seraient totalement épuisés et les précipiteraient dans un effondrement catastrophique. Dès lors, c'est le prolétariat qui abolira le capitalisme, et pas ce dernier qui mourra de lui-même par ses limites ‘objectives'.

Cette vision d'un effondrement catastrophique procède d'un matérialisme vulgaire et mécaniste, ainsi que d'un finalisme téléologique qui a déjà fait beaucoup de dégâts au sein du mouvement ouvrier. Elle a désarmé des générations entières de révolutionnaires, car c'est une vision qui fonde la conviction militante sur une base immédiatiste et ‘force-productiviste', au lieu d'une compréhension matérialiste, historique et dialectique de l'histoire. Toutes ces prévisions récurrentes de fin du monde se sont d'ailleurs systématiquement révélées vaines depuis près d'un siècle :

1) Catastrophisme luxemburgiste du KAPD (tendance Essen) au début du XXè siècle.

2) Faillite de nombreux groupes politiques oppositionnels à la IIIème Internationale prédisant la fin du capitalisme en 1929 sur des bases analogues.

3) Paralysie et dispersion de la Gauche italienne (Bilan) en 1940 suite à sa théorie catastrophiste sur l'économie de guerre.

4) Disparition de la Gauche Communiste de France (Internationalisme) prédisant la crise permanente et la 3ème guerre mondiale en 1952 sur la base de l'analyse de Rosa Luxemburg.

5) Multiples scissions chez les bordiguistes suite à la prévision de crise catastrophique en 1975 par Bordiga.

Tout ceci montre le danger qu'il y a à professer ce genre de vision fausse du matérialisme historique : elle désarme politiquement les générations futures. Le rejet de ces multiples erreurs à répétition dépend d'une claire vision de la dynamique et de la nature des limites des modes de production dans l'histoire. Une bonne compréhension de la parenthèse des Trente glorieuses dans le cours général du capitalisme obsolescent peut grandement nous y aider. Elle permettra de clarifier quelles sont les perspectives réellement contenues dans la situation présente de crise du capitalisme. Tel est l'objet de la suite de cet article.

V. Le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste à la base des Trente glorieuses

Aucun révolutionnaire dans le passé n'aurait imaginé que le capitalisme serait encore sur pied un siècle après. Ainsi, en 1952, au moment même où le cadre théorique de nos ancêtres politiques de la Gauche Communiste de France les amenait à pronostiquer la "crise permanente du capitalisme (...) l'éclatante confirmation de la théorie de Rosa Luxemburg" et la "guerre imminente...", le capitalisme était à la veille de connaître ses Trente glorieuses ! En réalité, de tels phénomènes de reprises au cours de l'obsolescence d'un mode de production ne devraient pas surprendre les marxistes : une classe aux abois tente toujours de prolonger la survie de son système par tous les moyens. Tel fut le cas lors de la reconstitution de l'empire romain sous Charlemagne, ou de la constitution des grandes monarchies de l'Ancien Régime. Cependant, ce n'est pas parce qu'on se trouve dans un méandre qu'il faut en conclure que la rivière coule de la mer à la montagne ! Il en va de même pour les Trente glorieuses : la bourgeoisie a momentanément pu insérer une parenthèse de forte croissance dans le cours général de sa décadence.

En effet, la crise de 1929 aux Etats-Unis illustre bien toutes les caractéristiques spontanément prises par les crises économiques durant la phase d'obsolescence du capitalisme. Elle a montré qu'une économie dominée par le salariat est foncièrement instable : les contradictions du système capitaliste s'y expriment alors dans toute leur violence. On aurait donc pu s'attendre à ce qu'elle soit suivie de crises économiques de plus en plus rapprochées et de plus en plus violentes. C'est ce que tous les groupes révolutionnaires de l'époque pronostiquaient, mais il n'en fut rien. C'est que la situation avait notablement évolué : les processus productifs (fordisme), et les rapports de force entre les classes (et au sein de celles-ci), avaient notablement changé. De même, certaines leçons avaient été tirées par la bourgeoisie et ses divers représentants. Ainsi, aux Trente piteuses et aux affres barbares de la seconde guerre mondiale a succédé une bonne trentaine d'années de forte croissance, un quadruplement des salaires réels, le plein emploi, la mise en place d'un salaire social, et une capacité du système, non à éviter, mais à réagir aux crises cycliques. Comment tout cela fut-il possible ?

1) Les bases du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste

Désormais, en l'absence de possibilités significatives de régulation externe de ses contradictions, le capitalisme devra trouver une régulation interne à sa double contrainte : tant au niveau de ses profits, que de la demande solvable requise. Ainsi, le niveau et le taux de profit seront rendus possibles par le développement de forts gains de productivité du travail engendrés par la généralisation du fordisme dans le secteur industriel, c'est-à-dire la chaine de montage couplée avec le travail en trois équipes de huit heures. Tandis que les marchés où écouler cette énorme masse de marchandises seront garantis par divers systèmes indexant les salaires réels sur la productivité. Ceci permettra de faire augmenter la demande parallèlement à la production (cf. graphique n°4 ci-dessous). Autrement dit, en stabilisant la part salariale dans le total de la richesse produite, le capitalisme a pu éviter pour un temps "une surproduction qui provient justement du fait que la masse du peuple ne peut jamais consommer davantage que la quantité moyenne des biens de première nécessité, que sa consommation n'augmente donc pas au rythme de l'augmentation de la productivité du travail" (43).

Graphique n°4 : Salaires et productivité aux Etats-Unis [24] (44)

Commentaire du graphique : Le parallélisme entre l'augmentation des gains de productivité et des salaires réels est quasi parfait depuis la seconde guerre mondiale jusqu'aux années 1970, et encore largement durant celles-ci. Le décalage deviendra patent et croissant à partir de 1982. Dans le fonctionnement du capitalisme depuis ses origines, c'est l'écart entre les deux courbes qui constitue la règle, et le parallélisme durant les Trente glorieuses l'exception. En effet, cet écart matérialise la tendance permanente du capitalisme à faire croître sa production (courbe supérieure de la productivité) au-delà de la croissance de sa demande solvable la plus importante : les salaires réels (courbe inférieure).

Compte-tenu des dynamiques spontanées du capitalisme (concurrence, compression des salaires, etc.), un tel système n'était viable que dans le cadre d'un capitalisme d'Etat contraignant qui a contractuellement garanti le respect d'une politique de tri-répartition des gains de productivité entre les profits, les salaires et les revenus de l'Etat (45).

Dans une société désormais dominée par le salariat qui impose, de fait, la dimension sociale dans toute politique menée par la bourgeoisie, ceci supposait également la mise en place de multiples contrôles économiques et sociaux de la classe ouvrière : salaire social, création et contrôle syndical accru, amortisseurs sociaux, etc. Ceci implique un développement sans précédant du capitalisme d'Etat afin de maintenir les contradictions désormais explosives du système dans les limites de l'ordre : prédominance de l'exécutif sur le législatif au niveau politique, croissance faramineuse de l'interventionnisme étatique au sein de l'économie (qui atteint près de la moitié du PNB dans les pays de l'Ocde), très fort contrôle social de la classe ouvrière, etc. C'est ce que nos ancêtres de la Gauche Communiste de France analysaient déjà (correctement cette fois) dans une étude toute entière consacrée au développement du capitalisme d'Etat durant la décadence du capitalisme : "Le salaire même est intégré à l'Etat. La fixation, à sa valeur capitaliste, en est dévolue à des organismes étatiques" (46).

De plus, cette régulation momentanée des contradictions internes du capitalisme dans le cadre national n'aurait pas pu fonctionner si elle n'avait pas été instaurée à l'échelle internationale (dans le cadre des pays de l'OCDE du moins). Ceci c'est déroulé au sein d'un contexte inter-impérialiste caractéristique de l'obsolescence du capitalisme, qui se marque par une polarisation extrême entre deux blocs antagoniques, tant sur le plan militaire (Otan <-> Pacte de Varsovie), qu'économique (Ocde <-> Comecon). Polarisation qui induira une très forte discipline au sein de chacun d'eux, y compris sur le plan économique par la mise en place d'organismes et de politiques structurelles d'intégration et règlements communs, mais sous la direction et en fonction des intérêts de chaque tête de bloc (USA et URSS).

2) Origine, contradictions et limites du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste

Compte-tenu de l'ensemble conséquent de conditions requises au fonctionnement du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste (cf. supra), sa mise en place ne peut se réduire à une question technique, ou à un cocktail de recettes purement économiques. Elle requiert un ensemble de paramètres, et, notamment, une configuration particulière du rapport de force entre les classes (et au sein de chacune d'elles) qui permettent l'instauration et l'imposition d'un nouveau mode de régulation du capitalisme à toutes ses composantes, paramètres que nous allons brièvement évoquer au travers de la genèse et de la mise en place de ce système dans l'immédiat après-guerre.

Dès la défaite des troupes allemandes à Stalingrad (janvier 1943), gouvernements, représentants patronaux, et délégués syndicaux en exil à Londres discuteront intensément de la réorganisation de la société au lendemain d'une chute désormais inéluctable des forces de l'Axe. Le souvenir des affres des Trente piteuses (1914-45), la peur de mouvements sociaux à la fin de la guerre, les leçons tirées de la crise de 29, l'acceptation désormais très largement partagée de l'intervention étatique, et la bipolarisation de la guerre froide, constitueront autant d'éléments poussant toutes les fractions de la bourgeoisie à modifier les règles du jeu et à élaborer plus ou moins consciemment ce capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste qui sera pragmatiquement et progressivement implanté dans tous les pays développés (OCDE). Le partage des gains de productivité était d'autant plus facilement accepté par tous, (a) qu'ils s'accroissaient fortement, (b) que cette redistribution garantissait l'élargissement de la demande solvable en parallèle à la production, (c) qu'il offrait une paix sociale, (d) paix sociale d'autant plus facile à obtenir que le prolétariat sortait en réalité défait de la seconde guerre mondiale, et embrigadé derrière des partis et syndicats tous nationalistes et chauds partisans de la reconstruction dans le cadre du système, (e) mais qu'il garantissait aussi la rentabilité à long terme des investissements, (f) ainsi qu'un taux de profit stabilisé à un haut niveau.

Ce système a donc momentanément pu garantir la quadrature du cercle consistant à faire croître la production de profit et les marchés en parallèle dans un monde désormais largement dominé par la demande salariale (celle-ci s'est même élevée à plus ou moins 70% de la richesse produite à la fin des Trente glorieuses). L'accroissement assuré des profits, des dépenses de l'Etat, et de l'augmentation des salaires réels, a pu garantir la demande finale si indispensable au succès du bouclage de l'accumulation capitaliste. Le capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste est la réponse que le système a pu temporairement trouver à l'actualité de ses crises à dominante mondiale et salariale si typiques de la phase historique d'obsolescence du capitalisme. Et pour cause, il a permis un fonctionnement autocentré du capitalisme, sans nécessités de délocalisations malgré les hauts salaires et le plein emploi, en se débarrassant de colonies n'ayant plus d'utilité économique que résiduelle, ainsi qu'en éliminant ses sphères extra-capitalistes agricoles internes dont il devra désormais subventionner l'activité plutôt qu'en tirer avantage.

Mais, comme les roses, la forte croissance ne durera que l'espace d'un matin. En effet, dès la fin des années 1960, et jusqu'à 1982, toutes les conditions qui ont fait son succès vont se dégrader, à commencer par le déclin progressif des gains de productivité qui seront globalement divisés par trois et qui entraineront toutes les autres variables économiques à la baisse. C'est donc bien l'infléchissement du taux de profit qui signale le retour des difficultés économiques comme le montrent clairement les graphiques n°1 et n°3. La dérégulation de pans significatifs du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste au début des années 1980 a été rendue nécessaire pour rétablir le taux de profit. Cependant, compte-tenu de la faiblesse structurelle des gains de productivité qui restent à l'étiage, ce rétablissement n'a pu se faire que par le bas, en comprimant la part salariale (cf. graphique n°2).

La régulation interne temporairement trouvée par l'instauration du capitalisme d'Etat keynésiano-fordiste n'avait donc aucune base éternelle. Pourtant, l'exigence qui avait nécessité la mise en place de ce système est toujours présente : le salariat est prépondérant dans la population active, le capitalisme doit donc impérativement trouver un moyen de stabiliser la demande finale pour éviter que sa compression ne se transforme en dépression. En effet, les investissements des entreprises étant également contraints avec la demande, il faut alors trouver d'autres moyens d'assurer la consommation. La réponse actuelle tient nécessairement dans le doublon : de moins en moins d'épargne, de plus en plus de dettes. A revenu constant, la baisse du taux d'épargne des ménages accroît la consommation sans bourse délier ; quant à la montée du taux d'endettement, elle augmente les dépenses de ces derniers sans passer par les hausses de salaires réels. Nous sommes donc en présence d'une formidable machine à fabriquer des bulles financières et à alimenter la spéculation. L'aggravation constante des déséquilibres n'est donc pas le résultat d'erreurs dans la conduite de la politique économique : elle est partie intégrante du modèle.

3) Conclusion : et demain ?

Cette descente aux enfers est d'autant plus inscrite dans la situation présente que les conditions pour un redressement des gains de productivité et un retour à leur tri-répartition ne sont socialement pas présentes, même si certains éléments sont techniquement là. En effet, compte-tenu du glissement progressif des besoins de la population vers des biens tertiaires et sociaux à productivité plus faible, le capitalisme a de plus en plus de mal à concilier la satisfaction de la demande avec ses propres critères de rentabilité. De même, la tendance au chacun pour soi consécutive au capitalisme d'Etat dérégulé, la remise en cause du rôle économiquement régulateur de l'Etat, les pressions sociales, etc. sont autant de facteurs qui n'offrent plus de contexte favorable à la réintroduction d'un système analogue aux Trente glorieuses. Ceci n'implique pas que le capitalisme va s'effondrer tout seul, mais qu'il ne peut perdurer que sous des formes régressives et de plus en plus barbares. Rien dans l'état actuel du rapport de force entre les classes, et de la concurrence inter-impérialiste archarnée au niveau international, ne laissent entrevoir une quelconque sortie possible : tout concourt à une inexorable descente aux enfers. Il revient donc aux révolutionnaires de contribuer à féconder les combats de classe qui surgiront inévitablement de plus en plus de cet approfondissement des contradictions du capitalisme.

C.Mcl

1 Internationalisme n° 46, 1952, revue de la Gauche Communiste de France (1942-52).

2 Marx, Théories sur la plus-value, Éditions sociales, tome II : 621.

3 Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I : 257-258.

4 Marx, Le Capital, livre I, Éditions sociales, tome III : 36.

5 Marx, Le Capital, Livre II, La Pléiade II : 614.

6 Marx, Le Capital, Livre III, La Pléiade II : 1031 & 1037.

7 Les neufs récessions qui ponctuent la dizaine de cycles s'identifient sur le graphique n°1 par les groupes de traits qui s'étendent sur toute leur hauteur : 1949, 1954, 1958, 1960, 1970-71, 1974, 1980-81, 1991, 2001.

8 "L'alternance des crises et des périodes de développement, avec tous leurs stades intermédiaires, forme un cycle ou un grand cercle du développement industriel. Chaque cycle embrasse une période de 8, 9, 10, 11 ans. Si nous étudions les 138 dernières années, nous nous apercevrons qu'à cette période correspondent 16 cycles. A chaque cycle correspond par conséquent un peu moins de 9 ans" (Trotski, "Rapport sur la crise économique mondiale et les nouvelles tâches de l'Internationale Communiste" : 3e congrès).

9 Lire en particulier l'étude de Mitchell dans Bilan n°10, intitulée justement "Crises et cycles dans le capitalisme agonisant", où il explique que "recommencer un cycle pour produire de la nouvelle plus-value reste le suprême objectif du capitaliste", et que "cette périodicité quasi mathématique des crises constitue un des traits spécifiques du syste capitaliste de production".

10 Engels, préface à l'édition anglaise (1886) du livre I du Capital, La Pléiade, Economie II : 1802.

11 Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I : 257-258.

12 Marx, Théories sur la plus-value, Éditions sociales, tome II : 637.

13 Marx, Le Capital, Livre III, La Pléiade, Économie II : 1206. Cette analyse élaborée par Marx n'a évidemment strictement rien à voir avec la théorie sous-consommationniste des crises qu'il critique par ailleurs : "...on prétend que la classe ouvrière reçoit une trop faible part de son propre produit et que l'on pourrait remédier à ce mal en lui accordant une plus grande part de ce produit, donc des salaires plus élevés. Mais il suffit de rappeler que les crises sont chaque fois préparées précisément par une période de hausse générale des salaires, où la classe ouvrière obtient effectivement une plus grande part de la fraction du produit annuel qui est destiné à la consommation" (Marx, Le Capital, Livre II, La Pléiade, Économie II : 781).

14 Marx, Le Capital, livre III, La Pléiade II : 1041. Marx exprime cette idée dans de nombreux autres passages dans tout son ouvrage dont voici encore un exemple : "Surproduction de capital ne signifie jamais que surproduction de moyens de production ... une baisse du degré d'exploitation au-dessous d'un certain point provoque, en effet, des perturbations et des arrêts dans le processus de production capitaliste, des crises, voire la destruction de capital" (Marx, Le Capital, livre III, La Pléiade II : 1038).

15 Chacun de ces trois facteurs (a), (b) et (c) ont été identifié de la sorte dans la citation suivante de Marx : "Les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Elles ne diffèrent pas seulement par le temps et le lieu, théoriquement non plus elles ne sont pas liées. Les unes n'ont pour limite que la force productive de la société, les autres [(c)] les proportions respectives des diverses branches de production et [(a)] la capacité de consommation de la société. Or celle-ci n'est déterminée ni par la force productive absolue, ni par la capacité absolue de consommation, mais par la capacité de consommation sur la base de rapports de distribution antagoniques, qui réduit la consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier seulement à l'intérieur de limites plus ou moins étroites. [(b)] Elle est en outre limitée par la tendance à l'accumulation, la tendance à agrandir le capital et à produire de la plus-value sur une échelle élargie" (Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I : 257-258).

16 Marx, Le Capital, livre III, Éditions sociales, tome 7, p. 144. De ceci découle que notre plateforme contient une première erreur théorique en affirmant que "...c'est dans ce monde non-capitaliste qu'il [le capitalisme] trouve les débouchés qui permettent son développement".

17 Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I ; 257-258.

18 Marx, Théories sur la plus-value, Éditions sociales, tome II : 621.

19 "En effet, le marché et la production étant des facteurs indépendants, l'extension de l'un ne correspond pas forcément à l'accroissement de l'autre" (Marx, Gründrisse, La Pléiade, Economie II : 489). Ou encore : "Les conditions de l'exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Elles ne différent pas seulement par le temps et le lieu, théoriquement non plus elles ne sont pas liées" (Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I ; 257-258).

20 Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I ; 257-258.

21 Toute idée de mono-causalité des crises de surproduction est d'autant plus importante à rejeter que leurs origines sont bien plus complexes et multiples chez Marx et dans la réalité : anarchie de la production, disproportionnalité entre les deux grands secteurs de l'économie, oppositions entre ‘capital de prêt' et ‘capital productif', disjonctions entre l'achat et la vente consécutives à la thésaurisation, etc. Néanmoins, les deux racines les plus amplement analysées par Marx, et aussi les plus effectives en pratique, sont bien celles que nous avons rappelées : la baisse du taux de profit et les lois de répartition du surtravail.

22 C'est pourquoi notre plateforme [25] contient une seconde erreur théorique lorsqu'elle fait dépendre l'évolution du taux de profit de la grandeur des marchés : "De plus, la difficulté croissante pour le capital de trouver des marchés où réaliser sa plus-value, accentue la pression à la baisse qu'exerce sur son taux de profit l'accroissement constant de la proportion entre la valeur des moyens de production et celle de la force de travail qui les met en œuvre". Cette proposition est formellement infirmée par de multiples exemples durant l'histoire économique du capitalisme, et, en particulier, depuis un quart de siècle, puisque le taux de profit ne fait que remonter depuis 1982, alors que les marchés sont de plus en plus saturés !

23 Comme, par exemple, la longue phase de hausse progressive des salaires réels lors de la seconde moitié de la phase ascendante du capitalisme (1870-1914), durant les ‘Trente glorieuses' (1945-82), ou leurs baisses relatives - et même absolues - depuis lors (1982-2008).

24 Un peu plus tôt, vers le milieu des années 60, pour les États-Unis (cf. graphique n°1). Quand au Japon, son taux de profit ne s'infléchira à la baisse, à moyen terme, qu'une dizaine d'années plus tard.

25 Notre article sur la crise [26] dans la Revue n°115, contient un graphique de l'évolution de la productivité du travail entre 1961 et 2003 pour le G6 (États-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie). Il montre très clairement l'antériorité de sa baisse sur toutes les autres variables qui évolueront à sa suite, ainsi que son maintien à un faible niveau depuis lors. Pour mémoire, rappelons au lecteur que la productivité du travail constitue, chez Marx, la variable clé de l'évolution du capitalisme, puisqu'elle n'est autre que l'inverse de la loi de la valeur, c'est-à-dire du temps de travail social moyen pour produire les marchandises.

26 Il va de soi qu'une crise de rentabilité abouti forcément à un état endémique de surproduction, tant de capitaux que de marchandises. Cependant, ces phénomènes de surproduction étaient subséquents et faisaient l'objet de politiques de résorptions, tant par les acteurs publics (quotas de production, restructurations, etc.) que privés (fusions, rationalisations, rachats, etc.).

27 Durant les années 70, la classe ouvrière subira la crise essentiellement sous les formes d'une dégradation de ses conditions de travail, de restructurations et licenciements, et donc, d'une croissance spectaculaire du chômage. Contrairement à la crise de 1929, ce chômage n'entraînera cependant pas de spirale récessive grâce à l'utilisation des amortisseurs sociaux keynésiens : allocations de chômage, indemnités de reconversion, préavis de licenciement, etc.

28 Source du graphique : M. Husson, hussonet.free.fr [27]. Notons également la stabilité de cette part salariale durant les ‘Trente glorieuses', et sa hausse à la faveur de la poursuite des politiques d'indexation salariale - alors que la productivité du travail ralentissait brusquement - dans un contexte de reprise de la lutte des classes dès la fin des années 1960 et durant toutes les années 1970.

29 Le graphique n°3 nous indique que la croissance et l'accumulation oscillent entre 2% à 3% depuis 1982, alors qu'elles oscillaient deux fois plus fortement durant les belles années d'après-guerre (entre 4% à 6%), et plus spectaculairement encore pour certains grands pays comme l'Allemagne et le Japon.

30 De là le paradoxe ‘scandaleux' d'entreprises qui licencient, rationalisent, et restructurent, alors qu'elles font de faramineux profits.

31 En effet, la faiblesse des gains de productivité, la dérégulation des mécanismes keynésiano-fordistes, et le chacun pour soi, rendent cette remontée socio-économiquement et politiquement impossible à l'heure actuelle. Et ce, contrairement aux "Trente glorieuses" où l'augmentation de la productivité a permis de rendre compatible - dans le cadre d'un capitalisme d'Etat contraignant - la croissance parallèle des salaires et des profits (cf. infra).

32 Source du graphique : M. Husson, hussonet.free.fr [27].

33 Marx, Le Capital, Livre III, Éditions sociales, tome I : 257-258. Ceci n'est autre que ce qu'il énonçait déjà dans Le Manifeste : "Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la surface du globe. Partout elle doit s'incruster, partout il lui faut bâtir, partout elle établit des relations (...) Le bas prix de ses marchandises est la grosse artillerie avec laquelle elle démolit toutes les murailles de Chine... Elle contraint toutes les nations, sous peine de courir à leur perte, d'adopter le mode de production bourgeois ; elle les contraint d'importer chez elles ce qui s'appelle la civilisation, autrement dit : elle en fait des nations de bourgeois. En un mot, elle crée un monde à son image. La bourgeoisie a soumis la campagne à la domination de la ville" (La Pléiade I : 165).

34 "...l'ère capitaliste ne date que du XVIe siècle. (...) La révolution qui allait jeter les premiers fondements du régime capitaliste eut son prélude dans le dernier tiers du XVe siècle et au commencement du XVIe" (Marx, La Pléiade I : 1170, 1173) ; "...ce n'est qu'avec la crise de 1825 que s'ouvre le cycle périodique de sa vie moderne" (Marx, Postface à la seconde édition allemande du Capital, La Pléiade I : 553).

35 "Le profit peut être obtenu également par escroquerie dans la mesure où l'un gagne ce que l'autre perd. La perte et le gain à l'intérieur d'un pays s'égalisent. Il n'en va pas de même entre plusieurs pays. ...trois journées de travail d'un pays peuvent s'échanger contre une journée d'un autre pays. La loi de la valeur subit ici des modifications essentielles. Ou bien, de même qu'à l'intérieur d'un pays du travail qualifié, du travail complexe, se rapporte à du travail non qualifié, simple, de même les journées de travail des différents pays peuvent se rapporter mutuellement. Dans ce cas, le pays riche exploite le pays pauvre, même si ce dernier gagne dans l'échange..." (Marx, Theorien über den Mehrwert, vol. III : 279-280). Ou encore : "On peut avoir la même situation vis-à-vis du pays où l'on expédie et d'où l'on reçoit des marchandises ; celui-ci fournissant plus de travail matérialisé in natura qu'il n'en reçoit, et malgré tout obtenant la marchandise à meilleur marché qu'il ne pourra la produire lui-même. Tout comme le fabricant qui, utilisant une invention nouvelle avant sa généralisation, vend à meilleur marché que ses concurrents et néanmoins au-dessus de la valeur individuelle de sa marchandise, c'est-à-dire met en valeur, comme surtravail, la productivité spécifiquement supérieure du travail qu'il emploie. Il réalise de la sorte un surprofit" (Marx, Le Capital, livre III, Editions sociales, tome VI : 250).

36 Quoique le renouvellement endogène de la classe ouvrière (reproduction naturelle et volant du chômage) prenait progressivement le pas sur ses sources externes (exode rural, etc.).

37 Ici, il faut clairement distinguer deux notions trop souvent confondues : les rapports que le capitalisme entretient avec son milieu extérieur, d'une part, et l'impérialisme, d'autre part. Ce dernier constitue une des formes que ces rapports peuvent prendre, mais c'est loin d'être la seule, et l'impérialisme peut se manifester dans bien d'autres domaines que dans le cadre de ces rapports.

38 Il n'existe pas de mécanismes univoques et atemporels qui détermineraient les rapports entre le capitalisme et sa sphère extérieure (comme la recherche de surprofits ou la conquête de marchés extra-capitalistes). Chaque régime d'accumulation rythmant le développement historique du capitalisme engendre des rapports spécifiques avec sa sphère extérieure : du mercantilisme des pays de la péninsule ibérique, au capitalisme autocentré durant les Trente glorieuses, en passant par le colonialisme de l'Angleterre victorienne, il n'existe pas de rapports uniformes entre le cœur et la périphérie du capitalisme, mais un mélange successif de rapports qui tous trouvent leurs ressorts spécifiques dans ces différentes nécessités internes à l'accumulation du capital. C'est pourquoi, l'article introductif à ce débat paru dans le numéro précédant de cette revue (mais aussi tous nos textes de base) commet une grosse erreur théorique en reprenant la définition beaucoup trop restrictive de l'impérialisme donnée par Rosa Luxemburg. En effet, selon cette définition, tous les conflits entre grandes puissances, pour d'autres raisons que la lutte pour des marchés extra-capitalistes, ne rentreraient pas dans cette caractérisation d'impérialistes !

39 Au XIXe siècle, là où les marchés coloniaux interviennent le plus, TOUS les pays capitalistes NON-coloniaux ont connu des croissances nettement plus rapides que les puissances coloniales (71% plus rapide en moyenne). Ce constat est en réalité valable pour toute l'histoire du capitalisme : "en comparant les taux de croissance pour le XIXe siècle, il apparaît qu'en règle générale les pays non coloniaux ont connu un développement économique plus rapide que les puissances coloniales. (...) Cette règle reste en grande partie valable au XXe siècle" (Paul Bairoch, "Mythes et paradoxes de l'histoire économique", p. 111). Ceci s'explique aisément pour plusieurs raisons sur lesquelles nous ne pouvons nous étendre ici. Signalons simplement, qu'en règle générale, toute vente de marchandise sur un marché extra-capitaliste sort du circuit de l'accumulation, et donc, tend à freiner cette dernière. En quelque sorte, tout comme la vente d'armement profite au capitaliste individuel, mais correspond à une perte sèche pour le capital global (car ce type de marchandise n'est pas réinsérée dans le circuit de l'accumulation), la vente de marchandises à l'extérieur du capitalisme pur permet bien aux capitalistes individuels de réaliser leurs marchandises, mais elle freine l'accumulation globale du capitalisme, car cette vente correspond à une sortie de moyens matériels du circuit de l'accumulation. Dès lors, notre plateforme contient une troisie erreur théorique et factuelle lorsqu'elle affirme que la prospérité du capitalisme serait due aux débouchés extra-capitalistes : "Le capitalisme se développe dans un monde non-capitaliste, et c'est dans ce monde qu'il trouve les débouchés qui permettent ce développement. Mais en généralisant ses rapports à l'ensemble de la planète et en unifiant le marché mondial, il a atteint un degré critique de saturation des mêmes débouchés qui lui avaient permis sa formidable expansion du 19e siècle".

40 Marx, Grundrisse (Manuscrits de 1857-58), La Pléiade, Économie II : 272-273.

41 Dès lors, notre plateforme contient une quatrième erreur théorique en liant strictement l'avènement de la décadence du capitalisme à la saturation des marchés extra-capitalistes : "Le capitalisme se développe dans un monde non-capitaliste, et c'est dans ce monde qu'il trouve les débouchés qui permettent ce développement. Mais en généralisant ses rapports à l'ensemble de la planète et en unifiant le marché mondial, il a atteint un degré critique de saturation des mêmes débouchés qui lui avaient permis sa formidable expansion du 19e siècle".

42 Sur toutes ces questions - qu'il est impossible de développer dans le cadre de cet article -, nous renvoyons le lecteur à nos deux séries d'articles sur ‘La décadence du capitalisme' parues dans les Revues Internationales n°54 [28], 55 [29], 56 [30], et n°118 [31], 119 [32], 121 [33] et 123. [34]

43 Marx, Théories sur la plus-value, livre IV, Éditions sociales, tome 2 : 559-560.

44 Source : A. Parienty, Productivité, croissance, emploi, collection CIRCA, A. Colin 2005, p.94.

45 Certaines de ces idées étaient déjà développées il y a une vingtaine d'années dans notre article [30] du n°56 de cette revue : "C'est également au cours de la seconde guerre mondiale que la bourgeoisie aux Pays-Bas planifie avec les syndicats la hausse progressive des salaires selon un coefficient qui est fonction de la hausse de la productivité tout en lui étant inférieure (...) C'est au cours de la seconde guerre mondiale, c'est-à-dire au somment de la défaite ouvrière qu'est conçu, discuté et planifié au sein des pays développés la mise en place du système actuel de sécurité sociale ... A la demande du gouvernement anglais, le député libéral Sir William Beveridge rédige un rapport, publié en 1942, qui servira de base pour édifier le système de sécurité sociale en GB mais inspirera également tous les systèmes de sécurité sociale des pays développés". Pourtant acceptées de publication, elles n'avaient ni été comprises, ni suscité de débat à l'époque.

46 Tiré de l'article publié dans Internationalisme n°46 (mai 1952) : L'évolution du capitalisme et la nouvelle perspective et rédigé par notre fondateur Marc Chirik (cf. Revue n°65 et 66 pour une évocation de son apport théorique et organisationnel dans le mouvement ouvrier).

Questions théoriques: 

  • Décadence [9]
  • L'économie [35]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [36]

Source URL:https://fr.internationalism.org/en/content/revue-internationale-ndeg-135-4eme-trimestre-2008

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