Après les attentats du 11 septembre, la guerre en Afghanistan et la relance des massacres au Moyen-Orient, deux autres événements inquiétants ont été propulsés à l’avant-scène de l’actualité internationale : d’un côté la menace de guerre entre l’Inde et le Pakistan, deux Etats dotés de l’arme nucléaire qui se disputent congénitalement et de façon récurrente la région du Cachemire ; de l’autre, la progression des partis d’extrême-droite en Europe occidentale qui a donné l'occasion à la bourgeoisie d'agiter l'épouvantail du fascisme et de développer de gigantesques campagnes démocratiques.
Rien ne paraît rapprocher les deux événements, géographiquement très éloignés et qui se situent sur des plans géopolitiques complètement différents. Pour comprendre les racines communes de ces deux événements, il faut se dégager d'une approche photographique du monde, fragmentaire et morcelée, consistant à analyser chaque phénomène en soi, séparément. Seule la méthode marxiste qui procède d’une approche historique globale, dialectique, dynamique, en reliant entre elles les différentes manifestations des mécanismes du capitalisme pour leur donner une unité et une cohérence, est à même d'intégrer ces deux événements dans un cadre commun.
La menace d'une guerre nucléaire entre l'Inde et le Pakistan d'une part et la montée de l'extrême-droite d'autre part, renvoient à la même réalité, ils sont reliés à un même monde. Ils sont des manifestations de la même impasse du mode de production capitaliste. Ils mettent clairement en évidence que le capitalisme n'a aucun avenir à offrir à l'humanité. Ils illustrent, sous des formes différentes, la réalité de la phase présente de décomposition du capitalisme caractérisée par un pourrissement sur pieds de la société et qui menace l'existence même de celle-ci. Cette dernière est le résultat d'un processus historique où aucune des deux classes antagoniques de la société, le prolétariat et la bourgeoisie, n'a jusqu'alors été capable d'imposer sa propre réponse à la crise insoluble du capitalisme. La bourgeoisie n'a pas pu entraîner l'humanité dans une troisième guerre mondiale du fait que le prolétariat des pays centraux du capitalisme n'était pas disposé à sacrifier ses intérêts sur l'autel de la défense du capital national. Mais, par ailleurs, ce même prolétariat n'a pas non plus été en mesure d'affirmer sa propre perspective révolutionnaire et de s'imposer comme seule force de la société capable d'offrir une alternative à l'impasse de l'économie capitaliste. C'est pour cela que, bien que les combats de la classe ouvrière aient pu empêcher le déchaînement d'une troisième guerre mondiale, ils n'ont pas été en mesure de stopper la folie meurtrière du capitalisme. En témoigne le chaos sanglant qui se répand jour après jour à la périphérie du système et qui, depuis l'effondrement du bloc de l'Est n'a cessé de s'accélérer. L'escalade de la guerre sans fin au Moyen-Orient et aujourd'hui la menace d'un conflit nucléaire entre l'Inde et le Pakistan révèlent, s'il en était encore besoin, ce "no future" apocalyptique de la décomposition du capitalisme.
Par ailleurs, le prolétariat des grands pays "démocratiques" a subi de plein fouet les effets de la manifestation la plus spectaculaire de cette décomposition, l'effondrement du bloc de l'Est. Le poids des campagnes bourgeoises sur la prétendue "faillite du communisme", qui ont profondément affecté son identité de classe, sa confiance en lui-même et en sa propre perspective révolutionnaire, a constitué le principal facteur de ses difficultés à développer ses luttes et à s'affirmer comme seule force porteuse d'avenir pour l'humanité. En l'absence de luttes ouvrières massives dans les pays d'Europe occidentale, capables d'offrir une perspective à la société, le phénomène de pourrissement sur pied du capitalisme s'est ainsi manifesté par le développement, au sein du tissu social, des idéologies les plus réactionnaires favorisant la montée des partis d'extrême-droite. , totalement aberrant y compris du point de vue des intérêts de la classe dominante, constitue une nouvelle illustration du "no future" du capitalisme. Alors que dans les années 30, la montée du fascisme et du nazisme s'inscrivait dans le cadre de la marche du capitalisme vers la guerre mondiale, aujourd'hui le programme des partis d'extrême-droite, totalement aberrant y compris du point de vue des intérêts de la classe dominante, constitue une nouvelle illustration du "no future" du capitalisme.
Face à la gravité de la situation historique présente, il appartient aux révolutionnaires de contribuer à la prise de conscience du prolétariat des responsabilités qui reposent sur ses épaules. Seul le développement de la lutte de classe dans les pays les plus industrialisés, peut ouvrir une perspective révolutionnaire vers le renversement du capitalisme. Seule la révolution prolétarienne mondiale peut mettre définitivement un terme au déchaînement aveugle de la barbarie guerrière, de la xénophobie et des haines raciales.
La menace de guerre nucléaire entre Inde et PakistanDepuis le mois de mai, les nuages menaçant d'une guerre nucléaire totale se sont amoncelés entre l'Inde et le Pakistan. Après l'attentat du 13 décembre 2001 contre le Parlement indien, les relations indo-pakistanaises s'étaient fortement dégradées. Avec celui de début mai 2002 à Jammu, dans l'Etat indien du Jammu et Cachemire, attribué à des terroristes islamistes, cette dégradation a abouti aux affrontements récents au Cachemire.
Le conflit actuel entre ces deux pays, qui se cantonne jusqu'ici à ce que les médias appellent des "duels d'artillerie" au-dessus d'une population terrorisée, n'est pas le premier, en particulier au sujet du Cachemire qui a déjà connu plusieurs centaines de milliers de morts, mais jamais la menace de l'utilisation de l'arme nucléaire n'avait été aussi sérieuse. En position d’infériorité, puisqu’il dispose de 700 000 hommes de troupes contre 1 200 000 pour l’Inde, et de 25 missiles nucléaires, de plus courte portée, contre 60 pour l’Inde, le Pakistan avait "annoncé clairement que face à un ennemi supérieur, il était prêt à lancer une attaque nucléaire" (The Guardian, 23 mai 2002). De son côté, l'Inde cherche délibérément à pousser à l'affrontement militaire ouvert. En effet, les objectifs du Pakistan étant de déstabiliser et faire basculer le Cachemire dans son camp, à travers les actions de guerrilla de ses groupes infiltrés, l'Inde a tout intérêt à chercher à couper court à ce processus par une confrontation directe.
Aussi, les bourgeoisies des pays développés, américaine et britannique en tête (1), se sont réellement inquiétées de la possibilité d'un scénario catastrophe dont pourrait résulter des millions de morts. Et il aura fallu, suite à l'échec de la conférence des pays d'Asie centrale au Kazakstan sous la houlette d'un Poutine, téléguidé pour l'occasion par la Maison Blanche, que les Etats-Unis pèsent de tout leur poids en envoyant le secrétaire d'Etat à la défense, Donald Rumsfeld, à Karachi et par l'intervention directe de Bush auprès des dirigeants indiens et pakistanais, pour faire tomber la tension. Cependant, comme le reconnaissent eux-mêmes les responsables occidentaux, les risques de dérapage ne sont que momentanément écartés, rien n'est réglé.
Inde, Pakistan : une rivalité insurmontableAvec la partition de l'ancien empire britannique des Indes en 1947, qui donna naissance (outre le Sri-Lanka et la Birmanie) aux Etats indépendants de l'Inde et du Pakistan occidental et oriental, la bourgeoisie anglaise et, avec elle, son alliée américaine savaient qu'elles créaient des nations congénitalement rivales. Selon l'adage "diviser pour mieux régner", le but d'un tel découpage artificiel était d'affaiblir sur ses frontières occidentales et orientales ce pays gigantesque dont le dirigeant Nehru avait déclaré sa volonté de "neutralité" vis-à-vis des grandes puissances et de faire de l'Inde une super-puissance régionale. Dans la période d'après-guerre où se dessinaient déjà les blocs de l'Est et de l'Ouest, l'accession à l'indépendance de ce pays contenait en effet, pour une Grande-Bretagne férocement antirusse et pour une Amérique cherchant déjà à imposer son hégémonie sur le monde, le risque réel de le voir passer à l'ennemi soviétique.
Lors de la formation "démocratique" de la "nation" indienne sous la houlette du pandit, trois régions, dont le futur Etat de Jammu et Cachemire, devant faire partie du Pakistan, étaient annexées d'autorité par l'Inde, première manifestation d'une pomme de discorde permanente se cristallisant sur des revendications territoriales. Toute l'histoire de ces deux pays est ainsi jalonnée par des affrontements guerriers répétés où l'on voit New-Dehli, en général à l'offensive, chercher à gagner les zones qu'il considère comme "naturelles". Il en fut ainsi dans la guerre de 1965 au Cachemire, dans celles de 1971 au Pakistan oriental (dont sera issu le Bangladesh actuel) et au Cachemire, jusqu'au conflit de cette année.
Mais l'intérêt de la bourgeoisie indienne ne se trouve pas uniquement dans le besoin d'expansion inhérent à tout impérialisme. Il tient dans la nécessité que l'Etat indien soit reconnu comme une super-puissance avec laquelle il faut compter, non seulement aux yeux de la "communauté internationale" des Grands, mais aussi face à sa principale rivale, la Chine. Car derrière l'agressivité permanente de l'Inde envers le Pakistan se trouve la rivalité fondamentale avec la Chine pour la place de gendarme du Sud-Est asiatique.
En 1962, le déroulement de la guerre sino-indienne et la victoire de Pékin avaient révélé à la bourgeoisie indienne que la Chine était sa pire ennemie, de même que la faiblesse de son propre armement. C'est cette revanche que l'Etat indien s'efforce de prendre contre la Chine. La guerre au Pakistan oriental en 1971 entrait déjà dans ce cadre de l'hostilité impérialiste que se vouent les deux bourgeoisies et il est évident qu'aujourd'hui un conflit de grande ampleur entre l'Inde et le Pakistan, qui laisserait le Pakistan exsangue sinon rayé de la carte, ne pourrait que desservir un Etat chinois mettant toutes ses forces dans le soutien d'Islamabad. Ce n'est pas un hasard si c'est la Chine qui, lorsque l'arme nucléaire avait été "offerte" à l'Inde par l'URSS comme garantie du "pacte de coopération" entre les deux pays, l'a procurée au Pakistan, avec la bénédiction américaine, pour réduire les velléités indiennes.
L'hypocrisie des grandes puissancesAujourd’hui, les grandes puissances, Etats-Unis en tête, sont certainement très inquiètes de la possibilité de voir éclater une guerre nucléaire entre l'Inde et le Pakistan, mais ce n'est pas pour des raisons humanitaires, loin s'en faut. Elles sont avant tout soucieuses d'empêcher que ne se développe une nouvelle étape, qui serait sans précédent, dans l'aggravation du "chacun pour soi" qui règne sur la planète depuis l'effondrement du bloc de l'Est et la disparition du bloc rival de l'Ouest. Pendant la période de la Guerre froide qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, les rivalités entre Etats étaient sous contrôle de la nécessaire discipline de blocs et réglées par cette discipline. Même un pays comme l'Inde qui essayait de faire cavalier seul et cherchait à tirer simultanément bénéfice du potentiel militaire de l'Est et de la technologie de l'Ouest, n'avait pas les coudées franches pour s'imposer comme gendarme de la région du Sud-Est asiatique. Aujourd’hui les Etats donnent libre cours à leurs ambitions. Déjà en 1990, un an à peine après la chute du bloc russe, la menace d'une guerre nucléaire entre l'Inde et le Pakistan avait dû être écartée sous la pression américaine.
On peut se rendre compte de l'intensité prise par l'antagonisme entre ces deux puissances nucléaires de second ordre par les difficultés mêmes qu'éprouvent les Etats Unis à imposer leur volonté dans cette situation. A peine quelques mois après avoir procédé à une importante démonstration de force en Afghanistan, dans le but d'obliger les autres Etats à s'aligner derrière eux, deux de leurs alliés dans cette guerre s'empoignent maintenant. Voici une région de plus, où les Etats-Unis voulaient pouvoir imposer leur ordre par des moyens militaires, qui est menacée de désastre.
Depuis la fin de la Guerre froide, les Etats-Unis ont lancé des opérations militaires de grande envergure pour affirmer leur domination sur le monde comme seule super-puissance mondiale. Après la guerre du Golfe de 1991, au lieu d'un nouvel ordre mondial, nous avons vu l'explosion de la région des Balkans accompagnée des horreurs de la guerre et d'une misère permanente sans nom. En 1999, après la démonstration de force américaine contre la Serbie, les puissances impérialistes européennes ont continué de s'opposer ouvertement à la politique américaine, notamment à propos du "bouclier antimissiles" dont Bush accélère le programme à la vitesse grand V. Et c'est encore pour démontrer cette volonté que les Etats-Unis ont ravagé l'Afghanistan, en utilisant le prétexte de l'attentat du 11 septembre.
Qu'il s'agisse des grandes puissances comme l’Allemagne, la France ou la Grande Bretagne, ou de puissances régionales comme la Russie, la Chine, l'Inde ou encore le Pakistan, toutes sont poussées à s'entredéchirer dans des luttes toujours plus destructrices. Le conflit présent entre l'Inde et le Pakistan qui se trouve, avec l'après-guerre en Afghanistan, au coeur de la tourmente en est une illustration flagrante.
Dans une telle situation générale de chaos et de "chacun pour soi", provoquée au premier chef par les tensions grandissantes entre les grandes puissances, l'hypocrisie de ces dernières est apparue une fois de plus à la face du monde. Manifestant l'inquiétude des bourgeoisies "civilisées" à voir exploser un conflit nucléaire, leurs médias montraient du doigt le président pakistanais, Musharraf, et le premier ministre indien, Vajpayee, comme de véritables irresponsables, ne semblant pas "se rendre compte de la véritable échelle du désastre qui résulterait de l’utilisation des armes atomiques, et n'étant pas capables de voir que le résultat en serait la complète destruction de leurs pays" (The Times, 1er juin 2002).
C'est l'hôpital qui se moque de la charité ! Parce que les grandes puissances seraient, quant à elles, "responsables" ? Responsables, en effet, des bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki à la fin de la Seconde Guerre mondiale, responsables de la prolifération hallucinante des armes nucléaires durant tout le temps de la Guerre froide, responsables de cette accumulation sous le prétexte que la "dissuasion nucléaire", "l'équilibre de la terreur" (!), était le meilleur garant de la paix mondiale. Et aujourd'hui, ce sont les pays développés qui continuent à détenir les stocks les plus importants d'armes de destruction massive, y compris nucléaires !
La lutte contre le terrorisme, un prétexte et un mensongePour la plupart des médias, cette situation est la conséquence du "fondamentalisme religieux". Pour la classe dominante indienne, les responsables des attentats terroristes au Cachemire et contre le Parlement indien, ce sont les fondamentalistes islamistes soutenus par le Pakistan. De l’autre côté, la classe dominante pakistanaise dénonce les excès nationalistes du fondamentalisme hindou du BJP, le parti au pouvoir en Inde, en particulier sa répression contre les "combattants de la liberté" au Cachemire.
En Inde, le BJP utilise les attentats terroristes au Cachemire et dans le reste de l’Inde pour justifier ses menaces militaires contre le Pakistan. Alors qu’en même temps, ce parti était impliqué dans les massacres intercommunautaires qui ont eu lieu dans l’Etat de Gujarat, au cours desquels des centaines de fondamentalistes hindous ont été brûlés vifs dans un train par des militants islamistes, et où, en représailles, des milliers de musulmans ont été massacrés. Parallèlement, la bourgeoisie pakistanaise n’a pas seulement essayé de déstabiliser l’Inde en apportant son soutien à la lutte menée au Cachemire contre la domination indienne mais aussi en dénonçant le fait certain que l’Inde appuie des groupes terroristes au Pakistan.
Et c’est aussi en injectant constamment le nationalisme le plus virulent que, dans les deux camps, les exploiteurs entraînent de larges fractions de la population dans le soutien de leurs ambitions impérialistes. L’utilisation des nationalismes, des haines raciales et religieuses, n’est pas quelque chose de nouveau ou qui serait réservé aux pays de la périphérie du capitalisme. La bourgeoisie des principaux pays capitalistes en a fait tout un art. Au cours de la Première Guerre mondiale, chaque camp a accusé l’autre de représenter "le mal" et de constituer une "menace pour la civilisation". Dans les années 1930, Hitler ainsi que Staline ont utilisé l’antisémitisme et le nationalisme pour mobiliser leurs populations. Les Alliés "civilisés" ont tout fait pour attiser l’hystérie antiallemande et antijaponaise, avec l’utilisation cynique de l’Holocauste pour justifier les bombardements sur la population allemande et, comme point culminant, déclencher à deux reprises l'horreur nucléaire au Japon. Durant la Guerre froide, les deux blocs ont cultivé des haines similaires pour régler leurs comptes. Et depuis 1989, au nom de "l’humanitaire", les dirigeants des grandes puissances ont permis que se multiplient les "nettoyages ethniques" et ont attisé les haines religieuses et raciales qui entraînent tant de régions de la planète dans une succession de guerres et de massacres.
Une menace majeure pour la classe ouvrière et le reste de l'humanitéC'est parce que la classe ouvrière représente une menace que le capitalisme a besoin d'utiliser tous les mensonges dont elle dispose pour cacher la véritable nature impérialiste de ses guerres et la détourner du chemin de son propre combat de classe. Au niveau local, en Asie du Sud, la classe ouvrière ne montre pas une combativité capable d'arrêter une guerre. Au niveau international, la classe ouvrière est impuissante à l'heure actuelle devant le capitalisme qui se déchire, avec le danger de voir des millions de morts joncher en quelques minutes le sol d'une région de la planète.
Mais la seule force historique qui soit capable d'arrêter le char incontrôlable et destructeur du capitalisme en pleine décomposition reste le prolétariat international, et principalement celui des pays centraux du capitalisme. C'est en développant ses luttes pour la défense de ses propres intérêts qu'il pourra montrer aux ouvriers du sous-continent et des autres régions du monde qu'il existe une alternative de classe au nationalisme, à la haine religieuse et raciale et à la guerre. C'est donc une lourde responsabilité qui incombe au prolétariat des pays du cœur du capitalisme. Il ne doit pas perdre de vue qu'en défendant ses intérêts de classe, il a aussi l'avenir de l'humanité entre ses mains.
Confronté à la folie du capitalisme en décadence, le prolétariat international doit reprendre ce mot d'ordre : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous". Le capitalisme ne peut que nous entraîner dans la guerre, la barbarie et la destruction totale de l'humanité. La lutte de la classe ouvrière est la clef de la seule alternative possible : la révolution communiste mondiale.
ZG (18 juin 2002)
(1) Il faut noter que les bourgeoisies américaine et britannique ont à dessein exagéré le risque immédiat, bien que réel, de guerre nuclaire entre les protagonistes indien et pakistanais afin de mieux justifier de faire pression sur ces derniers en se faisant passer pour les nations les plus "anti-guerre" et être certaines de prendre le pas sur d'autres bourgeoisies comme la France dans le "règlement" du conflit.
Montée de l'extrême-droite en Europe : Existe-t-il un danger fasciste aujourd'hui ?
Deux événements récents ont illustré la montée des partis d'extrême droite (ceux d'entre eux désignés comme "populistes") en Europe :
- l'accession-surprise de Le Pen "en finale" des élections présidentielles en France avec 17 `% des voix au premier tour ;
- la percée fulgurante et spectaculaire de la "liste Pim Fortuyn" aux Pays-Bas (lui même assassiné quelques jours auparavant et dont les funérailles médiatisées ont alimenté une véritable hystérie nationaliste) qui a raflé 26 sièges sur 150, faisant ainsi son entrée au Parlement, alors que cette force politique n'existait pas trois mois auparavant.
Ces faits ne sont certes pas isolés. Ils s'intègrent dans une tendance plus globale qui s'est manifestée au cours de ces dernières années dans d'autres pays d'Europe occidentale :
- en Italie, où l'actuel gouvernement Berlusconi bénéficie de l'alliance et du soutien des deux formations d'extrême droite qui ont déjà été ses partenaires gouvernementaux entre 1995 et 1997 : la Ligue lombarde d'Umbcrto Bossi et l' Al liance Nationale (exMSI)deGianfrancoFini ;
- en Autriche,où le FPO de JorgHaider majoritaire est entré au gouvernement et partage le pouvoir depuis octobre 1999 avec le parti conservateur ;
- en Belgique où le Vlaams Blok a obtenu 33 % des suffrages aux élections communales à Anvers en octobre 2000 et près de 10 % aux dernières élections législatives et européennes (plus de 15 % en Flandre) ;
- au Danemark, pays dont le durcissement des lois contre l'immigration a été présenté comme un modèle européen au sommet de Séville du 21 et 22 juin, le Parti du Peuple Danois, chantre des discours les plus ouvertement xénophobes, représente 12 % de l'électorat et apporte son soutien au parti libéral conservateur au pouvoir;
- en Suisse, après une campagne axée quasi exclusivement contre l'immigration, l'Union Démocratique du Centre a recueilli 22,5 % des voix aux élections législatives d'octobre 1999 ;
- de même, le Parti du Progrès (plus de 15% de l'électorat aux législatives de 1997) a une influence importante en Norvège.
Contrairement aux années 1930, les progrès de l'extrême droite en Europe ne représentent pas une menace de fascisme au pouvoir
A quoi correspond ce phénomène ? Une nouvelle "peste brune" est-elle en train de se répandre sur l'Europe ? Existe-t-i1 réellement un danger fasciste'? Un régime fasciste peut-il accéder au pouvoir ? C' est ce que veulent faire croire les assourdissantes campagnes de la bourgeoisie dans le but de pousser la population en général et la classe ouvrière en particulier vers une "mobilisation citoyenne" contre le « péril fasciste » derrière la défense de la démocratie bourgeoise et de ses "partis démocratiques", comme en France, entre les deux tours des élections présidentielles.
La réponse est négative en dépit de ce que prétend la bourgeoisie qui essaie d'amalgamer la situation actuelle avec la montée du fascisme dans les années 1930. Ce parallèle est totalement faux et mensonger car la situation historique est entièrement différente.
Dans les années 1920 et 1930, l'accession au pouvoir des régimes fascistes a été favorisée et soutenue par de larges fractions nationales de la classe dominante, en particulier par les grands groupes industriels. En Allemagne, de Krupp à Siemens en passant par Thyssen, Messerschmitt, IG Farben, regroupés en cartels (Konzerns) qui fusionnent capital financier et industriel, celles-ci contrôlent les secteurs clés de l'économie de guerre, développée par les nazis : le charbon, la sidérurgie, la métallurgie. En Italie, les fascistes sont également subventionnés par les grands patrons italiens de l'industrie d'armement et de fournitures de guerre (Fiat, Ansaldo, Edison) puis par l'ensemble des milieux industriels et financiers centralisés au sein de la Confinindustria ou de l'Association bancaire. Face à la crise, l'émergence des régimes fascistes a correspondu aux besoins du capitalisme, en particulier dans les pays vaincus et lésés par l'issue du premier conflit mondial, contraints pour survivre de se lancer dans la préparation d"une nouvelle guerre mondiale pour redistribuer les parts du gâteau impérialiste. Pour cela, il fallait concentrer tous les pouvoirs au sein de l'Etat, accélérer la mise en place de l'économie de guerre, de la militarisation du travail et faire taire toutes les dissensions internes à la bourgeoisie. Les régimes fascistes ont été directement la réponse à cette exigence du capital national. Ils n'ont été, au même titre que le stalinisme, qu'une des expressions les plus brutales de la tendance générale vers le capitalisme d' Etat. Loin d'être la manifestation d'une petite bourgeoisie dépossédée et aigrie par la crise, même si cette dernière lui a largement servi de masse de manocuvrc, le fascisme étaitune expression des besoins de la bourgeoisie dans certains pays et à un moment historique déterrniné. Aujourd'hui, au contraire, les "programmes économiques" des partis populistes sont soit inexistants, soit inapplicables, du point de vue des intérêts de la bourgeoisie. Ils ne sont ni sérieux, ni crédibles. Leur mise en oeuvre (par exemple le retrait de l'union européenne prôné par Le Pen) impliquerait une totale incapacité de soutenir la concurrence économique sur le marché mondial face aux autres capitaux nationaux. La mise en application des programmes des partis d'extrême droite signifierait une catastrophe économique assurée pour la bourgeoisie nationale. De telles propositions rétrogrades et fantaisistes ne peuvent qu'être rejetées avec mépris par tous les secteurs responsables de l'économie nationale.
Ainsi, pour accéder au pouvoir, les partis "populistes" actuels doivent renier leur programme, abandonner une partie de leurs oripeaux idéologiques et se reconvertir en aile droite ultra-libérale et pro-européenne. Par exemple, le MSI de Fini en Italie qui en 1995 a rompu avec l'idéologie fasciste pour adopter un credo libéral et pro-européen. De même, le FPÔ d'Haider en Autriche a dû s'aligner sur un "programme responsable et modéré" pour pouvoir exercer des responsabilités gouvernementales.
De même, alors qu'il constituait l'axe d'un bloc impérialiste autour de l'Allemagne dans la préparation de la seconde guerre mondiale, aujourd'hui, les partis populistes sont incapables de dégager et de représenter une option impérialiste particulière.
L'autre condition majeure et indispensable pour l'instauration du fascisme, c'est la défaite physique et politique préalable du prolétariat. Au même titre que le stalinisme, le fascisme est une expression de la contre révolution dans les conditions historiques déterminées. Il a été permis par l' écrasement et la répression directe de la vague révolutionnaire de 1917/1923. C'est l'écrasement sanglant en 1919 et 1923 de la révolution allemande, c'est l'assassinat des révolutionnaires comme Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, par la gauche de l'appareil politique de la bourgeoisie, la social-démocratie qui a permis l'avènement du nazisme. C'est la répression de la classe ouvrière après l'échec du mouvement des occupations d'usines à l'automne 1920 par les forces démocratiques du gouvernement Nitti qui a ouvert la voie au fascisme italien. Jamais la bourgeoisie n'a pu imposer le fascisme avant que les forces "démocratiques", et surtout la gauche de la bourgeoisie ne se soient chargés d'écraser le prolétariat, là où ce dernier avait constitué la menace la plus forte et la plus directe contre le système capitaliste.
C'est précisément cette défaite de la classe ouvrière qui ouvrait un cours vers la guerre mondiale. Le fascisme a été avant tout une forme d'embrigadement de la classe ouvrière dans la guerre pour un des deux blocs impérialistes, au même titre que l'antifascisme dans les pays dits "démocratiques" dans l'autre camp (voir notre brochure "Fascisme et démocratie, deux expressions de la dictature du capital").
Ce n'est pas le cas aujourd'hui. La classe ouvrière reste dans une dynamique d'affrontements de classe ouverte depuis la fin des années 1960. Malgré ses reculs et ses difficultés à s'affirmer sur un terrain de classe, elle n'est pas battue et n'a pas connu de défaite décisive depuis lors. Elle n'est pas dans un cours contre-révolutionnaire. En dehors même d'une condition objective qui empêche la bourgeoisie d'aller vers une nouvelle guerre mondiale : l'incapacité au sein de la bourgeoisie, depuis l'implosion de l'URSS, de reconstituer deux blocs impérialistes rivaux, il existe un autre facteur déterminant pour affirmer que la bourgeoisie n'a pas les mains libres, c'est qu'elle n'est pas parvenue à embrigader massivement le prolétariat des pays centraux du capitalisme derrière la défense du capital national vers la guerre ni à l'entraîner dans un soutien aveugle aux incessantes croisades impérialistes.
Pour ces raisons, le danger du retour des régimes fasciste, agité comme un épouvantail, est inexistant. En conséquence, la montée actuelle des partis populistes s'inscrit dans un tout autre contexte et a une signification tout à fait différente que dans les années 1930.
La percée des idéologies d'extrême droite est une expression de la décomposition du capitalisme
Comment alors expliquer ce phénomène ? Aujourd'hui, la poussée des partis " populistes " est une expression caractéristique du pourrissement sur pied de la société capitaliste ([1] [4]), du délitement du tissu social et de la dégradation des rapports sociaux qui touchent toutes les classes de la société, y compris une partie de la classe ouvrière. La percée des partis d'extrême droite correspond à la résurgence, à l'agrégat des idéologies les plus réactionnaires et rétrogrades accumulées dans toutes les phases historiques du capitalisme par les secteurs laissés pour-compte les plus arriérés et dépassés, notamment la petite bourgeoisie boutiquière ou paysanne : le racisme, la xénophobie, l'exaltation autarcique de la " préférence nationale ". Elles prennent appui sur les manifestations actuelles des contradictions du capitalisme en crise, comme le chômage, l'immigration ([2] [5]), l'insécurité, le terrorisme pour susciter des sentiments de frustration et de rancoeur, la peur de l'avenir, la peur "de l'étranger", du voisin à la peau basanée, la peuretla haine de l'autre, la fixation sécuritaire, le repli sur soi (corollaire du règne du " chacun pour soi " dans la concurrence capitaliste), l'atomisation qui sont des ingrédients de la décomposition du tissu social. En fait, cette expression idéologique d'une révolte désespérée et sans avenir exprime globalement le " no future " de la société capitaliste et ne débouche que sur le nihilisme.
Ces thèmes sécrétés ou réactivés par la décomposition du capitalisme ont été favorisés ces dernières années par plusieurs facteurs. L'éclatement du bloc de l'Est et la guerre en Yougoslavie ont été des catalyseurs. Les exodes provoqués par la misère et la barbarie guerrière ont ainsi créé des flux migratoires importants en provenance de l'Europe de l'Est et du bassin méditerranéen.
" L'effet 11 septembre "a renforcé le climat de peur, le sentiment d'insécurité, la tendance à l'amalgame entre islam et terrorisme et donc la xénophobie. De même, le conflit au Moyen-Orient a réactivé les manifestations d'antisémitisme. En fait, cette situation équivaut à d'autres expressions de la décomposition comme le développement du fanatisme religieux ([3] [6]). Mais le phénomène est plus large, aux Etats-Unis, les porte-parole d'une droite dure, xénophobe et sécuritaire, surtout depuis le 11 septembre marque des points. En Israël, les petits partis extrémistes religieux comme la fraction Netanyahou également marquée plus à droite exercent une pression constante qui tend à " radicaliser " les actions du gouvernement Sharon. Le phénomène est donc non seulement européen, occidental, mais à l'échelle internationale.
La gangrène de la décomposition affecte en premier lieu la classe qui la sécrète, elle constitue une épine dans le pied de la bourgeoisie pour qui elle n'est pas sans poser des problèmes et a pu donner lieu à des dérapages incontrôlés comme le vote Le Pen en France. C'est la bourgeoisie qui, notamment dans ce pays, a encouragé pour des raisons politiciennes la représentations de formations populistes au parlement, alors que ce phénomène tend à échapper de plus en plus à son contrôle aujourd'hui.
L'inégale implantation et les succès électoraux de ces partis relèvent d'une conjonction de plusieurs facteurs :
- Ils dépendent de la force ou de la faiblesse de la bourgeoisie nationale. En Italie, les faiblesses et les divisions internes de la bourgeoisie, même d'un point de vue impérialiste, tendent à faire resurgir une droite populiste importante. En Grande-Bretagne, au contraire, la quasi-inexistence de parti d'extrême droite spécifique est liée à l'expérience et à la maîtrise supérieure du jeu politique par la bourgeoisie anglaise. De ce fait, les idées d'extrême droite sont représentées comme simple tendance à l'intérieur du parti conservateur (alors même qu'on voit la capacité du gouvernement travailliste de Blair de surfer sur les thèmes de l'extrême droite, comme le durcissement actuel des mesures contre l'immigration).
- Ils dépendent de conditions historiques spécifiques variables d'un pays à l'autre. Ainsi, en Allemagne, l'extrême droite n'a aucune chance de dépasser la sphère de quelques groupuscules, étant donné la persistance de la culpabilisation de la population par rapport au passé nazi de ce pays. Inversement, le succès d'Haider a été favorisé parle fait qu'en Autriche, l'Anschluss (le rattachement de l'Autriche à l'Allemagne nazie en une seule entité nationale entre 1938 et 1945) n'a pas suscité un tel sentiment de culpabilité et la popularité du nazisme a pu restée enracinée dans une partie de la population.
- Enfin, le succès des partis 'populistes' dépend largement du charisme des 'chefs'. L'exemple le plus illustratif est le succès de Le Pen en France, dinosaure typique d'extrême droite, ancien tortionnaire de la guerre d'Algérie et député poujadiste de l'époque' alors que le MNR de Mégret (dont la scission a été favorisée en 1998 par le reste de la bourgeoisie pour affaiblir l'extrême droite) qui a emporté avec lui la plupart des " cadres " et des "têtes pensantes " de l'appareil, est resté marginalisé. Six semaines après "l'effet Le Pen" aux présidentielles françaises, le Front National ne dispose même pas d'un seul député au parlement, suite aux législatives où le « chef » ne se présentait pas. C'était aussi le cas de Pim Forhzyn dont la " personnalité " excentrique et provocatrice faisait le succès, qui a pourtant construit son parti, sorte de ramassis hétéroclite contestataire de " l'establishment "politique autour de thèmes d'une grande banalité comme le respect de l'ordre et en affichant un poujadisme ([4] [7]) de salon.
L'emprise idéologique des thèmes populistes correspond avant tout aux caractéristiques de la période par delà l'existence ou non de partis pour les représenter électoralement. Dans l'Espagne actuelle, par exemple, il n'y a pas de parti d'extrême droite constitué, par contre il existe une très forte xénophobie, notamment cristallisée sur les ouvriers saisonniers agricoles immigrés en Andalousie qui subissent périodiquement de véritables " ratonnades ".
Pour la classe ouvrière, comme tous les produits de la décomposition, cette idéologie réactionnaire représente un véritable poison qui intoxique et pourrit les consciences individuelles, c'est un obstacle majeur au développement de la conscience de classe. Mais l'influence et le degré de nocivité de cette idéologie sur elle doivent être évaluées dans un contexte plus général du rapport de forces entre les classes et s'intégrer dans une analyse plus large de la période, et non à la petite semaine. Si elle affecte en particulier les fractions les plus marginalisées et " lumpénisées " du prolétariat, la classe ouvrière détient en elle-même le plus puissant et le seul antidote à une telle idéologie, c'est le développement de la lutte de classe sur un terrain totalement opposé aux thèmes réactionnaires du " populisme ". Les prolétaires n'ont pas de patrie, c'est une classe d'immigrés, unis entre eux par des mêmes intérêts, quelle que soit leur origine ou leur couleur de peau, leurs luttes reposent sur la solidarité internationale des ouvriers. En réalité, cette idéologie délétère qu'il subit ne peut avoir de prise sur le prolétariat que dans la mesure où les ouvriers restent individuellement isolés, atomisés, qu'ils sont réduits à l'état de " citoyens ", qu'ils ne s'expriment pas comme classe en lutte.
Et c'est là que le déchaînementdes campagnes idéologiques animées par la bourgeoisie dans son ensemble sur le soi-disant danger fasciste prennent leur véritable sens. La bourgeoisie démontre sa capacité de retourner les miasmes de sa propre décomposition contre la conscience de classe des prolétaires. C'est la bourgeoisie qui utilise ses propres avatars contre la conscience du prolétariat. Elle cherche à profiter du manque de confiance de la classe ouvrière en ses propres forces, du déboussolement, des reculs momentanés de sa conscience et des difficultés actuelles de la lutte de classe à affirmer sa perspective révolutionnaire. C'est pourquoi la bourgeoisie pousse les ouvriers à se mobiliser derrière la défense de la démocratie bourgeoise, derrière l'Etat bourgeois contre le soi-disant péril fasciste. La bourgeoisie suscite et propage lapeur de l'extrême droite pour deux raisons:
- d'une part, cela lui permet d'attacher l'ensemble de la population à la défense de l'Etat. En prétendant "couper l'herbe sous les pieds" aux partis populistes, elle cherche à faire accréditer l'idée, en animant des "débats de société" à travers la "concertation sociale", qu'il faudrait renforcer cet Etat pour qu'il assure davantage de sécurité, qu'il donne plus de moyens à sa police, qu'il assure un contrôle beaucoup plus stricte de l'immigration;
- d'autre part, elle pousse la classe ouvrière en particulier à adopter la même démarche: se jeter dans les bras de l'Etat "démocratique", en la faisant participer, à travers les divers mouvements associatifs et "citoyens" suscités et encouragés par les partis de gauche et les syndicats, à une défense de ce même Etat bâtie sur l'illusion de "l'Etat des citoyens", "l'Etat c'est nous" en quelque sorte. Il s'agit là d'une entreprise pour noyer la conscience de classe dans la "conscience citoyenne".
C'est face à cette entreprise que la classe ouvrière court les pires dangers de perdre de vue son identité de classe.
Si les campagnes antifascistes de la bourgeoisie ne peuvent plus avoir aujourd'hui leur fonction d'embrigadement direct du prolétariat dans la guerre, elles conservent plus que jamais leur rôle de piège et de désarmement mortel pour la classe ouvrière. Celle-ci ne doit pas se laisser enchaîner par les campagnes démocratiques et antifascistes qui la poussent à abandonner son terrain de classe au profit de la défense de la démocratie bourgeoise.
Wim
[1] [8] Nous ne reviendrons pas ici sur notre cadre d'analyse de la décomposition, que nous avons amplement déjà développé dans les colonnes de notre presse. Nous renvoyons pour cela nos lecteurs aux principaux articles sur cette question (voir notamment nos articles dans la Revue Internationale n°57, 2e trimestre 1989 et n°62, 3e trimestre 1990).
[2] [9] L'immigration, et son pendant l'émigration, ont toujours fait partie intégrante de la vie du capitalisme obligeant la paysannerie ruinée ou les prolétaires au chômage à quitter leur pays d'origine afin de trouver du travail ailleurs. L'immigration dans les conditions actuelles de crise du capitalisme présente néanmoins des particularités consistant en des vagues massives d'immigrés fuyant la famine qui viennent grossir de véritables ghettos où ils se retrouvent sans espoir de trouver un travail qui leur permettrait d'intégrer les rangs des ouvriers salariés.
[3] [10] Lire nos articles sur l'islamisme dans la Revue Internationale n° 109 et dans ce numéro.
[4] [11] Le poujadisme fut un mouvement (devant son nom à son promoteur, Pierre Poujade) qui obtint plusieurs députés au Parlement français et connut un certain succès dans les années 1950 auprès des petits commerçants et des petits patrons en s'appuyant sur les revendications corporatistes des secteurs les plus rétrogrades de la petite bourgeoisie comme la baisse de l'impôt sur le revenu, la diminution des charges sociales, la suppression de toute fiscalité professionnelle.
Le CCI a pris la décision, au début de cette année, de
transformer le 15e Congrès de sa section en France en une Conférence
Internationale Extraordinaire. Cette décision était motivée par l’existence
dans le CCI d’une crise organisationnelle qui a brutalement éclaté au grand
jour au lendemain de son 14e Congrès International en avril 2001. Cette crise a
notamment abouti au départ de notre organisation d’un certain nombre de
militants qui s’étaient regroupés depuis plusieurs mois dans ce qu’ils
appellent la "fraction interne du CCI". Comme nous le verrons plus en
détail, la Conférence a pris acte du fait que ces militants s’étaient
d’eux-mêmes et délibérément placés en dehors de notre organisation, même s’ils
prétendent auprès de qui veut les entendre qu’ils ont été "exclus".
Si les questions organisationnelles ont occupé la plus grande partie des travaux de la Conférence, celle-ci s’est également penchée sur l’analyse de la situation internationale et elle a adopté à ce sujet une résolution que nous publions dans ce même numéro de la Revue internationale.
Le but de cet article est de rendre compte de l’essentiel des travaux de la conférence, de la nature de ses discussions et de ses décisions concernant les questions organisationnelles, puisque c’était là son objectif principal. Il devra également rendre compte de notre analyse concernant la soi-disant "fraction interne" du CCI qui se présente aujourd’hui comme la véritable continuatrice des acquis organisationnels du CCI, mais qui n’est rien d’autre qu’un regroupement parasitaire, comme le CCI et les autres groupes du milieu politique prolétarien, ont eu à affronter à plusieurs reprises dans le passé. Mais avant de traiter ces questions, il est nécessaire d’aborder une autre question qui fait l’objet de nombreuses incompréhensions actuellement dans le milieu politique prolétarien : l’importance des questions de fonctionnement pour les organisations communistes.
En effet, il est un commentaire que nous avons entendu ou lu en de nombreuses reprises : "le CCI est obsédé par les questions d’organisation", ou bien "les articles qu’il publie sur cette question ne présentent aucun intérêt, c’est de la "cuisine interne"". Ce type d’appréciations est assez compréhensible lorsqu’il provient de non-militants, même sympathisants des positions de la Gauche communiste. Lorsqu’on n’est pas membre d’une organisation politique prolétarienne, il est évidemment difficile de prendre la pleine mesure des problèmes de fonctionnement qu'une telle organisation peut rencontrer. Cela dit, il est beaucoup plus surprenant de constater que ce type de commentaires provient également d’éléments organisés dans des groupes politiques. C’est une des manifestations de la faiblesse actuelle du milieu politique prolétarien résultant de la coupure organique et politique entre les organisations de ce dernier et celles du mouvement ouvrier du passé suite à la contre-révolution qui s’est abattue sur la classe ouvrière à la fin des années 1920 jusqu’à la fin des années 60.
C’est pour cela que, avant d’aborder les questions qui ont occupé les travaux de la conférence, nous commencerons par un bref rappel de quelques enseignements de l’histoire du mouvement ouvrier sur les questions organisationnelles en nous basant notamment sur l’expérience de deux des organisations les plus en vue de celui-ci : l’Association internationale des travailleurs (AIT) ou 1e Internationale (dans laquelle ont milité Marx et Engels) et le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) dont était issu le Parti bolchevik qui fut en 1917 à la tête de la seule révolution prolétarienne victorieuse avant que son isolement international ne provoque sa dégénérescence. Nous évoquerons plus précisément deux congrès de ces organisations où les questions organisationnelles furent particulièrement au centre des discussions : le Congrès de 1872 de l’AIT et le Congrès de 1903 du POSDR qui a abouti à la formation des fractions bolcheviques et mencheviques qui jouèrent des rôles totalement opposés lors de la révolution de 1917.
L'AIT avait été fondée en septembre 1864 à Londres à l'initiative d'un certain nombre d'ouvriers anglais et français. Elle s'était donnée d'emblée une structure de centralisation, le Conseil central qui, après le congrès de Genève en 1866, s'appellera Conseil général. Rapidement, l'AIT ("L'Internationale", comme l'appelaient alors les ouvriers) est devenue une "puissance" dans les pays avancés (en premier lieu ceux d'Europe occidentale). Jusqu'à la Commune de Paris de 1871, elle a regroupé un nombre croissant d'ouvriers et a constitué un facteur de premier plan de développement des deux armes essentielles du prolétariat, son organisation et sa conscience. C'est à ce titre, d'ailleurs, qu'elle fera l'objet d'attaques de plus en plus acharnées de la part de la bourgeoisie : calomnies dans la presse, infiltration de mouchards, persécutions contre ses membres, etc. Mais ce qui a fait courir le plus grand danger à l'AIT, ce sont des attaques qui sont venues de certains de ses propres membres et qui ont porté contre le mode d'organisation de l'Internationale elle-même.
Déjà, au moment de la fondation de l'AIT, les statuts provisoires qu'elle s'est donnée sont traduits par les sections parisiennes, fortement influencées par les conceptions fédéralistes de Proudhon, dans un sens qui atténue considérablement le caractère centralisé de l'Internationale. Mais les attaques les plus dangereuses viendront plus tard avec l'entrée dans les rangs de l'AIT de l'"Alliance de la démocratie socialiste", fondée par Bakounine, et qui allait trouver un terrain fertile dans des secteurs importants de l'Internationale du fait des faiblesses qui pesaient encore sur elle et qui résultaient de l'immaturité du prolétariat à cette époque, un prolétariat qui ne s'était pas encore totalement dégagé des vestiges de l'étape précédente de son développement, et notamment des mouvements sectaires.
Cette faiblesse était particulièrement accentuée dans les secteurs les plus arriérés du prolétariat européen, là où il venait à peine de sortir de l'artisanat et de la paysannerie, notamment dans les pays latins. Ce sont ces faiblesses que Bakounine, qui n'est entré dans l'Internationale qu'en 1868, a mises à profit pour essayer de la soumettre à ses conceptions "anarchistes" et pour en prendre le contrôle. L'instrument de cette opération était l'"Alliance de la démocratie socialiste", qu'il avait fondée comme minorité de la "Ligue de la Paix et de la Liberté". Cette dernière était une organisation de républicains bourgeois, fondée à l’initiative notamment de Garibaldi et Victor Hugo, et dont un des principaux objectifs était de faire concurrence à l’AIT auprès des ouvriers. Bakounine faisait partie de la direction de la "Ligue" à laquelle il prétendait donner une "impulsion révolutionnaire" et qu’il a incité à proposer une fusion avec l’AIT, laquelle a refusé à son congrès de Bruxelles en 1868. C’est après l’échec de la "Ligue de la Paix et de la Liberté" que Bakounine s’est décidé à entrer dans l’AIT, non pas comme simple militant, mais pour en prendre la direction.
"Pour se faire reconnaître comme chef de l’Internationale, il lui fallait se présenter comme chef d’une autre armée dont le dévouement absolu envers sa personne lui devait être assuré par une organisation secrète. Après avoir ouvertement implanté sa société dans l’Internationale, il comptait en étendre les ramifications dans toutes les sections et en accaparer par ce moyen la direction absolue. Dans ce but, il fonda à Genève l’Alliance (publique) de la démocratie socialiste. (…) Mais cette Alliance publique en cachait une autre qui, à son tour, était dirigée par l’Alliance encore plus secrète des frères internationaux, les Cent Gardes du dictateur Bakounine"[1] [14].
L’Alliance était donc une société à la fois publique et secrète et qui se proposait en réalité de former une Internationale dans l'Internationale. Sa structure secrète et la concertation qu'elle permettait entre ses membres devaient lui assurer le "noyautage" d'un maximum de sections de l'AIT, celles où les conceptions anarchistes avaient le plus d'écho. En soi, l'existence dans l'AIT de plusieurs courants de pensée n'était pas un problème. En revanche, les agissements de l'Alliance, qui visait à se substituer à la structure officielle de l'Internationale, ont constitué un grave facteur de désorganisation de celle-ci et lui ont fait courir un danger de mort. L'Alliance avait tenté de prendre le contrôle de l'Internationale lors du Congrès de Bâle, en septembre 1869 en essayant de faire adopter, contre la motion proposée par le Conseil général, une motion en faveur de la suppression du droit d'héritage. C’est en vue de cet objectif que ses membres, notamment Bakounine et James Guillaume, avaient appuyé chaleureusement une résolution administrative renforçant les pouvoirs du Conseil général. Mais ayant échoué, l'Alliance, qui pour sa part s'était donnée des statuts secrets basés sur une centralisation extrême, a commencé à faire campagne contre la "dictature" du Conseil général qu'elle voulait réduire au rôle "d'un bureau de correspondance et de statistiques" (suivant les termes des alliancistes), d'une "boîte aux lettres" (comme leur répondait Marx). Contre le principe de centralisation exprimant l'unité internationale du prolétariat, l'Alliance préconisait le "fédéralisme", la complète "autonomie des sections" et le caractère non obligatoire des décisions des congrès. En fait, elle voulait pouvoir faire ce qu'elle voulait dans les sections dont elle avait pris le contrôle. C'était la porte ouverte à la désorganisation complète de l'AIT.
C'est à ce danger que devait parer le Congrès de la Haye de 1872. Ce congrès a été consacré essentiellement aux questions organisationnelles. Comme nous l'écrivions dans la Revue internationale 87 : "… après la chute de la Commune de Paris, la priorité absolue pour le mouvement ouvrier a été de secouer le joug de son propre passé sectaire, de surmonter l'influence du socialisme petit-bourgeois. Tel est le cadre politique qui explique le fait que la question centrale traitée au Congrès de La Haye n’a pas été la Commune de Paris elle-même mais la défense des statuts de l’Internationale contre les complots de Bakounine et de ses adeptes"[2] [15].
Après avoir confirmé les décisions de la Conférence de Londres qui s’était tenue un an auparavant, notamment sur la nécessité pour la classe ouvrière de se doter de son propre parti politique et sur le renforcement des attributions du Conseil général, le Congrès a débattu de la question de l'Alliance sur base du rapport d'une Commission d'enquête qu’il avait nommée. Le Congrès a finalement décidé l'exclusion de Bakounine ainsi que de James Guillaume, principal responsable de la fédération jurassienne de l'AIT qui se trouvait complètement sous le contrôle de l'Alliance. Il vaut la peine de relever certains aspects de l’attitude des membres de l’Alliance à ce congrès ou à la veille de celui-ci :
plusieurs sections contrôlées par l’Alliance (notamment la Fédération jurassienne, certaines sections aux États-Unis et en Espagne) refusent de payer leurs cotisations au Conseil général et leurs délégués ne s’acquittent de la dette de leur section que face à la menace d’une invalidation de leur mandat ;
les délégués des sections contrôlées par l’Alliance se livrent à un véritable chantage auprès du Congrès en exigeant que celui-ci, contre les règles qu’il s’était données, ne prenne en compte que les votes basés sur des mandats impératifs et en menaçant de se retirer si le Congrès n’accepte pas leur exigence ; [3] [16]
le refus de certains membres de l’Alliance de coopérer avec la Commission d’Enquête nommée par le Congrès, voire de la reconnaître, en la traitant notamment de "Sainte Inquisition"[4] [17].
Ce congrès fut à la fois le point d'orgue de l'AIT (c'est d'ailleurs le seul congrès où Marx et Engels se soient rendus, ce qui situe l'importance qu'ils lui attribuaient) et son chant du cygne du fait de l'écrasement de la Commune de Paris et de la démoralisation qu'il avait provoquée dans le prolétariat. De cette réalité, Marx et Engels étaient conscients. C'est pour cela que, en plus des mesures visant à soustraire l'AIT de la main mise de l'Alliance, ils ont proposé que le Conseil général soit installé à New York, loin des conflits qui divisaient de plus en plus l'Internationale. C'était aussi un moyen de permettre à l'AIT de mourir de sa belle mort (entérinée par la conférence de Philadelphie de juillet 1876) sans que son prestige ne soit récupéré par les intrigants bakouninistes.
Ces derniers, et les anarchistes ont par la suite perpétué cette légende, prétendaient que Marx et le Conseil général ont obtenu l'exclusion de Bakounine et Guillaume à cause des différences dans la façon d'envisager la question de l’État (quand ils n'ont pas expliqué le conflit entre Marx et Bakounine par des questions de personnalité). En somme, Marx aurait voulu régler par des mesures administratives un désaccord portant sur des questions théoriques générales. Rien n'est plus faux.
Ainsi, au Congrès de la Haye, aucune mesure n'a été requise contre les membres de la délégation espagnole qui partageaient la vision de Bakounine, qui avaient appartenu à l'Alliance, mais qui ont assuré ne plus en faire partie. De même, l'AIT "antiautoritaire" qui s'est formée après le congrès de la Haye avec les fédérations qui ont refusé ses décisions, n'était pas constituée des seuls anarchistes puisqu'on y a retrouvé, à côté de ces derniers, des lassaliens allemands grands défenseurs du "socialisme d’État" suivant les propres termes de Marx. En réalité, la véritable lutte au sein de l'AIT était entre ceux qui préconisaient l'unité du mouvement ouvrier (et par conséquent le caractère obligatoire des décisions des congrès) et ceux qui revendiquaient le droit de faire ce que bon leur semblait, chacun dans son coin, considérant les congrès comme de simples assemblées où l'on devait se contenter "d'échanger des points de vue" mais sans prendre de décisions. Avec ce mode d'organisation informel, il revenait à l'Alliance d'assurer, de façon secrète, la véritable centralisation entre toutes les fédérations, comme il était d'ailleurs explicitement dit dans nombre de correspondances de Bakounine. La mise en œuvre des conceptions "antiautoritaires" dans l'AIT constituait le meilleur moyen de la livrer aux intrigues, au pouvoir occulte et incontrôlé de l'Alliance.
Le 2e congrès du POSDR allait être l'occasion d'un affrontement similaire entre les tenants d'une conception prolétarienne de l'organisation révolutionnaire et les tenants d'une conception petite bourgeoise.
Il existe des ressemblances entre la situation du mouvement ouvrier en Europe occidentale du temps de l'AIT et celle du mouvement en Russie au début du 20e siècle. Dans les deux cas nous nous trouvons à une étape d'enfance de celui-ci, le décalage dans le temps s'expliquant par le retard du développement industriel de la Russie. L'AIT avait eu comme vocation de rassembler au sein d'une organisation unie les différentes sociétés ouvrières que le développement du prolétariat faisait surgir. De même, le 2e congrès du POSDR avait comme objectif de réaliser une unification des différents comités, groupes et cercles se réclamant de la Social-Démocratie qui s'étaient développés en Russie et en exil. Entre ces différentes formations, il n'existait pratiquement aucun lien formel après la disparition du comité central qui était sorti du 1er congrès du POSDR en 1897. Dans le 2e congrès, comme dans l'AIT, on a vu donc s'affronter une conception de l'organisation représentant le passé du mouvement, celle des "mencheviks" (minoritaires) et une conception exprimant ses nouvelles exigences, celle des "bolcheviks" (majoritaires).
D'une façon qui s'est confirmée par la suite (déjà lors de la révolution de 1905 et encore plus, bien entendu, au moment de la révolution de 1917, où les mencheviks se sont placés du côté de la bourgeoisie), la démarche des mencheviks était déterminée par la pénétration, dans la Social-Démocratie russe, de l'influence des idéologies bourgeoises et petites-bourgeoises, notamment de type anarchiste. De ce fait, ces éléments "... lèvent naturellement l'étendard de la révolte contre les restrictions indispensables qu'exige l'organisation, et ils érigent leur anarchisme spontané en principe de lutte, qualifiant à tort cet anarchisme... de revendication en faveur de la 'tolérance', etc." (Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière). Et, de fait, il existe beaucoup de similitudes entre le comportement des mencheviks et celui des anarchistes dans l'AIT (à plusieurs reprises, Lénine parle de "l'anarchisme de grand seigneur" des mencheviks).
C'est ainsi que, comme les anarchistes après le congrès de La Haye, les mencheviks se refusent à reconnaître et à appliquer les décisions du 2e congrès en affirmant que "le congrès n'est pas une divinité" et que "ses décisions ne sont pas sacro-saintes". En particulier, de la même façon que les bakouninistes entrent en guerre contre le principe de centralisation et la "dictature du conseil général" après qu'ils aient échoué à en prendre le contrôle, une des raisons pour lesquelles les mencheviks, après le congrès, commencent à rejeter la centralisation réside dans le fait que certains d'entre eux ont été écartés des organes centraux nommés à ce congrès. On retrouve des ressemblances même dans la façon dont les mencheviks mènent campagne contre la "dictature personnelle" de Lénine, sa "poigne de fer" qui fait écho aux accusations de Bakounine contre la "dictature" de Marx sur le Conseil général.
"Lorsque je considère la conduite des amis de Martov après le congrès, (...) je puis dire seulement que c'est là une tentative insensée, indigne de membres du Parti, de déchirer le Parti... Et pourquoi ? Uniquement parce qu'on est mécontent de la composition des organismes centraux, car objectivement, c'est uniquement cette question qui nous a séparés, les appréciations subjectives (comme offense, insulte, expulsion, mise à l'écart, flétrissure, etc.) n'étant que le fruit d'un amour-propre blessé et d'une imagination malade. Cette imagination malade et cet amour-propre blessé mènent tout droit aux commérages les plus honteux : sans avoir pris connaissance de l'activité des nouveaux centres, ni les avoir encore vus à œuvre, on va répandant des bruits sur leur "carence", sur le "gant de fer" d'Ivan Ivanovitch, sur la "poigne" d'Ivan Nikiforovitch, etc. (...) Il reste à la social-démocratie russe une dernière et difficile étape à franchir, de l'esprit de cercle à l'esprit de parti ; de la mentalité petite-bourgeoise à la conscience de son devoir révolutionnaire ; des commérages et de la pression des cercles, considérés comme moyens d'action, à la discipline". ("Relation du 2e Congrès du POSDR", Œuvres, Tome 7)
Il faut noter que l’arme du chantage, employée en son temps par James Guillaume et les Alliancistes, fait également partie de l’arsenal des mencheviks. En effet Martov, chef de file de ces derniers, refuse de participer a la rédaction de la publication du parti, l’Iskra, à laquelle il a été élu par le Congrès, tant que ses amis Axelrod, Potressov et Zassoulitch n’y seront pas nommés.
Avec l'exemple de l'AIT et celui du 2e congrès du POSDR, ont peut voir toute l'importance des questions liées au mode de fonctionnement des organisations révolutionnaires. En effet, c'est autour de ces questions qu'allait se produire en premier lieu une décantation décisive entre, d'un côté, le courant prolétarien et, de l'autre, les courants petits-bourgeois ou bourgeois. Cette importance n'est pas fortuite. Elle découle du fait qu'un des canaux privilégiés par lesquels s'infiltrent au sein de ces organisations les idéologies des classes étrangères au prolétariat, bourgeoisie et petite bourgeoisie, est justement celui de leur mode de fonctionnement.
Ainsi, la question d’organisation a toujours fait l’objet de la plus grande attention de la part des marxistes. Au sein de l’AIT, ce sont Marx et Engels eux-mêmes qui prennent la tête du combat pour la défense des principes prolétariens d’organisation. Et ce n’est pas un hasard s’il leur revient d’avoir joué un rôle décisif dans le choix par le Congrès de La Haye de consacrer l’essentiel de ses travaux aux questions organisationnelles alors que la classe ouvrière venait d’être confrontée aux deux événements historiques les plus importants de cette période, la guerre franco-prussiene et la Commune de Paris, lesquels ont fait l’objet d’un attention bien moindre. Ce choix a conduit la plupart des historiens bourgeois a considérer ce congrès comme le moins important de l’histoire de l’AIT, alors qu’il fut au contraire le plus important, celui qui allait permettre à la deuxième internationale d’accomplir de nouveaux pas en avant dans le développement du mouvement ouvrier.
Au sein de la Deuxième internationale, Lénine fait lui aussi figure "d’obsédé" par les questions d’organisation. Dans les autres partis socialistes on ne comprend pas les querelles qui agitent la social-démocratie russe et on présente Lénine comme un "sectaire" qui ne rêve que de fomenter des scissions alors que c’est celui qui s’est le plus inspiré du combat de Marx et Engels contre l’Alliance. Mais la validité de son combat sera brillamment démontrée en 1917 par la capacité de son parti de se porter à la tête de la révolution.
Pour sa part, le CCI a poursuivi la tradition de Marx et Lénine en accordant aux questions organisationnelles la plus grande attention. Ainsi, en janvier 1982, le CCI a consacré une conférence internationale extraordinaire à cette question suite à la crise qu'il avait traversée en 1981[5] [18]. Enfin, entre la fin 1993 et le début de 1996, notre organisation a mené un combat fondamental pour l’assainissement de son tissu organisationnel, contre "l’esprit de cercle" et pour "l’esprit de parti" tels qu’ils avaient été définis par Lénine en 1903. Notre Revue internationale 82 rend compte du 11e Congrès du CCI principalement dédié aux questions organisationnelles affrontées par notre organisation à cette époque[6] [19]. Par la suite, dans les numéros 85 à 88 de la Revue nous avons publié une série d’articles sous la rubrique "Questions d’organisation" dédiés aux combats organisationnels au sein de l’AIT et dans les numéros 96 et 97 deux articles, sous le titre "Sommes-nous devenus léninistes ?" à propos du combat mené par Lénine et les bolcheviks sur la question d’organisation. Enfin, notre dernier numéro de la Revue a publié de larges extraits d'un document interne, "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" qui avait servi de texte d’orientation pour le combat de 1993-96.
L’attitude de transparence à l'égard des difficultés qu’a rencontrées notre organisation ne correspond nullement à un quelconque "exhibitionnisme" de notre part. L'expérience des organisations communistes est partie intégrante de l'expérience de la classe ouvrière. C'est pour cela qu'un grand révolutionnaire comme Lénine a pu consacrer tout un livre, Un pas en avant, deux pas en arrière, à tirer les leçons politiques du 2e Congrès du POSDR.
Évidemment, la mise en évidence par les organisations révolutionnaires de leurs problèmes et discussions internes constituent un plat de choix pour toutes les tentatives de dénigrement dont celles-ci font l'objet de la part de leurs adversaires. C'est le cas aussi et particulièrement pour le CCI. Comme nous l’écrivions dans la Revue internationale 82 : "… ce n'est pas dans la presse bourgeoise que l'on trouve des manifestations de jubilation lorsque nous faisons état des difficultés que notre organisation peut rencontrer aujourd'hui, celle-ci est encore trop modeste en taille et en influence parmi les masses ouvrières pour que les officines de propagande bourgeoise aient intérêt à parler d'elle pour essayer de la discréditer. Il est préférable pour la bourgeoisie de faire un mur de silence autour des positions et de l'existence des organisations révolutionnaires. C'est pour cela que le travail de dénigrement de celles-ci et de sabotage de leur intervention est pris en charge par tout une série de groupes et d'éléments parasitaires dont la fonction est d'éloigner des positions de classe les éléments qui s'approchent de celles-ci, de les dégoûter de toute participation au travail difficile de développement d'un milieu politique prolétarien (...)
Dans la mouvance parasitaire on trouve des groupes constitués tels le "Groupe Communiste Internationaliste" (GCI) et ses scissions (comme "Contre le Courant"), le défunt "Communist Bulletin Group" (CBG) ou l'ex-"Fraction Externe du CCI" qui ont tous été constitués de scissions du CCI. Mais le parasitisme ne se limite pas à de tels groupes. Il est véhiculé par des éléments inorganisés, ou qui se retrouvent de temps à autre dans des cercles de discussion éphémères[7] [20], dont la préoccupation principale consiste à faire circuler toutes sortes de commérages à propos de notre organisation. Ces éléments sont souvent d'anciens militants qui, cédant à la pression de l'idéologie petite-bourgeoise, n'ont pas eu la force de maintenir leur engagement dans l'organisation, qui ont été frustrés que celle-ci n'ait pas "reconnu leurs mérites" à la hauteur de l'idée qu'ils s'en faisaient eux-mêmes ou qui n'ont pas supporté les critiques dont ils ont fait l'objet (...) Ces éléments sont évidemment absolument incapables de construire quoi que ce soit. En revanche, ils sont souvent très efficaces, avec leur petite agitation et leurs bavardages de concierges, pour discréditer et détruire ce que l'organisation tente de construire."
Cependant, les grenouillages du parasitisme n’ont jamais empêché le CCI de faire connaître à l'ensemble du milieu prolétarien, et plus généralement à l’ensemble de la classe ouvrière, les enseignements de sa propre expérience. En cela, encore une fois, notre organisation se revendique de la tradition de Lénine qui écrivait en 1904, dans la préface de Un pas en avant, deux pas en arrière :
"Ils [nos adversaires] exultent et grimacent à la vue de nos discussions ; évidemment, ils s'efforceront, pour les faire servir à leurs fins, de brandir tels passages de ma brochure consacrés aux défauts et aux lacunes de notre Parti. Les social-démocrates russes sont déjà suffisamment rompus aux batailles pour ne pas se laisser troubler par ces coups d'épingle, pour poursuivre, en dépit de tout, leur travail d'autocritique et continuer à dévoiler sans ménagement leurs propres lacunes qui seront comblées nécessairement et sans faute par la croissance du mouvement ouvrier. Que messieurs nos adversaires essaient donc de nous offrir, de la situation véritable de leurs propres "partis", une image qui ressemblerait même de loin à celle que présentent les procès-verbaux de notre deuxième congrès !" (Œuvres, Tome 7, page 216)
C’est avec la même approche que dans le présent article nous rendons compte des problèmes organisationnels qui ont affecté notre organisation dernièrement et qui ont été au centre des travaux de la Conférence.
Le 11e Congrès du CCI avait adopté une résolution d'activités tirant les leçons essentielles de la crise vécue par notre organisation en 1993 et du combat mené pour son redressement. De larges extraits de cette résolution avaient été publiés dans la Revue internationale 82 et nous en reproduisons ici une partie parce qu'elle éclaire les difficultés récentes.
"Le cadre de compréhension que s'est donné le CCI pour mettre à nu l'origine de ses faiblesses s'inscrivait dans le combat historique mené par le marxisme contre les influences de l'idéologie petite-bourgeoise pesant sur les organisations du prolétariat (...) En particulier, il importait pour l'organisation d'inscrire au centre de ses préoccupations, comme l'ont fait les bolcheviks à partir de 1903, la lutte contre l'esprit de cercle et pour l'esprit de parti (...) C'est en ce sens que le constat du poids particulièrement fort de l'esprit de cercle dans nos origines était partie prenante de l'analyse générale élaborée depuis longtemps et qui situait la base de nos faiblesses dans la rupture organique des organisations communistes du fait de la contre-révolution qui s'était abattue sur la classe ouvrière à partir de la fin des années 20. Cependant, ce constat nous permettait d'aller plus loin que les constats précédents et de nous attaquer plus en profondeur à la racine de nos difficultés. Il nous permettait en particulier de comprendre le phénomène, déjà constaté dans le passé mais insuffisamment élucidé, de la formation de clans au sein de l'organisation : ces clans étaient en réalité le résultat du pourrissement de l'esprit de cercle qui se maintenait bien au-delà de la période où les cercles avaient constitué une étape incontournable de la reformation de l'avant-garde communiste"[8] [21]. (Résolution d'activités du 11ème Congrès, point 4)
Sur la question des clans, notre article sur le 11e Congrès faisait cette précision :
"Cette analyse se basait sur des précédents historiques dans le mouvement ouvrier (par exemple, l'attitude des anciens rédacteurs de l'Iskra, regroupés autour de Martov et qui, mécontents des décisions du 2e congrès du POSDR, avaient formé la fraction des mencheviks) mais aussi sur des précédents dans l'histoire du CCI. Nous ne pouvons entrer en détail dans celle-ci mais nous pouvons affirmer que les 'tendances' qu'a connues le CCI correspondaient bien plus à des dynamiques de clan qu'à de réelles tendances basées sur une orientation positive alternative. En effet, le moteur principal de ces 'tendances' n'était pas constitué par les divergences que leurs membres pouvaient avoir avec les orientations de l'organisation (…) mais par un rassemblement des mécontentements et des frustrations contre les organes centraux et par les fidélités personnelles envers des éléments qui se considéraient comme 'persécutés' ou insuffisamment reconnus."
L'article soulignait que l'ensemble du CCI (y compris les militants directement impliqués) avait mis en évidence qu'il avait été confronté à un clan occupant une place de premier plan dans l'organisation et qui avait "concentré et cristallisé un grand nombre des caractéristiques délétères qui affectaient l'organisation et dont le dénominateur commun était l'anarchisme (vision de l'organisation comme somme d'individus, approche psychologisante et affinitaire des rapports politiques entre militants et des questions de fonctionnement, mépris ou hostilité envers les conceptions politiques marxistes en matière d'organisation)". (Résolution d'activités, point 5)
Cette résolution se poursuivait ainsi :
"La compréhension par le CCI du phénomène des clans et de leur rôle particulièrement destructeur lui a permis en particulier de mettre le doigt sur un grand nombre des dysfonctionnements qui affectaient la plupart des sections territoriales." (Ibid., point 5)
Et elle dressait le bilan du combat mené par notre organisation :
"... le congrès constate le succès global du combat engagé par le CCI à l'automne 1993 (...) le redressement, quelques fois spectaculaire, des sections parmi les plus touchées par les difficultés organisationnelles en 1993 (...), les approfondissements provenant de nombreuses parties du CCI (...), tous ces faits confirment la pleine validité du combat engagé, de sa méthode, de ses bases théoriques aussi bien que de ses aspects concrets."
Cependant, la résolution mettait en garde contre tout triomphalisme :
"Cela ne signifie pas que le combat que nous avons mené soit appelé à cesser. (...) Le CCI devra le poursuivre à travers une vigilance de chaque instant, la détermination d'identifier chaque faiblesse et de l'affronter sans attendre. (...) En réalité, l'histoire du mouvement ouvrier, y compris celle du CCI, nous enseigne, et le débat nous l'a amplement confirmé, que le combat pour la défense de l'organisation est permanent, sans répit. En particulier, le CCI doit garder en tête que le combat mené par les bolcheviks pour l'esprit de parti contre l'esprit de cercle s'est poursuivi durant de longues années. Il en sera de même pour notre organisation qui devra veiller à débusquer et éliminer toute démoralisation, tout sentiment d'impuissance résultant de la longueur du combat." (Ibid., point 13)
Et justement, la récente Conférence du CCI a mis en évidence qu'une des causes majeures des problèmes organisationnels rencontrés par le CCI au cours de la dernière période consistait en un relâchement de la vigilance face au retour des difficultés et faiblesse qui l'avaient affecté par le passé. En réalité, la plus grande partie de l'organisation avait perdu de vue la mise en garde sur laquelle se concluait la résolution adoptée par le 11ème Congrès. De ce fait, elle a éprouvé de grandes difficultés à identifier un retour en force du clanisme au sein de la section locale de Paris ainsi que dans le Secrétariat international (SI) [9] [22], c'est-à-dire les deux parties de l'organisation qui avaient déjà été les plus affectées par cette maladie en 1993.
Cette dérive clanique a pris son essor lorsque le SI a adopté en mars 2000 un document concernant des questions de fonctionnement qui a fait l'objet de critiques d'un tout petit nombre de camarades qui, tout en reconnaissant la pleine validité de la plupart des idées de ce texte, notamment la nécessité d'une plus grande confiance entre les différentes parties de l'organisation, y ont décelé des concessions à une vision démocratiste, une certaine remise en cause de nos conceptions concernant la centralisation. De façon résumée, ils considéraient que ce document induisait l'idée que "plus de confiance égale moins de centralisation". Que des parties de l'organisation puissent faire des critiques à un texte adopté par l'organe central du CCI n'avait jamais constitué un problème pour ce dernier. Bien au contraire, le CCI et son organe central ont toujours insisté pour que toute divergence, tout doute s'exprime ouvertement au sein de l'organisation afin de faire la plus grande clarté possible. L'attitude de l'organe central, lorsqu'il se heurtait à des désaccords était d'y répondre avec le plus grand sérieux possible. Or à partir du printemps 2000, la majorité du SI a adopté une attitude complètement opposée. Au lieu de développer une argumentation sérieuse, il a adopté une attitude totalement contraire à celle qui avait été la sienne par le passé. Dans son esprit, si une toute petite minorité de camarades faisait des critiques à un texte du SI, cela ne pouvait venir que d'un esprit de contestation, ou bien du fait que l'un d'entre eux avait des problèmes familiaux, que l'autre était atteint par une maladie psychique. Un des arguments employés par des membres du SI était que si le texte de mars 2000 avait fait l'objet de critiques, c'était parce qu'il avait été rédigé par tel militant et qu'il aurait reçu un autre accueil si quelqu'un d'autre en avait été l'auteur. La réponse apportée aux arguments des camarades en désaccord n'était donc pas basée sur d'autres arguments, mais sur des dénigrements de ces camarades ou bien carrément sur la tentative de ne pas publier certaines de leurs contributions avec l'argument que celles-ci allaient "foutre la merde dans l'organisation", ou encore qu'une des camarades qui était affectée par la pression qui se développait à son égard ne "supporterait" pas les réponses que les autres militants du CCI apporteraient à ses textes. En somme, de façon totalement hypocrite, c'est au nom de la "solidarité" que la majorité du SI développait une politique d'étouffement des débats.
Cette attitude politique totalement étrangère aux méthodes mises en oeuvre jusqu'alors par le CCI s'est brutalement aggravée lorsqu'un membre du SI a commencé à la critiquer tout en déclarant son soutien à certaines des critiques qui avaient été faites au document adopté par cette commission en mars 2000. Relativement épargné par les dénigrements jusqu'alors, ce militant a fait l'objet à son tour d'une campagne de discrédit : s'il adoptait une telle position, c'est parce qu'il "était manipulé par un de ses proches". Parallèlement, l'attitude de la majorité du SI était de banaliser le plus possible les questions en discussion, avec l'affirmation qu'il ne s'agissait pas "du débat du siècle". Et lorsque des contributions plus approfondies ont été rédigées, la majorité du SI a essayé de faire entériner par l'ensemble de l'organe central du CCI la "clôture du débat". Cependant, l'organe central a refusé de suivre le SI dans cette voie de même qu'il a décidé, contre la volonté de la majorité des membres de ce dernier, la nomination d'une Délégation d'information (DI), constituée majoritairement par des non membres du SI, chargée d'examiner les problèmes de fonctionnement qui se développaient dans cette commission et autour d'elle.
Ces décisions ont provoqué une nouvelle "radicalisation" de la part de la majorité des membres du SI. Vis-à-vis de la DI, leur attitude a été de déverser toutes sortes d'accusations à l'égard des camarades exprimant des désaccords, de lui signaler des "manquements organisationnels" particulièrement graves de leur part, de "l'alerter" sur les comportement "douteux" ou "indignes" d'un de ces militants. En somme, les membres du SI qui estiment sans objet la formation d'une Délégation d'information faisaient part à celle-ci d'une attaque aussi destructrice que sournoise contre l'organisation qui aurait justifié qu'ils soient les premiers à réclamer la constitution d'un tel organe afin de mener une enquête sur d'autres militants. Pour sa part, un membre du SI, Jonas, non seulement a refusé de témoigner devant la DI, mais il a refusé carrément de la reconnaître[10] [23]. Parallèlement, il a commencé à développer dans les couloirs la thèse qu'un des militants en désaccords serait un agent de l’état qui manipulerait son entourage dans le but de "démolir le CCI". D'autres membres du SI ont tenté de faire pression de différentes façons sur la DI et, à la veille du 14ème congrès du CCI, début mai 2001, ils ont à plusieurs essayé d'intimider cette commission pour qu'elle renonce à communiquer au Congrès un "Rapport préliminaire" posant un cadre pour la compréhension des problèmes qui affectaient le SI et la section de Paris[11] [24]. Le matin même du congrès, juste avant son ouverture, la majorité du SI a tenté une ultime manoeuvre : elle a demandé une convocation du Bureau international (BI) afin de lui soumettre une résolution désavouant le travail effectué par la DI. Bien plus que les témoignages des camarades qui avaient exprimés des critiques envers la politique du SI, c'est l'attitude de la majorité de celui-ci face à la DI qui avait convaincu cette dernière de la réalité d'une dynamique clanique au sein du SI. De même, c'est l'attitude de cette majorité des membres du SI face à l'ensemble du BI qui a fondamentalement convaincu ce dernier de cette dynamique. Cependant, à ce moment-là, l'ensemble du BI misait sur la capacité de ces militants à se reprendre, comme cela avait été le cas en 1993-95 pour un nombre important de camarades qui avaient été pris dans une dynamique clanique. C'est pour cela que le BI sortant a décidé de proposer que l'ensemble des militants appartenant à l'ancien SI soient réélus dans l'organe central. De même, il a proposé que l'ancienne Délégation d'information soit renforcée par d'autres camarades et qu'elle devienne une Commission d'Investigation (CI). Enfin, il a proposé au Congrès de ne pas lui communiquer encore les premières conclusions auxquelles était parvenue la DI et lui a demandé de faire confiance à la nouvelle CI. Le Congrès a ratifié unanimement ces propositions.
Cependant, deux jours après le Congrès, un des membres de l'ancien SI a violé les décisions de celui-là en livrant à la section de Paris, dans le but de la dresser contre le reste du CCI et contre le Bureau international, des informations que celui-ci avait demandé, avec l'accord du Congrès, de communiquer ultérieurement dans un cadre approprié. Les autres membres de la majorité de l'ancien SI le soutiennent ou refusent de condamner son infraction caractérisée aux statuts de l'organisation.
Dans la mesure où le Congrès est l'instance suprême de l'organisation, le viol délibéré de ses décisions (à l'image de l'attitude des mencheviks en 1903) constitue une faute particulièrement grave. Cependant, le militant qui s'en est rendu responsable ne fait l'objet à ce moment là d'aucune sanction, sinon d'une simple condamnation de son geste : l'organisation continue à miser sur la capacités des membres du clan à se reprendre. En réalité, ce viol caractérisé des statuts n'était que la première d'une longue série d'infractions à nos règles de la part des membres de la majorité de l'ancien SI et de ceux qu'ils ont réussi à entraîner dans leur démarche de guerre ouverte contre l'organisation. Nous ne pouvons évoquer ici toutes ces infractions. On se contentera de signaler les plus caractéristiques dont les membres de l'actuelle soi-disant "fraction interne du CCI" se sont, à des degrés divers, rendus responsables :
C'est par hasard, suite à la maladresse d'un des membres de cette confrérie, que le procès verbal d'une de ces réunions secrètes est tombée entre les mains de l'organisation. La réunion plénière du Bureau international qui s'est tenue peu après a adopté à l'unanimité (y compris donc deux membres de l'actuelle "fraction interne") une résolution dont voici les principaux passages :
"1) Ayant pris connaissance (...) du PV de la réunion du 20/08 des 7 camarades constituant le soi-disant "Collectif de Travail", et après avoir examiné son contenu où s'expriment :
le BI condamne cet ensemble de comportements qui constituent une violation flagrante de nos principes organisationnels et manifestent un déloyauté totale envers l'organisation. (...)
2) Les agissements des membres du "collectif" constituent une faute organisationnelle extrêmement grave méritant une sanction des plus sévères. Toutefois, dans la mesure où les participants à cette réunion ont décidé de mettre fin au "collectif", le BI décide de surseoir à une telle sanction avec la volonté que les militants qui ont commis cette faute ne s'arrêtent pas à la simple décision de dissoudre le "collectif" mais :
En ce sens, cette décision du BI ne saurait être interprétée comme une sous-estimation de la gravité de la faute commise mais comme une incitation aux participants à la réunion secrète du 20/08 à prendre la mesure de cette gravité."
Ainsi, confrontés à l'évidence du caractère destructeur de leurs agissements, les membres du "collectif" ont fait machine arrière. Deux participants à ces réunions ont réellement mis en application ce que demandait la résolution : ils ont entrepris un travail sincère de critique de leur démarche et ils sont aujourd'hui des militants loyaux du CCI. Deux autres, ayant pourtant donné leur accord à la résolution, ont préféré démissionner plutôt que de faire cette critique. Quant aux autres, ils ont rapidement jeté aux orties leurs bonnes dispositions en constituant, quelques semaines après, la fameuse "fraction interne du CCI" qui se réclamait intégralement de la "Déclaration de constitution d'un Collectif de travail" pourtant rejetée peu avant. Dès la constitution de cette soi-disant "fraction", ses membres se sont distingués par une escalade d'attaques contre l'organisation et ses militants, menant une véritable politique de la terre brûlée, combinant une totale vacuité dans l'argumentation de fond, les mensonges les plus éhontés, les calomnies les plus répugnantes avec un viol systématique de nos règles de fonctionnement ce qui, évidemment, a obligé le CCI à prendre des sanctions à leur égard[12] [25]. Comme le disait une résolution adoptée le 18 novembre 2001 par l'organe central de la section en France (la Commission exécutive) :
"Les militants de la "fraction" affirment vouloir convaincre le reste de l'organisation de la validité de leurs "analyses". Leurs comportements et leurs mensonges grossiers font la preuve que c'est là un autre mensonge (...). Ce n'est certainement pas avec leur façon de se conduire qu'ils convaincront qui que ce soit (...) En particulier, la CE dénonce la 'tactique' consistant à violer de façon systématique les statuts afin de pouvoir ensuite, face aux mesures que le CCI doit prendre pour se défendre, crier à la 'dégénérescence stalinienne' de celui-ci et justifier par ce fait la constitution d'une prétendue 'fraction' ".
Un des mensonges répétés à l'envie par les membres de la "fraction" c'est que le CCI prend des sanctions à leur égard afin d'escamoter le débat de fond. En réalité, alors que les "arguments" qu'ils présentent sont abondamment réfutés, souvent avec profondeur, par de nombreuses contributions de militants et sections du CCI, leurs propres textes évitent systématiquement de répondre à ces contributions de même d'ailleurs qu'aux rapports officiels et textes d'orientation proposés par les organes centraux. En réalité, il s'agit là d'un des procédés favoris des membres de la "fraction" : attribuer au reste de l'organisation, et plus particulièrement à ceux qu'ils qualifient de "faction liquidatrice", leurs propres turpitudes. Ainsi, dans un de leurs premiers "textes fondateurs", un "Contre-rapport d'activités pour le BI plénier de septembre 2001", ils accusent les organes centraux du CCI d'adopter "une orientation en rupture avec celle de l'organisation jusqu'alors (...) de la fin du combat de 93-96 au 14e congrès du CCI qui vient juste de se tenir." Et pour bien affirmer son accord avec les orientations de ce 14e congrès, le rédacteur de ce document... rejette en bloc quelques semaines après la résolution d'activités adoptée par le Congrès (et qu'il avait d'ailleurs votée auparavant). De même, le "contre-rapport" affirme hautement "nous nous revendiquons du combat de toujours (...) pour le respect non pas "rigide" mais rigoureux des statuts. Sans le respect ferme des statuts, sans leur défense, il n'y a plus d'organisation." Or, ce document sert de plate-forme à des réunions secrètes dont les participants reconnaissent entre eux qu'ils sont en dehors des statuts et qui, quelques semaines après commencent à rédiger des pages et des pages à prétention "théorique" attaquant "la discipline pour la discipline" dont l'objectif est de justifier le viol systématique des statuts.
Nous pourrions multiplier les exemples de ce type mais alors la totalité de la Revue serait occupée par cet article. Il nous faut quand même citer un dernier exemple tout à fait significatif : La "fraction" se présente comme le véritable défenseur de la continuité du combat de 1993-96 pour la défense de l'organisation mais le "Contre-rapport" affirme : "Or les leçons de 93 ne se limitent pas au clanisme. Plus même, cet aspect n'est pas le principal aspect." De même, la "Déclaration de constitution d'un 'collectif de travail'" pose la question : "Clans et clanisme : des notions qu'on retrouve dans l'histoire des sectes et de la franc-maçonnerie, mais pas (...) dans l'histoire du mouvement ouvrier du passé. Pourquoi ? L'alpha et l'oméga des questions organisationnelles se réduit-il au 'danger du clanisme' ?" En fait, les membres de la "fraction" veulent faire passer l'idée que la notion de clan n'appartient pas au mouvement ouvrier (ce qui est faux puisque Rosa Luxemburg utilisait ce terme pour désigner la coterie qui dirigeait la social-démocratie allemande). Le moyen de "réfuter" l'analyse du CCI mettant en évidence la dynamique clanique de ces militants est donc radical : "la notion de clan n'est pas valable". Et cela au nom du combat de 1993-96 dont nous avons cité plus haut les documents les plus importants qui tous insistent sur le rôle fondamental du clanisme dans les faiblesses du CCI !
Au même titre que l'Alliance au sein de l'AIT, la "fraction" est devenue un organisme parasitaire au sein du CCI. Et de même que l'Alliance, après avoir échoué à prendre le contrôle de l'AIT a déclaré une guerre ouverte et publique contre celle-ci, le clan de l'ancienne majorité du SI et de ses amis a décidé de mener publiquement les attaques contre notre organisation dès lors qu'il a constaté qu'il avait totalement perdu le contrôle de celle-ci, que ses agissements, loin de lui rallier les derniers hésitants avaient au contraire permis à ces camarades de comprendre le véritable enjeu du combat qui se menait dans notre organisation. Le moment décisif de ce pas qualitatif dans la guerre menée par la "fraction" contre le CCI a été la réunion plénière du Bureau international au début de l'année 2002. Cette réunion suite à des discussions très sérieuses a adopté un certain nombre de décision importantes :
1) transformation du congrès de la section en France prévue en mars 2002 en une conférence internationale extraordinaire ;
2) suspension des membres de la "fraction" pour toute une série de viols des statuts (dont le refus de payer leurs cotisations à taux plein), l'organisation leur laissait jusqu'à la conférence pour réfléchir et prendre l'engagement de respecter les statuts, faute de quoi la conférence ne pourrait que constater qu'ils se sont eux-mêmes et délibérément placés en dehors de l'organisation ;
3) décision de principe, suite à un rapport circonstancié de la Commission d'investigation mettant en évidence ses comportements dignes d'un agent provocateur, d'exclure Jonas, la décision définitive devant être prise après que Jonas ait eu connaissance des faits relevés contre lui et qu'il ait eu l'occasion de présenter sa défense[13] [26].
Concernant la première décision, il faut noter que les deux membres de la "fraction" participant à la réunion plénière se sont abstenus. C'était là une attitude on ne peut plus paradoxale de la part de militants qui ne cessaient d'affirmer que l'ensemble des militants du CCI était trompé et manipulé par la "faction liquidatrice" et les "organes décisionnels". Dès lors que l'occasion était donnée que ce soit l'ensemble de l'organisation qui discute et décide collectivement sur les problèmes qu'elle rencontrait, nos vaillants fractionnistes firent obstruction. C'était là une attitude totalement opposée à celle des fractions de gauche dans le mouvement ouvrier (tels les bolcheviks et les spartakistes), et dont ne cessaient de se réclamer ces militants, qui ont toujours réclamé la tenue de congrès pour traiter des problèmes rencontrés alors que la droite a toujours fait obstacle à une telle solution.
Concernant ces deux dernières décisions, la réunion plénière du Bureau international signalait que les militants concernés pourraient faire appel contre elles devant la Conférence de même qu'elle proposait à Jonas de soumettre son cas devant un jury d'honneur de militants du milieu politique prolétarien s'il s'estimait injustement accusé par le CCI. Leur réponse a été celle d'une nouvelle escalade. Jonas a refusé de rencontrer l'organisation pour présenter sa défense de même que de faire appel devant la Conférence ou de demander la tenue d'un jury d'honneur sur son cas : pour tous les militants du CCI, et pour Jonas lui-même, il est clair qu'il n'a aucun honneur à défendre tant sont flagrants les faits qui l'accablent. En même temps Jonas a annoncé sa pleine confiance dans la "fraction". Pour sa part celle-ci a commencé à répandre à l'extérieur des calomnies contre le CCI, d'abord en envoyant des courriers aux autres groupes de la Gauche communiste, puis plusieurs textes à nos abonnés, démontrant ainsi qu'un de ses membres avait volé le fichier des adresses de ces derniers dont il avait la responsabilité jusqu'à l'été 2001 (c'est-à-dire avant même la constitution de la "fraction" ou même du "collectif". Dans ces documents envoyés à nos abonnés on peut lire notamment que les organes centraux du CCI ont mené contre Jonas et la "fraction" "d'ignobles campagnes pour masquer et tenter de disqualifier des positions politiques qu'on est inapte à contredire sérieusement". Le reste est à l'avenant. Les documents qui sont envoyés alors à l'extérieur du CCI témoignent d'une solidarité sans faille de la "fraction" envers les agissements de Jonas et l'appellent à travailler avec elle. La "fraction" se dévoile ainsi publiquement pour ce qu'elle était depuis le début, lorsque Jonas restait dans l'ombre, la "camarilla" des amis du citoyen Jonas.
Malgré cette ouverture à l'extérieur de la guerre contre le CCI de la camarilla de Jonas, l'organe central de notre organisation a envoyé à chacun des membres parisiens de la "fraction" plusieurs courriers pour l'inviter à venir présenter sa défense devant la Conférence et précisant les modalités de ce recours. La "fraction" a fait semblant dans un premier temps d'accepter mais au dernier moment elle a accompli sa dernière action la plus misérable contre l'organisation. Elle a refusé de se présenter à la Conférence internationale, à moins que l'organisation ne reconnaisse par écrit cette "fraction" et retire les sanctions qu'elle avait prises conformément à nos statuts (et notamment l'exclusion de Jonas). Pour faire appel des sanctions que leur avait infligées l’organisation, ces militants demandaient tout simplement que celle-ci renonce au préalable à ces sanctions. C’était évidemment la solution la plus simple : il n’y aurait eu même plus besoin pour eux de faire appel. Face à cette situation, toutes les délégations du CCI, bien que prêtes à entendre en appel les arguments de ces éléments (à cet effet, elles avaient d'ailleurs constitué, à la veille de la tenue de la Conférence, une commission internationale de recours, composée de militants de plusieurs sections du CCI afin de permettre aux quatre membres parisiens de la "fraction" de présenter leurs arguments), n'ont pas eu d'autre alternative que de reconnaître que ces éléments s'étaient eux-mêmes mis en dehors de l'organisation. Face à leur refus de se défendre devant la conférence et de faire appel devant la commission de recours, le CCI a pris acte de leur désertion et ne pouvait donc plus les considérer comme membres de l'organisation[14] [27].
La Conférence a également condamné à l’unanimité les méthodes de voyous utilisées par la "camarilla" de Jonas consistant à "kidnapper" (avec leur complicité ?), à leur arrivée à l'aéroport, deux délégués de la section mexicaine, membres de la "fraction", venus à la Conférence pour y défendre leurs positions. Alors que le CCI avait payé leurs billets d'avion afin de leur permettre d'assister aux travaux de la conférence et d'y défendre les positions de la "fraction", ces deux délégués mexicains ont été accueillis par deux membres parisiens de la "fraction" qui les ont amenés avec eux et les ont empêchés de se rendre à la Conférence. Devant nos protestations et notre exigence de remboursement des billets d'avion au cas où les deux délégués mexicains (qui avaient reçu un mandat de leur section) n'assisteraient pas à la Conférence, l'un des deux membres parisiens de la "fraction" nous a ri au nez en affirmant avec un cynisme incroyable : "ça, c'est votre problème !" Face au détournement des fonds de l'organisation et au refus de rembourser au CCI les deux billets d'avion payés par l'organisation, révélant les méthodes de gangsters utilisées par la "camarilla" de Jonas, tous les militants du CCI ont manifesté leur profonde indignation en adoptant une résolution condamnant ces comportements. Ces méthodes qui n'ont rien à envier à celles de la tendance Chénier (qui avait volé le matériel de l'organisation en 81) ont fini par convaincre les derniers camarades encore hésitants de la nature parasitaire et anti-prolétarienne de cette prétendue "fraction". Par la suite, la "fraction" a répondu au CCI qu’elle refusait de restituer le matériel politique et l’argent qui appartiennent à notre organisation. La camarilla de Jonas est devenue aujourd’hui non seulement un groupe parasitaire comme le CCI en a analysé la nature dans les Thèses sur le parasitisme publiées par la Revue internationale 94[15] [28], mais un groupe de voyous pratiquant non seulement la calomnie et le chantage en vue de tenter de détruire notre organisation, mais aussi le vol.
La transformation en une bande de voyous d’un ensemble de militants de vieille date de notre organisation, ayant pour la plupart des responsabilités importantes danss les organes centraux de celle-ci soulève immédiatement la question : comment cela est-il possible ? Dans la dérive vers la vouyoucratie des membres de la "fraction" il faut voir évidemment l’influence de Jonas qui a poussé en permanence ces éléments à "radicaliser" leurs attaques contre le CCI au nom du "rejet du centrisme". Cela dit, cette explication ne suffit pas à comprendre une telle dérive et la Conférence s’est donné un base pour aller plus loin.
D’une part, la conférence a reconnu que le fait pour des membres de vieille date d’une organisation prolétarienne de trahir le combat qu’ils avaient mené pendant des décennies n’est pas un phénomène nouveau dans le mouvement ouvrier : des militants de premier plan comme Plekhanov (le "père fondateur" du marxisme en Russie) ou Kautsky (la référence marxiste de la social-démocratie en Allemagne, le "pape" de la deuxième internationale) ont fini leur vie militante dans les rangs de la bourgeoisie, appelant à participer à la guerre impérialiste pour le premier, condamnant la révolution russe de 1917 pour le second.
D’autre part, elle a inscrit la question du clanisme dans le contexte plus large de celui de l’opportunisme :
"L'esprit de cercle et le clanisme, ces questions-clé
posées par le Texte d'orientation de 1993, ne sont que des expressions
particulières d'un phénomène plus général : l'opportunisme dans les questions
organisationnelles. Il est évident que cette tendance, qui dans le cas de
groupes relativement petits comme le parti russe en 1903 ou le CCI, a été
étroitement liée aux formes affinitaires des cercles et des clans, ne s'est pas
exprimée de la même façon dans les partis de masse de la Deuxième ou de la
Troisième Internationales.
Néanmoins, les différentes expressions de ce même phénomène
n'en partagent pas moins les mêmes caractéristiques principales. Parmi elles,
une des plus remarquables est l'incapacité de l'opportunisme à s'engager dans
un débat prolétarien. En particulier, il est incapable de maintenir la
discipline organisationnelle dès qu'il se retrouve défenseur de positions
minoritaires.
Il y a deux expressions principales de cette incapacité.
Dans des situations où l'opportunisme est ascendant dans des organisations
prolétariennes, il tend à minimiser les divergences, soit en prétendant qu'il
s'agit d'"incompréhensions", comme l'a fait le révisionnisme
Bernsteinien, ou en adoptant systématiquement les positions politiques de ses
opposants, comme aux premiers jours du stalinisme.
Lorsque l'opportunisme est sur la défensive, comme en 1903
en Russie ou dans l'histoire du CCI, il réagit de façon hystérique, se
déclarant une minorité, déclarant la guerre aux statuts et se présentant comme
victime de la répression pour éluder le débat. Les deux caractéristiques
principales de l'opportunisme dans une telle situation sont, comme le
soulignait Lénine, le sabotage du travail de l'organisation, et l'orchestration
de scènes et de scandales.
L'opportunisme est intrinsèquement incapable de la démarche
sereine de la clarification théorique et des efforts patients pour convaincre
qui caractérisaient les minorités internationalistes durant la guerre mondiale,
l'attitude de Lénine en 1917, ou celle de la Fraction italienne dans les années
30 et de la Fraction française par la suite.
Le clan actuel est une caricature de cette démarche. Aussi
longtemps qu'il se sentait aux commandes[16] [29],
il a essayé de minimiser les divergences qui apparaissaient dans RI (...), tout
en se concentrant sur la tâche de discréditer ceux qui avaient exprimé des
désaccords. Et dès que le débat a commencé à développer une dimension
théorique, il a tenté de le clore prématurément. Dès que le clan s'est senti en
minorité, et avant même que le débat puisse se développer, des questions (...)
étaient gonflées en divergences programmatiques, justifiant le rejet
systématique des statuts." (Résolution d'activités de la Conférence,
point 10)
De même, la Conférence a fait intervenir dans son analyse le poids idéologique que la décomposition du capitalisme fait peser sur la classe ouvrière :
"Une des caractéristiques principales de la période de
décomposition est que l'impasse entre le prolétariat et la bourgeoisie impose à
la société une agonie douloureuse et prolongée. En conséquence, le processus de
développement de la lutte de classe, de maturation de la conscience de classe,
et de construction de l'organisation devient beaucoup plus lent, plus tortueux
et contradictoire. La conséquence de tout ceci est une tendance à l'érosion
graduelle de la clarté politique, de la conviction militante et de la loyauté organisationnelle,
les principaux contrepoids aux faiblesses politiques et personnelles de chaque
militant. (...)
Parce que les victimes d'une telle dynamique ont commencé à
partager l’absence totale de perspective, qui est aujourd’hui le sort de la
société bourgeoise en décomposition, ils sont condamnés à manifester, plus que
tout autre clan dans le passé, un immédiatisme irrationnel, une impatience
fébrile, une absence de réflexion, et une perte radicale de capacités
théoriques en fait tous les aspects principaux de la décomposition."
(Ibid., point 6)
La Conférence a également mis en évidence qu’une des causes tant des prises de position initiales erronées du SI et de l’ensemble de l’organisation sur les questions de fonctionnement que de la dérive anti-organisationnelle des membres de la "fraction" et du retard de l’ensemble du CCI à identifier cette dérive résultait du poids du démocratisme dans nos rangs. Elle a décidé par conséquent d’ouvrir une discussion sur cette question du démocratisme sur la base d’un texte d’orientation qui devra être rédigé par l’organe central du CCI.
Enfin, la Conférence a souligné toute l’importance du combat mené à l’heure actuelle dans l’organisation :
"Le combat des révolutionnaires est une bataille
constante sur deux fronts : pour la défense et la construction de
l'organisation, et l'intervention en direction de l'ensemble de la classe. Tous
les aspects de ce travail dépendent mutuellement l'un de l'autre. (...).
Au centre du combat actuel, il y a la défense de la capacité
de la génération de révolutionnaires qui a émergé après 1968 à transmettre la
maîtrise de la méthode marxiste, la passion révolutionnaire et le dévouement,
et l'expérience de décennies de luttes de classe et de combat organisationnel à
une nouvelle génération. C'est donc essentiellement le même combat qui est mené
à l'intérieur du CCI et vers l'extérieur, envers les éléments en recherche que
secrète le prolétariat, en préparation du futur parti de classe." (Ibid.,
point 20).
[1] [30] "L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association Internationale des travailleurs", rapport sur l’Alliance rédigé par Marx, Engels, Lafargue et autres militants sur mandat du Congrès de La Haye de l’AIT.
[2] [31] Le Congrès de La Haye de 1872 : la lutte contre le parasitisme politique.
[3] [32] Les réactions à ces menaces sont significatives : "Ranvier proteste contre les menaces de quitter la salle proférée par Splingard, Guillaume et d’autres qui ne font que prouver que ce sont EUX et pas nous qui se sont prononcés à L’AVANCE sur les questions en discussion". "Morago [membre de l’Alliance] parle de la tyrannie du Conseil, mais n’est-ce pas ce Morago lui-même qui vient imposer la tyrannie de son mandat au Congrès" (intervention de Lafargue).
[4] [33] James Guillaume déclare : "Alerini pense que la Commission n’a que des convictions morales et pas de preuves matérielles ; il a appartenu a l’Alliance et il en est fier (…) vous êtes la Sainte Inquisition ; nous demandons une enquête publique avec des preuves concluantes et tangibles"
[5] [34] Voir à ce sujet les
articles "La crise du milieu révolutionnaire", "Rapport sur la
structure et le fonctionnement de l'organisation des révolutionnaires" et
"Présentation du 5e Congrès du CCI" respectivement dans les numéros
28, 33 et 35 de la Revue internationale.
[6] [35] Le 11e Congrès du CCI : le combat pour la défense et la construction de l'organisation
[7] [36] C’est le cas, à la fin des années 90, du "Cercle de Paris" constitué d’ex militants du CCI proches de Simon (un élément aventurier exclu du CCI en 1995) et qui a publié une brochure intitulée "Que ne pas faire" qui consiste en un ramassis de calomnies contre notre organisation présentée comme une secte stalinienne
[8] [37] Notre texte de 1993, "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" publié dans la Revue internationale 109, développement amplement notre analyse de la question des clans et du clanisme.
[9] [38] C'est-à-dire la commission permanente de l'organe central du CCI, le Bureau international, lequel est composé de militants de toutes les sections territoriales.
[10] [39] C'est-à-dire l'attitude de James Guillaume face à la Commission d'enquête nommée par le Congrès de La Haye de l'AIT.
[11] [40] Cette attitude d'intimidation face à une Commission d'investigation n'était pas nouvelle non plus : Outine, qui avait envoyé à la Commission d'enquête du congrès de La Haye un témoignage sur les agissements de Bakounine, avait fait l'objet d'une agression de la part d'un des partisans de ce dernier.
[12] [41] Dans une circulaire à toutes les sections en novembre 2001, l'organe central international énumérait ces viols des statuts. Voici un court extrait de cette liste :
[13] [42] Voir à ce propos notre "Communiqué aux lecteurs" publié dans Révolution Internationale n°321.
[14] [43] Tout comme les bakouninistes avaient dénoncé les décisions du Congrès de la Haye comme un moyen de les empêcher d’exprimer leurs positions, la "camarilla" de Jonas dénonce le constat de sa désertion du CCI comme une mesure d’exclusion destinée à faire taire les divergences.
[15] [44] C’est ainsi que la “ fraction ” essaie de dresser les groupes du milieu prolétarien les uns contre les autres, d'accentuer les clivages entre eux. De même, dans son bulletin n°11 elle se lance dans une entreprise de flatterie et de séduction envers des éléments du milieu parasitaire, comme ceux du "Cercle de Paris", que les membres de l’actuelle "fraction" n’étaient pas les derniers à condamner dans le passé. Là aussi, ils épousent l’attitude de la très "antiautoritaire" Alliance de Bakounine s’alliant, après le congrès de La Haye avec les lassaliens "étatistes".
[16] [45] Jonas a exprimé ainsi sa vision de la crise : "maintenant que nous ne sommes plus aux commandes, le CCI est foutu".
La résolution sur la situation internationale du 14e Congrès, adoptée en mai 2001, était centrée sur la question du cours historique dans la phase de décomposition du capitalisme (Revue internationale n°106). Elle mettait très correctement en évidence l’accélération, aussi bien sur le plan de la crise que sur celui de l’enfoncement dans la guerre et la barbarie sur toute la planète, et elle examinait à la fois les problèmes et les potentialités d’une réponse prolétarienne. La résolution qui suit, proposée pour la Conférence extraordinaire du CCI à Pâques 2002, entend être un supplément à la première, à la lumière des événements du 11 septembre et de la "guerre contre le terrorisme" qui a suivi, qui ont largement confirmé les analyses générales du Congrès de 2001. L'offensive impérialiste américaine
1) Les révolutionnaires marxistes peuvent se trouver d'accord avec le président américain Bush quand il a décrit l'attaque du 11 septembre comme "un acte de guerre". Mais ils ajouteraient : un acte de la guerre capitaliste, un moment de la guerre impérialiste permanente qui caractérise l'époque de la décadence du capitalisme. A travers le massacre délibéré de milliers de civils – dont la majorité sont des prolétaires - la destruction des Twin Towers a constitué un crime barbare supplémentaire contre l'humanité à ajouter à une longue liste incluant Guernica, Londres, Dresde, Hiroshima. Le fait que l'exécuteur probable du crime ait été un groupe terroriste lié à un Etat très pauvre ne change rien à son caractère impérialiste, car dans la période présente tous les Etats, ou les Etats prétendant à une légitimité, ainsi que tous les seigneurs de la guerre sont impérialistes.
La nature criminelle du 11 septembre réside non seulement dans l'acte lui-même mais aussi dans sa manipulation cynique par l'Etat américain – une manipulation qui est tout à fait comparable à la conspiration qui a entouré Pearl Harbor, lorsque Washington a permis, de façon consciente, qu'ait lieu l'attaque du Japon afin d'avoir un prétexte pour que les Etats-Unis entrent en guerre et mobilisent la population derrière eux. Il reste encore à préciser jusqu'à quel point les services secrets de l'Etat américain ont activement participé à laisser faire les attaques du 11 septembre, bien qu'on dispose déjà d'une masse d'éléments dans le sens d'une intrigue machiavélique sans scrupule. Mais ce qui est sûr, c'est la façon dont les Etats-Unis ont tiré profit du crime, utilisant le choc et la colère réels provoqués dans la population afin de la mobiliser dans le soutien à une offensive impérialiste d'une ampleur sans précédent
2) Sous la bannière de l'anti-terrorisme, l'impérialisme américain a répandu l'ombre de la guerre sur la planète entière. La ‘guerre contre le terrorisme’ menée par les Etats Unis a dévasté l’Afghanistan et la menace que la guerre s’étende à l’Irak devient de plus en plus explicite. Mais la présence armée de l’Amérique a déjà atteint d'autres régions du globe, qu’elles soient ou non dans "l’axe du mal" (Iran, Irak, Corée du Nord). Des troupes américaines ont été déployées aux Philippines pour porter de l’aide au combat militaire "Insurrection islamiste" tandis que des opérations spectaculaires ont déjà été déclenchées au Yémen et en Somalie. Il est prévu d’augmenter le nouveau budget américain de la défense de 14% cette année et en 2007, ce budget sera de 11% plus élevé que le niveau moyen atteint pendant la guerre froide. Ces données donnent une indication sur l’énorme déséquilibre des dépenses militaires globales : la part des Etats-Unis s’élève maintenant à 40% du total mondial ; le budget actuel est bien supérieur aux budgets cumulés de la Grande Bretagne, de la France et des 12 autres pays de l’OTAN. Dans une récente "fuite", les Etats-Unis ont signifié clairement qu'ils sont tout à fait préparés à utiliser cet arsenal terrifiant –y inclus ses composantes nucléaires- contre une série de rivaux. En même temps, la guerre en Afghanistan a rallumé les tensions entre l’Inde et le Pakistan, et en Israël/Palestine, le carnage augmente chaque jour, avec – toujours au nom de l’anti-terrorisme – le soutien apparent des Etats Unis à l’objectif avoué de Sharon de se débarrasser d’Arafat, de l’Autorité Palestinienne et de toute possibilité de règlement négocié.
Dans la période qui a immédiatement suivi le 11 septembre, il y a eu beaucoup de discussions sur la possibilité d’une troisième guerre mondiale. Ce terme était utilisé à tout bout de champ dans les médias et était en général associé à l’idée d’un "clash de civilisations", d’un conflit entre "l’Occident" moderne et l’Islam fanatique (reflété dans l’appel de Ben Laden au Jihad islamique contre les "croisés et les juifs"). Il y a même eu des échos de cette idée dans certaines parties du Milieu politique prolétarien, par exemple, dans le PCI (Il Partito) quand il écrit, dans son tract à propos du 11 septembre : "Si la première guerre impérialiste basait sa propagande sur la démagogie irrédentiste de la défense nationale, si la seconde était antifasciste et démocratique, la troisième, tout autant impérialiste, prend le costume d’une croisade entre religions opposées, contre des personnages aussi donquichotesques, incroyables et douteux que des Saladin barbus".
D’autres parties du Milieu prolétarien, telles que le BIPR, plus apte à reconnaître que ce qui se cache derrière la campagne américaine contre l’Islam réside dans le conflit inter impérialiste entre les Etats-Unis et leurs principaux rivaux, en particulier les grandes puissances européennes, ne sont néanmoins pas vraiment à même de réfuter le matraquage médiatique sur la troisième guerre mondiale parce qu’il leur manque la compréhension des spécificités historiques de la période ouverte avec la désintégration des deux grands blocs impérialistes à la fin des années 80. Elles ont notamment tendance à penser que la formation des blocs impérialistes qui mèneraient à une troisième guerre mondiale, est déjà bien avancée aujourd’hui.
Malgré l'aggravation des contradictions du capitalisme la guerre mondiale n'est pas à l'ordre du jour
3) Pour comprendre ce que cette période contient de nouveau et appréhender ainsi la perspective réelle qui s’ouvre à l’humanité aujourd’hui, il est nécessaire de nous rappeler ce que représente réellement une guerre mondiale. La guerre mondiale est l’expression de la décadence, du caractère obsolète du mode de production capitaliste. C’est le produit de l’impasse historique dans laquelle est entré le système quand il s’est établi en tant qu’économie mondiale au début du 20e siècle. Ses racines matérielles se trouvent donc dans une crise insoluble en tant que système économique, bien qu’il n’y ait pas de lien mécanique entre les indicateurs économiques immédiats et le déclenchement d’une telle guerre. Sur cette base, l’expérience des deux guerres mondiales et les longs préparatifs de la troisième entre les blocs russe et américain, ont démontré que la guerre mondiale veut dire un conflit direct pour le contrôle de la planète entre des blocs militaires constitués par les puissances impérialistes dominantes. En tant que guerre entre les Etats capitalistes les plus puissants, elle requiert aussi la mobilisation et le soutien actif des ouvriers de ces Etats ; et cela, à son tour, ne peut être accompli qu’après la défaite de ces principaux bataillons prolétariens par la classe dominante. Un examen de la situation mondiale montre que les conditions requises pour une troisième guerre mondiale n’existent pas dans le futur proche.
4) Ce n’est pas le cas au niveau de la crise économique mondiale. L'économie capitaliste se confronte chaque jour plus à ses propres contradictions qui dépassent largement celles qui étaient à l'œuvre dans les années 30. Dans ces années, la bourgeoisie avait été capable de réagir au grand plongeon dans la dépression grâce aux nouveaux instruments du capitalisme d’Etat ; aujourd’hui, ce sont justement ces instruments qui, tout en continuant à gérer la crise et à empêcher la paralysie totale, aiguisent en même temps profondément les contradictions qui ravagent le système. Dans les années 30, même si ce qui restait de marché précapitaliste ne pouvait plus permettre une expansion "pacifique" du système, il restait encore de grandes zones mûres pour un développement capitaliste (en Russie, en Afrique, en Asie, etc.). Finalement, pendant cette période de déclin du capitalisme, la guerre mondiale, malgré la rançon de mort de millions d’êtres humains et de destruction de siècles de travail humain, a pu encore produire un bénéfice apparent (même si cela n’a jamais été le but de la guerre de la part des belligérants) : une longue période de reconstruction qui, en lien avec la politique capitaliste d’Etat de déficits, a semblé donner un nouveau regain de vie au système. Une troisième guerre mondiale signifierait la destruction de l’humanité ni plus, ni moins.
Ce qui frappe dans le cours de la crise économique depuis la fin de la période de reconstruction, c’est qu’il a vu chaque "solution", chaque "médecine miracle" pour l’économie capitaliste, s’avérer n’être rien d’autre que des remèdes de charlatan en un temps de plus en plus court.
La réponse initiale de la bourgeoisie à la réapparition de la crise à la fin des années 60 a été d’utiliser la plupart des politiques keynésiennes qui lui avaient beaucoup servi pendant la période de reconstruction.
La réaction "monétariste" des années 80, présentée comme "un retour à la réalité" (illustré par le discours de Thatcher selon lequel un pays, tout comme un foyer, ne peut pas dépenser plus qu'il ne gagne) a complètement échoué à réduire le poids des dépenses dues à la dette ou au coût de fonctionnement de l'Etat (boom de la consommation nourri par la spéculation immobilière en Grande-Bretagne, le programme de "guerre des étoiles" de Reagan aux Etats-Unis).
Le boom fictif des années 80 basé sur l'endettement et la spéculation, et accompagné du démantèlement de secteurs entiers de l'appareil productif et industriel, fut brusquement arrêté avec le krach de 1987. La crise qui a suivi ce krach a fait place à son tour à la "croissance" alimentée par l'endettement qui caractérise les années 90.
Quand, avec l’effondrement des économies d’Asie du Sud-Est vers la fin de cette décennie, il s'est avéré que cette croissance avait en fait été la source de l'aggravation de la situation économique, nous avons alors eu droit à une panoplie de nouvelles panacées, notamment la "révolution technologique" et la "nouvelle économie". Les effets de ces recettes miracles ont été les moins durables de tous : à peine la propagande sur "l’économie tirée par Internet" était-elle lancée que cette médecine s’avérait une grande fraude spéculative.
Aujourd’hui, les "dix glorieuses années" de croissance américaine sont officiellement terminées ; les Etats-Unis ont admis qu’ils étaient en récession comme l’ont fait d’autres puissances telles que l’Allemagne ; de plus, l’état de l’économie japonaise inspire un souci croissant à la bourgeoisie mondiale qui parle même du danger que le Japon prenne le même chemin que la Russie. Dans les régions périphériques, la plongée catastrophique de l’économie argentine n’est que le sommet de l’iceberg ; toute une file d’autres pays se trouve précisément dans la même situation.
Il est vrai que contrairement aux années 30, l’attaque de la crise n’a pas eu comme résultat immédiat une politique de "chacun pour soi" au niveau économique, chaque pays se retranchant derrière des barrières protectionnistes. Cette réaction a sans aucun doute accéléré la course à la guerre à cette époque. Même l'explosion des blocs, au travers desquels le capitalisme avait aussi régulé ses affaires économiques dans la période 1945-1989, a eu un impact essentiellement au niveau militaro-impérialiste. Au niveau économique, les vieilles structures de bloc ont été adaptées à la nouvelle situation et la politique globale a été d’empêcher tout effondrement sérieux des économies centrales (et de permettre un effondrement "contrôlé" des économies périphériques les plus mal en point) grâce au recours massif à des emprunts administrés par des institutions telles que la Banque mondiale et le FMI. La soi-disant "mondialisation" représente, à un certain niveau, le consensus des économies les plus puissantes pour limiter la concurrence entre elles de façon à rester à flot et à continuer à dépouiller le reste du monde. D’ailleurs, la bourgeoisie proclame assez souvent qu’elle a tiré des leçons des années 30 et qu’elle ne permettra plus jamais à une guerre commerciale de dégénérer directement en guerre mondiale entre les plus grandes puissances ; et il y a une étincelle de vérité dans cette affirmation, dans la mesure où la stratégie du "management" international de l’économie a été maintenue malgré toutes les rivalités nationales-impérialistes entre les grandes puissances.
Néanmoins, la détermination de la bourgeoisie à freiner les tendances les plus destructrices de l’économie mondiale (hyper-inflation et dépression simultanées, concurrence sans frein entre unités nationales) se trouve de plus en plus confrontée aux contradictions inhérentes au processus lui-même. C’est très clairement le cas pour la politique centrale d’endettement qui menace de plus en plus d’exploser à la figure du capitalisme. Malgré les rumeurs optimistes sur la future reprise, l’horizon s’obscurcit et le futur de l’économie mondiale devient plus incertain chaque jour. Cela ne peut que servir à aiguiser les rivalités impérialistes. La position extrêmement agressive que les Etats-Unis ont adoptée à présent est certainement liée à leurs difficultés économiques. Les Etats-Unis avec leur économie mal en point seront de plus en plus obligés de recourir à la force militaire pour maintenir leur domination sur le marché mondial. En même temps, la formation d’une "zone Euro" contient les prémisses d’une guerre commerciale beaucoup plus âpre à l’avenir, puisque les autres grandes économies sont obligées de répondre à l’agressivité commerciale des Etats-Unis. La gestion bourgeoise "globale" de la crise économique est donc extrêmement fragile et sera minée de façon croissante par les rivalités à la fois économiques et militaro-stratégiques.
5) Au niveau de la seule crise économique, le capitalisme aurait pu aller à la guerre pendant les années 80. Pendant la période de la guerre froide, quand les blocs militaires nécessaires pour mener un tel conflit étaient en place, le principal obstacle à la guerre mondiale a été le fait que la classe ouvrière n’était pas défaite. Aujourd’hui, ce facteur subsiste, malgré toutes les difficultés que la classe ouvrière a rencontrées dans la période qui a suivi 89 – la phase que nous caractérisons comme celle de la décomposition du capitalisme. Mais avant de réexaminer ce point, nous devons considérer un deuxième facteur historique qui fait maintenant obstacle à l’éclatement d’une troisième guerre mondiale : l’absence de blocs militaires.
Dans le passé, la défaite d’un bloc dans la guerre a rapidement conduit à la formation de nouveaux blocs : le bloc de l’Allemagne qui avait combattu dans la Première guerre mondiale, a commencé à se reformer au début des années 30, alors que le bloc russe s’est formé immédiatement après la Deuxième guerre mondiale. A la suite de l’effondrement du bloc russe (plus à cause de la crise économique que directement de la guerre), la tendance, inhérente au capitalisme décadent, à la division du monde en blocs concurrents s’est réaffirmée, avec une Allemagne nouvellement réunifiée qui était le seul prétendant possible à diriger un nouveau bloc capable de défier l’hégémonie des Etats-Unis. Ce défi s’est en particulier exprimé par l’interférence de l’Allemagne dans le démantèlement de la Yougoslavie qui a précipité les Balkans dans un état de guerre depuis presqu'une décennie. Cependant, la tendance à la formation d’un nouveau bloc a été enrayée de façon significative par d’autres tendances :
- la tendance de chaque nation à mener sa propre politique impérialiste "indépendante" depuis la fin du système des blocs de la guerre froide. Ce facteur s’est bien sûr principalement affirmé à cause du besoin impératif pour les grandes puissances de l’ancien bloc occidental de se libérer de la domination américaine ; mais il a aussi joué contre la possibilité que se forme un nouveau bloc ayant une cohésion contre les USA. Ainsi, bien que le seul candidat possible à la formation d’un tel bloc soit en effet une Europe dominée par l’Allemagne, ce serait une erreur de prétendre que l’Union européenne actuelle ou "Euroland" constitue déjà un tel bloc. L’Union européenne est d’abord et avant tout une institution économique, même si elle a des prétentions à jouer un rôle plus important au niveau politique et militaire. Un bloc impérialiste est avant tout une alliance militaire. L’"Union" européenne est très loin d’être unie à ce niveau. Les deux acteurs clefs de tout futur bloc impérialiste basé en Europe, la France et l’Allemagne, sont constamment en bisbille pour des raisons qui remontent bien loin dans l’histoire ; et il en va de même pour l’Angleterre, dont l’orientation "indépendante" est principalement fondée sur ses efforts de jouer l’Allemagne contre la France, la France contre l’Allemagne, les Etats-Unis contre l’Europe et l’Europe contre les Etats-Unis. La force de la tendance au "chacun pour soi" s’est confirmée ces dernières années avec la volonté croissante de puissances de troisième et quatrième ordre, défiant souvent la politique américaine (Israël au Moyen Orient, l’Inde et le Pakistan en Asie, etc.), de jouer leur propre carte. Une nouvelle confirmation en est fournie par la montée des "seigneurs de guerre impérialistes" comme Ben Laden, qui cherchent à jouer un rôle mondial et non plus un simple rôle local, même quand ils ne contrôlent pas un Etat en particulier.
- la supériorité militaire écrasante des Etats-Unis qui est devenue de plus en plus évidente ces dix dernières années et que ces derniers ont cherché à renforcer dans les plus grandes interventions qu'ils ont menées pendant cette période : le Golfe, le Kosovo et maintenant l’Afghanistan. De plus, à travers chacune de ces actions, les Etats-Unis ont de plus en plus renoncé à leurs prétentions à agir comme partie d’une "communauté internationale" : ainsi, si la guerre du Golfe a été menée "légalement" dans le cadre de l’ONU, la guerre du Kosovo a été menée "illégalement" dans le cadre de l’OTAN et la campagne en Afghanistan a été menée sous la bannière de "l’action unilatérale". Le récent budget américain de la défense ne fait que souligner le fait que les européens sont, selon les termes du secrétaire général de l’OTAN, le général Lord Robertson, des "pygmées militaires", ce qui a suscité beaucoup d’articles dans les journaux européens sur les thèmes :"les Etats-Unis ne seraient-ils pas trop puissants pour leur propre bien ?" et des inquiétudes explicites sur le fait que "l’alliance transatlantique" fasse maintenant partie du passé. Ainsi, alors que "la guerre contre le terrorisme" est une réponse aux tensions grandissantes entre les Etats-Unis et leurs principaux rivaux (tensions qui se sont exprimées par exemple dans la dispute sur les accords de Kyoto et le "Fils de la guerre des étoiles") et exacerbe encore plus ces tensions, le résultat de l’action américaine est de mettre encore plus en évidence à quel point les européens sont loin de pouvoir défier le leadership mondial des Etats-Unis. D’ailleurs, le déséquilibre est si grand que, comme le dit notre texte d’orientation "Militarisme et décomposition", écrit en 1991, "la reconstitution d'un nouveau couple de blocs impérialistes, non seulement n’est pas possible avant de longues années, mais peut très bien ne plus jamais avoir lieu : la révolution, ou la destruction de l’humanité intervenant avant une telle échéance." (Revue Internationale n°64). Une décennie plus tard, la formation d’un véritable bloc anti-américain se confronte toujours aux mêmes formidables obstacles.
- la formation de blocs impérialistes requiert aussi une justification idéologique, surtout dans le but de faire marcher la classe ouvrière. Une telle idéologie n’existe pas aujourd’hui. "L’islam" a prouvé qu’il pouvait être une force puissante pour mobiliser les exploités dans certaines parties du monde, mais il n’a pas d’impact significatif sur les ouvriers des pays du cœur du capitalisme ; pour la même raison, "l'anti-islam" n'est pas suffisant pour mobiliser les ouvriers américains dans un combat contre leurs frères européens. Le problème pour l’Amérique et ses principaux rivaux, c’est qu’ils partagent la même idéologie "démocratique" ainsi que l’idéologie qui s’y rattache selon laquelle ils sont en fait alliés plutôt que rivaux. C’est vrai qu’un puissant courant d’anti-américanisme est agité par la classe dominante européenne, mais il n’est en aucune façon comparable aux thèmes de l’antifascisme ou de l’anticommunisme qui ont servi dans le passé à obtenir le soutien à la guerre impérialiste. Derrière ces difficultés idéologiques, réside pour la classe dominante le problème plus profond : la classe ouvrière n’est pas défaite, et elle n'est pas prête à se soumettre aux exigences de son ennemi de classe requises par les besoins de la guerre.
Le maintien d'un cours aux affrontements de classe
6) L’énorme démonstration de patriotisme aux Etats-Unis après l’attaque du 11 septembre rend nécessaire le réexamen de ce fondement central de notre compréhension de la situation mondiale. Aux Etats-Unis, l’atmosphère de chauvinisme a submergé toutes les classes sociales et a été adroitement utilisée par la classe dominante, non seulement pour déclencher à court terme sa "guerre contre le terrorisme", mais aussi pour développer une politique à plus long terme en vue d’éliminer le dit "syndrome du Viêt-nam", c’est-à-dire la réticence de la classe ouvrière américaine à se sacrifier directement pour les aventures impérialistes des Etats-Unis. Il est sûr que le capitalisme américain a fait des avancées idéologiques importantes à cet égard, tout comme il a utilisé les événements pour renforcer tout son appareil de surveillance et de répression (un succès qui a trouvé un écho en Europe aussi). Néanmoins, celles-ci ne représentent pas une défaite historique mondiale pour la classe ouvrière, pour les raisons suivantes :
- le rapport de force entre les classes ne peut être déterminé qu’au niveau international et par-dessus tout il se joue au cœur des pays européens, là où le sort de la révolution s’est décidé et se décidera. A ce niveau, alors que le 11 septembre a donné à la bourgeoisie européenne l’occasion de présenter sa propre version de la campagne anti-terroriste, il n’y pas eu de débordement de patriotisme comparable à celui qui a eu lieu aux Etats Unis. Au contraire, la guerre américaine en Afghanistan a suscité une inquiétude considérable dans la population européenne, ce qui s’est reflété partiellement dans l’ampleur du mouvement "anti-guerre" sur ce continent. Il est certain que ce mouvement a été lancé par la bourgeoisie, en partie comme expression de sa propre réticence à s’aligner sur la campagne de guerre américaine, mais aussi comme moyen d’empêcher toute opposition de classe à la guerre capitaliste.
- même aux Etats-Unis on peut voir que la marée patriotique n’a pas tout envahi. Au cours des semaines pendant lesquelles ont eu lieu les attaques, il y a eu des grèves dans différents secteurs de la classe ouvrière américaine, même quand ceux-ci étaient dénoncés comme étant "non-patriotes" puisqu’ils défendaient leurs intérêts de classe.
Ainsi, les différents facteurs identifiés comme étant des confirmations du cours historique vers des affrontements de classe dans la résolution du 14e congrès sont toujours valables :
- le lent développement de la combativité de la classe, en particulier dans les concentrations centrales du prolétariat. Ceci a été confirmé plus récemment par la grève des chemins de fer en Grande Bretagne et le mouvement plus étendu, même s’il est dispersé, de grèves en France ;
- la maturation souterraine de la conscience, qui s’exprime dans le développement de minorités politisées dans de nombreux pays. Ce processus continue et s’est même développé depuis la guerre en Afghanistan (par exemple, les groupes qui défendent des positions de classe et qui sont sortis du marais en Grande Bretagne, en Allemagne, etc.)
- le poids "en négatif" du prolétariat sur la préparation et la conduite des conflits. Cela s’est exprimé en particulier dans la façon dont la classe dominante présente ses grandes opérations militaires. Que ce soit dans le Golfe, au Kosovo ou en Afghanistan, la fonction réelle de ces guerres est systématiquement cachée au prolétariat – non seulement au niveau des buts réels de la guerre (là dessus, le capitalisme cache toujours ses objectifs derrière de belles phrases) mais même au niveau de savoir qui est réellement l’ennemi. En même temps, la bourgeoisie est encore très prudente sur le fait de mobiliser un grand nombre de prolétaires dans ces guerres. Bien que la bourgeoisie américaine ait remporté sans aucun doute quelques succès idéologiques significatifs à cet égard, elle a tout de même été très soucieuse de minimiser les pertes américaines en Afghanistan ; en Europe, il n’a été fait aucune sorte de tentative de modifier la politique consistant à n’envoyer que des soldats professionnels à la guerre.
La guerre dans la décomposition du capitalisme
7) Pour toutes ces raisons, une troisième guerre mondiale n’est pas à l’ordre du jour dans le futur proche. Mais ce n’est pas une source de consolation. Les événements du 11 septembre ont engendré un fort sentiment qu’une apocalypse est imminente ; il reste l’idée que la "fin du monde" se rapproche de nous, si nous entendons par "monde", le monde du capitalisme, un système condamné qui a épuisé toute possibilité de réforme. La perspective annoncée par le marxisme depuis le 19e siècle reste socialisme ou barbarie, mais la forme concrète que prend la menace de la barbarie est différente de celle à laquelle s’étaient attendus les révolutionnaires du 20e siècle, celle de la destruction de la civilisation par une seule guerre impérialiste. L’entrée du capitalisme dans la phase finale de son déclin, la phase de décomposition, est conditionnée par l’incapacité de la classe dominante à "résoudre" sa crise historique par une autre guerre mondiale, mais elle porte avec elle des dangers nouveaux et plus insidieux, ceux d’une descente plus graduelle dans le chaos et l’autodestruction. Dans un tel scénario, la guerre impérialiste, ou plutôt une spirale de guerres impérialistes, serait toujours le principal cavalier de l’apocalypse, mais il chevaucherait au milieu de famines, de maladies, de désastres écologiques à l’échelle planétaire, et de la dissolution de tous les liens sociaux. A la différence de la guerre impérialiste mondiale, pour qu’un tel scénario puisse aboutir à sa conclusion, il ne serait pas nécessaire pour le capital d'embrigader et de défaire les bataillons centraux de la classe ouvrière ; nous sommes déjà confrontés au danger que la classe ouvrière puisse être submergée progressivement par tout le processus de décomposition, et perde petit à petit la capacité d’agir comme une force consciente antagonique au capital et au cauchemar qu’il inflige à l’humanité.
8) "La guerre contre le terrorisme" est donc vraiment une guerre de la décomposition capitaliste. Alors que les contradictions économiques du système poussent inexorablement à une confrontation entre les principaux centres du capitalisme mondial, le chemin vers un tel affrontement est bloqué et prend inévitablement une autre forme, comme dans le Golfe, au Kosovo et en Afghanistan – celle de guerres dans lesquelles le conflit sous-jacent entre les grandes puissances est "détourné" en des actions militaires contre des puissances capitalistes plus faibles. Dans les trois cas, le principal protagoniste, ce sont les Etats-Unis, l’Etat le plus puissant du monde, qui sont obligés de passer à l’offensive pour empêcher que ne surgisse un rival assez fort pour s’opposer ouvertement à eux, contrairement au processus qui avait conduit aux deux premières guerres mondiales.
9) En même temps, la "guerre contre le terrorisme" signifie beaucoup plus que le simple remake des interventions précédentes des Etats-Unis dans le Golfe et dans les Balkans. Elle représente une accélération qualitative de la décomposition et de la barbarie :
- Elle ne se présente plus comme une campagne de courte durée avec des objectifs précis dans une région particulière, mais comme illimitée, comme un conflit presque permanent qui a le monde entier pour théâtre.
- Elle a des objectifs stratégiques beaucoup plus globaux et plus vastes, qui incluent une présence décisive des Etats-Unis en Asie Centrale, ayant pour but d’assurer leur contrôle non seulement dans cette région mais sur le Moyen-Orient et le sous-continent indien, bloquant ainsi toute possibilité d’expansion européenne (allemande en particulier) dans cette région. Cela revient effectivement à encercler l’Europe. Cela explique pourquoi, contrairement à 1991, les Etats-Unis peuvent maintenant assumer le renversement de Saddam alors qu'ils n'ont plus besoin de sa présence en tant que gendarme local étant donné leur intention d'imposer leur présence de façon directe. C’est dans ce contexte qu’on doit inscrire les ambitions américaines de contrôler le pétrole et les autres sources d'énergie du Moyen-Orient et de l’Asie Centrale. Ce n’est pas, comme le disent les gauchistes, une politique de profit à court terme qui serait menée au nom des compagnies pétrolières par le gouvernement américain, mais une politique stratégique qui vise à assurer un contrôle incontestable sur les principales voies de circulation des ressources d’énergie dans le cas de futurs conflits impérialistes. Parallèlement, l’insistance sur le fait que la Corée du Nord ferait partie de "l’axe du mal" représente un avertissement sur le fait que les Etats-Unis se réservent aussi le droit de monter une grande opération en Asie orientale – un défi aussi bien aux ambitions chinoises que japonaises dans la région.
10) Cependant, si la "guerre contre le terrorisme" révèle le besoin impératif pour les Etats-Unis de créer un ordre mondial qui serait entièrement et pour toujours aligné sur leurs intérêts militaires et économiques, elle ne peut échapper au destin de toutes les autres guerres de la période actuelle : être un facteur supplémentaire dans l’aggravation du chaos mondial, à un niveau beaucoup plus élevé cette fois que les guerres précédentes.
En Afghanistan, la victoire des Etats-Unis n’a rien fait pour stabiliser le pays sur le plan interne. Des luttes ont déjà éclaté entre les innombrables factions qui ont pris le contrôle depuis la chute des talibans ; les bombardements américains ont déjà été utilisés pour "servir de médiation" dans ces disputes tandis que d’autres puissances n’ont pas hésité à jeter de l’huile sur le feu, l’Iran en particulier qui contrôle directement certaines factions dissidentes ;
- le "succès" de la campagne américaine contre le terrorisme islamiste a aussi amené les Etats Unis à revoir leur politique vis-à-vis des pays arabes ; ils paraissent beaucoup moins enclins à les amadouer. Leur soutien à l’attitude ultra agressive vis-à-vis de l’Autorité palestinienne a finalement contribué à enterrer le "processus de paix" d’Oslo, portant les affrontements militaires à un niveau supérieur. En même temps, les désaccords sur la présence de troupes américaines sur le sol saoudien ont conduit à des prises de bec avec leur client jadis docile ;
- la défaite des talibans a mis le Pakistan dans une situation très difficile et la bourgeoisie indienne a essayé d’en tirer parti à son avantage. La montée des tensions guerrières entre ces deux puissances nucléaires a des implications très graves pour l’avenir de cette région, surtout quand on sait que la Chine et la Russie sont aussi directement impliquées dans ce labyrinthe de rivalités et d’alliances.
11) Toute cette situation renferme la potentialité d’un développement en spirale hors de contrôle, forçant les Etats-Unis à intervenir toujours plus pour imposer leur autorité, mais multipliant chaque fois les forces qui sont prêtes à se battre pour leurs propres intérêts et à contester cette autorité. Cela n’est pas moins vrai quand il s’agit des principaux rivaux des Etats-Unis. La "guerre contre le terrorisme", après la comédie initiale du "coude à coude avec les américains", a déjà eu pour résultat une terrible aggravation des tensions entre les Etats Unis et leurs alliés européens. Les préoccupations sur le haut niveau du nouveau budget de la défense américain se sont combinées à des critiques ouvertes au discours de Bush sur "l’axe du mal". L’Allemagne, la France et même la Grande Bretagne ont exprimé leur réticence à être prises dans les filets des plans américains d’attaque contre l’Irak et ont été particulièrement exaspérées par l'intégration de l’Iran dans cet "axe" dans la mesure ou l’Allemagne et la Grande-Bretagne avaient profité de la crise afghane pour accroître leur influence à Téhéran. Elles ne peuvent manquer de reconnaître que les Etats-Unis tout en étant en colère contre l’Iran à cause des tentatives de ce dernier de combler le vide en Afghanistan, utilisent aussi l’Iran comme bâton contre leurs rivaux européens. La prochaine phase de la "guerre contre le terrorisme" qui implique probablement une attaque importante contre l’Irak, agrandira encore les différends. Nous pouvons voir dans tout cela une nouvelle manifestation de la tendance à la formation de blocs impérialistes autour de l’Amérique et de l’Europe. Pour les raisons données plus haut, les contre-tendances sont en progression mais cela ne rendra pas le monde plus pacifique. Frustrées par de leur infériorité militaire et des facteurs sociaux et politiques qui rendent impossible une confrontation directe avec les Etats-Unis, les autres grandes puissances multiplieront leurs efforts de contestation de l’autorité des Etats-Unis grâce aux moyens qui sont à leur portée : les guerres par pays interposés, les intrigues diplomatiques, etc. L’idéal américain d’un monde uni sous la bannière étoilée est un rêve aussi impossible que le rêve d’Hitler d’un Reich de mille ans.
12) Dans la période à venir, la classe ouvrière et, par-dessus tout, la classe ouvrière des principaux pays capitalistes sera confrontée à une accélération de la situation mondiale à tous les niveaux. En particulier, apparaîtra dans la pratique le lien profond qui existe entre crise économique et montée de la barbarie capitaliste. L’intensification de la crise et des attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière ne coïncident pas mécaniquement avec le développement des guerres et des tensions impérialistes. Elles se renforcent mutuellement : l’impasse mortelle dans laquelle se trouve l’économie mondiale, fait monter la pression vers des solutions militaires ; la croissance vertigineuse des budgets militaires appelle de nouveaux sacrifices de la part de la classe ouvrière ; la dévastation due à la guerre, sans compensation par de réelles "reconstructions" entraîne à sa suite une dislocation de la machine économique. En même temps, la nécessité de justifier ces attaques aura pour résultat de nouvelles attaques idéologiques contre la conscience de la classe ouvrière. Les travailleurs n’auront pas d'autre choix dans leur lutte pour défendre leurs conditions de vie que de comprendre le lien entre crise et guerre, d'en reconnaître les implications historiques et politiques pour leur combat.
Les dangers que la décomposition du capitalisme fait courir à la classe ouvrière
13) Les révolutionnaires peuvent avoir confiance dans le fait que le cours historique à des affrontements de classe reste ouvert, qu’ils ont un rôle vital à jouer dans la future politisation de la lutte de classe. Mais ils ne sont pas là pour consoler la classe. Le plus grand danger pour le prolétariat dans la période à venir, c’est l’érosion de son identité de classe du fait du recul de sa conscience, consécutif à l'effondrement du bloc de l'Est en 1989 aggravé par l’avancée pernicieuse de la décomposition à tous les niveaux. Si ce processus se poursuit sans frein, la classe ouvrière sera incapable d’avoir une influence décisive sur les bouleversements sociaux et politiques qui se préparent inexorablement avec l’approfondissement de la crise économique mondiale et la dérive dans le militarisme. Les derniers événements en Argentine nous donnent un tableau clair de ce danger : confrontée à une paralysie sérieuse non seulement de l’économie mais aussi de l’appareil de la classe dominante, la classe ouvrière a été incapable de s’affirmer comme force autonome. Au contraire, ses mouvements embryonnaires (grèves, comités de chômeurs, etc.) ont été noyés dans une "protestation interclassiste" qui ne pouvait offrir aucune perspective et qui a permis à la bourgeoisie d’avoir toutes les possibilités de manipuler la situation en sa faveur. Il est de la première importance pour les révolutionnaires d'être clairs sur cela parce que les litanies gauchistes sur le développement d'une situation révolutionnaire en Argentine ont connu des développements similaires au sein de secteurs du milieu politique prolétarien (et même au sein du CCI) qui sont l'expression d'emballements immédiatistes et opportunistes. Notre position sur la situation en Argentine ne résulte pas d’une "indifférence" quelconque envers les luttes du prolétariat des pays périphériques. Nous avons déjà insisté sur la capacité du prolétariat de ces régions, quand il agit sur son propre terrain, à offrir une direction à tous les opprimés. Ainsi, le mouvement de luttes ouvrières massif de Cordoba en 1969 offrait clairement une perspective aux autres couches exploitées en Argentine et représentait une lutte exemplaire pour la classe ouvrière mondiale. En revanche, les événements récents que certains ont pris pour un mouvement insurrectionnel très avancé du prolétariat ont montré que les quelques expressions embryonnaires prolétariennes ont été totalement incapables d'offrir un point d'ancrage et une direction à une révolte qui a été rapidement happée par les forces de la bourgeoisie. Le prolétariat argentin a toujours un rôle énorme à jouer dans le développement des luttes de classe en Amérique latine ; mais ce qu'il a vécu dernièrement ne doit pas être confondu avec ces potentialités futures qui sont plus que jamais déterminées par le développement des combats de la classe ouvrière des pays centraux sur son terrain de classe.
Les responsabilités des révolutionnaires
14) La société dans son ensemble est affectée par la décomposition du capitalisme, et au premier chef, la classe bourgeoise. Le prolétariat n'est pas épargné et sa conscience de classe, sa confiance en l'avenir, sa solidarité de classe sont en permanence attaquées par l'idéologie et les pratiques sociales produites par cette décomposition : le nihilisme, la fuite en avant dans l'irrationnel et le mysticisme, l'atomisation et la dissolution de la solidarité humaine remplacée par la fausse collectivité des bandes, des gangs ou des clans. La minorité révolutionnaire elle-même n'est pas à l'abri des effets négatifs de la décomposition à travers en particulier la recrudescence du parasitisme politique (1), phénomène qui, s'il n'est pas propre à la phase de décomposition, se trouve néanmoins fortement stimulé par celle-ci. La grande difficulté de la part des autres groupes du Milieu Politique Prolétarien (MPP) à prendre conscience de ce danger, mais aussi le manque de vigilance qui s'est exprimé au sein même du CCI vis-à-vis de celui-ci (1) constituent une faiblesse de premier plan. A celle-ci il faut ajouter le regain d'une tendance à la fragmentation et à l'esprit de fermeture de la part des autre groupes du MPP, justifiée par de nouvelles théories sectaires et qui elles aussi portent la marque de la période. Si au sein du MPP, ne s'expriment pas avec suffisamment de force la conscience et la volonté politiques de combattre de telles faiblesses, alors c'est le potentiel que représente l'émergence, dans le monde entier, de toute une nouvelle couche d'éléments à la recherche de positions révolutionnaires qui risque d'être sapé. La formation du futur parti dépend de la capacité de MPP à se hisser à la hauteur de ces responsabilités.
Loin de constituer une diversion par rapport à des questions politiques réelles, la compréhension par le CCI du phénomène de décomposition du capitalisme est la clé pour saisir les difficultés politiques auxquelles sont confrontées la classe ouvrière et ses minorités révolutionnaires. De tout temps il est revenu en propre aux organisations révolutionnaires de devoir procéder à un effort permanent d'élaboration théorique en vue de clarifier en leur sein et au sein de la classe ouvrière les questions posées par les besoins de son combat. C'est une nécessité encore plus impérative aujourd'hui pour permettre à la classe ouvrière - la seule force qui, à travers sa conscience, sa confiance et sa solidarité a les moyens de résister à la décomposition - d'assumer ses responsabilités historiques de renversement du capitalisme.
1er avril 2002
(1) Voir dans cette revue l'article Bilan de la conférence extraordinaire du CCI
Dans un article précédent (Revue internationale n°108), nous avons décrit l'émergence des fractions de gauche qui ont combattu la dégénérescence des anciens partis ouvriers, en particulier celle du SPD (Parti social-démocrate d'Allemagne) qui avait soutenu l'effort de guerre de son capital national en 1914, et celle du Parti communiste russe et de la Troisième internationale au fur et à mesure qu'ils se transformaient en instruments de l'Etat russe avec la défaite progressive de la révolution d'octobre. Dans ce processus, la tâche des fractions était de mener la lutte pour reconquérir l’organisation aux positions centrales du programme prolétarien, contre leur abandon par la droite opportuniste et la totale trahison de la direction contrôlant la majorité de l’organisation. Pour sauvegarder l’organisation comme instrument de la lutte de la classe et sauver le maximum de militants, une préoccupation essentielle des fractions de gauche était de rester autant que possible dans le parti. Cependant, le processus de dégénérescence politique s’accompagnait, inévitablement, d’une modification profonde du mode de fonctionnement des partis eux-mêmes, des rapports entre les militants et l’ensemble de l’organisation. Cette situation posait irrémédiablement aux fractions la question de la rupture de la discipline du parti afin de pouvoir accomplir la tâche de préparation du nouveau parti du prolétariat.
Or, dans le mouvement ouvrier, la gauche a toujours défendu le respect rigoureux des règles de l’organisation et de la discipline en son sein. Rompre la discipline du parti n’était pas une question qui se posait à la légère mais, au contraire, requérait un grand sens des responsabilités, une évaluation profonde des enjeux et des perspectives qui se posaient pour l’avenir de l’organisation du prolétariat et pour le prolétariat lui-même.
Le but de cet article est d’examiner comment s’est posée la question de la discipline dans l’histoire des organisations de la classe ouvrière, en particulier comment elle a été traitée par les gauches dans les grands partis ouvriers que furent la 2ème et la 3ème Internationale, par les fractions de gauche qui luttaient au sein de ces partis pour défendre la ligne révolutionnaire lors de leur dégénérescence et, enfin, dans la gauche communiste internationale dont nous, et la plupart des autres organisations du milieu prolétarien aujourd'hui, sommes les héritiers. Pour ce faire, il est nécessaire de revenir à la question plus générale de la façon dont la question de la discipline se pose dans la société de classe, et notamment au sein de la bourgeoisie et au sein du prolétariat.
Discipline et conscience
C'est une banalité que d'affirmer la nécessité de règles communes pour l'organisation de toute activité humaine, que ce soit au niveau d'une petite collectivité ou à l'échelle de toute la société. La différence entre le communisme et toutes les sociétés de classes précédentes n'est pas que le communisme sera moins organisé - au contraire, ce sera la première communauté humaine organisée à l'échelle planétaire - mais que l'organisation sociale ne sera plus imposée à une classe exploitée par et au profit d'une classe exploiteuse. "Au gouvernement des hommes", comme le disait Marx, "succédera l'administration des choses". En revanche, tant que nous vivons dans une société de classe, "le gouvernement des hommes" n'est pas quelque chose de neutre. Dans le capitalisme, la discipline dans l'usine, au bureau est imposée par la classe dominante sur la classe exploitée et garantie, en dernière instance, par l'Etat à travers ses lois sur le travail, et grâce à la force armée. Alors que la bourgeoisie veut nous faire croire que l'Etat et sa discipline se tiennent au-dessus de la société, indépendamment des classes - que tout un chacun est égal face à la discipline de la loi - le marxisme s'attaque directement à cette mystification, en démontrant qu'aucun élément de l'organisation ou du comportement social ne doit être considéré indépendamment de son statut et de son rôle dans la société de classe. Comme l’écrivait Lénine, "les conceptions de démocratie en général" et de "dictature en général", sans préciser la question de la classe (…) c’est proprement se moquer de la doctrine fondamentale du socialisme.( …) Car, dans aucun pays civilisé, dans aucun pays capitaliste, il n’existe de démocratie en général : il n’y a que la démocratie bourgeoise" (1). De la même manière, cela n'a pas de sens de parler de "discipline" en soi : il faut identifier la nature de classe de la discipline que l'on considère. Dans la société capitaliste la liberté en soi (en apparence le contraire de la discipline) n'est qu'un leurre puisque d'un côté, l'humanité vit toujours sous l'emprise de la nécessité et n'est donc pas libre de ses choix et, de l'autre, la conscience humaine est inévitablement mystifiée par la fausse conscience de l'idéologie dominante. La liberté n'est pas de faire ce qu'on veut, mais d'arriver à la conscience la plus complète possible de ce qu'il est nécessaire de faire. Comme le disait Engels dans L'Anti-Dühring, "La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d'un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement; tandis que l'incertitude reposant sur l'ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décision diverses et contradictoires, ne manifeste précisément par là que sa non-liberté, sa soumission à l'objet qu'elle devrait justement se soumettre". Le but de la théorie marxiste - le matérialisme historique et dialectique - est précisément de permettre au prolétariat d'acquérir cette "connaissance des causes" de la société bourgeoise. C’est seulement ainsi que la classe révolutionnaire pourra briser la discipline de la classe ennemie, imposer sa propre discipline - sa dictature - sur la société et, ce faisant, jeter les bases pour la création de la première société humaine libre : libre parce que pour la première fois l'humanité tout entière maîtrisera consciemment à la fois le monde naturel et sa propre organisation sociale.
Le marxisme a toujours combattu l’influence de la révolte petite-bourgeoise qui s’infiltre au sein du mouvement ouvrier, et l'idée propre à l’anarchisme qui en est une expression typique selon laquelle il suffirait d'opposer à la discipline bourgeoise la "non-discipline", une prétendue "indiscipline prolétarienne" en quelque sorte. L'ouvrier fait l'expérience de la discipline bourgeoise comme quelque chose qui lui est étranger, contraire à ses intérêts, une discipline imposée d'en haut afin de faire respecter le pouvoir et les intérêts de la classe dominante. A la différence de la petite bourgeoisie, cependant, qui ne peut faire autre chose que se révolter, la classe ouvrière est capable de comprendre la discipline imposée par le capitalisme dans sa double nature : d'une part, son côté oppressif, expression de la domination de classe de la bourgeoisie qui s'approprie de façon privée les fruits du travail du prolétariat ; de l'autre, un aspect potentiellement révolutionnaire parce qu’elle est une composante essentielle du processus collectif du travail, imposé par le capital au prolétariat, qui est lui-même une condition fondamentale de la socialisation de la production à l’échelle planétaire. C'est précisément cette idée qu'exprime Lénine dans Un pas en avant, deux pas en arrière lorsqu'il traite de la question de la seule façon possible pour un marxiste : en considérant la "discipline" non comme une catégorie abstraite en soi, mais en tant que facteur d’organisation, déterminé par son appartenance de classe : "Cette fabrique qui, à d'aucuns, semble être un épouvantail, pas autre chose, est précisément la forme supérieure de la coopération capitaliste, qui a groupé, discipliné le prolétariat, lui a enseigné l'organisation, l'a mis à la tête de toutes les autres catégories de la population laborieuse et exploitée. C'est le marxisme, idéologie du prolétariat éduqué par le capitalisme, qui a enseigné et enseigne aux intellectuels inconstants la différence entre le côté exploiteur de la fabrique (discipline basée sur la crainte de mourir de faim) et son côté organisateur (discipline basée sur le travail en commun résultant d'une technique hautement développée). La discipline et l'organisation, que l'intellectuel bourgeois a tant de peine à acquérir, sont assimilées très aisément par le prolétariat, grâce justement à cette "école" de la fabrique. La crainte mortelle de cette école, l'incompréhension absolue de son importance comme élément d'organisation, caractérisent bien le mode de pensée qui reflète les conditions d'existence petites-bourgeoises".
Evidemment, Lénine ne veut pas dire ici qu'il idéalise la discipline imposée aux ouvriers par la bourgeoisie (2), mais il veut montrer comment les conditions de son existence déterminent l'attitude de la classe ouvrière envers la question de la discipline, ainsi qu'envers d'autres aspects de son auto-activité. Les conditions de son existence démontrent à l'ouvrier qu'il fait partie d'un processus de production collectif et qu'il ne peut défendre ses intérêts contre la classe dominante autrement qu'à travers l'action collective. La grande différence entre la discipline de la bourgeoisie et celle du prolétariat est la suivante : tandis que la première est une discipline imposée par une classe exploiteuse détenant tous les pouvoirs de l'appareil d'Etat afin de maintenir sa propre domination, la seconde est fondamentalement l'autodiscipline d'une classe exploitée en vue d'opposer une résistance collective à l'exploitation et finalement la renverser complètement. La discipline à laquelle le prolétariat fait appel est donc une discipline volontaire, consciente, animée par la compréhension des buts de sa lutte. Alors que la discipline bourgeoise est aveugle et oppressive, celle que s’impose le prolétariat est libératrice et consciente. En ce sens, cette discipline ne peut jamais se substituer au développement de la conscience dans le prolétariat tout entier des buts de sa lutte et des moyens d’y parvenir.
Ce qui est valable pour l’ensemble de la classe ouvrière, l’est aussi pour ses organisations révolutionnaires. Cependant, il existe des différences. Alors que la discipline de la classe ouvrière, son unité d’action, sa centralisation sont l’expression directe de sa nature collective et organisée, de son être même comme classe révolutionnaire, la discipline au sein de ses organisations est fondée sur l’engagement de chacun de ses membres à respecter les règles de l’organisation et la conscience la plus développée de ce à quoi ces règles correspondent. Aucune organisation révolutionnaire ne peut se servir de la seule discipline pour remplacer cette conscience prolétarienne. Pas plus que la classe ouvrière ne pourra avancer dans son combat contre la bourgeoisie et pour le communisme sans développer une conscience toujours plus grande et étendue des nécessités de la lutte et de la marche à suivre, les organisations ne peuvent substituer la discipline au débat le plus large en leur sein.
C'est ainsi que la GCF (Gauche Communiste de France) a polémiqué contre la discipline imposée, sans débat, sur ses propres militants par le Parti Communiste Internationaliste afin de faire passer la politique de la direction de participation aux élections en Italie en 1946. "Le socialisme (...) n'est possible qu'en tant qu'acte conscient de la classe ouvrière (...) On n'apporte pas le socialisme par la trique. Non pas parce que la trique est un moyen immoral (...) mais parce que la trique ne contient pas d'élément de la conscience. (…)L'organisation et l'action concertée communistes ont uniquement pour base la conscience des militants qui les fonde. Plus grande, plus claire est cette conscience, plus forte est l'organisation, plus concertée et efficace est son action.
Lénine a plus d'une fois dénoncé violemment le recours à la 'discipline librement consentie', comme une trique de la bureaucratie. S'il employait la terme de discipline, il l'entendait - et il s'est maintes fois expliqué là-dessus - dans le sens de la volonté d'action organisée, basée sur la conviction révolutionnaire de chaque militant" (3).
Ce n'est pas par hasard si l'article se revendique de Lénine, le Lénine de Un pas en avant, deux pas en arrière. L'organisation qui publie cet article en 1947 est la même qui deux ans auparavant a su réagir avec la plus grande fermeté contre ceux dans ses propres rangs qui mettaient en péril " la volonté d'action organisée" (voir ci-dessous).
Au sein de l'organisation communiste, la discipline prolétarienne est donc inséparable de la discussion, de la critique sans merci à la fois de la société capitaliste et de ses propres erreurs comme de celles de la classe ouvrière.
Nous nous pencherons maintenant sur la façon dont les gauches se sont battues pour la discipline du Parti au sein de la deuxième et de la troisième Internationale.
Le révisionnisme du SPD contre la discipline du Parti
Durant les deux décennies qui ont précédé la Première guerre mondiale, le SPD, fleuron de la Seconde internationale, a été la scène d'un affrontement aigu entre la gauche et la droite opportuniste, révisionniste. Cette dernière fut incarnée théoriquement par les théories "révisionnistes" d'Eduard Bernstein, et apparut sous deux formes liées mais distinctes : d'un côté la tendance des fractions parlementaires à prendre des initiatives indépendamment de l'ensemble du parti ; d'un autre côté, le refus de la part des dirigeants syndicaux d'être liés par les décisions du parti. Dans Réforme sociale ou révolution (publié pour la première fois en 1899), Rosa Luxemburg soulignait le développement de l'opportunisme pratique qui avait préparé le terrain à la théorie opportuniste de Bernstein : "Si l'on tient compte de certaines manifestations sporadiques qui se sont fait jour - nous pensons par exemple à la fameuse question de la subvention accordée aux compagnies maritimes - les tendances opportunistes à l'intérieur de notre mouvement remontent assez loin. Mais c'est seulement en 1890 qu'on voit se dessiner une tendance déclarée et unique en ce sens : après l'abolition de la loi d'exception contre les socialistes, quand la social-démocratie eut reconquis le terrain de la légalité. Le socialisme d'Etat à la Vollmar, le vote du budget en Bavière, le socialisme agraire d'Allemagne du Sud, les projets de Heine tendant à l'établissement d'une politique de marchandage, les vues de Schippel sur la politique douanière et la milice : telles sont les principales étapes qui jalonnent la voie de la pratique opportuniste". Sans entrer en détail dans tous ces exemples, il est significatif que le "socialisme d'Etat" à la Vollmar ait pris la forme notamment du vote par le SPD bavarois des budgets proposés par le Land (parlement) bavarois, explicitement contre la décision de la majorité du parti. Contre le refus par la droite opportuniste de respecter les décisions de la majorité et du congrès du parti, la gauche demanda le renforcement de la centralisation du parti, et plus particulièrement du Parteivorstand (le centre exécutif), et la subordination des fractions parlementaires au parti dans son ensemble. Il ne fait aucun doute que Rosa Luxemburg avait l'expérience de cette lutte à l'esprit lorsqu'elle répondait à Lénine sur les Questions d'organisation dans la social-démocratie russe en 1904 : "Dans ce cas (allemand), une application plus rigoureuse de l'idée de centralisme dans la constitution et une application plus stricte de la discipline du parti peut être sans aucun doute un garde-fou utile contre le courant opportuniste (...) Une telle révision de la constitution du parti allemand est aujourd'hui devenue nécessaire. Mais dans ce cas également, la constitution du parti ne peut être considérée comme une sorte d'arme qui se suffirait à elle-même contre l'opportunisme, mais simplement comme un moyen externe au travers duquel l'influence décisive de la majorité prolétarienne-révolutionnaire actuelle pourrait s'exercer. Quand une telle majorité manque, la constitution écrite la plus rigoureuse ne peut agir à sa place".
Il est clair que la gauche était pour la défense la plus intransigeante de la discipline et de la centralisation du parti, et pour le respect des statuts (4). En fait, tout comme elle exprime ici sa préoccupation de défendre le parti allemand à travers une discipline rigoureuse, dès la fin du 19e siècle, Rosa Luxemburg n’a eu de cesse de se battre pour le respect, par tous les partis de la Seconde Internationale, des décisions prises par les Congrès de celle-ci (5).
1914: un coup d'Etat au sein même du Parti
Pendant toute la période qui précéda l'éclatement de la guerre, la gauche s'était battue pour une discipline fidèle aux principes révolutionnaires. Nous pouvons donc facilement imaginer le terrible dilemme auquel Karl Liebknecht et d'autres députés de la gauche au Parlement furent confrontés, le 4 août 1914, lorsque la majorité au sein de la fraction parlementaire du SPD annonce qu'elle va voter les crédits de guerre demandés par le gouvernement du Kaiser : soit rompre avec l'internationalisme prolétarien en votant pour les crédits de guerre ; soit voter comme minorité contre la guerre et, de ce fait, rompre la discipline du parti. Ce que Liebknecht et ses camarades ne parvinrent pas à comprendre à ce moment critique, c'est qu’ayant trahi les principes les plus fondamentaux en abandonnant l'internationalisme prolétarien et en soutenant l'effort de guerre de la classe dominante, et ayant rompu avec les décisions des congrès du parti et de l’Internationale, c’est la direction de la Social-démocratie qui avait abandonné la discipline du parti. Cette question ne pouvait plus, désormais, se poser de la même façon pour la gauche. En s'alliant avec l'Etat bourgeois, la fraction parlementaire du SPD avait accompli un véritable coup d'Etat au sein du parti, et s'était emparée d'une autorité à laquelle elle n'avait pas droit, mais qu'elle imposa grâce à la puissance armée de l'Etat capitaliste. Pour Rosa Luxemburg : "La discipline envers le parti dans sa totalité, c'est-à-dire envers son programme, passe avant toute discipline de corps et peut seule donner sa justification à cette dernière, tout comme elle en constitue la limite naturelle". C'est la direction, non la gauche qui, dès le début de la guerre, a perpétré des violations sans fin envers la discipline du parti par son soutien de l'Etat, "violations de la discipline qui consistent en ce que des organes particuliers du parti trahissent de leur propre initiative la volonté d'ensemble, c'est-à-dire le programme, au lieu de le servir" (6). Et pour assurer que la masse des militants ne puisse contester la décision de la direction, le 5 août (c'est-à-dire le lendemain du vote des crédits de guerre), le congrès du parti fut repoussé pour toute la durée de la guerre (7). Et ce n’était pas sans raison comme allait le montrer le développement d'une opposition au sein du SPD.
Dans les années qui suivirent, la gauche du SPD, restée fidèle à l'internationalisme prolétarien, fut confrontée à une discipline véritablement bourgeoise au sein du parti lui-même. Inévitablement, l'activité du groupe Spartacus rompit la discipline telle qu'elle était désormais interprétée et appliquée par la direction du SPD alliée à l'Etat (8). La question désormais n'était plus comment maintenir la discipline et l'unité de l'organisation du prolétariat, mais comment éviter de donner à la direction des prétextes disciplinaires pour expulser la gauche du parti et l'isoler des militants dont la résistance à la guerre commençait à émerger, prenant inévitablement l'expression d'une résistance au coup d'Etat de la direction.
Un exemple de cette difficulté est donné par le désaccord qui surgit au sein de la fraction Spartacus (9) sur le paiement des cotisations au centre du SPD par les sections locales. C'était une question vraiment difficile : l'argent - les cotisations des militants- est "le nerf de la guerre" pour une organisation de la classe ouvrière. Cependant, en 1916, il était évident que la direction du SPD détournait en réalité les fonds de l'organisation pour la lutte, non pour la guerre de classe du prolétariat, mais pour la guerre impérialiste de la bourgeoisie. Dans ces conditions, Spartacus appela les militants locaux à "arrêter de payer les cotisations à la direction du parti, car elle utilise votre argent durement gagné pour soutenir une politique et publier des textes qui veulent vous transformer en patiente chair à canon de l'impérialisme, tout cela ayant pour but de prolonger le massacre" (10).
Pour une nouvelle Internationale, une discipline internationale
Dès le début du combat de la gauche contre le trahison de 1914, la question se posa de la création d'une nouvelle Internationale. Si pour certains révolutionnaires comme Otto Rühle (11) la totale trahison du SPD et son utilisation féroce de la discipline mécanique imposée en collaboration avec l'Etat, constituaient la preuve définitive que tous les partis politiques étaient inévitablement condamnés à devenir des monstres bureaucratiques et à trahir la classe ouvrière, quel que soit leur programme, ce n'était pas la conclusion tirée par la majorité de la gauche. Au contraire, il s'agissait de mener une bataille pour la construction d'une nouvelle Internationale et la victoire de la révolution prolétarienne commencée à Petrograd en octobre 1917. Pour Rosa Luxemburg, comme l'explique Frölich, "il fallait que le mouvement ouvrier rompe avec les éléments qui s'étaient livrés à l'impérialisme; il fallait créer une nouvelle Internationale ouvrière, une Internationale d'un type plus élevé que celle qui venait de s'écrouler", en possession d'une conception homogène des intérêts et des tâches du prolétariat, d'une tactique cohérente, et d'une capacité d'intervention en temps de paix comme en temps de guerre". La plus grande importance était attachée à la discipline internationale : "Le centre de gravité de l'organisation de classe du prolétariat se situe dans l'Internationale. L'Internationale décide en temps de paix de la tactique à adopter par les sections nationales en ce qui concerne le militarisme, la politique coloniale (...) etc., et en outre de l'ensemble de la tactique à adopter en cas de guerre. L'obligation d'appliquer les résolutions de l'Internationale passe avant toute autre obligation de l'organisation (...) La patrie des prolétaires, à la défense de laquelle tout le reste doit être subordonné, est l'Internationale socialiste" (12).
Lorsqu'en juin 1920, les délégués se réunirent à Moscou pour tenir le Second congrès de l'Internationale communiste, la guerre civile faisait toujours rage en Russie et les révolutionnaires du monde entier étaient en plein combat à la fois contre la bourgeoisie et contre les social-traitres : les vieux partis qui avaient trahi la classe ouvrière en soutenant la guerre.
Ils étaient aussi confrontés aux oscillations des courants "centristes" qui hésitaient encore à rompre les liens avec les vieilles méthodes socialistes ou, au moins dans le cas de beaucoup de dirigeants, avec leurs vieux amis qui étaient restés dans la Social-démocratie corrompue. Les centristes n'étaient pas non plus prêts à rompre radicalement avec les vieilles tactiques légalistes. Dans une telle situation, les communistes et en particulier l'aile gauche étaient déterminés à ce que la nouvelle Internationale ne répète pas les erreurs de l'ancienne en matière de discipline. Il n'y aurait plus d'autonomie pour les particularités des partis nationaux qui avaient servi de masque au chauvinisme dans l'ancienne Internationale (13), pas plus qu'on ne tolérerait le carriérisme petit-bourgeois dont les intérêts résidaient dans la carrière parlementaire personnelle. L'Internationale communiste devait être une organisation de combat, la direction du prolétariat dans sa lutte mondiale décisive pour le renversement du capitalisme et la prise du pouvoir politique. Cette détermination se reflète dans les 21 conditions d'adhésion à l'Internationale, adoptées par le Congrès. Citons par exemple le point 12 : "Les Partis appartenant à l'Internationale communiste doivent être édifiés sur le principe de la centralisation démocratique. A l'époque actuelle de guerre civile acharnée, le Parti communiste ne pourra remplir son rôle que s'il est organisé de la façon la plus centralisée, si une discipline de fer confinant à la discipline militaire y est admise et si son organisme central est muni de larges pouvoirs, exerce une autorité incontestée, bénéficie de la confiance unanime des militants".
Les 21 conditions furent renforcées par les statuts de l'organisation qui établissaient clairement que l'Internationale doit être un parti mondial et centralisé. Selon le point 9 des statuts : "Le Comité Exécutif (l'organe central international) de l'Internationale communiste a le droit d'exiger des Partis affiliés que soient exclus tels groupes ou tels individus qui auraient enfreint la discipline prolétarienne ; il peut exiger l'exclusion des Partis qui auraient violé les décisions du Congrès mondial".
La gauche partageait totalement cette détermination, comme l'illustre amplement le fait que c'est Bordiga, dirigeant de la gauche du Parti socialiste italien, qui a proposé la 21ème (14) : "Les adhérents au Parti qui rejettent les conditions et les thèses établies par l'Internationale communiste doivent être exclus du Parti. Il en est de même des délégués au Congrès extraordinaire".
Dégénérescence du parti et perte de la discipline prolétarienne
La dégénérescence tragique de l'Internationale communiste allait de pair avec le recul de la vague révolutionnaire de 1917. La classe ouvrière russe avait été saignée à blanc par la guerre civile, la révolte de Cronstadt avait été écrasée, la révolution défaite dans tous les pays centraux d'Europe (en Allemagne, Italie, Hongrie) et n’était pas parvenue à se développer en France ni en Grande Bretagne, et l'Internationale elle-même était dominée par l'Etat russe déjà dirigé par Staline et par la guépéou. L'année 1925 devait être l'année de la "bolchevisation" : l'Internationale était réduite au rôle d'instrument entre les mains du capitalisme d'Etat russe. Au fur et à mesure que la contre-révolution gagnait l'Internationale, la discipline prolétarienne cédait le pas devant la discipline de la trique bourgeoise.
Inévitablement, une telle dégénérescence dut affronter une forte opposition de la part des communistes de gauche, à la fois de l'intérieur de la Russie (l'Opposition de gauche de Trotsky, le groupe ouvrier de Miasnikov, le groupe "Centralisme démocratique", etc.) et au sein de l'Internationale elle-même, en particulier de la part de la gauche du PC italien regroupée autour de Bordiga (15) Une fois de plus, comme cela avait été le cas pendant la guerre de 1914, la gauche se trouvait confrontée à la question de la discipline du parti qui - en Russie au moins- était incarnée par le guépéou de Staline, la prison et les camps de concentration. Mais l'Internationale n'était pas l'Etat russe, et la gauche italienne était déterminée à combattre - tant que cela restait possible - pour l'arracher des mains de la droite et la préserver pour la classe ouvrière. Ce qu'elle n'était pas disposée à faire, c'était de mener le combat en rejetant les principes mêmes pour lesquels elle avait lutté au Second Congrès. Plus particulièrement, Bordiga et la gauche de l’IC n'étaient pas prêts à abandonner la discipline d'un parti centralisé à leurs adversaires. En mars-avril 1925, l'aile gauche du parti italien fit une première tentative pour travailler en tant que groupe organisé en formant un "Comité d'Entente" : "A l'annonce du congrès, un Comité d'Entente fut spontanément créé afin d'éviter des réactions désordonnées des militants et des groupes, qui auraient conduit à la désagrégation, et afin de canaliser l'action de tous les camarades de la Gauche sur la ligne commune et responsable, dans les strictes limites de la discipline, le respect de leurs droits étant garantis à tous dans la constitution du parti. La direction (16) s'empara de ce fait et l'utilisa dans son plan d'agitation qui présentait les camarades de la Gauche comme des fractionnistes et des scissionnistes auxquels il fut interdit de se défendre et contre lesquels on obtint des votes des comités fédéraux par des pressions exercées d'en haut" (Thèses de Lyon , 1926) (17).
Le présidium de l'Internationale demanda la dissolution du Comité d'Entente, et la gauche se soumit à cette décision tout en protestant : "Accusés de fractionnisme et de scissionisme, nous sacrifierons nos opinions à l'unité du parti en exécutant un ordre que nous considérons injuste et ruineux pour le parti. Nous démontrerons ainsi que la gauche italienne est peut-être le seul courant qui considère la discipline comme une chose sérieuse que l'on ne saurait marchander. Nous réaffirmons toutes nos positions précédentes et tous nos actes. Nous nions que le Comité d'Entente ait constitué une manœuvre visant à la scission du parti et à la constitution d'une fraction en son sein, et nous protestons à nouveau contre la campagne menée sur cette base sans même nous donner le droit de nous défendre et en trompant scandaleusement le parti. Toutefois, puisque le Présidium pense que la dissolution du comité d'entente éloignera le fractionnisme, et bien que nous soyons de l'avis contraire, nous obéirons. Mais nous laissons au comité l'entière responsabilité de l'évolution de la situation intérieure du Parti et des réactions déterminées par la façon dont la direction a administré la vie intérieure" (ibid.).
Lorsque Karl Korsch, exclu peu avant du KPD (18), écrivit à Bordiga en 1926 pour proposer une action commune entre la Gauche italienne et le groupe Kommunistische Politik, Bordiga refusa. Cela vaut la peine de citer deux des raisons qu'il donne. D'un côté, il considérait que la base théorique pour prendre une telle position n'avait pas encore été établie : "En général, je pense que ce qui doit être la priorité aujourd'hui, plus que l'organisation et la manœuvre, est un travail d'élaboration d'une idéologie politique de la gauche internationale, basée sur les expériences éloquentes que l'IC a traversées. Comme ce point est loin d'être atteint, toute initiative internationale semble difficile". D'un autre côté, l'unité et la centralisation internationale de l'Internationale n'étaient pas quelque chose qu'on pouvait abandonner à la légère : "Nous ne devons pas favoriser la scission dans les partis et dans l'Internationale. Nous devons permettre à l'expérience de la discipline artificielle et mécanique d'atteindre ses conclusions en respectant cette discipline dans toutes ses absurdités procédurières tant que c'est possible, sans jamais renoncer à notre critique politique et idéologique et sans jamais nous solidariser avec l'orientation dominante".
La lutte de la Gauche italienne, d'abord contre la dégénérescence de l'Internationale, ensuite pour tirer les leçons de cette dégénérescence et de la défaite de la révolution russe, a été essentielle dans la création du milieu politique prolétarien d'aujourd'hui. Les principaux courants qui existent aujourd'hui, y compris le CCI, sont les descendants directs de cette lutte et, pour nous, il est certain que la défense de la discipline prolétarienne au sein de l'Internationale qu'elle a menée, fait partie intégrante de cet héritage qu'elle nous a légué. La discipline prolétarienne de l'Internationale était essentielle pour se démarquer des social-traitres, en permettant de définir ce qui était et ce qui n'était pas acceptable au sein des organisations de la classe ouvrière. Mais comme le dit Bordiga, la discipline prolétarienne est complètement étrangère à la discipline imposée aux classes exploitées par l'Etat capitaliste.
La question de la discipline dans la fraction de gauche
A partir du moment où elle n'a plus pu travailler au sein de l'Internationale, ayant été exclue par la direction stalinienne, la Fraction de gauche italienne adopta sa propre forme organisationnelle (autour de la publication Bilan), tirant pour ce faire les leçons de ses luttes pour et au sein de l'Internationale.
Première parmi celles-ci était l'insistance sur la discussion "sans ostracisme", comme disait Bilan, afin de faire ressortir toutes les leçons de l'immense expérience de la vague révolutionnaire qui suivit Octobre 1917. Mais les fractions de gauche étaient confrontées également à des crises en leur sein quand justement "la volonté d'action organisée, basée sur la conviction révolutionnaire de chaque militant" a fait défaut parmi des minorités au sein de l'organisation. Comment faire donc quand le cadre même qui permet cette action organisée est malmené par certains de ses propres militants? La première de ces crises dont nous allons traiter surgit en 1936, quand une importante minorité du groupe de Bilan rejeta la position de la majorité selon laquelle l’affrontement qui avait lieu en Espagne ne se tenait pas sur le terrain de la révolution prolétarienne, mais sur celui de la guerre impérialiste. La minorité réclama le droit de prendre les armes pour défendre la "révolution" espagnole, et malgré le veto de la Commission exécutive de Bilan, 26 membres de la minorité partirent pour Barcelone où ils créèrent une nouvelle section. Celle-ci refusa de payer ses cotisations, intégra de nouveaux membres sur la base de la participation au front militaire en Espagne et demanda la reconnaissance à la fois de la section de Barcelone et des militants nouvellement intégrés comme pré-condition de la poursuite de son activité au sein de l'organisation (19).
La façon dont la Gauche italienne a traité la question de la discipline dans ses propres rangs était en cohérence avec sa conception de l'organisation et des rapports des militants avec celle-ci. Ainsi la CE "a décidé de ne pas brusquer la discussion pour permettre à l'organisation de bénéficier de la contribution des camarades qui ne se trouvent pas dans la possibilité d'intervenir activement dans le débat, et aussi parce que l'évolution ultérieure de la situation permettra une plus complète clarification des divergences fondamentales apparues" (20). Compte tenu de l'importance des divergences, la CE savait que la scission était quasiment inévitable et considérait que la priorité numéro un était celle de la clarification programmatique. Pour qu'elle puisse avoir lieu il fallait être prêt à passer outre à certaines violations des statuts de la part de la minorité de manière à ne pas lui donner un prétexte pour quitter l'organisation et esquiver la confrontation des questions de fond. C'est ainsi qu'elle est même allé jusqu'à accepter le non-paiement des cotisations par la minorité. Lorsque la minorité de la Fraction établit un "Comité de coordination" (CC) pour négocier avec la majorité et demander la reconnaissance immédiate de la section de Barcelone (annonçant même qu'elle considérerait le refus de reconnaître la section comme une exclusion de la minorité), la CE commença par refuser : "La CE s'est basée sur un critère élémentaire et de principe de la vie de l'organisation lorsqu'elle a décidé de ne pas reconnaître le groupe de Barcelone. Cela pour des considérations qui n'ont même pas été discutées par le CC et qui furent publiées dans notre communiqué précédent. Aucune exclusion n'était décidée contre des membres de la fraction et pour cela la décision du CC devient incompréhensible lorsqu'il considère l'ensemble de la minorité exclu si le groupe de Barcelone n'est pas reconnu". A cause de la menace de scission brandie par la minorité, la CE décida de reconnaître la section de Barcelone. Cependant, elle refusa de reconnaître les militants nouvellement intégrés dans la section, du fait qu'ils étaient venus sur une base totalement confuse et n'avaient même pas donné leur accord aux documents fondamentaux de la Fraction. Ce faisant, "la CE se basait sur le même critère, à savoir que la scission devait trouver sa place sur des questions de principe et nullement sur des questions particulières de tendance, encore moins sur des questions organisatives".
Cette détermination à maintenir le débat politique resta sans effet. La minorité refusa d'assister au congrès de la Fraction, organisé pour discuter les positions en présence, refusa de faire connaître à la CE ses propres documents politiques, et prit contact avec le groupe anti-fasciste "Giustizia e Libertà". En conséquence : "Dans ces conditions, la CE constate que l'évolution de la minorité est la preuve manifeste qu'elle ne peut plus être considérée comme une tendance de l'organisation, mais comme un réflexe de la manœuvre du Front Populaire au sein de la fraction. En conséquence, il ne peut pas se poser un problème de scission politique de l'organisation.
Considérant d'autre part que la minorité s'acoquine avec des forces ennemies de la fraction et nettement contre-révolutionnaires (...) en même temps qu'elle proclame inutile de discuter avec la fraction, la CE décide l'expulsion pour indignité politique de tous les camarades qui se solidarisent avec la lettre du CC du 25/11/36, et elle laisse 15 jours aux camarades de la minorité pour se prononcer définitivement".
En défense de la discipline organisationnelle
La Gauche italienne allait subir une autre crise lors de l’éclatement de la guerre, puisque la Fraction se dissout sur la base de l’idée, défendue par Vercesi, selon laquelle le prolétariat disparaît comme classe en période de guerre. Cependant, une partie de ses membres allait reconstituer la Fraction pendant la guerre autour du noyau de Marseille. Parallèlement, allait se constituer aussi la Fraction française de la Gauche communiste (FFGC). En 1945, une nouvelle crise éclata. En italie, le nouveau Partito comunista internazionalista venait d’être fondé par les membres de la Gauche italienne qui avaient passé la guerre dans les geôles de Mussolini. La Fraction italienne décida de se dissoudre et de rejoindre individuellement les rangs du parti. La FFGC critiqua durement cette décision, estimant que les bases de la constitution du nouveau parti en Italie n’étaient pas claires, et que la dissolution de la Fraction tournait le dos à tout le travail accompli avant et pendant la guerre par la Fraction italienne en exil. Marco de la Fraction italienne et la FFGC, refusèrent la liquidation de la Fraction. Une partie de la FFGC cependant rejoignit la position de la majorité de la Fraction italienne. Mais, au lieu de défendre cette position de façon politique au sein de l'organisation, ces militants préférèrent mener une campagne de calomnies dans et hors de la FFGC, campagne essentiellement dirigée contre Marco. N'ayant pas réussi à ramener ces camarades dans le cadre de la discipline organisationelle, une assemblée générale de la FFGC fut amenée à adopter une résolution (17/06/1945) (21) les sanctionnant :
"L'Assemblée générale réaffirme la position principielle, que les scissions et les exclusions ne peuvent servir de moyen pour résoudre un débat politique, tant que les divergences ne portent pas sur les fondements programmatiques et principiels. Au contraire les mesures organisationnelles intervenant dans un débat politique ne peuvent qu'obscurcir les problèmes empêchant la pleine maturation des tendances, qui seule permet à l'ensemble du mouvement d'en tirer les conclusions et de renforcer au travers de la lutte politique le bagage idéologique de la fraction. Mais de cette position principielle il ne s'ensuit pas que l'élaboration politique peut se faire dans n'importe quelle condition. L'élaboration politique n'est concevable que dans le respect des règles élémentaires de l'organisation et dans un travail fraternel et collectif dans l'intérêt de la classe et de l'organisation (...)
Se dérobant à s'expliquer devant l'ensemble des camarades, et publiquement dans notre organe Internationalisme, ces éléments publient un communiqué signé 'un groupe de militants de P', dans lequel ils se livrent à des attaques injurieuses et à la calomnie (...)
Ainsi ces deux éléments ont ouvertement et publiquement rompu les derniers liens qui les unissaient à la fraction de la GCF. (...)
L'activité de Al et F a démontré à la fois leur incompatibilité avec leur présence dans l'organisation et leur rupture publique se mettant en dehors de l'organisation (...) Constatant ces faits, l'organisation les sanctionne en suspendant les camarades Al et F de l'organisation pour la durée d'un an (...) l'assemblée leur demande de restituer immédiatement le matériel de l'organisation qu'ils détiennent...".
Ce que la Fraction souligne ici, ce n'est pas seulement que l'organisation a le droit d'attendre, de la part de ses membres, un comportement en accord avec ses principes, mais quelque chose de plus fondamental encore : que le développement du débat, donc de la conscience, n'est pas possible sans le respect des règles communes à tous.
Les statuts de l'organisation en accord avec l'être même du prolétariat
Dans un article publié en 1999 (22), nous avons développé notre vision du rôle des statuts dans la vie d'une organisation révolutionnaire : "nous sommes fidèles depuis toujours à la méthode et aux enseignements de Lénine en matière d'organisation. Le combat politique pour l'établissement de règles précises régissant les rapports organisationnels, c'est-à-dire des statuts, est fondamental. Tout comme le combat pour leur respect bien sûr. Sans celui-ci, les grandes déclarations tonitruantes sur le Parti ne restent que des rodomontades (...) l'apport de Lénine concerne aussi et particulièrement les débats internes, le devoir - et non pas le simple droit - d'expression de toute divergence face à l'ensemble de l'organisation; et une fois les débats tranchés et les décisions prises par le congrès (qui est l'organe souverain, la véritable assemblée générale de l'organisation), la subordination des parties et des militants au TOUT. Contrairement à l'idée, copieusement répandue, d'un Lénine dictatorial, cherchant à étouffer les débats et la vie politique dans l'organisation, celui-ci, en réalité, ne cesse de s'opposer à la vision menchevik qui voit le congrès comme "un enregistreur, un contrôleur, mais pas un créateur" (23) (...) Les statuts de l'organisation ne sont pas de simples mesures exceptionnelles, des garde-fous. Ils sont la concrétisation des principes organisationnels propres aux avant-gardes politiques du prolétariat. Produits de ces principes, ils sont à la fois une arme du combat contre l'opportunisme en matière d'organisation et les fondements sur lesquels l'organisation révolutionnaire doit s'élever et se construire. Ils sont l'expression de son unité, de sa centralisation, de sa vie politique et organisationnelle et de son caractère de classe. Ils sont la règle et l'esprit qui doivent guider quotidiennement les militants dans leur rapport à l'organisation, dans leurs relations avec les autres militants, dans les tâches qui leur sont confiées, dans leurs droits et leurs devoirs, dans leur vie quotidienne personnelle qui ne peut être en contradiction ni avec l'activité militante ni avec les principes communistes".
L'insistance particulièrement forte dans nos statuts sur le cadre qui doit non seulement permettre mais encourager le débat le plus large au sein de l'organisation provient en grande partie de l'expérience des gauches qui ont combattu la dégénérescence des anciens partis ouvriers. Il y a par contre un aspect où nous avons été en retard par rapport à nos prédécesseurs : la question de comment traiter, non pas le débat mais la calomnie et la provocation au sein de l'organisation. Les organisations du passé savaient, à partir de leur expérience amère et répétée, que l'Etat bourgeois était expert dans l'infiltration d'agents provocateurs et que le rôle du provocateur n'était pas simplement d'espionner les révolutionnaires et de les dénoncer à l'appareil répressif de l'Etat, mais de semer les graines de la méfiance auto-destructrice et de la suspicion parmi les révolutionnaires eux-mêmes. Ils savaient aussi qu'une telle méfiance n'était pas nécessairement le travail d'un provocateur, mais qu'il pouvait aussi être le fruit de jalousies, de frustrations et de ressentiments qui font partie de la vie dans la société capitaliste et vis-à-vis desquels les révolutionnaires ne sont pas immunisés. En conséquence, comme nous l'avons montré dans les articles publiés dans notre presse territoriale (24), cette question était un élément-clé des statuts des précédentes organisations prolétariennes ; non seulement le fait de la provocation, mais également l'accusation de provocation portée contre tout militant étaient traités avec le plus grand sérieux (25).
oOo
Aux forces aveugles de l'économie capitaliste et au pouvoir répressif de l'Etat bourgeois, le prolétariat oppose la force consciente et organisée d'une classe révolutionnaire mondiale. A la discipline de plomb imposée par la société capitaliste, le prolétariat oppose une discipline volontaire et consciente parce qu'elle constitue pour lui un élément indispensable de son unité et de sa capacité à s'organiser.
En s'engageant dans une organisation communiste, les militants acceptent la discipline qui vient de la reconnaissance de ce qu'il est nécessaire de faire pour la cause de la révolution prolétarienne et de la libération de l'humanité du joug millénaire de l'exploitation de classe. Mais ce n'est pas parce qu'ils s'engagent à respecter des règles communes d'action que les militants communistes doivent abandonner tout sens critique envers leur classe et leur organisation, bien au contraire. Cet esprit critique, dont chaque militant porte la responsabilité, est indispensable à l'existence même de l'organisation, puisque sans lui cette dernière ne peut que devenir une coquille vide dont les paroles révolutionnaires ne sont qu'un masque pour une pratique opportuniste. C'est pourquoi les gauches au sein de l'IC dégénérescente, en particulier, ont combattu jusqu'au bout l'utilisation d'une discipline administrative pour régler les divergences politiques.
Mais elles ne l’ont pas fait au nom de "la liberté de pensée", du "droit de critique" ou autres chimères anarchistes et bourgeoisies. Comme nous l’avons vu au cours de cet article, en règle générale la rupture de la discipline n’a pas été le fait de la gauche, mais bien celui des tendances opportunistes, l’expression de la pénétration d’idées bourgeoises ou petites-bourgeoises dans l’organisation. En général, les militants de la gauche, tels que Lénine, Rosa Luxemburg ou Bordiga, étaient les plus déterminés à respecter et faire respecter les décisions de l’organisation, de ses congrès, de ses organes centraux, et à lutter pour ses principes, qu’il s’agisse des positions programmatique ou des règles de fonctionnement ou de comportement.
Comme nous l'avons montré à travers les exemples des fractions de gauche dans le SPD allemand et l'Internationale communiste, la dégénérescence d'une organisation met les militants de la gauche devant un terrible choix : rompre ou non la discipline organisationnelle afin de rester fidèle à "la discipline envers le parti dans sa totalité, c'est-à-dire envers son programme" selon les termes de Rosa Luxemburg. La classe ouvrière a le droit de demander à ses fractions de gauche d'apprécier un tel choix avec le plus grand sérieux. Rompre la discipline de l'organisation n'est pas quelque chose à prendre à la légère, car cette autodiscipline est au centre de l'unité de l'organisation et de la confiance mutuelle qui doit unir les camarades dans leur lutte pour le communisme.
Jens.
NOTES
(1) "Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne", mars 1919, republiées dans la Revue internationale n°100.
(2) Au fond, Lénine ne fait qu'élaborer à partir des termes célèbres du Manifeste communiste : "L'existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour conditions essentielles l'accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l'accroissement du capital ; la condition du capital, c'est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l'industrie, dont la bourgeoisie est l'agent sans volonté propre et sans résistance, substitue à l'isolement des ouvriers résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l'association. Ainsi le développement de la grande industrie sape sous les pieds de la bourgeoisie la base même sur laquelle elle a établi son système de production et d'appropriation. La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs". (souligné par nous)
(3) Internationalisme n°25, août 1947, publié dans la Revue Internationale n°34
(4) Nous ne revenons pas, dans cet article, sur le conflit qui a débouché sur la formation des tendances bolchevique et menchevique du POSDR (Parti social-démocrate de Russie) au Congrès de 1903 qui a été traité dans d’autres articles de la Revue internationale. Dans ce cas aussi, il est clair que c’est l’aile opportuniste -les mencheviks- qui, au lendemain du Congrès, a rompu la discipline du parti et transgressé les décisions prises par le Congrès. (Cf. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière).
(5) Ceci dit, elle a raison d’insister sur le fait que les statuts de l’organisation ne sont que des mots sur un bout de papier s’ils ne sont pas défendus par l’implication consciente des militants du parti.
(6) Cité dans Rosa Luxemburg de Paul Frölich. Le témoignage de Frölich est de première main puisqu'il était l'un des étudiants de Rosa Luxemburg dans l'école du parti, et un dirigeant des radicaux de la gauche de Brême dans le parti.
(7) Tout au long de la guerre, les spartakistes n’ont eu de cesse de réclamer la tenue d’un nouveau congrès afin que les désaccords soient largement discutés ; la direction du parti a toujours refusé. Il en avait été de même concernant l’attitude des mencheviks. Après le "coup d’Etat" de ces derniers au lendemain du Congrès de 1903 (grâce au revirement de Plekhanov), ayant consisté à prendre le contrôle de l’Iskra, les bolcheviks réclament avec insistance la tenue d’un nouveau congrès, ce que les mencheviks refusent.
(8) Cette discipline était appliquée par l'emprisonnement des militants ou leur envoi à la mort sur la ligne du front.
(9) Voir les Revue internationale n°81-99
(10) Néanmoins, au moins un dirigeant de l'aile gauche, Leo Jogisches, s'opposa à cette décision sur la base du fait que cela donnerait à la direction un prétexte pour expulser la gauche, et donc l'isoler du reste des militants : "Une telle scission dans ces circonstances ne signifierait pas l'expulsion du parti de la majorité et des hommes de Scheidemann, comme nous le voulons, mais mènerait inévitablement à la dispersion des meilleurs camarades du parti dans de petits cercles et les condamnerait à une impuissance totale. Nous considérons cette tactique comme nuisible et même destructrice".
(11) Otto Rühle était, comme Liebknecht, député du SPD ;lorsqu’en décembre 1914, lors d’un second vote des crédits de guerre au Parlement allemand, Liebknecht vota contre cette fois-ci, Otto Rühle le rejoignit.
(12) Frölich, op. Cit. Les citations sont de Rosa Luxemburg.
(13) Un exemple de "particularisme" auquel s’est heurtée la nouvelle Internationale, est constitué par le refus du nouveau Parti communiste français d’appliquer les règles de l’IC, au nom des "spécificités" nationales, en voulant admettre des francs-maçons en son sein. Dans les premières années de l’Internationale communiste, alors qu’elle était encore une organisation vivante du prolétariat, une fois de plus les manifestations les plus flagrantes d’indiscipline venaient de l’opportunisme.
(14) La gauche devait rapidement scissionner pour donner naissance au Parti communiste d'Italie
(15) L’autre courant de gauche du mouvement révolutionnaire, la gauche germano-hollandaise, n’appartenait pas à l’Internationale mais en était sympathisant, car il avait été exclu des Partis communistes.
(16) En d'autres termes, la direction de l'Internationale.
(17) Cité dans Défense de la continuité du programme communiste, publié par le Parti Communiste International, p144.
(18) Parti communiste allemand
(19) Il est clair que c'était une manœuvre de la minorité, puisque l'intégration hâtive de nouveaux membres auraient fait de la minorité la majorité de la Fraction.
(20) Bilan n°34, août 1936. Cette citation et celles qui suivent proviennent d'une série de textes de Bilan, republiés dans la Revue internationale n°7.
(21) Publié dans le Bulletin Extérieur de la FFGC, juin 1945.
(22) Voir la Revue internationale n°97, "Sommes-nous devenus léninistes ?"
(23) Cité de Trotsky, Rapport de la délégation sibérienne.
(24) Voir Révolution Internationale n°321
(25) A titre d'exemple, nous pouvons citer le point 9 des statuts de la Ligue des Justes: "Parmi tous les frères il y a un comportement ouvert. Si quelqu'un veut se plaindre de personnes ou de questions appartenant à la Ligue, il doit le faire ouvertement dans la réunion [de la section]. Les dénigrateurs seront exclus".
Les articles qui suivent, ont été publiés en 1936 dans les n°31 et 32 de la revue Bilan, organe de la Fraction italienne de la Gauche communiste. II était vital que la Fraction dégage la position marxiste vis-à-vis du conflit arabo-juif en Palestine, consécutif à la grève générale arabe contre l'immigration juive qui avait dégénéré en une série de pogroms sanglants. Bien que depuis lors, un certain nombre d'aspects spécifiques de la situation aient changé, ce qui est frappant dans ces articles, c'est à quel point, encore aujourd'hui, ils s'appliquent profondément à la situation dans la région. En particulier, ils démontrent avec beaucoup de précision comment les mouvements "nationaux", tant celui des juifs que celui des arabes, tout en étant engendrés par l'épreuve de l'oppression et de la persécution, s'entremêlaient inextricablement avec le conflit des impérialismes rivaux, et de même, ces articles montrent comment ces mouvements ont tous deux été utilisés pour éclipser les intérêts de classe communs des prolétaires arabes et juifs, les amenant à se massacrer mutuellement pour les intérêts de leurs exploiteurs. Les articles démontrent donc que :
- le mouvement sioniste n'est devenu un projet réaliste qu'après avoir reçu le soutien de l'impérialisme britannique qui cherchait à créer ce qu'il appelait "une petite Irlande" au Moyen-Orient, zone d'importance stratégique croissante avec le développement de l'industrie pétrolière ;
-la Grande Bretagne, tout en soutenant le projet sioniste, menait aussi un double jeu : elle devait tenir compte de la très importante composante arabo-musulmane dans son empire colonial ; elle avait fait un usage cynique des aspirations nationales arabes pendant la Première Guerre mondiale, lorsque sa préoccupation principale était d'en finir avec l'Empire ottoman qui s'effritait. Elle avait donc fait toutes sortes de promesses à la population arabe de Palestine et du reste de la région. Cette politique classique conforme à la maxime "diviser pour régner" avait un double but : maintenir l'équilibre entre les différentes aspirations impérialistes nationales en conflit dans les zones qui étaient sous sa domination, tout en empêchant en même temps les masses exploitées de la région de reconnaître quels étaient leurs intérêts matériels communs ;
- le mouvement de "libération arabe", tout en s'opposant au soutien de la Grande Bretagne au sionisme, n'était donc en aucune façon antiimpérialiste, pas plus que ne l'étaient les éléments au sein du sionisme qui étaient prêts à prendre les armes contre la Grande Bretagne. Les deux mouvements nationalistes se situaient entièrement dans le cadre du jeu impérialiste global. Si une fraction nationaliste se retournait contre son ancien soutien impérialiste, elle ne pouvait le faire qu'en recherchant le soutien d'un autre impérialisme. Au moment de la guerre d'indépendance d'Israël en 1948, pratiquement tout le mouvement sioniste était devenu ouvertement anti-anglais mais, ce faisant, il était déjà devenu un instrument du nouvel impérialisme triomphant, l'Amérique, qui était prête à utiliser tout ce qu'elle avait sous la main pour écarter les vieux empires coloniaux. De même, Bilan montre que lorsque le nationalisme arabe entra en conflit ouvert avec la Grande Bretagne, cela ne fit qu'ouvrir la porte aux ambitions de l'impérialisme italien (et aussi allemand) ; par la suite nous avons pu voir la bourgeoisie palestinienne se tourner vers le bloc russe, puis vers la France et d'autres puissances européennes dans son conflit avec les Etats-Unis.
Les principaux changements qui ont eu lieu depuis que ces articles ont été écrits consistent évidement dans le fait que le sionisme a réussi à constituer un Etat qui a fondamentalement changé le rapport de forces dans la région et que l'impérialisme dominant dans cette zone n'est plus la Grande Bretagne mais les Etats-Unis. Mais l'essence du problème, même dans ce cas, reste le même : la création de l'Etat d'Israël, qui a eu pour résultat l'expulsion de dizaines de milliers de palestiniens, n'a fait que pousser à son point culminant la tendance à l'expropriation des paysans palestiniens qui, comme le note Bilan, était inhérente au projet sioniste ; et les Etats-Unis sont, à leur tour, contraints de maintenir un équilibre contradictoire entre le soutien qu'ils apportent à l'Etat sioniste d'un côté et, de l'autre, la nécessité de maintenir autant qu'ils le peuvent le "monde arabe" sous leur influence. Pendant ce temps, les rivaux des Etats-Unis continuent à faire tout ce qu'ils peuvent pour utiliser à leur profit les antagonismes entre ces derniers et les pays de la région.
Ce qui est le plus pertinent, c'est la claire dénonciation par Bilan de la façon dont les deux chauvinismes, arabe et juif, ont été utilisés pour maintenir le conflit entre les ouvriers ; malgré cela, et en fait, à cause de cela, la Fraction italienne refusa de faire un quelconque compromis dans sa défense de l'internationalisme authentique : "Pour le vrai révolutionnaire, naturellement, il n'y a pas de question "palestinienne", mais uniquement la lutte de tous les exploités du Proche-Orient, arabes ou juifs y compris, qui fait partie de la lutte plus générale de tous les exploités du monde entier pour la révolte communiste". Elle rejeta donc totalement la politique stalinienne de soutien au nationalisme arabe sous le prétexte de combattre l'impérialisme. La politique des partis staliniens de l'époque est reprise aujourd'hui par les partis trotskistes et autres gauchistes qui se font les porte-parole de la "Résistance palestinienne". Ces positions sont aussi contre-révolutionnaires aujourd'hui qu'elles l'étaient en 1936.
Aujourd'hui, quand les masses des deux parties sont plus que jamais encouragées dans une frénésie de haine mutuelle, alors que le prix des massacres s'élève bien au-delà du niveau atteint dans les années 1930, l'internationalisme intransigeant reste le seul antidote au poison nationaliste.
Le CCI, juin 2002.
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Bilan n° 30 (mai-juin 36)
L'aggravation du conflit arabo juif en Palestine, l'accentuation de l'orientation anti britannique du monde arabe qui pendant la guerre mondiale fut un pion de l'impérialisme anglais, nous a déterminé à envisager le problème juif et celui du mouvement nationaliste pan-arabe. Nous essayerons cette fois ci de traiter le premierde ces deux problèmes.
On sait qu'après la destruction de Jérusalem par les Romains et la dispersion du peuple juif, les différents pays où ils allèrent lorsqu'ils ne les expulsaient pas de leurs territoires (moins pour des raisons religieuses invoquées par les autorités catholiques que pour des raisons économiques, notamment la confiscation de leurs bien et l'annulation de leur crédit), en réglèrent les conditions de vie d'après la bulle papale de la moitié du 16e siècle qui fit règle dans tous les pays, en les obligeant à vivre enfermés dans des quartiers fermés (ghetto) et en les obligeant à porter un insigne infamant.
Expulsés en 1290 de l'Angleterre, en 1394 de la France, ils émigrèrent en Allemagne, en Italie, en Pologne; expulsés en 1492 de l'Espagne et en 1498 du Portugal, ils se réfugièrent en Hollande, en Italie et surtout dans l'Empire Ottoman qui occupait alors l'Afrique du Nord et la plus grande partie de l'Europe du sud-est; là ils formèrent et forment même aujourd'hui cette communauté parlant un dialecte judéo-espagnol, alors que ceux émigrés en Pologne, en Russie, en Hongrie, etc., parlent le dialecte judéo-allemand (Yiddish). La langue hébraïque qui reste pendant cette époque la langue des rabbins fut retirée du domaine des langues mortes pour devenir la langue des juifs de Palestine avec le mouvement nationaliste juif actuel.
Pendant que les juifs de l'Occident, les moins nombreux, et partiellement ceux des Etats-Unis, ont acquis une influence économique et politique au travers de leur influence boursière et une influence intellectuelle parle nombre d'entre eux qui se trouvent dans les professions libérales, les grandes masses se concentrèrent dans l'Europe orientale et déjà, à la fin du 18e siècle, groupaient les 80% des juifs d'Europe. Au travers du premier départage de la Pologne et de l'annexion de la Bessarabie, ils passèrent sous la domination des tzars qui, au commencement du 19e siècle, avaient sur leurs territoires les deux tiers des juifs. Le gouvernement russe adopta dès ses débuts une politique répressive datant de Catherine II et qui trouva son expression la plus farouche sous Alexandre III qui envisageait la solution du problème juif de cette façon : un tiers doit être converti, un tiers doit émigrer et un tiers doit être exterminé. Ils étaient enfermés dans un certain nombre de districts de provinces du nord-ouest (Russie Blanche), du sud-est (Ukraine et Bessarabie) et en Pologne. C'était là leurs zones de résidences. Ils ne pouvaient habiter en dehors des villes et surtout ils ne pouvaient habiter les régions industrialisées (bassins miniers et régions métallurgiques). Mais c'est surtout parmi ces juifs que se fit jour la pénétration du capitalisme au 19e siècle et que se détermina une différenciation des classes.
Ce fut la pression du terrorisme gouvernemental russe qui donna la première impulsion à la colonisation palestinienne. Cependant les premiers juifs revinrent en Palestine déjà après leur expulsion d'Espagne à la fin du 15e siècle et la première colonie agricole fut constituée en 1870 près de Jaffa. Mais la première émigration sérieuse commença seulement après 1880, quand la persécution policière et les premiers pogromes déterminèrent une émigration vers l'Amérique et vers la Palestine.
Cette première "Alya" (immigration juive) de 1882, dite des "Biluimes",était en majorité composée d'étudiants russes qui peuvent être considérés comme les pionniers de la colonisation juive en Palestine. La seconde "Alya" se vérifia en 1904-05, en répercussion de l'écrasement de la première révolution en Russie. Le nombre des juifs établis en Palestine qui était de 12.000 en 1850, monta à 35.000 en 1882 et 90.000 en 1914.
C'était tous des juifs de Russie et de Roumanie, intellectuels et prolétaires, car les capitalistes juifs de l'Occident se limitèrent, comme les Rothschild et les Hirsch, à un soutien financier qui leur donnait un bénévole renom de philanthropie, sans qu'il soit nécessaire pour eux de donner de leur précieuse personne.
Parmi les "Biluimes" de 1882, les socialistes étaient encore peu nombreux et cela parce que dans la controverse de l'époque, à savoir si l'émigration juive devait être dirigée vers la Palestine ou l'Amérique, ils étaient pour cette dernière. Dans la première émigration juive aux Etats-Unis, les socialistes furent donc très nombreux et y constituèrent de bonne heure des organisations, des journaux et pratiquement même des essais de colonisation communiste.
La seconde fois que se posa la question de savoir vers où diriger l'émigration juive, ce fut comme nous l'avons dit, après la défaite de la première révolution russe et par suite de l'aggravation des pogromes caractérisée par celui de Kitchinew.
Le sionisme qui tentait à assurer au peuple juif un siège en Palestine et qui venait de constituer un Fonds National pour acquérir les terres se divisa alors au 7e Congrès sioniste de Bâle en courant traditionnaliste qui restait fidèle à la constitution de l'Etat juif en Palestine et en territorialistes qui étaient pour la colonisation même ailleurs et dans le cas concret, en Ouganda offerte par l'Angleterre.
Seule une minorité de socialistes juifs, les Poalés sionistes de Ber Borochov, restèrent fidèles aux traditionnalistes, tous les autres partis socialistes juifs de l'époque, comme le parti des socialistes sionistes (S. S.) et les Serpistes - une espèce de reproduction dans les milieux juifs des S. R. russes - se déclarèrent pour le territorialisme. La plus ancienne et la plus puissante organisation juive de l'époque, le Bund, était, comme on le sait, tout à fait négative au sujet de la question nationale, du moins à cette époque.
Un moment décisif pour le mouvement de renaissance nationale fut ouvert par la guerre mondiale de 1914, et après l'occupation par les troupes anglaises de la Palestine, auxquelles s'était ralliée la Légion juive de Jabotinsky, fut promulguée la déclaration de Balfour de 1917qui promettait la constitution en Palestine du Foyer National Juif.
Cette promesse eut sa sanction à la Conférence de San Remo de 1920 qui mit la Palestine sous mandat anglais.
La déclaration de Balfour détermina une troisième "Alya", mais ce fut surtout la quatrième, la plus nombreuse, qui coïncida avec la remise du mandat palestinien à l'Angleterre. Cette "Alya" eut déjà en son sein des couches assez nombreuses de petits bourgeois. On sait que la dernière immigration en Palestine qui a suivi l'avènement d'Hitler au pouvoir et qui est certainement la plus importante contient déjà un fort pourcentage de capitalistes.
Si le premier recensement effectué en 1922, en Palestine eu égard aux ravages de la guerre mondiale n'avait enregistré que 84.000 juifs, les 11 pour cent de la population totale, celui de 1931 en enregistra déjà 175.000. En 1934, les statistiques donnent 307.000 sur une population totale d'un million 171.000. Actuellement on donne comme chiffre 400.000 Juifs.
Les 80 pour cent des juifs sont établis dans les villes dont le développement est illustré par l'apparition rapide de la ville champignon de Tel-Aviv; le développement de l'industrie juive est assez rapide : en 1928 on comptait 3.505 entreprises dont 782 avaient plus de 4 ouvriers, c'est-à-dire au total 18.000 ouvriers avec un capital investi de 3,5 millions de Livres sterlings.
Les juifs établis dans les campagnes représentent seulement les 20 pour cent face aux arabes qui forment les 65% de la population agricole. Mais les fellahs travaillent leurs terres avec des moyens primitifs, les juifs au contraire dans leurs colonies et plantations travaillent selon les méthodes intensives du capitalisme avec de la main-d’œuvre arabe à salaires très bas.
Les chiffres que nous avons donnés expliquent déjà un côté du conflit actuel. Depuis le 20e siècle les juifs ont abandonné la Palestine et d'autres populations se sont installées sur les rives du Jourdain. Bien que les déclarations de Balfour et les décisions de la Société des Nations prétendaient assurer le respect du droit des occupants de la Palestine, en réalité l'augmentation de l'immigration juive signifie chasser les arabes de leurs terres même si elles sont achetées à bas prix par le Fonds National Juif.
Ce n'est pas par humanité envers "le peuple persécuté et sans patrie" que la Grande-Bretagne a choisi une politique philo juive. Ce sont les intérêts de la haute finance anglaise où les juifs ont une influence prédominante qui ont déterminé cette politique. D'autre part, dès le début de la colonisation juive on remarque un contraste entre les prolétaires arabes et juifs. Au commencement les colons juifs avaient employé des ouvriers juifs parce qu'ils exploitaient leur ferveur nationale pour se défendre contre les incursions des arabes. Puis après, avec la consolidation de la situation, les industriels et les propriétaires fonciers juifs préférèrent à la main-d’œuvre juive plus exigeante, celle des arabes.
Les ouvriers juifs, en constituant leurs syndicats, bien plus qu'à la lutte des classes, s'adonnèrent à la concurrence contre les bas salaires arabes. Cela explique le caractère chauvin du mouvement ouvrier juif qui est exploité par le nationalisme juif et l'impérialisme britannique.
Il y a naturellement aussi des raisons de nature politique qui sont à la base du conflit actuel. L'impérialisme anglais, en dépit de l'hostilité des deux races, voudrait faire cohabiter sous une même toiture deux Etats différents et créer même un bi-parlementarisme qui prévoit un parlement distinct pour juifs et arabes.
Dans le camp juif, à côté de la directive temporisatrice de Weissman, il y a les révisionnistes de Jabotinsky qui combattent le sionisme officiel, accusent la Grande-Bretagne d'absentéisme, sinon de manquer à ses engagements, et qui voudrait ouvrir à l'émigration juive la TransJordanie, la Syrie et la péninsule du Sinaï.
Les premiers conflits qui se manifestèrent en août 1929 et qui se déroulèrent autour du Mur des Lamentations, provoquèrent d'après les statistiques officielles, la mort de deux cents arabes et cent trente juifs, chiffres certainement inférieurs à la réalité, parce que si dans les installations modernes, les juifs réussirent à repousser les attaques, à Hebron, à Safit et dans quelques faubourgs de Jérusalem, les arabes passèrent à de véritables pogromes.
Ces événements marquèrent un point d'arrêt de la politique philo-juive de l'Angleterre, car l'empire colonial britannique comprend trop de musulmans, y compris l'Inde, pour avoir suffisamment de raisons d'être prudent.
A la suite de cette attitude du gouvernement britannique envers le Foyer National Juif, la plupart des partis juifs : les sionistes orthodoxes, les sionistes généraux et les révisionnistes passèrent à l'opposition, pendant que le plus sûr appui de la politique anglaise dirigée à cette époque par le Labour Party, fut représenté par le mouvement travailliste juif qui était l'expression politique de la Confédération Générale du Travail, organisant presque la totalité des ouvriers juifs en Palestine.
Récemment, s'était exprimé, en surface seulement, une lutte commune de mouvements juifs et arabe contre la puissance mandataire. Mais le feu couvait sous les cendres et l'explosion consista en les événements du mois de mai dernier.
La presse fasciste italienne s'est insurgée contre l'accusation de la presse "sanctionniste", comme quoi des agents fascistes avaient fomenté les émeutes de Palestine, accusation déjà faite à propos des récents événements d'Egypte. Personne ne peut nier que le fascisme a tout intérêt à souffler sur ce feu. L'impérialisme italien n'a jamais caché ses visées vers le Proche Orient, c'est-à-dire son désir de se substituer aux puissances mandataires en Palestine et en Syrie. Il possède d'ailleurs en Méditerranée une puissante base navale et militaire représentée par Rhodes et les autres îles du Dodécanèse. L'impérialisme anglais, d'autre part, s'il se trouve avantagé par le conflit entre arabes et juifs, car d'après la vieille formule romaine divide et impeta, il faut diviser pour régner, il doit cependant tenir compte de la puissance financière des juifs et de la menace du mouvement nationaliste arabe.
Ce dernier mouvement dont nous parlerons plus longuement une autre fois, est une conséquence de la guerre mondiale qui a déterminé une industrialisation aux Indes, en Palestine et en Syrie et renforcé la bourgeoisie indigène qui posa sa candidature au gouvernement, c'est-à-dire à l'exploitation des masses indigènes.
Les arabes accusent la Grande-Bretagne de vouloir faire de la Palestine le Foyer National Juif, qui signifierait le vol de la terre aux populations indigènes. Ils ont envoyé à nouveau des émissaires en Egypte, en Syrie, au Maroc pour déterminer une agitation du monde musulman en faveur des arabes de Palestine, afin de chercher à intensifier le mouvement, en vue de l'union nationale panislamique. Ils sont encouragés par les récents événements de la Syrie où l'on obligea la puissance mandataire, la France, à capituler devant la grève générale, et aussi par les événements d'Egypte où l'agitation et la constitution d'un front national unique ont obligé Londres à traiter en toute égalité avec le gouvernement du Caire. Nous ne savons si la grève générale des arabes de Palestine obtiendra pareil succès. Nous examinerons ce mouvement en même temps que le problème arabe dans un prochain article.
Gatto MAMMONE
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Bilan n° 31 (Juin-juillet 36)
Comme nous l'avons vu dans la précédente partie de cet article, quand, après cent ans d'exil, les "Biluimes", acquirent une bande de territoire sablonneux au Sud de Jaffa, ils trouvèrent d'autres peuplades, les Arabes, qui s'étaient substitués à eux en Palestine. Ces derniers n'étaient que quelques centaines de milliers, soit Arabes fellah (paysans) ou bédouins (nomades); les paysans travaillaient avec des moyens très primitifs, le sol appartenant aux propriétaires fonciers (effendis). L'impérialisme anglais, comme on l'a vu en poussant ces latifundistes et la bourgeoisie arabe à entrer en lutte à ses côtés pendant la guerre mondiale, leur a promis la constitution d'un Etat national arabe. La révolte arabe fut, en effet d'une importance décisive dans l'écroulement du front turco-allemand dans le Proche-Orient, car elle réduisit à néant l'appel à la Guerre Sainte lancé par le Khalife Ottoman et tint en échec de nombreuses troupes turques en Syrie, sans parler de la destruction des armées turques en Mésopotamie.
Mais si l'impérialisme britannique avait déterminé cette révolte arabe contre la Turquie, grâce à la promesse de la création d'un Etat arabe composé de toutes les provinces de l'ancien empire ottoman (y compris la Palestine), il ne tarda pas, pour la défense de ses intérêts propres à solliciter comme contre-partie, l'appui des sionistes juifs en leur disant que la Palestine leur serait remise tant au point de vue de l'administration que de la colonisation.
En même temps, il se mettait d'accord avec l'impérialisme français pour lui céder un mandat sur la Syrie, détachant ainsi cette région, qui forme, avec la Palestine, une unité historique et économique indissoluble.
Dans la lettre que Lord Balfour adressait le 2 novembre 1917 à Rothschild président de la Fédération Sioniste d'Angleterre, et dans laquelle il lui communiquait que le gouvernement anglais envisageait favorablement l'établissement en Palestine, d'un foyer national pour le peuple juif et qu'il emploierait tous ses efforts pour la réalisation de cet objectif, Lord Balfour ajoutait que : rien ne serait fait qui puisse porter atteinte soit aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, soit aux droits et au statut politique dont les juifs jouissent dans les autres pays.
Malgré les termes ambigus de cette déclaration, qui permettait à un peuple nouveau de s'installer sur leur sol, l'ensemble de la population arabe resta neutre au début et même favorable à l'instauration d'un foyer national juif. Les propriétaires arabes, sous la crainte qu'une loi agraire allait être instituée, se montrèrent disposés à vendre des terres. Les chefs sionistes, uniquement par des préoccupations d'ordre politique ne profitèrent pas de ces offres et allèrent jusqu'à approuver la défense du gouvernement Albany de vendre des terrains.
Bientôt, la bourgeoisie manifesta des tendances à occuper totalement au point de vue territorial et politique la Palestine en dépossédant la population autochtone et en la repoussant vers le désert. Cette tendance se manifeste aujourd'hui chez les sionistes révisionnistes, c'est-à-dire dans le courant philo-fasciste du mouvement nationaliste juif.
La superficie des terres arables de la Palestine est d'environ 12 millions de « dounams métriques » (le ounam=1 dixième d'hectare) dont 5 à 6 millions sont actuellement cultivés.
Voici comment s'établit la superficie des terres cultivées par les Juifs en Palestine, depuis 1899:
1899 : 22 colonies, 5.000 habitants, 300.000 dounams.
1914: 43 colonies, 12.000 habitants, 400.000 dounams.
1922: 73 colonies, l5 000 habitants, 600 000 dounans
1931 : 160 colonies, 70 000 habitants, 1 120 000 dounams.
Pour juger la valeur réelle de cette progression et de l'influence qui en découle, il ne faut pas oublier que les Arabes cultivent encore aujourd'hui la terre d'une façon primitive, tandis que les colonies juives emploient les méthodes les plus modernes de culture.
Les capitaux juifs investis dans les entreprises agricoles sont estimés à plusieurs millions de dollars or, dont 65% dans les plantations. Bien que les Juifs ne possèdent que 14% des terres cultivées, la valeur de leurs produits atteint le quart de la production totale.
Pour ce qui est des plantations d'oranges, les juifs arrivent à 55% de la récolte totale.
C'est en avril 1920, à Jérusalem, et en mai 1921, à Jaffa, que se produisirent, sous forme de pogromes les premiers symptômes de la réaction arabe. Sir Herbert Samuel, haut commissaire en Palestine jusqu'en 1925 essaya d'apaiser les Arabes en arrêtant l'immigration juive, tout en promettant aux Arabes un gouvernement représentatif et en leur attribuant les meilleures terres du domaine de l'Etat.
Après la grande vague de colonisation de 1925, qui atteint son maximum avec 33.000 immigrants, la situation empira et finit par déterminer les mouvements d'août 1929. C'est alors que vinrent se joindre aux populations arabes de la Palestine, les tribus bédouines de la Transjordanie, appelées par les agitateurs musulmans.
A la suite de ces événements la Commission d'Enquête parlementaire envoyée en Palestine et qui est connue sous le nom de Commission Shaw, conclut que les événements étaient dus à l'immigration ouvrière juive et à la "disette" de terre et elle proposa au gouvernement l'achat de terres pour dédommager le fellah arraché de son sol.
Quand, par après, en mai 1930, le gouvernement britannique accepta dans leur ensemble les conclusions de la Commission Shaw et suspendit à nouveau l'immigration ouvrière juive en Palestine, le mouvement ouvrier juif -que la Commission Shaw avait même refusé d'entendre- répondit par une grève de protestation de 24 heures, tandis que le Poale Zion dans tous les pays ainsi que les grands syndicats juifs d'Amérique, protestaient contre cette mesure par de nombreuses manifestations.
En octobre 1930, parut une nouvelle déclaration concernant la politique britannique en Palestine, connue sous le nom de Livre blanc.
Elle était également très peu favorable à la thèse sioniste. Mais, devant les protestations toujours grandissantes des juifs, le gouvernement travailliste répondit, en février 1931 par une lettre de Mac Donald qui réaffirmait le droit au travail, à l'immigration et à la colonisation juive et autorisait les employeurs juifs à employer la main d'œuvre juive -lorsqu'ils préféraient employer cette dernière plutôt que des Arabes- sans tenir compte de l'augmentation éventuelle du chômage parmi les Arabes.
Le mouvement ouvrier palestinien s'empressa de faire confiance au gouvernement travailliste anglais, tandis que tous les autres partis sionistes restaient dans une opposition méfiante.
Nous avons démontré, dans l'article précédent, les raisons du caractère chauvin du mouvement ouvrier palestinien.
L'Histadrath - la principale Centrale syndicale palestinienne ne comprend que des Juifs (80`% des ouvriers juifs sont organisés). C’est seulement la nécessité d'élever le standard de vie des masses arabes, pour protéger les hauts salaires de la main d'œuvre juive, qui a déterminé, dans ces derniers temps, ses essais d'organisation arabe. Mais les embryons de syndicats groupés dans "l'Alliance" restent organiquement séparés de l'Histadrath, exception faite du Syndicat des Cheminots qui englobe les représentants des deux races.
La grève générale des arabes en Palestine entre maintenant dans son quatrième mois. La guérilla se continue, malgré le récent décret qui inflige la peine de mort aux auteurs d'un attentat: chaque jour se produisent des embuscades et des coups de mains contre trains et automobiles, sans compter les destructions et incendies des propriétés juives.
Ces événements ont coûté à la puissance mandataire déjà près d'un demi-million de livres sterling pour l'entretien des forces armées et, par suite de la diminution des entrées budgétaires, conséquence de la résistance passive et du boycott économique des masses arabes. Dernièrement, aux Communes, le ministre des colonies a donné comme chiffre des victimes: 400 Musulmans, 200 Juifs et 100 policiers ; jusqu'ici 1800 Arabes et Juifs ont été jugés et 1200 ont été condamnés dont 300 Juifs. D'après le ministre, une centaine de nationalistes arabes ont été déportés dans des camps de concentration. Quatre chefs communistes (2 Juifs et 2 Arméniens) sont détenus et 60 communistes soumis à la surveillance de la police. Voilà les chiffres officiels.
Il est évident que la politique de l'impérialisme britannique en Palestine s'inspire naturellement d'une politique coloniale propre à tout impérialisme. Celle-ci consiste à s'appuyer partout sur certaines couches de la population coloniale (en opposant des races entre elles ou des confessions religieuses différentes, ou bien encore éveillant des jalousies entre clans ou chefs), ce qui permet à l'impérialisme d'établir solidement sa super oppression sur les masses coloniales elles-mêmes, sans distinction de races ou de confessions.
Mais si cette manœuvre a pu réussir au Maroc et en Afrique centrale, en Palestine et en Syrie le mouvement nationaliste arabe présente une résistance très compacte. Il s'appuie sur les pays plus ou moins indépendants qui l'environnent : Turquie, Perse, Egypte, Irak, Etats d'Arabie et, de plus, se relie à l'ensemble du monde musulman qui compte plusieurs millions d'individus.
En dépit des contrastes existants entre différents Etats musulmans et malgré la politique anglophile de certaines d'entre eux, le grand danger pour l'impérialisme serait la constitution d'un bloc oriental capable de lui en imposer -ce serait possible si le réveil et le renforcement du sentiment nationaliste des bourgeoisies indigènes pouvait empêcher le réveil de la révolte de classe des exploités coloniaux qui ont à en finir autant avec leurs exploiteurs qu'avec l'impérialisme européen- et qui pourrait trouver un point de ralliement autour de la Turquie, qui vient d'affirmer à nouveau ses droits sur les Dardanelles et qui pourrait reprendre sa politique panislamique.
Or, la Palestine est d'une importance vitale pour l'impérialisme anglais. Si les Sionistes ont cru obtenir une Palestine "juive" en réalité ils n'obtiendront jamais qu'une Palestine "britannique", voie palestinienne des transits terrestres qui relie l'Europe à l'Inde. Elle pourrait remplacer la voie maritime de Suez, dont la sécurité vient d'être affaiblie par l'établissement de l'impérialisme italien en Ethiopie. Il ne faut pas oublier non plus que le pipe-line de Mossoul (zone pétrolière) aboutit au port palestinien de Haïfa.
Enfin, la politique anglaise devra toujours tenir compte de ce que 100 millions de Musulmans peuplent l'empire britannique. Jusqu'ici, l'impérialisme britannique a réussi, en Palestine, à contenir la menace représentée par le mouvement arabe d'indépendance nationale. Il opposait à ce dernier le sionisme qui, en poussant les masses juives à émigrer en Palestine disloquait le mouvement de classe de leur pays d'origine où celles-ci auraient trouvé leur place et, enfin, il s'assurait un appui solide pour sa politique dans le Proche Orient.
L'expropriation des terres, à des prix dérisoires a plongé les prolétaires arabes dans la misère la plus noire et les a poussés dans les bras des nationalistes arabes et des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie naissante. Cette dernière en profite, évidemment, pour étendre ses visées d'exploitation des masses et dirige le mécontentement des fellahs et prolétaires contre les ouvriers juifs de la même façon que les capitalistes sionistes ont dirigé le mécontentement des ouvriers juifs contre les Arabes. De ce contraste entre exploités juifs et arabes, l'impérialisme britannique et les classes dirigeantes arabes et juives ne peuvent que sortir renforcées.
Le communisme officiel aide les Arabes dans leur lutte contre le sionisme qualifié d'instrument de l'impérialisme anglais.
Déjà, en 1929 la presse nationaliste juive publia une liste noire de la police où les agitateurs communistes figuraient aux côtés du grand Mufti et des chefs nationalistes arabes. Actuellement, de nombreux militants communistes ont été arrêtés.
Après avoir lancé le mot d'ordre "d'arabisation" du parti -celui-ci, comme le P. C. de Syrie ou même d'Egypte a été fondé par un groupe d'intellectuels juifs qui fut combattu comme "opportuniste"- les centristes ont lancé aujourd'hui le mot d'ordre de "l'Arabie aux Arabes" qui n'est qu'une copie du mot d'ordre "Fédération de tous les peuples arabes" devise des nationalistes arabes, c'est-à-dire des latifundistes (effendi) et des intellectuels qui, avec l'appui du clergé musulman, dirigent le congrès arabe et canalisent, au nom de leurs intérêts, les réactions des exploités arabes.
Pour le vrai révolutionnaire, naturellement, il n'y a pas de question "palestinienne", mais uniquement la lutte de tous les exploités du Proche-Orient, arabes ou juifs y compris, qui fait partie de la lutte plus générale de tous les exploités du monde entier pour la révolte communiste.
Gatto MAMMONE
La source fondamentale de la mystification religieuse est l'esclavage économique
Le premier article de cette série (publié dans La Revue Internationale n° 109) a mis en évidence le retour en force de l'Islam en tant qu'idéologie capable de mobiliser les masses. Nous avons vu comment l'Islam a été adapté aux besoins du capitalisme en décomposition dans les pays sous-développés, prenant la forme d'un soi-disant "Islam politique" (le fondamentalisme) qui a peu de choses en commun avec la foi de Mahomet, son fondateur, mais qui se présente comme le défenseur de tous les opprimés. Nous avons aussi montré que, contrairement à Marx qui pensait que le brouillard de la religion serait rapidement dispersé parle capitalisme lui-même, ses continuateurs ont reconnu que le capitalisme, dans sa phase de décadence, a entraîné une résurgence de la religion, expression évidente d'une totale banqueroute de la société bourgeoise. Dans les pays sous-développés celle-ci a pris la forme particulière d'une recrudescence des mouvements "fondamentalistes". Dans les pays développés, la situation est plus complexe : la stricte observance des rites des religions établies estplus ou moins en déclin depuis cinquante années, tandis que d'autres cultes religieux alternatifs, comme le "New Age", se développent.
En même temps que certains secteurs de la population se détournent de la religion et de la foi en Dieu, on voit ailleurs resurgir des croyances "fondamentalistes".
Ces tendances se remarquent dans les milieux aux traditions religieuses et affectent toutes les grandes religions, sauf peut-être le Bouddhisme. Concernant les populations immigrées en provenance du tiers-monde, elles ont tendance à s'accrocher à leur religion, pas uniquement afin de "se consoler" mais aussi du fait que celle-ci constitue un symbole de leur héritage culturel perdu, un moyen de maintenir leur identité culturelle dans un environnement cruel et hostile.
Ces tendances ne sont pas complètement uniformes dans tous les pays développés, malgré leur évolution évidente commune vers la laïcisation. Ainsi, d'après un article du Monde diplomatique (Dominique Vidal, "Une société séculière", novembre 2001), "seulement 5% des Américains disent ne pas avoir de religion" et en dépit des progrès de la sécularisation de la société, il serait impensable qu'un président des Etats-Unis n'entonne pas le God bless America chaque fois qu'il s'adresse à la nation. De même, alors qu'en France, où la séparation de l' Eglise et de l'Etat a représenté la raison d'être de la bourgeoisie depuis 1789 et que "la moitié de la population ne fréquente plus l'église, le temple ou la mosquée", il se développe une vague croissante de "fondamentalisme" parmi les immigrés d'Afrique du nord. Ainsi donc, malgré une désaffection des principales religions, la pratique religieuse perdure. La fin de la période ascendante du capitalisme, son entrée dans sa période de décadence, et à présent dans sa phase terminale de décomposition généralisée, n'ont pas seulement prolongé la vie de l'irrationalité religieuse mais en ont fait naître de multiples variantes, dont on peut penser qu'elles sont encore plus dangereuses pour l'humanité.
Cet article constitue une première tentative d'examiner la démarche marxiste vis-à-vis du problème du combat contre l'idéologie religieuse au sein du prolétariat, dans les conditions actuelles. Nous verrons que, sur ce sujet, beaucoup d'enseignements peuvent être tirés de l'histoire du mouvement ouvrier.
Le combat contre la religion
Comme nous l'avons montré dans la première partie, Marx voyait la religion à la fois comme une dangereuse mystification permettant de fuir la réalité ("l'opium du peuple"), et comme "le soupir de la créature opprimée'; c'est-à-dire un cri étouffé contre l'oppression. Lénine ajoutait à cela ce conseil aux communistes : avancer prudemment dans la propagande anti-religieuse, sans pour autant cacher son matérialisme athée. La démarche générale de Lénine envers cette question délicate représente encore un point de référence pour la pensée communiste et la pratique révolutionnaire. Et ce n'est pas parce qu'il en a établi le cadre en se basant uniquement sur des citations de Marx et Engels (ce qui serait rabaisser la science marxiste au niveau d'une religion!),mais aussi parce que ce cadre traite de tous les principaux problèmes de façonrationnelle et scientifique. Il est donc utile d'examiner préalablement les réflexions de Lénine sur cette question avant de revenir sur la situation actuelle pour envisagerce que doitêtre l'attitude des marxistes.
Il est intéressantde signaler que le premier commentaire de Lénine sur la religion qui ait été traduit, est une défense passionnée de la liberté religieuse. Il s'agit d'un texte écrit en 1903, adressé aux paysans pauvres de Russie, qui déclare que les marxistes "exigent que chacun ait le plein droit de professer la religion qu'il souhaite". Lénine dénonçait comme particulièrement "honteuses" les lois en vigueur en Russie et dans l'Empire ottoman ("les scandaleuses persécutions policières contre la religion") ainsi que les discriminations en faveur de certaines religions (respectivement l'Eglise orthodoxe et l'Islam). Pour lui toutes ces lois sont aussi injustes, arbitraires et scandaleuses que possible, chacun devant être parfaitement libre, pas seulement de professer la religion qu'il souhaite, mais aussi de la propager ou d'en changer.
Les idées de Lénine sur de nombreux aspects de la politique révolutionnaire changèrent avec le temps, mais pas en ce qui concerne cette question. C'est ce dont témoigne sa première déclaration importante "Socialisme et religion" - un texte de 1905 - qui reste très proche, dans le fond, de ses derniers écrits sur ce sujet.
"Socialisme et religion" définit le cadre indispensable de la démarche des bolcheviks envers la religion. Cet article résume, dans un style accessible, les conclusions déjà atteintes par Marx et Engels sur le sujet : la religion, dit Lénine, est "une sorte d'alcool spirituel qui encourage les ouvriers à subir leur exploitation dans l'espoir d'être récompensés dans la vie éternelle. Mais à ceux qui vivent du travail des autres, la religion apprend à pratiquer ici-bas la charité, ce qui permet de justifier à bon compte toute leur existence en tant qu'exploiteurs et de leur vendre un billet à tarif réduit pour la béatitude dans l'au-delà."
Lénine prédisait avec confiance que le prolétariat ferait fusionner son combat avec la science moderne, en rupture avec "le brouillard de la religion" et "combattrait aujourd'hui même pour une meilleure vie terrestre ".
Pour Lénine, dans le cadre de la dictature du prolétariat, la religion était une affaire privée. Il affirmait que les communistes voulaient un Etat absolument indépendant de toute affiliation religieuse et ne contribuant par aucune aide matérielle aux dépenses des organisations religieuses. En même temps, toute discrimination envers les religions devait être bannie, et tout citoyen devait "être libre de profésser n'importe quelle religion" ou d'ailleurs, "aucune religion du tout".
En revanche, concernant le parti marxiste, la religion ne fut jamais considérée comme une affaire privée : "Notre parti est une association d'éléments animés d'une conscience de classe, à l'avant-garde du combat pour l'émancipation du prolétariat. Une telle association ne peut et ne doit être indifférente à ce que les croyances religieuses signifient comme ignorance, obscurantisme etperte de conscience de classe. Nous exigeons la complète séparation de 1 'Eglise etde l 'Etat, pour être capables de combattre le brouillard religieux par des armes purement et simplement idéologiques, au moyen de notre presse et de nos interventions. Mais pour nous, le combat idéologique n'est pas une affaire privée, c'est l'affaire de tout le parti, l'affaire de tout le prolétariat."
Et Lénine ajoutait qu'on ne pourrait pas venir à bout de la religion uniquement par une propagande creuse et abstraite : "Il faudrait être un bourgeois à l'esprit étroit pour oublier que le joug de la religion ... n'est que le produit et le reflet du joug économique qui pèse sur la société. Toutes les brochures et tous les discours ne pourront éclairer le prolétariat s'il n'est pas éclairé par son propre combat contre les forces obscures du capitalisme. L'unité dans ce combat réellement révolutionnaire de la classe opprimée pour la création d'un paradis sur terre, est plus importante pour nous que l'unité de l'opinion des prolétaires sur un paradis dans les cieux. "
Les communistes, écrivait Lénine, sont opposés de façon intransigeante à toute tentative d'attiser "les différences secondaires" sur les questions religieuses, ce qui pourrait être utilisé par les réactionnaires pour diviser le prolétariat. Après tout, la source véritable du "charlatanisme religieux " est l'esclavage économique.
Les mêmes thèmes furent développés en 1909, dans un texte intitulé "De l'attitude du parti ouvrier à l'égard de la religion" : "La base philosophique du marxisme, ainsi que l'ont maintes, fois proclamé Marx et Engels, est le matérialisme dialectique..., matérialisme incontestablement athée, résolument hostile à toute religion... "La religion est l'opium du peuple" (Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction). Cette sentence de Marx constitue la pierre angulaire de toute la conception marxiste en matière de religion. Le marxisme considère toujours les religions et les églises, les organisations religieuses de toute sorte existant actuellement, comme des organes de la réaction bourgeoise servant à défendre l'exploitation et à intoxiquer la classe ouvrière.
En même temps, Engels ne manqua pas de condamner les tentatives de ceux qui, désireux de se montrer "plus à gauche" ou "plus révolutionnaires" que la social-démocratie, voulaient introduire dans le programme du parti ouvrier une proclamation explicite d'athéisme, ce qui signifiait une déclaration de guerre à la religion. Lénine s'appuie sur Engels qui condamna la guerre à la religion menée par les blanquistes comme étant "le meilleur moyen de raviver l'intérêt pour la religion et de rendre plus difficile son dépérissement effectif : "Engels impute aux blanquistes de ne pas comprendre que seule la lutte de classe des masses ouvrières, amenant les plus larges couches du prolétariat à pratiquer à , fond l'action sociale, consciente et révolutionnaire, peut libérer en fàit les masses opprimées du joug de la religion, et que proclamer la guerre à la religion comme tâche politique du parti ouvrier, n'est que de la phraséologie anarchisante" (id.).
Le même avertissement a été lancé par Engelsdans l'anti-Dühring, enrelation avec la guerre que Bismarck faisait à la religion : "Par cette lutte, Bismarck n 'a fàit que rafférmir le cléricalisme militant des catholiques ; il n'a fait que nuire à la cause de la véritable culture, en mettant au premier plan les divisions religieuses, au lieu des divisions politiques, il a fait dévier l'attention de certaines couches de la classe ouvrière et de la démocratie, des tâches essentielles que comporte la lutte de classe révolutionnaire, vers l'an ti-cléricalisme le plus superficiel et le plus bourgeoisement mensonger. En accusant Dühring, qui voulait se montrer ultra-révolutionnaire, de vouloir reprendre sous une autre , forme cette même bêtise de Bismarck, Engel.s exigeait que le parti ouvrier travaillât patiemment à l'ceuvre d'organisation et d'éducation du prolétariat, qui aboutit au dépérissement de la religion, ait lieu de se jeter dans les aventures d'une guerre politique contre la religion (..) Engels (..) a souligné à dessein (..) que la social-démocratie considère la religion comme une affaire privée en face de l'Etat, mais non envers elle même, non envers le marxisme, non envers le parti ouvrier." (id.)
L'attitude envers la religion, flexible mais fondée sur des principes
Cette attitude flexible envers la religion, mais fondée sur des principes, qui était celle de Marx, Engels et Lénine a été attaquée par les "phraseurs anarchistes" (expression de Lénine) qui n'ont pas réussi à saisir ce que l'approche marxiste de cette question avait de logique et de cohérent.
Comme l'explique Lénine : "Ce serait une grossière erreur que de penser que l'apparente "modération "du marxisme envers la religion est due à de supposées considérations "tactiques", le désir de ne 'pas heurter", etc. Au contraire, la ligne politique du marxisme, pour cette question aussi, est indissolublement liée à ses principes philosophiques.
Le marxisme est un matérialisme (...) Nous devons combattre la religion, c'est l’ABCde tout le matérialisme et, partant, du marxisme. Mais le marxisme n'est pas un matérialisme qui se serait arrêté à 1'ABC Le marxisme va plus loin. Il dit : il faut savoir lutter contre la religion et, pour ce faire, nous devons expliquer la source de la foi et de la religion des masses d'une façon matérialiste. On ne doit pas confiner la lutte contre la religion dans une prédication idéologique abstraite, on ne doit pas l'y réduire ; il faut lier cette lutte à la pratique concrète du mouvement de classe visant à faire disparaître les racines sociales de la religion." (id.)
D'après "le bourgeois progressiste, le radical et le bourgeois athée", continue Lénine, la religion maintient son emprise "sur le peuple à cause de son ignorance". "Les marxistes disent., c'est, faux. C'est un point de vue superftciel, le point de vue d'un bourgeois à l'esprit étroit qui veut élever les masses. Il n'explique pas les racines de la religion de façon suffisamment profonde, il les explique d'une manière idéaliste et non pas matérialiste. Dans les pays capitalistes modernes, ces racines sont surtout sociales. La religion aujourd'hui est enracinée au plus profond dans les conditions sociales d'oppression des masses laborieuses et la complète impuissance à laquelle elles sont manifestement réduites face aux forces aveugles du capitalisme, qui infligent à chaque heure de chaque jour attx ouvriers les souffrances les plus horribles etles tourments les plus brutaux, mille fois plus rigoureux que ceux infligés par les événements extraordinaires tels que les guerres, les tremblements de terre, etc."
"La peur a créé les dieux ". La peur devant les forces aveugles du capital - aveugles car elles ne peuvent être prévues par les masses populaires - qui menacent à chaque étape de leur vie le prolétaire et le petit patron et leur apportent la ruine "subite", "inattendue" et "accidentelle "qui cause leur perte, qui en font un mendiant, un déclassé, une prostituée et les réduisent à mourir de faim. Telles sont les racines de la religion moderne, ce que doit garder à l'esprit, avant toute chose, le marxiste, s'il ne veut pas demeurer un matérialiste primaire. Aucun livre de vulgarisation ne pourra expurger la religion de l'esprit des masses abruties par le bagne capitaliste, et qui sont à la merci des forces aveugles et destructrices du capitalisme, aussi longtemps que ces masses n'auront pas appris par elles-mêmes à combattre ces racines de la religion, à combattre le règne du capital sous toutes ses formes, d'une manière unitaire, organisée, systématique et consciente.
Est-ce à dire que le livre de vulgarisation contre la religion serait nuisible ou inutile? Non. La conclusion qui s’impose est tout autre. Cela signifie que la propagande athée de la social-démocratie doit être subordonnée à sa tâche fondamentale : le développement de la lutte de classe des masses exploitées contre leurs exploiteurs. " (id.)
Lénine insistait sur le fait que ceci ne pouvait être compris que de façon dialectique. Sans cela, dans certaines circonstances, la propagande athée peut être nuisible. Il cite l'exemple d'une grève conduite par une association ouvrière chrétienne. Dans ce cas, les marxistes doivent "placer le succès du mouvement de grève au-dessus de tout", s'opposer à toute division parmi les ouvriers "entre athées et chrétiens", puisque ce sont les progrès du combat de classe qui feront "se convertir les ouvriers chrétiens à la social-démocratie et à l'athéisme, cent fois plus efficacement qu 'un simple sermon pour l'athéisme" .
"Le marxiste doit être un matérialiste, c'est-à-dire un ennemi de la religion, mais un matérialiste dialectique, c'est-à-dire envisageant la lutte contre la religion, non pas de façon spéculative, non pas sur le terrain abstrait et purement théorique d'une propagande toujours identique à elle-même, mais de, façon concrète, sur le terrain de la lutte de classe réellement en cours, qui éduque les masses plus que tout et mieux que tout. Le marxiste doit savoir tenir compte de l'ensemble de la situation concrète, il doit toujours trouver le point d'équilibre entre l'anarchisme et l'opportunisme (cet équilibre est relatif, souple, variable, mais il existe), ne tomber ni dans le "révolutionnarisme" abstrait, verbal et pratiguement vide de l'anarchiste, ni dans le philistinisme et l'opportunisme du petit bourgeois ou de l'intellectuel libéral, qui redoute le combat contre la religion, oublie la mission qui lui incombe dans ce domaine, s'accommode de la loi en Dieu, et s'inspire non pas des intérêts de la lutte de classe mais d'un mesquin et misérable petit calcul : ne heurter personne, ne blesser personne, n'effaroucher personne, d'une maxime sage entre toutes : "vivre et laisser vivre les autres", etc." (id.)
Lénine n'a cessé de prévenir des dangers de l'impatience petite-bourgeoise dans le combat contre les malfaisances religieuses. C'est ainsi que, dans un discours devant le premier congrès panrusse des ouvrières, en novembre 1918, il nota les succès étonnants obtenus par la jeune République des soviets dans les zones les plus urbanisées, dans sa capacité à faire reculer l'oppression des femmes. Mais il ajouta cet avertissement : "Pour la première fois dans l'histoire, nos lois ont supprimé tout ce qui privait les femmes de leurs droits. Mais la chose importante, ce n 'est pas la loi. Dans les grandes villes et les zones industrielles, cette loi sur la complète liberté du mariage s'applique sans problèmes, mais dans les campagnes, elle est restée lettre morte. Là, c'est le mariage religieux qui prédomine encore. Et ceci est dû à l'influence du clergé, une plaie qu'il est plus difficile de combattre que l'ancienne législation.
Nous devons être extrêmement prudents dans notre combat contre les malfaisances de la religion ; certains ont causé beaucoup de torts en offensant les sentiments religieux. Nous devons nous servir de la propagande et de l'éducation. Par des attaques de front trop brutales, nous ne ferons que réveiller le ressentiment du peuple, de telles méthodes de lutte tendent à perpétuer les divisions au sein du peuple selon des critères religieux, alors que notre force réside dans son unité. La pauvreté et l'ignorance sont les sources les plus profondes des méfaits de la religion, et c'est ce la le mal que nous devons combattre. "
Dans son projet de programme du Parti communiste de Russie établi l'année suivante, Lénine réitéra la revendication de complète séparation de l' Eglise et de l' Etat et renouvela ses avertissements de ne pas "heurter les sentiments religieux des croyants, car cela ne peut servir qu'à accroître le fanatisme".
Deux ans après, lors d'un meeting des délégués non bolcheviks au 9ème congrès pan-russe des soviets, quand Kalinine (à qui plus tard Staline donna le contrôle de l'éducation) fit la remarque que Lénine pourrait donner l'ordre de "brûler tous les livres de prières", Lénine se dépêcha de clarifier la situation, insistant que 'jamais il n'avait suggéré une telle chose et n'aurait jamais pu le faire. Vous savez que, selon notre Constitution, la loi fondamentale de la République, la liberté de conscience, pour ce qui touche à la religion, est pleinement garantie à chacun."
Quelque temps auparavant, en 1921, Lénine avait écrit à Molotov (un autre des futurs principaux apparatchiks de Staline) pour critiquer les mots d'ordre tels que "dénoncer les mensonges de la religion" qui apparaissaient dans une circulaire concernant le 1er mai. "C'est une erreur, un manque de tact" écrivit Lénine, soulignant une fois de plus la nécessité "d'éviter absolument d'attaquer la religion de front". En fait, Lénine avait tellement conscience de l'importance de cette question qu'il demanda qu'une circulaire additionnelle vînt corriger la précédente. Et si le Secrétariat n'était pas d'accord, alors i1 proposerait que l'affaire fût portée devant le Politburo. En conséquence, le Comité central fit publier une lettre dans la Pravda du 2l avril 1921, exigeant que lors des célébrations du 1er mai, "rien ne serait fait ou dit qui pût offenser les sentiments religieux des masses populaires".
Le point de vue de Lénine sur les rapports entre le socialisme et la religion est clairement défini. On peut alors exposer brièvement comment Marx, Engels et Lénine voient le combat contre l'obscurantisme religieux. En premier lieu, la religion est vue comme une forme d'oppression dans une société divisée en classes, un moyen d'embobiner les masses et de leur faire accepter cette oppression. Elle existe et se développe dans des conditions matérielles spécifiques, que Lénine définissait comme "l'esclavage économique". L'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence signifie, plus que jamais, que le prolétariat et les autres couches opprimées souffrent de "la peur des forces aveugles du capital", les catastrophes économiques du capitalisme entraînant les masses laborieuses dans l'abîme sans fond "de la mendicité, de la prostitution et de la famine".
Les religions prennent des formes extrêmement variées. Mais chaque religion, tout en détournant incontestablement l'être humain de sa véritable libération, fonctionne précisément comme une diversion par le réconfort qu'elle dispense à chacun contre l'adversité. Elle semble offrir l'espérance d'une vie meilleure, que ce soit après la mort ou par quelque transformation surnaturelle du monde matériel. Et à travers cet espoir de libération, "le salut de l'âme", dans l'au-delà ou dans la future Apocalypse, il peut se développer l'illusion que la souffrance endurée ici-bas n'est pas vaine, puisque celle-ci sera généreusement récompensée au Paradis, si le croyant se soumet aux lois de Dieu. Dans ce monde froid, inhumain et sans pitié, conséquence de la crise permanente et approfondie de la décadence capitaliste, la religion fournit aussi aux opprimés une apparence de délivrance partielle de leur esclavage. La religion affirme que chaque personne est vraiment précieuse au regard de son créateur divin.
Pour dépasser la religion, la recherche de l'unité dans le combat de classe
Pour les anarchistes, "les bourgeois à l'esprit étroit qui veulent élever les masses" et les radicaux impatients issus des classes moyennes, l'emprise de la religion sur les masses est due à leur ignorance. Les marxistes, au contraire, comprennent que la religion enfonce ses racines au plus profond du capitalisme moderne et encore au-delà, jusqu'aux origines de la société de classe et même aux origines de l'humanité. C' est pourquoi on ne peut en venir à bout en se basant simplement ni même principalement sur la propagande. Les communistes doivent certes faire de la propagande anti-religieuse, mais celle-ci doit toujours être subordonnée à la recherche de l'unité effective du prolétariat dans le combat de classe. Le discours anti-religieux "doit être en liaison avec la pratique concrète du mouvement de la classe, dont le but est d'éliminer les racines sociales de la religion". Ceci constitue la seule stratégie matérialiste pour extirper ces racines. Toutes les tentatives pour résoudre le problème par une déclaration de guerre politique à la religion, en l'attaquant de front sans précautions, ou en appuyant des mesures dont le but est de restreindre l'observance des pratiques religieuses, ignorent les racines bien réelles et matérielles de la religion. D'un point de vue prolétarien, une telle conduite est déraisonnable, car elle exacerbe les divisions au sein du prolétariat et pousse les ouvriers dans les bras des fanatiques religieux.
Si les communistes s'opposent à la religion, cela ne signifie pas pour autant qu'ils apportent leur soutien à des mesures prises par l'Etat contre des croyances ou des pratiques religieuses, ou contre des groupes religieux particuliers.
Sur le plan idéologique et politique, les communistes restent opposés à la religion : il ne saurait être question de considérer la religion comme une affaire privée dans les rangs même d'une organisation révolutionnaire, celle-ci étant constituée de militants animés par uneconscience de classe et ayant rompu avec toute forme de religion. Cela étant, dans leur combat contre les dommages infligés par la religion parmi les masses, les communistes ne doivent pas être seulement matérialistes, basant leur conviction et leur action sur ce point fondamental que ce sont les êtres humains qui font leur propre histoire et peuvent donc se libérer eux-mêmes à travers leur activité consciente. lls doivent aussi être des matérialistes dialectiques, c'est-à-dire agir en considérant la situation dans son ensemble, en étant conscients de toutes les interactions cruciales entre les différentes composantes politiques. Cela implique que la propagande anti-religieuse doit être liée concrètement à la lutte de classe bien réelle, au lieu de mener un combat abstrait, purement idéologique, contre la religion. Ce n'est que par la victoire du mouvement prolétarien que les racines sociales des malfaisances religieuses liées à l'exploitation de la classe ouvrière pourront être extirpées.
La religion ne peut être abolie par décret et les masses ouvrières doivent la dépasser en s'appuyant sur leur propre expérience. Les communistes éviteront donc toute mesure (comme la condamnation de pratiques religieuses) tendant à raviver les sentiments religieux, ce qui serait contraire au but recherché. Ainsi l'Etat de la période de transition du capitalisme au communisme mis enplacepar la dictature du prolétariat devra se garder de toute discrimination religieuse ainsi que de toute affiliation ou lien matériel avec la religion.
De façon à bien montrer quels intérêts de classe sert la religion de nos jours, les organisations révolutionnaires doivent intégrer, dans leur propagande, l'évolution du rôle de la religion dans la société. Les croyances et les pratiques, qui caractérisaient les grandes religions à leur origine, se sont transformées en une sorte de caricature, par le fait que les hiérarchies religieuses se sont adaptées à la société de classes et que celle-ci les a absorbées. C'est ce qu'avait à l'esprit Rosa Luxemburg en préparant un appel destiné aux ouvriers animés de sentiments religieux et dans lequel elle accusait les églises : "Aujourd'hui c'est vous, par vos mensonges et vos enseignements, qui êtes des païens, et c'est nous qui annonçons aux pauvres et aux exploités la bonne nouvelle de la fraternité et de l'égalité. C'est nous qui sommes en marche pour conquérir le monde, comme l'avait, fait auparavant celui qui proclamait qu'il était plus facile à un chameau de passer à travers le chas d'une aiguille, qu'à un homme riche d'entrer au royaume des cieux" (Rosa Luxemburg, Le socialisme et les églises, traduit par nous).
On voit clairement que de l'héritage révolutionnaire du passé, beaucoup reste encore utile à l'heure actuelle. Les écrits militants de Marx et Engels datent de l'époque de la pleine ascension du capitalisme, alors que Lénine fut un pionnier révolutionnaire de la praxis communiste à l'aube de la décadence du capitalisme. Aujourd'hui la phase finale de la décadence capitaliste a atteint son paroxysme : la décomposition capitaliste. Alors soit le prolétariat redécouvrira son propre héritage révolutionnaire, soit l'humanité dans son ensemble sera condamnée à l'extinction. A l'évidence, cela signifie qu'il ne suffit pas de répéter les textes pertinents tirés des classiques du marxisme, mais qu'il est aussi impératif d'identifier ce que la période actuelle a de nouveau, et les enseignements que doivent en tirerdans leur pratique, le prolétariat et ses organisations politiques.
Le combat contre la religion dans la décadence et dans la phase de décomposition du capitalisme
La première question à clarifier s'est posée en fait à l'aube de la décadence, vers 1914, mais n' a pas été clairement identifiée par les révolutionnaires. Il s'agit de ce mot d'ordre hérité de la révolution française et repris par 1a 2éme Internationale : la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Ce mot d'ordre, tout à fait approprié et nécessaire à l'époque où il fut lancé, est une exigence bourgeoise et démocratique du capitalisme dans sa phase ascendante, qui n'a jamais été satisfaite. ll faut bien comprendre que seuls le prolétariat et son parti peuvent la satisfaire réellement, étant donné les nombreux liens qui unissent les religions et le capitalisme. C'était déjà une vérité universellement reconnue au dix-neuvième siècle, c'est encore plus évident dans cette époque de capitalisme d'Etat propre à la décadence capitaliste. Revendiquer la séparation de l' Eglise et de l' Etat capitaliste ne rime à rien et, de plus, représente une illusion dangereuse, vers laquelle tendaient Lénine et les Bolcheviks.
La seconde question, mentionnée dans l'introduction au présent article et dans le précédent, est la suivante : le capitalisme, depuis qu'il est entrée dans sa phase de décomposition, est plus irrationnel et barbare qu'il ne l'a jamais été auparavant (voir: "La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme", Revue internationale, n° 107). La décomposition est la conséquence d'une situation dans laquelle le capitalisme, alors qu'il a depuis longtemps cessé de jouer un rôle progressiste et utile à l'humanité, se trouve confronté a un prolétariat qui est encore lourdement marqué par les longues décennies de contre-révolution et qui manque de confiance en lui-même, bien qu'il soit la seule force capable de renverser ce système et de le remplacer par une autre société. Au cours de la période qui va de 1968 à 1989, la reprise de l'activité de la classe ouvrière a sérieusement affaibli certains effets de la contre-révolution capitaliste. Mais au cours de la dernière décennie, et c'est cette période que nous caractérisons comme correspondant à la phase de décomposition capitaliste, la classe ouvrière a subi de nombreuses attaques contre la conscience de sa propre identité de classe, en particulier à travers les campagnes orchestrées par la bourgeoisie sur "la mort du communisme" et "la fin de la lutte de classe". A ces effets négatifs sur la conscience de la classe ouvrière se sont ajoutés ceux insidieux et sournois résultant de la décomposition sociale.
Dans sa phase ultime, à la fois perverse et hautement irrationnelle, rien ne pourra arrêter le capitalisme dans sa tentative de faire obstacle au développement de la confiance de la classe ouvrière en elle-même, et de sa propre conscience politique. De plus, les organisations révolutionnaires ne sont pas immunisées contre l'influence de l'irrationalité ducapitalismedécadent. Déjà après 1905, comme conséquence de la défaite de l'assaut révolutionnaire et du triomphe de la réaction de Stolypine, une partie des Bolcheviks a été saisie d'une frénésie religieuse. Plus récemment, un groupe bordiguiste, qui publie le journal Il partito, s'est mis à s'occuper un peu de mysticisme (voir : "Marxisme et mysticisme", Revue internationale, n° 94, et le numéro de mai 1997 de Programme communiste). De même, le CCI a été contraint, au milieu des années 90, de mener un combat en son sein contre l'engouement de certains militants pour l'ésotérisme et l'occultisme.
Les dangers accrus que représente la décomposition du capitalisme ne doivent pas être sous-estimés. L'humanité dans son ensemble est, par nature, un animal social. La décomposition est une sorte d'acide social qui ronge les liens naturels de solidarité que tissent les êtres humains vivant en société, répandant à leur place la suspicion et la paranoïa. En d'autres termes, la décomposition engendre une tendance spontanée dans la société aux regroupements en tribus et en bandes. Tous les types de "fondamentalismes", les différentes variétés de cultes, le développement des groupes et des pratiques "New Age", la recrudescence des bandes de jeunes délinquants, tout ceci représente des tentatives, vouées à l'échec, visant à combler le vide de la solidarité sociale qui a disparu, dans un monde de plus en plus dur et hostile. Parce qu'elles ne se basent pas sur la vitalité latente de la seule classe révolutionnaire de notre époque, mais sur des répliques individualistes des relations sociales fondées sur l'exploitation, toutes ces tentatives sont, de par leur nature même, condamnées à ne produire que plus d'aliénation et de détresse et, en fait, à exacerber davantage encore les effets de la décomposition.
Ainsi donc, le combat contre le renouveau religieux, contre toutes les formes d'irrationalisme qui font florès aujourd'hui, est d'autant plus inséparable de la nécessité pour la classe ouvrière de renouer avec le combat pour ses intérêts réels. Seul ce combat est à même de contrer les effets destructeurs d'un ordre social qui va en se désagrégeant. Le prolétariat, dans son combat pour la défense de ses intérêts matériels, n'a d'autre choix que de créer les prémisses d'une véritable communauté humaine. La véritable solidarité qui l'anime dans la lutte est l'antidote à ce faux sentiment de solidarité que procure la culture des bandes et le fondamentalisme. De la même manière, le combat pour réveiller la conscience de classe du prolétariat - et à l'avant-garde de ce combat se trouvent les minorités communistes - est l'antidote contre ces mythologies toujours plus avilissantes et inhumaines, sécrétées par une société en putréfaction. Et par là, ce combat indique le chemin vers un avenir où l'être humain deviendra enfin pleinement conscient de lui-même et de sa place dans la nature, et où il aura alors laissé tous les dieux loin derrière lui.
Dawson
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