Les opérations militaires en Afghanistan n'étaient pas encore terminées qu'un autre carnage se déchaînait au Moyen-Orient. Et en pleine période de tueries en Cisjordanie comme à Jérusalem, se prépare déjà une nouvelle intervention contre l'Irak. Inexorablement, le monde capitaliste s'enfonce dans le chaos et la barbarie guerrière. Et chaque nouveau bain de sang révèle davantage la folie meurtrière de ce système.
Le Moyen-Orient est précipité une nouvelle fois dans la guerre. Le conflit israélo-palestinien, dont les origines remontent au partage impérialiste de la région en 1916 entre la Grande-Bretagne et la France, a déjà été ponctué par quatre guerres "déclarées" en 1956,1967,1973 et 1982. Mais il a pris depuis le déclenchement de la deuxième Intifada en septembre 2000 une dimension inédite dans la violence et la mise en oeuvre de massacres aveugles. Sous cette pression, les laborieux accords d'Oslo et des années de négociation sur la mise en place d'un processus de paix ont volé en éclats. Ce conflit s'inscrit clairement dans une spirale sans fin de folie guerrière marquée par un déchaînement de chaos et de barbarie. La guerre n'est plus le produit d'un combat entre deux camps impérialistes rivaux mais l'expression d'un dérèglement général et du chaos dominant dans les relations internationales.
Depuis le 11 septembre, c'est une escalade vertigineuse dans la politique du pire. Chaque protagoniste est poussé à agir dans la même logique destructrice qu'Al Qaida lors des attentats contre les Twin Towers où l'assassin est en même temps porteur d'un comportement suicidaire. D'un côté, se multiplient les attentats-suicides de kamikazes fanatisés -souvent des jeunes de 18 ou 20 ans- dont le seul objectif est de faire le plus de victimes possible autour d'eux. Et ces actes terroristes sont téléguidés par telle ou telle fraction bourgeoise, nationaliste, du Hamas aux Brigades d'Al-Aqsa en passant par le Hezbollah, quand ils ne sont pas directement manipulés par le Mossad, les services secrets de l'Etat israélien. De l'autre, parallèlement, les Etats sont pris dans le même engrenage pour défendre leurs propres intérêts impérialistes et se lancent dans des aventures guerrières aveugles, sans issue, uniquement vouées à semer la mort et la destruction. Ainsi, Israël est poussé à calquer son attitude belliqueuse, agressive et arrogante sur celle des Etats-Unis. D'ailleurs, Sharon utilise exactement les mêmes arguments que Bush pour justifier sa fuite en avant guerrière et sa croisade "contre le terrorisme". Cela se traduit par l'occupation et le bouclage actuels des villes de Cisjordanie par les tanks, les exactions de l'armée israélienne qui mitraille tout ce qui bouge, tire sur les ambulances et les hôpitaux, qui bombarde les camps de réfugiés, fouille et saccage les maisons les unes après les autres, dynamite les quartiers, détruit les infrastructures vitales et affame les populations autant qu'elle les terrorise.
Chaque Etat -en particulier les grandes puissances rivales des Etats-Unis- tente d'exploiter la situation au mieux de ses propres intérêts pour contrer ou déstabiliser les entreprises de ses concurrents impérialistes. Les réactions prétendument indignées, le masque volontiers "pacifiste" et les tentatives de "médiation", en premier lieu des puissances européennes, ne font que jeter de l'huile sur le feu.
C'est notamment le cas des fractions de la bourgeoisie qui présentent la spirale des guerres et du militarisme comme le résultat de la seule politique des secteurs "faucons" du capitalisme de Sharon à Bush auxquels il faudrait opposer "la loi internationale" basée sur "les droits de l'homme". Les grandes manifestations organisées dans le monde entier contre ou pour la politique de Sharon (et de Bush), quelles que soient leurs intentions proclamées, ne peuvent avoir pour résultat que d'amener les populations à "choisir leur camp", à alimenter les tensions et à entretenir un climat de haine entre les différentes communautés.
En fait, la bourgeoisie veut toujours faire croire que la responsabilité de cette situation incombe à tel ou tel chef d'Etat, à telle ou telle nation, à tel ou tel camp, à tel ou tel peuple. Chaque bourgeoisie allègue avec une immense hypocrisie qu'elle agit "au service de la paix", pour la "défense de la démocratie" ou de "la civilisation". Elle ne fait jamais en cela que couvrir ses propres entreprises criminelles et s'en dédouaner.
Quand l'occasion s'en présente, elle se permet de juger et de condamner certains de ses pairs devant l'Histoire comme des "criminels de guerre". Déjà, la fonction essentielle du procès de Nuremberg instruit par les vainqueurs au lendemain de la seconde boucherie impérialiste mondiale, entre 1945 et 1949, à l'encontre des chefs nazis était de justifier les monstruosités commises par les grandes démocraties à Dresde, Hambourg comme à Hiroshima et Nagasaki. C'est pour légitimer les bombardements sur la Serbie et le Kosovo comme pour masquer la complicité active des grandes puissances avec l'ensemble des atrocités commises lors des conflits en ex-Yougoslavie qu'aujourd'hui encore le Tribunal Pénal International de La Haye juge Milosevic.
De même, après coup, la "communauté internationale" tente de justifier la guerre en Afghanistan par sa "mission libératrice" du joug des talibans : pseudo-libération des femmes, rétablissement de la liberté du commerce et des loisirs (télévision, radio, sport...). L'argument est d'autant plus dérisoire qu'au même moment, redoublent les affrontements entre les innombrables factions et cliques rivales qui ont pris les rênes du pays depuis la chute des talibans.
Les prétentions de la bourgeoisie de servir la cause de la paix ne sont que mensonges.
Quelle qu'elle soit, l'action de la bourgeoisie vient aggraver en retour le chaos et la barbarie guerrière au niveau mondial. C'est une des manifestations majeures de la faillite historique du capitalisme, de son pourrissement sur pied et de la menace de destruction que sa survie fait peser sur l'humanité. En fait, le véritable responsable, c'est le capitalisme dans son ensemble dont la guerre est devenue le mode de vie permanent.
La seule force sociale porteuse d'un avenir pour l'humanité, c'est la classe ouvrière. Malgré les obstacles actuels qu'elle rencontre, elle est la seule classe capable de mettre un terme au chaos et à la barbarie capitaliste, d'instaurer une nouvelle société au service de l'espèce humaine.
Alors que le capitalisme tente de reporter à la périphérie les contradictions les plus violentes de son système et les effets de sa crise économique, l'exemple de l'Argentine montre l'ampleur des difficultés de la classe ouvrière à retrouver et à réaffirmer son identité de classe et ses luttes se retrouvent dévoyées dans l'impasse de l'interclassisme (voir article page 2). A un autre niveau, la classe ouvrière est aujourd'hui largement confrontée au piège du pacifisme qui, en semant les mêmes illusions interclassistes, agitées notamment par les "antimondialistes", n'est qu'une façon de la ramener derrière la défense des intérêts nationaux de la bourgeoisie. Le prolétariat a pour responsabilité essentielle d'intégrer dans le développement de ses luttes, face aux attaques de la bourgeoisie, la conscience des enjeux historiques et du danger mortel que fait courir le chaos et la barbarie guerrière à l'humanité. Cela devra renforcer à terme sa détermination à poursuivre, développer et unifier son combat de classe : "Le siècle qui commence sera décisif pour l'histoire de l'humanité. Si le capitalisme poursuit sa domination de la planète, la société sera plongée avant 2100 dans la plus totale barbarie, une barbarie à côté de laquelle celle qu'elle a connue au cours du 20e siècle fera figure d'une petite migraine, une barbarie qui la ramènera à l'âge de pierre ou qui carrément la détruira. C'est pourquoi, s'il existe un avenir pour l'espèce humaine, il est entièrement entre les mains du prolétariat mondial dont la révolution peut seule renverser la domination du mode de production capitaliste qui est responsable, du fait de sa crise historique, de toute la barbarie actuelle"'(Revue Internationale, n° 104, 1er trimestre 2001 "A l'aube du 21e siècle... Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme").
GF (7 avril)
Les événements qui se sont déroulés en Argentine de décembre 2001 à février 2002 ont suscité un grand intérêt chez les éléments politisés du monde entier. Des discussions et des réflexions ont eu lieu parmi les ouvriers combatifs sur leur lieu de travail. Certains groupes trotskistes ont parlé de "début de la révolution".
Au sein de la Gauche communiste, le BIPR a dédié de nombreux articles à ces événements et a affirmé, dans une Déclaration, que : "En Argentine, les ravages dus à la crise économique ont mis en mouvement un prolétariat fort et déterminé sur le terrain de la lutte et de l'auto-organisation, propre à exprimer une rupture de classe" (1).
L'intérêt qu'a suscité la situation d'effervescence sociale en Argentine est tout à fait légitime et compréhensible. En effet, depuis l'effondrement du bloc de l'Est en 1989, la situation internationale n'a pas été marquée par de grands mouvements prolétariens de masse comme l'avaient été, par exemple, la grève en Pologne en 1980 ou des luttes comme celles de Cordoba en Argentine en 1969. Le devant de la scène a été dominé par la barbarie guerrière (la guerre du Golfe en 1991, la Yougoslavie, l'Afghanistan, le Moyen-Orient...), par les effets tous les jours plus profonds de l'avancée de la crise économique mondiale (licenciements massifs, chômage, baisse des salaires et des pensions) et par les différentes manifestations de la décomposition du capitalisme (destruction de l'environnement, multiplication des catastrophes "naturelles" et "accidentelles", développement du fanatisme religieux, racial, de la criminalité, etc.).
Cette situation, dont nous avons analysé les causes en détail (2), est à l'origine du fait que les éléments politisés portent une attention particulière aux événements qui se sont déroulés en Argentine et qui semblent rompre avec cette ambiance dominante des "mauvaises nouvelles" : en Argentine, les protestations de rue ont provoqué un ballet sans précédent de présidents (5 en 15 jours), elles ont pris la forme de nombreuses assemblées "auto-convoquées" et ont exprimé bruyamment leur rejet de "tous les politiques".
Les révolutionnaires se doivent de suivre attentivement les mouvements sociaux afin de prendre position et d'intervenir partout où la classe ouvrière se manifeste. Il est certain que les ouvriers ont participé aux mobilisations qui se sont succédées en Argentine et que certaines luttes isolées ont formulé de claires revendications de classe et se sont heurtées au syndicalisme officiel. Nous sommes solidaires de ces combats, mais notre contribution la plus importante, en tant que groupe révolutionnaire, est d'abord et avant tout de dégager la plus grande clarté dans l'analyse de ces événements. C'est de cette clarté que dépend la capacité des organisations révolutionnaires à mener une intervention adéquate, en se référant en permanence au cadre historique et international défini par la méthode marxiste. En effet, la pire erreur que puissent commettre les organisations d'avant-garde du prolétariat mondial serait de semer des illusions au sein de la classe ouvrière, en l'encourageant dans ses faiblesses et en lui faisant prendre ses défaites pour des victoires. Une telle erreur, loin de participer à aider le prolétariat à reprendre l'initiative, à développer ses luttes sur son propre terrain de classe, à s'affirmer comme seule force sociale antagonique au capital, ne peut, au contraire, que rendre sa tâche encore plus difficile.
De ce point de vue, la question que nous posons est : quelle a été la nature de classe des événements en Argentine ? S'agit-il d'un mouvement où, comme le pense le BIPR, le prolétariat a développé son "auto-organisation" et sa "rupture" avec le capitalisme ? Notre réponse est claire et nette : NON. Le prolétariat en Argentine s'est trouvé submergé et dilué dans un mouvement de révolte interclassiste. Ce mouvement de protestation populaire, dans lequel la classe ouvrière a été noyée, n'a pas exprimé la force du prolétariat mais sa faiblesse. Celui-ci n'a été en mesure d'affirmer ni son autonomie politique, ni son auto-organisation.
Le prolétariat n'a pas besoin de se consoler ni de s'accrocher à des chimères illusoires. Ce dont il a besoin, c'est de retrouver le chemin de sa propre perspective révolutionnaire, de s'affirmer sur la scène sociale comme seule et unique classe capable d'offrir un avenir à l'humanité, et partant, d'entraîner derrière lui les autres couches sociales non exploiteuses. Pour cela, le prolétariat a besoin de regarder la réalité en face, il ne doit pas avoir peur de la vérité. Pour développer sa conscience et hisser ses luttes à la hauteur des enjeux de la situation historique présente, il ne peut faire l'économie de la critique de ses faiblesses, d'une réflexion de fond sur les erreurs qu'il commet et sur les difficultés qu'il rencontre. Les événements d'Argentine serviront au prolétariat mondial - et au prolétariat argentin lui-même dont les capacités de lutte ne se sont pas épuisées, loin de là, - s'il en tire une leçon claire : la révolte interclassiste n'affaiblit pas le pouvoir de la bourgeoisie, ce qu'elle affaiblit principalement, c'est le prolétariat lui-même.
L'effondrement de l'économie argentine : une manifestation éclatante de l'aggravation de la crise.
Nous n'entrerons pas ici dans une analyse détaillée de la crise économique en Argentine. Nous renvoyons pour cela à notre presse territoriale (3).
Particulièrement significatives de la situation sont l'escalade brutale du chômage qui est passée de 7% en 1992 à 17% en octobre 2001 et a atteint 30% rien qu'en trois mois (décembre 2001), et l'apparition, pour la première fois depuis l'époque de la colonisation espagnole, du phénomène de la faim dans un pays considéré, jusqu'à récemment, de "niveau européen" et dont la production principale est, précisément, la viande et le blé.
Loin d'être un phénomène local, provoqué par des causes telles que la corruption ou la volonté de "vivre comme des européens", la crise argentine constitue un nouvel épisode de l'aggravation de la crise économique du capitalisme. Cette crise est mondiale et affecte tous les pays. Mais ceci ne signifie pas qu'elle les affecte tous de la même façon et au même niveau. "Si elle n'épargne aucun pays, la crise mondiale exerce ses effets les plus dévastateurs non dans les pays les plus développés, les plus puissants, mais dans les pays qui sont arrivés trop tard dans l'arène économique mondiale et dont la route au développement est définitivement barrée par les puissances plus anciennes." ("Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte de classe", Revue Internationale n° 31).
De plus, face à la poursuite de l'aggravation de la crise, les pays les plus forts prennent des mesures destinées à se défendre contre ses coups et à reporter ceux-ci sur les pays plus faibles ("libéralisation" du commerce mondial, "mondialisation" des transactions financières, investissements dans des secteurs clés des pays plus faibles utilisant les privatisations, les politiques du FMI, etc.) c'est-à-dire tout ce qu'on appelle la "mondialisation". Ceci n'est rien d'autre qu'un ensemble de mesures de capitalisme d'Etat appliquées à l'économie mondiale par les grands pays pour se protéger de la crise et reporter ses pires effets sur les plus faibles (4). Les données fournies par la Banque mondiale (5) sont éloquentes : entre 1980 et 2000, les créanciers privés recevront de l'ensemble des pays d'Amérique latine 192 milliards de dollars de plus que le montant qu'ils ont prêté, mais entre 1999-2000, donc en deux ans seulement, cette différence s'accroît de rien moins que 86 288 millions de dollars, c'est-à-dire pratiquement la moitié de la différence produite en 20 ans. Pour sa part, le FMI, entre 1980 et 2000, a octroyé aux pays sud-américains des crédits d'un montant de 71,3 milliards de dollars en même temps que ces derniers remboursaient, dans le même laps de temps, 86,7 milliards !
Et pourtant, la situation en Argentine n'est que le sommet de l'iceberg : derrière l'Argentine, il y a une série de pays, assez importants pour diverses raisons - leur rôle en tant que fournisseur de pétrole, leur position stratégique - qui sont des candidats potentiels à subir le même effondrement économique et politique : le Venezuela, la Turquie, le Mexique, le Brésil, l'Arabie saoudite...
Mouvement autonome de classe ou révolte interclassiste aveugle et chaotique ?
Comme l'affirme, de façon lapidaire, le BIPR dans sa publication italienne, le capitalisme répond à la faim par encore plus de faim. Le BIPR montre aussi clairement l'absence d'alternative contenue dans les multiples mesures de "politique économique" proclamées par les gouvernements, oppositions ou "mouvements alternatifs" comme le Forum social de Porto Alegre. Les remèdes ingénieux que prescrivent ces démagogues ont été disqualifiés les uns après les autres par les faits eux-mêmes en 30 ans de crise (6). De ce fait, le BIPR conclut à juste raison : "Il ne faut pas se faire d'illusion : à ce stade, le capitalisme n'a rien d'autre à offrir que la généralisation de la misère et de la guerre. Seul le prolétariat peut enrayer cette tragique dérive." (7)
Cependant, les mouvements de protestation en Argentine sont évalués par le BIPR de la façon suivante : "[Le prolétariat] est descendu spontanément dans la rue, entraînant derrière lui la jeunesse, les étudiants, et des parties importantes de la petite bourgeoisie prolétarisée et paupérisée comme lui. Tous ensemble, ils ont exercé leur rage contre les sanctuaires du capitalisme, les banques, les bureaux et surtout les supermarchés et autres magasins qui ont été pris d'assaut comme les fours à pain au Moyen-Age. Malgré le gouvernement qui, dans l'espoir d'intimider les rebelles, n'a rien trouvé de mieux que de déchaîner une répression sauvage, faisant de nombreux morts et blessés, la révolte n'a pas cessé, s'étendant à tout le pays, assumant des caractéristiques toujours plus classistes."
Dans les mobilisations sociales qui ont eu lieu en Argentine, nous pouvons distinguer trois composantes :
Premièrement, les assauts contre les supermarchés menés essentiellement par des marginaux, la population lumpenisée ainsi que par les jeunes chômeurs.
Ces mouvements ont été férocement réprimés par la police, les vigiles privés et les commerçants eux-mêmes. Dans de nombreux cas, ils ont dégénéré en cambriolages d'habitations dans les quartiers pauvres ou en saccages de bureaux, de magasins (8), etc. La principale conséquence de cette 'première composante' du mouvement social est qu'elle a conduit à de tragiques affrontements entre les travailleurs eux-mêmes comme l'illustre l'affrontement sanglant entre les piqueteros qui voulaient emporter des aliments et les employés du Marché central de Buenos Aires le 11 janvier. (9)
Pour le CCI, les manifestations de violence au sein de la classe ouvrière (qui sont ici une illustration des méthodes propres aux couches lumpénisées du prolétariat) ne sont nullement une expression de sa force, mais au contraire de sa faiblesse. Ces affrontements violents entre différentes parties de la classe ouvrière constituent une entrave à son unité et à sa solidarité et ne peuvent que servir les intérêts de la classe dominante.
La seconde composante a été "le mouvement des cacerolas (casseroles)".
Cette composante a été essentiellement incarnée par les "classes moyennes", exaspérées par le mauvais coup porté par la séquestration et la dévaluation de leur épargne, ce qu'on appelle corralito. La situation de ces couches est désespérée : "Chez nous, la pauvreté s'allie à un chômage élevé ; à cette pauvreté s'ajoutent les 'nouveaux pauvres' qui y tombent, anciens membres de la classe moyenne, à cause d'une mobilité sociale déclinante, à l'inverse de l'émigration argentine florissante des débuts du 20e siècle." (10) Les employés du secteur public, les retraités, certains secteurs du prolétariat industriel reçoivent, comme la petite bourgeoisie, le coup de poignard que constitue le corralito : leurs maigres économies, acquises grâce à l'effort de toute une vie, se trouvent pratiquement réduites à néant ; ces compléments à des pensions de misère, se sont volatilisés. Cependant, aucune de ces caractéristiques n'apporte un caractère de classe au mouvement des cacerolas, et ce dernier reste une révolte populaire interclassiste, dominée par les prises de position nationalistes et "ultra-démocratiques".
La troisième composante est formée par toute une série de luttes ouvrières.
Il s'agit notamment des grèves d'enseignants dans la grande majorité des 23 provinces d'Argentine, du mouvement combatif des cheminots au niveau national, de la grève de l'hôpital Ramos Mejias à Buenos Aires ou de la lutte de l'usine Bruckmann dans le Grand Buenos Aires au cours de laquelle ont eu lieu des affrontements tant avec la police en uniforme qu'avec la police syndicale, de la lutte des employés de banque, de nombreuses mobilisations de chômeurs qui, depuis deux ans, ont fait des marches à travers le pays tout entier (les fameux piqueteros).
Les révolutionnaires ne peuvent évidemment que saluer l'énorme combativité dont a fait preuve la classe ouvrière en Argentine. Mais, comme nous l'avons toujours affirmé, la combativité, aussi forte soit-elle, n'est pas le seul et principal critère permettant d'avoir une vision claire du rapport de forces entre les deux classes fondamentales de la société : la bourgeoisie et le prolétariat. La première question a laquelle nous devons répondre est la suivante : ces luttes ouvrières qui ont explosé aux quatre coins du pays et dans de nombreux secteurs, se sont-elles inscrites dans une dynamique pouvant déboucher sur un mouvement uni de toute la classe ouvrière, un mouvement massif capable de briser les contre-feux mis en place par la bourgeoisie (notamment ses forces d'opposition démocratiques et ses syndicats) ? A cette question, la réalité des faits nous oblige à répondre clairement : non. Et c'est justement parce que ces grèves ouvrières sont restées éparpillées, et n'ont pu déboucher sur un gigantesque mouvement unifié de toute la classe ouvrière que le prolétariat en Argentine n'a pas été en mesure de se porter à la tête du mouvement de protestation sociale et d'entraîner dans son sillage, derrière ses propres méthodes de lutte, l'ensemble des couches non exploiteuses. Au contraire, du fait de son incapacité à se porter aux avant-postes du mouvement, ses luttes ont été noyées, diluées et polluées par la révolte sans perspective des autres couches sociales qui, bien qu'elles soient elles-mêmes victimes de l'effondrement de l'économie argentine, n'ont aucun avenir historique. Pour les marxistes, la seule méthode permettant de ne pas perdre la boussole et de pouvoir s'orienter dans une telle situation se résume dans la question : qui dirige le mouvement ? Quelle est la classe sociale qui a l'initiative et marque la dynamique du mouvement ? Ce n'est qu'en étant capables d'apporter une réponse correcte à cette question que les révolutionnaires pourront contribuer à ce que le prolétariat avance vers la perspective de son émancipation et, par là même, de celle de l'humanité tout entière, en se dégageant de la dérive tragique dans laquelle l'emporte le capitalisme.
Et là dessus, le BIPR commet une grave erreur de méthode. Contrairement à sa vision photographique et empiriste, ce n'est pas le prolétariat qui a entraîné les étudiants, les jeunes, des parties importantes de la petite bourgeoisie, mais c'est précisément l'inverse. C'est la révolte désespérée, confuse et chaotique d'un ensemble de couches populaires qui a submergé et dilué la classe ouvrière. Un examen sommaire des prises de position, des revendications et du type de mobilisation des assemblées populaires de quartier qui ont proliféré à Buenos Aires et se sont étendues à tout le pays, le montre dans toute sa crudité. Que demande l'appel à manifester du cacerolazo mondial des 2 et 3 février 2002, appel qui a trouvé un écho auprès de vastes secteurs politisés, dans plus de vingt villes de quatre continents ? Ceci : "Cacerolazo global, nous sommes tous l'Argentine, tout le monde dans la rue, à New York, Porto Alegre, Barcelone, Toronto, Montréal - (ajoute ta ville et ton pays). Que tous s'en aillent ! FMI, Banque mondiale, Alca, multinationales voleuses, gouvernements/politiques corrompus ! Qu'il n'en reste pas un ! Vive l'assemblée populaire ! Debout le peuple argentin !" Ce "programme", malgré toute la colère qu'il exprime contre "les politiques", est celui que ces derniers défendent tous les jours, de l'extrême-gauche à l'extrême-droite, car les gouvernements "ultra-libéraux" eux-mêmes savent porter des coups "critiques" à l'ultra-libéralisme, aux multinationales, à la corruption, etc.
D'autre part, ce mouvement de protestation "populaire" a été très fortement marqué par le nationalisme le plus extrême et réactionnaire. Dans toutes les manifestations d'assemblées de quartiers, il est répété jusqu'à la nausée que l'objectif est de "créer une autre Argentine", de "reconstruire notre pays sur ses propres bases". Sur les sites Internet des différentes assemblées de quartiers, on trouve des débats de type réformiste et nationaliste, tels que : devons-nous payer la dette extérieure ? Quelle est la meilleure solution, imposer le peso ou le dollar ? Sur un site Internet, il est proposé, de façon louable, de travailler à la "formation et à la prise de conscience" des gens, et pour cela, d'ouvrir un débat sur Le contrat social de Jean-Jacques Rousseau (11) et il est aussi demandé un retour aux classiques argentins du 19e siècle comme San Martin ou Sarmiento.
Il faut être particulièrement myope (ou avoir envie de se rassurer en se racontant des contes pour enfants) pour ne pas voir que ce nationalisme outrancier a également contaminé les luttes ouvrières : les travailleurs de TELAM ont mis à la tête de leurs manifestations des drapeaux argentins ; dans un quartier ouvrier du Grand Buenos Aires, l'assemblée tenue contre le paiement d'un nouvel impôt municipal a entonné l'hymne national au début et à la fin.
Du fait de son caractère interclassiste, ce mouvement populaire et sans perspective ne pouvait rien faire d'autre que de préconiser les mêmes solutions réactionnaires qui ont conduit à la situation tragique dans laquelle a plongé la population, et dont les partis politiques, les syndicats, l'Église, etc.- c'est-à-dire les forces capitalistes contre lequel ce mouvement voulait lutter - ont la bouche pleine. Mais cette aspiration à la répétition de la situation antérieure, cette recherche de la poésie du passé est une confirmation très éloquente de son caractère de révolte sociale impuissante et sans avenir. Comme en témoigne, avec une grande sincérité, un participant aux assemblées : "Beaucoup disent que nous n'avons pas de propositions à faire, que tout ce que nous savons faire, c'est de nous opposer. Et nous pouvons dire avec orgueil que oui, nous nous opposons au système établi par le néolibéralisme. Comme un arc tendu par l'oppression, nous sommes les flèches lancées contre la pensée unique. Notre action sera défendue, pied à pied, par nos habitants pour exercer le droit le plus ancien des peuples, la résistance populaire" (12)
En Argentine même, en 1969-73, le Cordobazo, la grève de Mendoza, la vague de luttes qui a inondé le pays, ont constitué la clé de l'évolution sociale. Sans avoir loin de là un caractère insurrectionnel, ces luttes ont marqué le réveil du prolétariat qui, à son tour, a conditionné toutes les questions politiques et sociales du pays. Mais en Argentine, en décembre 2001, du fait de l'aggravation de la décomposition de la société capitaliste, la situation n'est pas la même. Le prolétariat se trouve aujourd'hui confronté à des difficultés nouvelles, à des obstacles qu'il doit encore surmonter pour pouvoir s'affirmer, développer son identité et son autonomie de classe. Contrairement à la période du début des années 70, la situation sociale en Argentine a été marquée par un mouvement interclassiste qui a dilué le prolétariat et n'a marqué la scène politique que de façon éphémère et impuissante. Certes, le mouvement des cacerolas a réalisé un exploit digne du Guiness des records, avec le renversement successif de 5 présidents en 15 jours. Mais tout ceci n'est rien d'autre qu'un feu de paille. Actuellement, les sites web des Assemblées populaires constatent amèrement que le mouvement s'est évanoui comme par enchantement, de sorte que le rusé Duhalde est parvenu à rétablir l'ordre sans avoir en aucune manière atténué la misère galopante ni fait en sorte que son plan économique apporte la moindre solution.
La leçon des événements d'Argentine
Dans la période historique actuelle que nous avons définie comme étant la phase de décomposition du capitalisme (13), le prolétariat court un risque très important : celui de la perte de son identité de classe, du manque de confiance en lui-même, en sa capacité révolutionnaire à s'ériger en force sociale autonome et déterminante dans l'évolution de la société. Ce danger est le produit de toute une série de facteurs reliés entre eux :
- le coup porté à la conscience du prolétariat par l'effondrement du bloc de l'Est, que la bourgeoisie a pu facilement présenter comme étant "l'effondrement du communisme" et "l'échec historique du marxisme et de la lutte de classe" ;
- le poids de la décomposition du système capitaliste qui érode les liens sociaux et favorise une atmosphère de compétition irrationnelle, y compris dans des secteurs du prolétariat lui-même ;
- la peur vis-à-vis de la politique et de la politisation qui est une conséquence de la forme qu'a prise la contre-révolution (à travers le stalinisme, c'est-à-dire 'de l'intérieur' du bastion prolétarien lui-même et des partis de l'Internationale communiste) et de l'énorme coup qu'a représenté pour la classe ouvrière, historiquement, la dégénérescence coup sur coup, en moins d'une génération, des deux meilleures créations de sa capacité politique et de prise de conscience : d'abord des partis socialistes et à peine dix ans après, des partis communistes.
Ce danger peut finir par l'empêcher de prendre l'initiative face à la désagrégation profonde de toute la société, conséquence de la crise historique du capitalisme. L'Argentine montre avec clarté ce danger potentiel : la paralysie générale de l'économie et les convulsions importantes de l'appareil politique bourgeois n'ont pas été utilisées par le prolétariat pour s'ériger en tant que force sociale autonome, pour lutter pour ses propres objectifs et gagner à travers cela les autres couches de la société. Submergé par un mouvement interclassiste, typique de la décomposition de la société bourgeoise, le prolétariat s'est trouvé entraîné dans une révolte stérile et sans avenir. Pour cette raison, les spéculations qu'ont attisées les milieux trotskistes, anarchistes, autonomes, et de façon générale, les milieux "anti-mondialisation" à propos des événements en Argentine, en les présentant comme "le début d'une révolution", un "nouveau mouvement", la "démonstration pratique qu'une autre société est possible", sont extrêmement dangereuses.
Le plus préoccupant, c'est que le BIPR s'est fait l'écho de ces confusions en apportant sa contribution aux illusions sur "la force du prolétariat en Argentine". (14)
Ces spéculations désarment les minorités que sécrète le prolétariat et qui sont aujourd'hui à la recherche d'une alternative révolutionnaire face à ce monde qui s'écroule. C'est pour cela même qu'il nous paraît important d'éclaircir les raisons pour lesquelles le BIPR croit voir de gigantesques "mouvements de classe" dans ce qui n'est rien de plus que des moulins à vent de révoltes interclassistes.
En premier lieu, le BIPR a toujours rejeté le concept de cours historique avec lequel nous cherchons à comprendre l'évolution des rapports de force entre le prolétariat et la bourgeoisie dans la situation historique présente qui s'est ouverte avec le ressurgissement historique du prolétariat sur la scène sociale en 1968. Tout cela apparaît au BIPR comme du pur idéalisme qui fait "tomber dans des prédictions et des pronostics" (15). Son rejet de cette méthode historique l'amène à avoir une vision immédiatiste et empirique, tant vis-à-vis des faits guerriers que vis-à-vis de la lutte de classe. Ainsi, il n'est pas inutile de rappeler l'analyse qu'avait faite le BIPR de la guerre de Golfe, présentée comme le "début de la 3ème guerre mondiale". C'est encore à cause de cette même méthode photographique qu'il avait présenté la révolution de palais qui mit fin au régime de Ceaucescu presque comme une "révolution" : "La Roumanie est le premier pays dans les régions industrialisées dans lequel la crise économique mondiale a donné naissance à une réelle et authentique insurrection populaire dont le résultat a été le renversement du gouvernement en place? en Roumanie, toutes les conditions objectives et presque toutes les conditions subjectives étaient réunies pour transformer l'insurrection en une réelle et authentique révolution sociale" ("Ceaucescu est mort, mais le capitalisme vit encore", Battaglia Comunista de janvier 1990).
Ainsi, il est clair que le rejet de toute analyse du cours historique ne peut que le conduire à se laisser ballotter par les événements immédiats. Son absence de méthode d'analyse de la situation historique mondiale et du rapport de forces réel entre les classes l'amène tantôt à considérer que nous sommes au bord d'une troisième guerre mondiale, tantôt au bord de la révolution prolétarienne. Comment, selon la "méthode" d'analyse du BIPR, le prolétariat passe-t-il de la situation d'embrigadement derrière les drapeaux nationaux préparant une troisième guerre mondiale à la situation où il est prêt à l'assaut révolutionnaire, cela reste pour nous un mystère et nous attendons toujours que le BIPR nous donne une explication cohérente de ces oscillations.
Pour notre part, face à ce va-et-vient démoralisant, nous estimons que seule la boussole d'une vision globale et historique peut permettre aux révolutionnaires de ne pas être le jouet des événements et d'éviter de tromper leur classe en lui faisant prendre des vessies pour des lanternes.
En second lieu, le BIPR ne cesse d'ironiser sur notre analyse de la décomposition du capitalisme en affirmant qu'elle nous "sert à tout expliquer". Et pourtant, le concept de décomposition est très important pour faire la distinction entre révolte et lutte de classe du prolétariat. Cette distinction est cruciale à notre époque. La situation actuelle du capitalisme évolue effectivement vers la protestation, le tumulte, les chocs entre les classes, les couches et les secteurs de la société. La révolte est le fruit aveugle et impuissant des convulsions de la société agonisante. Elle ne contribue pas au dépassement de ces contradictions mais à leur pourrissement et à leur aggravation. C'est l'expression de l'une des issues de la perspective générale que dégage Le Manifeste communiste de la lutte des classes tout au long de l'histoire selon laquelle elle "se termine toujours par la transformation révolutionnaire de la société ou par l'effondrement des classes en présence", ce dernier terme de l'alternative étant celui qui fournit la base du concept même de décomposition. Face à cela, il y a la lutte de classe du prolétariat qui, si elle est capable de s'exprimer sur son terrain de classe, en maintenant son autonomie et en avançant vers son extension et son auto-organisation, peut se convertir en "un mouvement de l'immense majorité en faveur de l'immense majorité" (ibid.). Tout l'effort des éléments les plus conscients du prolétariat et, de façon plus générale, des ouvriers en lutte, est de ne pas confondre la révolte avec la lutte autonome de la classe, de combattre pour que le poids de la décomposition générale de la société n'entraîne pas la lutte du prolétariat dans l'impasse de la révolte aveugle. Alors que le terrain de celle-ci amène à l'usure progressive des capacités du prolétariat, le terrain de la lutte de classe le conduit vers la destruction révolutionnaire de l'État capitaliste dans tous les pays.
La perspective du prolétariat
Cependant, si en Argentine, les faits montrent clairement le danger encouru par le prolétariat s'il se laisse entraîner sur le terrain pourri de la révolte "populaire" interclassiste, la question du dénouement de l'évolution de la société vers la barbarie ou vers la révolution ne se joue pas là mais dans l'épicentre des grandes concentrations ouvrières du monde et, plus particulièrement, en Europe occidentale.
"Une révolution sociale ne consiste pas simplement en la rupture d'une chaîne, dans l'éclatement de l'ancienne société. Elle est encore et simultanément une action pour l'édification d'une nouvelle société. Ce n'est pas un fait mécanique, mais un fait social indissolublement lié à des antagonismes d'intérêts humains, à la volonté et aux aspirations des classes sociales et de leur lutte". (Revue internationale n°31 op. cit) Les visions mécanistes et matérialistes vulgaires ne voient dans la révolution prolétarienne que l'aspect explosion du capitalisme, mais elles sont incapables de voir l'aspect le plus important et décisif : sa destruction révolutionnaire par l'action consciente du prolétariat, c'est-à-dire ce que Lénine et Trotsky appelaient "le facteur subjectif". Ces visions matérialistes vulgaires constituent une entrave à une prise de conscience de la gravité de la situation historique marquée par l'entrée du capitalisme dans la phase ultime de sa décadence : celle de sa décomposition, de son pourrissement sur pied. De plus un tel matérialisme mécanique et contemplatif se contente de se "satisfaire" de l'aspect "objectivement révolutionnaire" : l'aggravation inexorable de la crise économique, les convulsions de la société, le pourrissement de la classe dominante. Les dangers que représentent les manifestations de la décomposition du capitalisme (de même que l'exploitation idéologique qu'en fait la classe dominante) pour la conscience du prolétariat, pour le développement de son unité et de sa confiance en lui-même, sont balayés d'un revers de main par le matérialisme vulgaire ! (16)
Mais la clé d'une perspective révolutionnaire à notre époque réside précisément dans la capacité du prolétariat à développer dans ses luttes cet ensemble d'éléments "subjectifs" (sa conscience, sa confiance en son devenir révolutionnaire, son unité et sa solidarité de classe) qui lui permettront de contrecarrer progressivement puis de mettre fin en le dépassant au poids de la décomposition idéologique et sociale du capitalisme. Là où existent les conditions les plus favorables pour ce développement, c'est précisément dans les grandes concentrations ouvrières d'Europe occidentale, où "les révolutions sociales ne se produisent pas là où l'ancienne classe dominante est la plus faible et où sa structure est la moins développée, mais au contraire là où sa structure a atteint son plus grand achèvement compatible avec les forces productives et où la classe porteuse des nouveaux rapports de production appelés à se substituer aux anciens devenus caducs est la plus forte... Marx et Engels cherchent et misent sur les points où le prolétariat est le plus fort, le plus concentré et le plus apte à opérer la transformation sociale. Car, si la crise frappe en premier lieu et plus brutalement les pays sous-développés en raison même de leur faiblesse économique et de leur manque de marge de man?uvre, il ne faut jamais perdre de vue que la crise a sa source dans la surproduction et donc dans les grands centres de développement du capitalisme. C'est là une autre raison pour laquelle les conditions d'une réponse à cette crise et à son dépassement résident fondamentalement dans ces grands centres." (ibid.)
En fait, la vision déformée du BIPR sur le contenu de classe des événements d'Argentine est à mettre en relation avec son analyse des potentialités du prolétariat des pays de la périphérie qui s'exprime notamment dans ses "Thèses sur la tactique communiste dans les pays de la périphérie capitaliste" adoptées par le 6e congrès de Battaglia comunista (publiées en italien dans Prometeo n° 13, série V, juin 1997). Suivant ces thèses, les conditions qui prévalent dans les pays de la périphérie déterminent dans ces derniers "un potentiel de radicalisation des consciences plus élevé que dans les formations sociales des grandes métropoles" ce qui entraîne que "Il reste la possibilité que la circulation du programme communiste parmi les masses soit plus facile et le 'niveau d'attention' obtenu par les communistes révolutionnaires plus élevé, par rapport aux formations sociales du capitalisme avancé." Dans la Revue internationale n° 100 ("La lutte de la classe ouvrière dans les pays de la périphérie du capitalisme") nous réfutons en détail une telle analyse de sorte qu'il n'est pas nécessaire d'y revenir ici. Ce que nous devons signaler, c'est que la vision faussée du BIPR de la signification des révoltes récentes en Argentine constitue une illustration non seulement de son incapacité d'intégrer la notion de cours historique de même que celle de la décomposition du capitalisme, mais aussi du caractère erroné de ces thèses.
Pour sa part, notre analyse ne signifie nullement que nous méprisons ou sous-estimons les luttes du prolétariat en Argentine ou dans d'autres zones où le capitalisme est plus faible. Elle signifie simplement que les révolutionnaires, en tant qu'avant garde du prolétariat, ayant une vision claire de la marche générale du mouvement prolétarien dans son ensemble, ont la responsabilité de contribuer à faire en sorte que le prolétariat et ses minorités révolutionnaires aient, dans tous les pays, une vision plus claire et plus exacte de ses forces et de ses limites, de qui sont ses alliés et de comment orienter ses combats.
Contribuer à cette perspective est la tâche des révolutionnaires. Pour l'accomplir, ils doivent résister de toutes leurs forces à la tentation opportuniste de voir, par impatience, par immédiatisme et manque de confiance historique dans le prolétariat, un mouvement de classe là où - comme ce fut le cas en Argentine, il n'y a eu qu'une révolte interclassiste.
Adalen (10 mars 2002)
Notes :
(1) On peut trouver cette Déclaration sur le site Internet du BIPR (https://www.inter-nationalist.net [4]) ; elle s'intitule : "D'Argentine, une leçon : ou le parti révolutionnaire et le socialisme, ou la misère généralisée et la guerre". Si nous consacrons une bonne partie de cet article à réfuter les analyses du BIPR, ce n'est nullement à cause d'une hostilité particulière de notre part envers cette organisation mais parce qu'elle représente, avec la nôtre, la principale composante du milieu politique prolétarien ce qui nous donne la responsabilité de combattre celles de ses conceptions que nous estimons erronées et facteurs de confusion auprès des éléments qui s'approchent des positions de la Gauche communiste.
(2) Voir dans la Revue internationale : "Effondrement du bloc de l'Est, des difficultés accrues pour le prolétariat" n°60 ; "Pourquoi le prolétariat n'a pas encore renversé le capitalisme ?" n°103 et 104 ; "Rapport sur la lutte de classe" n°107.
(3) Voir en particulier les n° 319 et 320 de Révolution internationale
(4) Voir le "Rapport sur la crise économique" dans la Revue internationale n°106.
(5) Source : Banque mondiale, World Development indicators 2001.
(6) Voir le "Rapport sur la crise économique" mentionné plus haut dans la Revue internationale n°106, et l'article "30 ans de crise du capitalisme" dans la Revue internationale n° 96 à 98
(7) Prise de position du BIPR sur l'Argentine, mentionnée plus haut.
(8) Un journal - Pagina, 12 janvier 2000 - rapportait : "le fait, sans précédent, que dans certains quartiers du Grand Buenos Aires, les saccages sont passés des commerces aux maisons."
(9) Voir Révolution internationale n°320, organe du CCI en France.
(10) Repris d'un Site Web présentant des résumés de la presse argentine.
(11) Ce n'est pas négatif en soi d'étudier les oeuvres des penseurs antérieurs au mouvement ouvrier, puisque ce dernier intègre et dépasse dans sa conscience révolutionnaire tout l'héritage historique de l'humanité. Néanmoins, ce n'est pas précisément un point de départ adéquat pour affronter les graves problèmes actuels que de commencer par Rousseau.
(12) Tiré du forum Internet, www.cacerolazo.org [5].
(13) Lire les "Thèses sur la décomposition" parues dans la Revue internationale n°62 et republiées dans la Revue internationale n°107.
(14) En revanche, le PCI, dans le n°460 de son journal le Prolétaire, adopte une prise de position claire, dès le titre de son article ("Les cacerolazos ont pu renverser les présidents. Pour combattre le capitalisme, il faut la lutte ouvrière !"), et il dénonce le caractère inter-classiste du mouvement en défendant que : "Il n'existe qu'une voie pour s'opposer à cette politique : la lutte contre le capitalisme, la lutte ouvrière unissant tous les prolétaires sur des objectifs non populaires mais de classe, la lutte non nationale mais internationale, la lutte se fixant le but final non de la réforme mais de la révolution".
(15) Pour connaître notre conception du cours historique, on peut lire nos articles dans la Revue internationale n° 15, 17 et 107. Nous avons fait des polémiques avec le BIPR sur ce sujet dans la Revue internationale n° 36 et 89.
(16) "Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux différentes facettes de cette décomposition idéologique :
- l'action collective, la solidarité trouvent en face d'elles l'atomisation, le "chacun pour soi", la "débrouille individuelle" ;
- le besoin d'organisation se confronte à la décomposition sociale, à la déstructuration des rapports qui fondent toute vie en société ;
- la confiance dans l'avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le "no future" ;
- la conscience, la lucidité, la cohérence de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque." ("La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme", Revue internationale n° 107)
Le débat sur la "culture prolétarienne"
Dans les articles précédents de cette série, nous avons examiné comment, au cours des années 1920, 30 et 40, les plus sombres de la contre-révolution, le mouvement communiste s'est efforcé de comprendre ce qui était advenu de la première dictature du prolétariat établie à l'échelle d'un pays entier : le pouvoir des Soviets en Russie. Des articles à venir traiteront des leçons que les révolutionnaires ont tirées de la disparition de cette dictature et qu'il faut appliquer à tout régime prolétarien du futur. Mais avant de poursuivre dans cette direction, nous devons revenir sur ces jours où la révolution russe était encore en vie, et étudier un aspect-clé de la transformation communiste qui a été posé mais évidemment non résolu au cours de cette période. Nous voulons évoquer la question de la «culture».
Nous ne le faisons pas sans une certaine hésitation, car le sujet est extrêmement vaste, et le terme de culture lui-même peut être employé abusivement. Ceci est d'autant plus vrai dans la période actuelle «d'atomisation» que nous appelons la phase de décomposition du capitalisme. Il est vrai que dans les phases précédentes du capitalisme, la culture était généralement identifiée avec la culture de «haut niveau» correspondant à la production artistique de la seule classe dominante, une vision qui ignorait ou rejetait ses expressions plus «marginales» (il suffit de considérer, par exemple, le mépris de la bourgeoisie envers les expressions culturelles des sociétés primitives colonisées). Aujourd'hui, au contraire, on nous dit que nous vivons dans un monde «multiculturel» où toutes les formes d'expression culturelle ont la même valeur et où, en fait, chaque aspect partiel de la vie sociale devient lui-même une «culture» («culture de la violence», «culture du toujours plus», «culture de la dépendance», etc....). Avec de telles simplifications, il devient impossible d'arriver à une quelconque notion générale et unifiée de la culture en tant que produit d'époques définies de l'histoire humaine ou de l'histoire de l'humanité dans sa globalité. Un usage particulièrement pernicieux de cette manière de penser la culture aujourd'hui apparaît à travers le conflit impérialiste en Afghanistan : on n'arrête pas de nous le présenter comme un conflit entre deux cultures, entredeux civilisations, plus précisément la «civilisation occidentale» et la «civilisation musulmane». Et ceci sans aucun doute pour nous cacher la réalité : aujourd'hui il ne règne qu'une seule civilisation sur la planète, la civilisation décadente du capitalisme mondial.
En revanche et en conformité avec la démarche moniste du marxisme, Trotsky définit la culture comme suit : « Rappelons-nous tout d'abord qu'à l'origine, culture désignait un champ labouré, se distinguant d'une forêt ou d'un sol vierge. Culture était opposé à Nature, c'est-àdire ce qui était produit par les efforts de l'Homme par opposition à ce qui était donné par la Nature. Cette antithèse garde fondamentalement toute sa valeur aujourd'hui ».
La Culture, c'est tout ce qui a été créé, bâti, appris, conquis par l'Homme au cours de toute son histoire et qu 'on distingue de tout ce que la Nature a donné, en y incluant l'histoire naturelle de l'Homme lui-même, en tant qu'espèce animale. La science qui étudie l'Homme comme produit de l'évolution animale est appelée l'anthropologie. Mais à partir du moment où l'Homme s'est séparé du monde animal -approximativement quand il s'est saisi d'outils primitifs de pierre ou de bois pour accroître la puissance de son propre corps - alors a commencé la création et l'accumulation de la Culture, c'est-à-dire tout ce qui constitue son savoir et son habileté dans son combat pour la domination de la nature» (Culture et Socialisme, 1926). Ceci est en effet une définition très large, une défense de la vision matérialiste de l'émergence de l'homme, qui montre que la transition de la nature vers la culture n'est rien d'autre que le produit de quelque chose d'aussi essentiel et universel que le travail.
Il n'en demeure pas moins que d'après cette définition, la politique et l'économie, dans leur plus large acception, sont elles mêmes des expressions de la culture humaine, et nous pourrions courir le danger de perdre de vue ce dont nous parlons. Cependant, dans un autre essai, «L'homme ne vit pas que de politique» - 1923, Trotsky signale que pour comprendre le véritable rapport entre la politique et la culture, il est nécessaire de fournir, à côté de son sens le plus large, une définition plus «étroite» du domaine politique, comme «caractérisant une certaine partie de l'activité sociale, étroitement liée à la lutte pour le pouvoir, et opposée au travail économique, culturel, etc.» ; ceci est également valable pour le terme culture, qui, dans ce contexte, s'applique à des domaines tels que l'art, l'éducation et les Questions du mode de vie (titre d'une série d'essais de Trotsky comprenant l'article cité ci-dessus). Vus sous cet angle, les aspects culturels de la révolution pourraient apparaître secondaires, ou du moins comme dépendants des domaines politique et économique. Et c'est en fait le cas : comme Trotsky le montre dans le texte que nous republions plus loin, c'est une folie d'espérer une réelle renaissance culturelle tant que la bourgeoisie n'a pas été politiquement défaite et que lesf ondations matérielles de la société socialiste n'ont pas été mises en place. De façon identique, même si nous réduisons encore le problème de la culture au seul domaine de l'art, demeure posée la question fondamentale de la nature de la société que la révolution veut bâtir. Ce n'est pas un hasard, par exemple, si la contribution la plus élaborée de Trotsky à la théorie marxiste sur l'art, Littérature et Révolution, se conclut par une vision étendue de la nature humaine dans une société communiste avancée. Car si l'art est l'expression par excellence de la créativité humaine, alors il nous fournit la clef pour comprendre ce que seront les êtres humains une fois que les chaînes de l'exploitation auront été définitivement brisées.
Pour nous orienter dans ce vaste domaine, nous allons suivre de près les écrits de Trotsky sur ce sujet qui, s'ils ne sont pas très connus, fournissent jusqu'à présent la trame la plus claire pour aborder ce problème ([1] [8]). Et plutôt que de paraphraser Trotsky lui-même, nous republierons de larges extraits de deux chapitres de Littérature et Révolution. Le second se concentrera sur un portrait évocateur de la société future. Mais dans ce numéro nous publions un extrait du chapitre «La culture prolétarienne et l'art prolétarien» qui représente une composante importante de la contribution de Trotsky au débat sur la culture au sein du parti bolchevique et du mouvement révolutionnaire en Russie. Pour situer cette contribution, il importe d'en décrire le contexte historique.
Le débat sur la «culture prolétarienne» en Russie pendant la révolution
Que le débat sur la culture n'ait été en aucun cas secondaire s'illustre par le fait que Lénine a été amené à préparer la résolution suivante, pour être présentée par la Fraction communiste au congrès du mouvement Proletkult en 1920 :
«I 'Dans la république soviétique des ouvriers et des paysans, tout l'enseignement, tant dans /e domaine de l'éducation politique en général que, plus spécialement, dans celui de l'art, doit être pénétré de l'esprit de lu lutte de classe du prolétariat pour la réalisation victorieuse des objectifs de sa dictature, c'est-à-dire pour le renversement de lu bourgeoisie, pour l'abolition des classes, pour lu suppression de toute exploitation de l'homme par l'homme.
2 °C'est pourquoi le prolétariat, représenté tant par son avant-garde, le Parti communiste, que par l'ensemble des diverses organisations prolétariennes en général, doit prendre la part la plus active et lu plus importante dans tout le domaine de l'instruction publique.
3 ° L'expérience de l'histoire moderne et, en particulier, celle de plus d'un demi siècle de lutte révolutionnaire du prolétariat de tous les pays du monde, depuis la parution du Manifeste communiste, prouve indiscutablement que lu conception marxiste du monde est la seule expression juste des intérêts, des vues et de la culture du prolétariat révolutionnaire.
4° Le marxisme a acquis une importance historique en tant qu'idéologie du prolétariat révolutionnaire du fait que, loin de rejeter les plus grandes conquêtes de l'époque bourgeoise, il a - bien au contraire - assimilé et repensé tout ce qu'il y avait de précieux dans la pensée et la culture humaines plus de deux fois millénaires. Seul le travail effectué sur cette base et dans ce sens, animé par l'expérience de lu dictature du prolétariat, qui est l'étape ultime de sa lutte contre toute exploitation, peut être considéré comme le développement d'une culture vraiment prolétarienne.
5° S'en tenant rigoureusement à cette position de principe, le Congrès du «Proletkult» de Russie rejette résolument, comme fausse sur le plan théorique et nuisible sur le plan pratique, toute tentative d'inventer une culture particulière, de s'enfermer dans ses organisations spécialisées, de délimiter les champs d'action du Commissariat du Peuple à l'Instruction publique et du «Proletkult» ou d'établir «l'autonomie» du «Proletkult» au sein des institutions du Commissariat du Peuple à l'lnstruction publique etc. Bien au contraire, le Congrès fait un devoir absolu à toutes les organisations, du «Proletkult» de se considérer entièrement comme des organismes auxiliaires du réseau d'institutions du Commissariat du peuple à l'Instruction publique et d'accomplir, sous la direction générale du pouvoir des Soviets (et plus spécialement du Commissariat du Peuple à l'Instruction publique) et du Parti communiste de Russie, leurs tâches, en tant que partie des tâches inhérentes à la dictature du prolétariat» (8 octobre 1920, Lénine, De lu culture prolétarienne)
Le Mouvement pour la Culture prolétarienne, en abrégé Proletkult, fut formé en
1917 dans le but de fournir une orientation politique à la dimension culturelle de la révolution. Il est le plus souvent associé à Alexandre Bogdanov, qui avait été membre de la fraction bolchevique dans ses toutes premières années, mais qui était entré en conflit avec Lénine sur bon nombre de sujets, pas seulement sur la formation du groupe des Ultimalistes en 1905 ([2] [9]), mais aussi, et c'est plus connu, parce que Bogdanov s'était fait le champion des idées de Mach et d'Avenarius dans le domaine de la philosophie, et plus généralement à cause de ses efforts pour «compléter» le marxisme à l'aide de systèmes théoriques variés, tels que sa notion de «tectologie». Nous ne pouvons pas, ici, entrer dans les détails de la pensée de Bogdanov ; du peu que nous en sachions (seules quelques oeuvres ont été traduites du russe), il fut capable, malgré ses défauts, de développer des perspectives importantes, notamment sur le capitalisme d'Etat dans la période de décadence. C'est pour cette raison que l'étude critique de ses idées devrait être développée, et ce d'un point de vue clairement prolétarien ([3] [10]). En aucun cas, Proletkult ne fut limité au seul Bogdanov : Boukharine et Lounatcharsky, pour ne nommer que ces deux principaux bolcheviks, participèrent aussi au mouvement et ne partagèrent pas toujours l'opinion que Lénine en avait. Boukharine, par exemple, qui devait présenter la résolution au congrès de Proletkult, s'opposa à certains éléments du projet de Lénine, qui fut finalement présenté sous une forme quelque peu modifiée.
La phase héroïque de la révolution fut une période florissante pour Proletkult, au cours de laquelle le déchaînement des énergies révolutionnaires fit surgir un immense mouvement d'expression et d'expérimentation dans le domaine artistique, pour la plus grande part identifié à la révolution elle-même. De plus, ce phénomène ne fut pas limité à la Russie, comme en témoigne le développement de mouvements tels que Dada et l'Expressionnisme à l'aube de la révolution en Allemagne ou, peu de temps après, le Surréalisme en France et ailleurs. De 1917 à 1920, Proletkult avoisinait le demi million de membres, avec plus de 30 journaux et près de 300 groupes. Pour Proletkult, le combat sur le front culturel était aussi important que sur le front politique et économique. Il se voyait dirigeant le combat culturel, alors que le parti
dirigeait le combat politique et les syndicats le combat économique. De nombreux studios furent mis à la disposition des ouvriers pour s'y réunir et engager des expérimentations dans des domaines comme la peinture, la musique, le théâtre et la poésie, et en même temps étaient encouragées de nouvelles formes de vie en communauté, d'éducation, etc. I1 faut souligner que si l'explosion des expérimentations sociales et culturelles ne fut pas limitée au seul Proletkult et prit beaucoup d'autres noms, ce fut lui, en particulier, qui tenta de situer ces phénomènes à l'intérieur d'une interprétation du marxisme. L'idée conductrice était que le prolétariat, comme le nom Proletkult l'indique, s'il devait s'émanciper du joug de l'idéologie bourgeoise, devait développer sa propre culture qui serait basée sur une rupture radicale d'avec la culture hiérarchisée des vieilles classes dirigeantes. La culture prolétarienne serait égalitaire et collective, alors que la culture bourgeoise était élitiste et individualiste :c'est pourquoi, par exemple, on expérimenta des concerts sans chef d'orchestre et des oeuvres poétiques et picturales collectives. Comme dans le mouvement futuriste avec lequel Proletkult entretenait des relations serrées mais quelque peu critiques, il y avait une forte tendance à exalter tout ce qui avait trait à la modernité, à la ville et à la machine, par contraste avec la culture rurale et moyenâgeuse qui avait dominé la Russie jusqu'alors.
Le débat sur la culture devint très enflammé au sein du parti une fois la guerre civile remportée. C'est à ce moment que Lénine mit l'accent sur l'importance du combat culturel :
«Nous devons admettre qu'il y a eu une modification radicale de notre vision globale du .socialisme. Cette modification radicale est la suivante : au départ, nous avons insisté, et nous devions le faire, sur le combat politique, sur lu révolution, sur le pouvoir politique dont nous devions nous emparer, etc... Maintenant notre préoccupation principale s'est déplacée vers un travail plus pacifique, organisationnel, «culturel». Je dirais que nos efforts doivent porter sur un travail éducationnel, s'il n'y avait nos relations internationales, et le fait que nous devons nous battre pour conserver notre position à l'échelle du monde. Si nous pouvons laisser ça de côté et nous occuper uniquement de nos rapports économiques internes, alors nous pouvons certainement accentuer notre travail sur /'éducation» (Sur la coopération).
Le débat sur la culture prolétarienne
Mais pour Lénine, ce combat culturel avait une toute autre signification que pour Proletkult, car il était lié au changement de période : la fin de la guerre civile, la reconstruction et la NEP. Le problème auquel devait faire face le pouvoir soviétique en Russie n'était pas la construction d'une nouvelle culture prolétarienne : ceci semblait parfaitement utopique vu l'isolement international de l'Etat russe et la terrible arriération culturelle de la société russe (illettrisme, domination de la religion, coutumes «asiatiques», etc...). Pour Lénine, les masses russes devaient apprendre à marcher avant de pouvoir courir, ce qui signifiait qu'elles avaient encore à assimiler les réalisations essentielles de la culture bourgeoise avant d'en construire une nouvelle prolétarienne. C'est avec une démarche parallèle qu'il demandait au régime soviétique d'apprendre à faire du commerce, en d'autres termes, il lui fallait apprendre auprès des capitalistes pour survivre dans un environnement capitaliste. En même temps, Lénine était de plus en plus préoccupé par la bureaucratie croissante, conséquence directe de l'arriération culturelle de la Russie : il considérait le combat pour l'avancement de la culture comme faisant partie du combat contre la montée de la bureaucratie. Seul un peuple éduqué et cultivé peut espérer prendre en main la direction de l'Etat, et en même temps, la nouvelle couche de bureaucrates est donc une conséquence du conservatisme paysan et du manque de culture moderne de la Russie.
La résolution soumise au congrès de Proletkult, bien qu'écrite avant l'adoption de la NEP, semble anticiper ces inquiétudes. Le point le plus important réside dans le fait qu'elle souligne que le marxisme ne rejette pas les réalisations culturelles du passé, mais doit en fait assimiler ce qu'elles ont de meilleur. Ceci était en clair un désaveu du caractère «iconoclaste» du Proletkult et de sa tendance à rejeter tous les développements culturels antérieurs. Bien que Bogdanov lui-même eût une approche du problème beaucoup plus sophistiquée, il ne fait aucun doute que l'attitude immédiatiste et ouvriériste avait une grande influence au sein de Proletkult. Lors de sa première conférence, par exemple, il fut exprime : «que toute la culture du passé peut être qualifiée de bourgeoise, qu'en son sein - sauf pour les sciences naturelles et la technique - il n'y a rien qui vaille la peine d'être sauvegardé, et que le prolétariat commencera son travail de destruction de la vieille culture et de création d'une nouvelle immédiatement après la révolution» (cité de Revolutionary Dreams : Utopian Vision and Experimental Lité in the Russian Revolution par Richard Stites, OUP 1989 un aperçu très détaillé des nombreuses expériences culturelles dans les premières années de la révolution). A Tambov en 1919, «les adeptes locaux du Proletkult avaient prévu de brûler tous les livres des bibliothèques croyant que dès le début de l'année suivante, leurs rayonnages ne seraient remplis que d'oeuvres prolétariennes » (op.cit.).
Contre cette vision du passé, Trotsky insista dans Littérature et Révolution : «Nous autres marxistes, avons toujours vécu dans la tradition et n'en avons pas pour autant cessé d'être des révolutionnaires...». L'exaltation du prolétariat tel qu'il est à un moment donné n'a jamais constitué une démarche marxiste ; dans celle-ci, le prolétariat est considéré dans sa dimension historique, intégrant le passé le plus lointain, le présent et le futur, quand le prolétariat se sera dissous dans la communauté humaine. Par une ironie du langage, le mot Proletkulteut souvent la signification de «culte du prolétariat», notion radicale seulement en apparence et qui peut être facilement récupérée par l'opportunisme, lequel se développe à parti r d' une vision restreinte et immédiatiste de la classe. Ce même ouvriérisme s'exprimait par la tendance qu'avait Proletkult de tenir pour établi que la culture prolétarienne ne serait le produit que des ouvriers seuls. Mais comme le montre Trotsky dans Littérature et Révolution, les meilleurs artistes ne sont pas nécessairement des ouvriers ; la dialectique sociale qui produit les oeuvres d'art les plus radicales est plus complexe que la vision réductrice selon laquelle elles ne peuvent venir que des individus membres de la classe révolutionnaire. Nous pourrions dire la même chose de la relation entre la révolution sociale et politique du prolétariat et les nouvelles avancées artistiques : il y a bien un lien sous-jacent, mais i) n'est ni mécanique ni national. Par exemple, alors que Proletkult essayait de créer en Russie une nouvelle musique «prolétarienne», un des développements le plus marquant de la musique contemporaine avait lieu en Amérique capitaliste, avec l'émergence du jazz.
La résolution de Lénine exprime aussi son opposition à la tendance qu'avait Proletkult de s'organiser de façon autonome, presque comme un parti parallèle, avec des congrès, un comité central, etc. En effet, ce mode d'organisation semble basé sur une réelle confusion entre la sphère politique et la sphère culturelle, une tendance à leur donner la même importance, et même, dans le cas de Bogdanov, une tentation de considérer la sphère culturelle comme étant la plus importante.
En gardant l'esprit critique, cependant, nous devrions garder à l'esprit que c'était une période au cours de laquelle Lénine développait une hostilité à toute forme de dissidence au sein du parti. Comme c'est relaté dans des articles précédents de cette série, en 1921 les «fractions» furent interdites, et les groupes ou les courants de gauche au sein du Parti furent l'objet de violentes attaques qui culminèrent avec la répression physique des groupes communistes de gauche en 1923. Et une des raisons de l'hostilité de Lénine envers Proletkult était que celui-ci tendait à devenir le point de rassemblement de certains éléments en dissidence, à l'intérieur ou proches du parti. L'insistance de Proletkult sur l'égalitarisme et la créativité spontanée des ouvriers rejoignait les vues de l'Opposition ouvrière, et en 1921, un groupe appelé les «Collectivistes» fit circuler un texte au cours du congrès de Proletkult, revendiquant à la fois son appartenance à l'Opposition ouvrière et à Proletkult. Il défendait aussi les vues de Bogdanov sur la philosophie et son analyse du capitalisme d'Etat qui fut utilisée pour critiquer la NEP. Une année après, le groupe «Vérité ouvrière» développa un point de vue identique. Bogdanov fut momentanément emprisonné pour sa participation à ce groupe, bien qu'il niât l'avoir jamais soutenu. Après cet épisode, Bogdanov se retira de toute activité politique et se concentra sur son travail scientifique. C'est dans ce contexte que nous devons considérer l'insistance de Lénine pour que Proletkult se fondît plus ou moins dans les institutions «culturelles» de l' Etat, le Commissariat du Peuple à l'instruction.
De notre point de vue, la subordination directe des mouvements artistiques à l' Etat de transition n'est pas la réponse correcte à la confusion entre les sphères artistique et politique. En fait, elle tend à l'accentuer. Selon Zenovia Sochor dans Révolution et Culture, Trotsky était opposé aux tentatives de Lénine de dissoudre Proletkultdans l'Etat, même s'il partageait beaucoup de ses critiques. Dans Littérature et Révolution, il met en avant une base claire pour déterminer la politique communiste vis-à-vis de l'art : «Le marxisme offre diverses possibilités : évaluer le développement de l'art nouveau, en suivre toutes les variations, encourager les courants progressistes au moyen de la critique ; on ne peut guère lui demander davantage. L'art doit se frayer sa propre route par lui-même. Ses méthodes ne sont pas celles du marxisme. Si le Parti dirige le prolétariat, il ne dirige pas le processus historique. Oui, il est des domaines où il dirige directement impérieusement. I1 en est d'autres où il contrôle et encourage, certains où il se borne à encourager, certains encore où il ne fait qu'orienter. L'art n'est pas mi domaine où le Parti est appelé à commander. II protège, stimule, ne dirige qu'indirectement. Il accorde sa confiance aux groupes qui aspirent sincèrement il se rapprocher de la Révolution et encourage ainsi leur production artistique. Il ne peut pas se placer sur les positions d'un cercle littéraire. Il ne le peut pas et il ne le doit pas» (chapitre «La politique du parti en art»). En 1938, en réponse aux projets des nazis et de Staline de réduire l'art à un simple appendice de la propagande d'Etat, Trotsky fut encore plus explicite : «Si, pour un meilleur développement de la production matérielle, la révolution doit construire un régi me socialiste avec un contrôle centralisé, pour développer la création intellectuelle, un régime de liberté individuelle de type anarchiste devrait d'abord être établi. Aucune autorité, aucun diktat, pas la moindre trace d'ordres venant d'en haut !» (Léon Trotsky on Literature and Art, New-york,1970).
Trotsky a analysé, plus profondément que Lénine, le problème général de la culture prolétarienne. Alors que la résolution de Lénine laisse la porte ouverte à ce concept, Trotsky l'a rejeté en bloc, et il l'a fait sur la base d'une recherche et d'une réflexion sur la nature du prolétariat en tant que première classe révolutionnaire dans l'histoire à ne rien posséder, à être une classe exploitée. Cette compréhension, une clef pour saisir chaque aspect du combat de classe du prolétariat, est très clairement développée dans l'extrait publié ci-dessous de Littérature et Révolution. La courte introduction au livre est aussi un résumé succinct de sa thèse sur la culture prolétarienne : «Il est fondamentalement faux d'opposer la culture bourgeoise et l'art bourgeois à la culture prolétarienne et à l'art prolétarien. ces derniers n'existeront en fait jamais, parce que le régime prolétarien est temporaire et transitoire. La signification historique et la grandeur morale de la révolution prolétarienne résident dans le fait que celle-ci pose les fondations d'une culture qui ne sera pas une culture de classe mais la première culture vraiment humaine.».
Littérature et Révolution fut écrit au cours de la période 1923-24-en d'autres termes, la période même où la lutte contre la montée de la bureaucratie stalinienne commençait sérieusement. Trotsky a écrit ce livre pendant les vacances d'été. D'une certaine manière, cela lui a procuré un soulagement par rapport aux tensions et aux contraintes du combat «politique» de tous les jours à l'intérieur du Parti. Mais, à un autre niveau, ce livre fait aussi partie du combat contre le stalinisme. Bien que le Proletkult des origines ait profondément décliné après les controverses de 1920-21 dans le Parti, vers le milieu des années 20, des parties de celui-ci se sont réincarnées dans le faux radicalisme qui constitue une des facettes du stalinisme. Et en 1925, un de ses rejetons, le groupe des «Ecrivains prolétariens», produisit une justification «culturelle» à la campagne de la bureaucratie contre Trotsky : «Trotsky nie la possibilité d'une culture et d'un art prolétariens sous prétexte que nous nous dirigeons vers une société sans classe. Mais c'est sur cette même base que le menchevisme nie la nécessité de la dictature prolétarienne, de l'Etat prolétarien, etc...Les vues de Trotskv et de Voronski citées plus haut représentent du « trotskisme appliqué aux questions idéologiques et artistiques». Ici la phraséologie «de gauche» sur un art au-dessus des classes sert à déguiser et est intimement lié à la limitation opportuniste des tâches culturelles du prolétariat». Plus loin ce même texte proclame : «C esuccès significatif de la littérature prolétarienne a été rendu possible par le progrès politique et économique des masses laborieuses de l'Union soviétique» («Résolution de la première conférence plénière des Ecrivains prolétariens», publiée dans Bolshevik Visions : First Phase of the Cultural Revolution in Soviet Russia , 2ème partie, édité par William G. Rosenberg, University of Michigan, 1990). Mais ce «progrès politique et économique» avançait désormais sous la bannière du «socialisme en un seul pays». Cette monstrueuse révision idéologique perpétrée par Staline, identifiant la dictature du prolétariat avec le socialisme dans le but de détruire les deux, permit à certains rejetons du Proletkult de prétendre qu'une nouvelle culture prolétarienne se construisait sur les fondations de l'économie socialiste.
Boukharine aussi rejetait la critique de Trotsky sur la culture prolétarienne avec le motif que ce dernier ne comprenait pas que la période de transition vers la société communiste pourrait être un processus extrêmement long. En raison du phénomène de développement inégal, la période de dictature du prolétariat pourrait bien durer suffisamment longtemps pour qu' une culture prolétarienne distincte émerge. Une telle vision constituait aussi une base théorique vers l'abandon de la perspective de la révolution mondiale en faveur de la construction du «socialisme» à l'intérieur de la seule Russie ([4] [11]).
Les témoignages sur l'oppression sanglante des Etats staliniens au niveau économique et politique sont une preuve suffisante que ce qui se construisait dans ces pays n'avait absolument rien à voir avec le socialisme. Mais le vide culturel total de ces régimes, la suppression de toute réelle créativité artistique en faveur du kitsch totalitaire le plus écoeurant sont une confirmation supplémentaire du fait qu'ils ne représentèrent jamais la moindre expression d'une avancée vers une réelle culture humaine, mais bien qu'ils étaient un produit particulièrement brutal de ce système capitaliste devenu sénile et moribond. La manière dont l'appareil stalinien, à partir des années 1930, a rejeté toute expérimentation d'avant-garde dans le domaine de l'art et de l'éducation, ainsi que la soi disant «révolution culturelle» chinoise des années 1960 en représentent les exemples les plus frappants. L'histoire affligeante des «Léviathans» stalinien et maoïste n'offre aucun enseignement sur les problèmes culturels auxquels la classe ouvrière sera confrontée au cours de la future révolution.
CDW
[1] [12] Une des conséquences de la contre-révolution est que la tradition de la Gauche communiste qui a préservé et développé le marxisme durant cette période, n'a eu ni le temps ni l'occasion de s'intéresser au domaine général de l'art et de la culture, et que les contributions de Rühle, 13ordiga et d'autres, doivent elles-mêmes encore être exhumées et synthétisées.
[2] [13] Les «Ultimalistes» étaient, avec les «Otzovistes», une tendance au sein du Bolchevisme qui n'était pas d'accord avec la tactique parlementaire du parti après la défaite du soulèvement de 1905. La controverse avec Lénine sur les innovations philosophiques de Bogdanov devint très intense quand s'y mêlèrent des divergences plus directement politiques et aboutit à l'expulsion de Bogdanov du groupe bolchevique en 1909. Le groupe de Bogdanov resta au sein du parti socialdémocrate russe et publia le journal 0pered (En-avant) au cours des années qui suivirent. Ici encore, il reste à écrire une histoire critique de ces premières tendances de «gauche» au sein du Bolchevisme.
[3] [14] Voir Revolution and Culture, the BogdanovLenin Controversy , par Zenovia Sochor, Cornell University, 1988, pour un compte-rendu informatif des principales différences entre Lénine et Bogdanov. Cependant, le point de départ de l'auteur est plus académique que révolutionnaire. Sur le capitalisme d'Etat, Bogdanov critiquait la tendance de Lénine à le voir comme une sorte d'antichambre du socialisme, et semblait voir en lui une expression de la décadence du capitalisme. (Cf. chapitre 4 de l'ouvrage cité ci-dessus).
[4] [15] Cf. Isaac Deutscher, Le prophète désarmé, Trotsky 1921-1929, chapitre III. Ce chapitre de Deutscher traitant des écrits de Trotsky sur la culture est aussi brillant que le reste de la biographie et nous l'avons énormément utilisé. Mais il révèle aussi le destin tragique du trotskisme. Deutscher est d'accord à 99% avec Trotsky sur la «Culture prolétarienne» mais fait une concession extrêmement significative aux idées de Boukharine selon lesquelles un «régime transitoire» isolé pourrait durer des décennies ou plus. Selon Deutscher et les trotskistes d'après-guerre, les régimes staliniens établis hors de l'Union soviétique, de même que l'Union soviétique, étaient tous des «Etats ouvriers» coincés entre une révolution prolétarienne et la suivante - et donc «Trotskv, sous-estima manifestement la durée de la dictature du prolétariat, et son inévitable corollaire, l'importance du caractère bureaucratique que cette dictature devait revêtir». En réalité, ceci n'était rien d'autre qu'une défense du capitalisme d'Etat stalinien.
Trotsky : La culture prolétarienne et l'art prolétarien
Chaque classe dominante crée sa culture, et par conséquent son art. L'histoire a connu les cultures esclavagistes de l'Antiquité classique et de l'orient; la culture féodale de l'Europe médiévale, et la culture bourgeoise qui domine aujourd'hui le monde. De là, il semble aller de soi que le prolétariat doive aussi créer sa culture et son art.
Cependant, la question est loin d'être aussi simple qu'il y parait à première vue. La société dans laquelle les possesseurs d'esclaves formaient la classe dirigeante a existé pendant de très nombreux siècles. Il en est de même pour le féodalisme. La culture bourgeoise, même si on ne la date que de sa première manifestation ouverte et tumultueuse, c'est-à-dire de l'époque de la Renaissance, existe depuis cinq siècles, mais n'a atteint son plein épanouissement qu'au XIX° siècle, et plus précisément dans sa seconde moitié. L'histoire montre que la formation d'une culture nouvelle autour d'une classe dominante exige un temps considérable et n'atteint sa pleine réalisation que dans la période précédant la décadence politique de cette classe.
Le prolétariat aura-t-il assez de temps pour créer une culture " prolétarienne " ? Contrairement au régime des possesseurs d'esclaves, des féodaux et des bourgeois, le prolétariat considère sa dictature comme une brève période de transition. Quand nous voulons dénoncer les conceptions par trop optimistes sur le passage au socialisme, nous soulignons que la période de la révolution sociale, à l'échelle mondiale, ne durera pas des mois, mais des années et des dizaines d'années ; des dizaines d'années, mais pas des siècles et encore moins des millénaires. Le prolétariat peut-il, dans ce laps de temps, créer une nouvelle culture? Les doutes sont d'autant plus légitimes que les années de révolution sociale seront des années d'une cruelle lutte de classes, où les destructions occuperont plus de place qu'une nouvelle activité constructive. En tout cas, l'énergie du prolétariat sera principalement dépensée à conquérir le pouvoir, à le garder, à le fortifier, et à l'utiliser pour les plus urgents besoins de l'existence et de la lutte ultérieure. Or, c'est pendant cette période révolutionnaire, qui enferme dans des limites si étroites la possibilité d'une édification culturelle planifiée, que le prolétariat atteindra sa tension la plus élevée et la manifestation la plus complète de son caractère de classe. Et inversement, plus le nouveau régime sera assuré contre les bouleversements militaires et politiques et plus les conditions de la création culturelle deviendront favorables, plus alors le prolétariat se dissoudra dans la communauté socialiste ; se libérera de ses caractéristiques de classe, c'est-à-dire cessera d'être le prolétariat. En d'autres termes, pendant la période de dictature, il ne peut être question de la création d'une culture nouvelle, c'est-à-dire de l'édification historique la plus large ; en revanche, l'édification culturelle sera sans précédent dans l'histoire quand la poigne de fer de la dictature ne sera plus nécessaire, n'aura plus un caractère de classe. D'où il faut conclure généralement que non seulement il n'y a pas de culture prolétarienne, mais qu'il n'y en aura pas - et à vrai dire, il n'y a pas de raison de le regretter - le prolétariat a pris le pouvoir précisément pour en finir à jamais avec la culture de classe et pour ouvrir la voie à une culture humaine. Nous semblons l'oublier trop fréquemment.
Les propos confus sur la culture prolétarienne, par analogie et antithèse avec la culture bourgeoise, se nourrissent d'une assimilation extrêmement peu critique entre les destinées historiques du prolétariat et celles de la bourgeoisie. La méthode banale, purement libérale, des analogies historiques formelles, n'a rien de commun avec le marxisme. Il n'y a aucune analogie réelle entre le cycle historique de la bourgeoisie et celui de la classe ouvrière.
Le développement de la culture bourgeoise a commencé plusieurs siècles avant que la bourgeoisie, par une série de révolutions, ne prenne en main le pouvoir d' État. Quand la bourgeoisie n'était encore que le Tiers-État, à moitié privé de droits, elle jouait déjà un grand rôle, et qui allait sans cesse croissant, dans tous les domaines du développement culturel. On peut s'en rendre compte de façon particulièrement nette dans l'évolution de l'architecture. Les églises gothiques ne furent pas construites soudainement, sous l'impulsion d'une inspiration " religieuse ". La construction de la cathédrale de Cologne, son architecture et sa sculpture, résument toute l'expérience architecturale de l'humanité depuis le temps des cavernes, et tous les éléments de cette expérience concourent à un style nouveau qui exprime la culture de son époque, c'est-à-dire en dernière analyse la structure et la technique sociales de cette époque. L'ancienne bourgeoisie des corporations et des guildes a été le véritable constructeur du gothique. En se développant et en prenant de la force, c'est-à-dire en s'enrichissant, la bourgeoisie dépassa consciemment, et activement le gothique et commença à créer son propre style architectural, non plus pour les églises mais pour ses palais. S'appuyant sur les conquêtes du gothique, elle se tourna vers l'Antiquité, romaine notamment, utilisa l'architecture mauresque, soumit le tout aux conditions et aux besoins de la nouvelle vie urbaine; et créa ainsi la Renaissance (Italie, fin du premier quart du 15` siècle). Les spécialistes peuvent compter, et comptent effectivement, les éléments que la Renaissance doit à l'Antiquité et ceux qu'elle doit au gothique, pour voir de quel côté penche la balance. En tout cas, la Renaissance ne commence pas avant que la nouvelle classe sociale, déjà culturellement rassasiée, ne se sente assez forte pour sortir du joug de l'art gothique, pour considérer le gothique et tout ce qui l'avait précédé comme un matériau, et pour soumettre les éléments techniques du passé à ses buts architccturaux. Cela est également valable pour les autres arts, avec cette différence qu'en raison de leur plus grande souplesse, c'est-à- dire du fait qu'ils dépendent moins des buts utilitaires et des matériaux, les arts " libres " ne révèlent pas la dialectique de la domination et de la succession des styles avec une force aussi convaincante.
Entre, d'une part, la Renaissance et la Réforme, qui avaient pour but de créer des conditions d'existence intellectuelle et politique favorables pour la bourgeoisie dans la société féodale, et d'autre part la Révolution, qui transféra le pouvoir à la bourgeoisie (en France), se sont écoulés trois à quatre siècles de croissance des forces matérielles et intellectuelles de la bourgeoisie. L'époque de la grande Révolution française et des guerres qu'elle fit naître abaissa temporairement le niveau matériel de la culture. Mais ensuite le régime capitaliste s'affirma comme "naturel " et " éternel " ...
Ainsi, le processus fondamental d'accumulation des éléments de la culture bourgeoise et de leur cristallisation en un style spécifique a été déterminé par les caractéristiques sociales de la bourgeoisie en tant que classe possédante, exploiteuse : non seulement elle s'est développée matériellement au sein de la société féodale, en se liant à celle-ci de mille manières et en attirant à elle les richesses, mais elle a aussi mis de son côté l'intelligentsia, en se créant des points d'appui culturels (écoles, universités, académies, journaux, revues), longtemps avant de prendre possession de l'Etat ouvertement, à la tête du Tiers. Il suffit de rappeler ici que la bourgeoisie allemande, avec son incomparable culture technique, philosophique, scientifique et artistique, a laissé le pouvoir entre les mains d'une caste féodale et bureaucratique jusqu'en 1918, et n'a décidé ou, plus exactement, ne s'est vu obligée de prendre directement le pouvoir que lorsque l'ossature matérielle de la culture allemande a commencé à tomber en poussière.
A cela, on peut répliquer : il a fallu des millénaires pour créer l'art de la société esclavagiste, et seulement quelques siècles pour l'art bourgeois. Pourquoi donc ne suffirait-il pas de quelques dizaines d'années pour l'art prolétarien ? Les bases techniques de la vie ne sont plus du tout les mêmes à présent et, par suite, le rythme est également très différent. Cette objection, qui à première vue semble fort convaincante, passe en réalité à côté de la question.
Il est certain que dans le développement de la nouvelle société, il arrivera un moment où l'économie, l'édification culturelle, l'art seront dotés de la plus grande liberté de mouvement pour avancer. Quant au rythme de ce mouvement, nous ne pouvons actuellement qu'y rêver. Dans une société qui aura rejeté l'âpre, l'abrutissante préoccupation du pain quotidien, où les restaurants communautaires prépareront au choix de chacun une nourriture bonne, saine et appétissante, où les blanchisseries communales laveront proprement du bon linge pour tous, où les enfants, tous les enfants, seront bien nourris, forts et gais; et absorberont les éléments fondamentaux de la science et de l'art comme ils absorbent l'albumine, l’air et la chaleur du soleil où l'électricité et la radio ne seront plus les procédés primitifs qu'ils sont aujourd'hui, mais des sources inépuisables d'énergie concentrée répondant à la pression d'un bouton, où il n'y aura pas de "bouches inutiles ", où l'égoïsme libéré de l'homme - force immense ! - sera totalement dirigé vers la connaissance, la transformation et l'amélioration de l'univers dans une telle société la dynamique du développement culturel sera sans aucune comparaison avec ce qu'on a connu dans le passé. Mais tout cela ne viendra qu'après une longue et difficile période de transition, qui est encore presque tout entière devant nous. Or, nous parlons précisément ici de cette période de transition.
Notre époque, l'époque actuelle, n'est elle pas dynamique ? Elle l'est, et au plus haut point. Mais son dynamisme se concentre dans la politique. La guerre et la révolution sont dynamiques, mais pour la plus grande part au détriment de la technique et de la culture. Il est vrai que la guerre a produit une longue série d'inventions techniques. Mais la pauvreté générale qu'elle a causée a différé pour une longue période l'application pratique de ces inventions qui pouvaient révolutionner la vie quotidienne. Il en est ainsi pour la radio, l'aviation et de nombreuses inventions mécaniques. D'autre part, la révolution crée les prémisses d'une nouvelle société. Mais elle le fait avec les méthodes de la vieille société, avec la lutte de classes, la violence, la destruction et l'annihilation. Si la révolution prolétarienne n'était pas venue, l'humanité aurait étouffé dans ses propres contradictions. La révolution sauve la société et la culture, mais au moyen de la chirurgie la plus cruelle. Toutes les forces actives sont concentrées dans la politique, dans la lutte révolutionnaire. Le reste est repoussé au second plan, et tout ce qui gêne est impitoyablement piétiné. Ce processus a évidemment ses flux et ses reflux partiels : le communisme de guerre a fait place à la NEP qui, à son tour, passe par divers stades. Mais dans son essence, la dictature du prolétariat n'est pas l'organisation économique et culturelle d'une nouvelle société, c'est un régime militaire révolutionnaire dont le but est de lutter pour l'instauration de cette société. On ne doit pas l'oublier. L'historien de l'avenir placera probablement le point culminant de la vieille société au 2 août 1914, quand la puissance exacerbée de la culture bourgeoise plongea le monde dans le feu et le sang de la guerre impérialiste. Le commencement de la nouvelle histoire de l'humanité sera probablement daté du 7 novembre 1917. Et il est probable que les étapes fondamentales du développement de l'humanité seront divisées à peu près ainsi : "l'histoire" préhistorique de l'homme primitif ; l'histoire de l'Antiquité, dont le développement s'appuyait sur l'esclavage ; le Moyen Âge, fondé sur le servage ; le capitalisme, avec l'exploitation salariée et, enfin, la société socialiste avec le passage, qui se fera, espérons-le, sans douleur, à une Commune où toute forme de pouvoir aura disparu. En tout cas, les vingt, trente ou cinquante années que prendra la révolution prolétarienne mondiale entreront dans l'histoire comme la transition la plus pénible d'un système à un autre, et en aucune façon comme une époque indépendante de culture prolétarienne.
Dans les années de répit actuelles, des illusions peuvent naître à ce sujet, dans notre république soviétique. Nous avons mis les questions culturelles à l'ordre du jour. En extrapolant nos préoccupations actuelles dans un avenir éloigné, nous pouvons en arriver à imaginer une culture prolétarienne. En fait, si importante et si vitale que puisse être notre édification culturelle, elle se place entièrement sous le signe de la révolution européenne et mondiale. Nous ne sommes toujours que des soldats en campagne. Nous avons pour l'instant une journée de repos, et il nous faut en profiter pour laver notre chemise, nous faire couper les cheveux, et avant tout pour nettoyer et graisser le fusil. Toute notre activité économique et culturelle d'aujourd'hui n'est rien de plus qu'une certaine remise en ordre de notre paquetage, entre deux batailles, deux campagnes. Les combats décisifs sont encore devant nous, et sans doute plus très éloignés. Les jours que nous vivons ne sont pas encore l'époque d'une culture nouvelle, tout au plus le seuil de cette époque. Nous devons en premier lieu prendre officiellement possession des éléments les plus importants de la vieille culture de façon à pouvoir au moins ouvrir la voie à une culture nouvelle.
Cela devient particulièrement clair si l'on envisage le problème, comme on doit le faire, à son échelle internationale. Le prolétariat était et reste la classe non possédante. Par la même, la possibilité pour lui de s'initier aux éléments de la culture bourgeoise qui sont entrés pour toujours dans le patrimoine de l'humanité est extrêmement restreinte. Dans un certain sens, on peut dire, il est vrai, que le prolétariat, du moins le Prolétariat européen, a eu lui aussi sa Réforme, surtout dans la seconde moitié du XIX° siècle, lorsque, sans attenter encore directement au pouvoir d'Etat, il réussit à obtenir des conditions juridiques plus favorables à son développement dans le régime bourgeois. Mais premièrement, pour sa période de " Réforme " (parlementarisme et réformes sociales), qui a coïncidé principalement avec la période de la l’Internationale, l'histoire a accordé à la classe ouvrière à peu près autant de décennies que de siècles à la bourgeoisie. Deuxièmement, pendant cette période préparatoire, le prolétariat n'est nullement devenu une classe plus riche, il n'a rassemblé entre ses mains aucune puissance matérielle; au contraire, du point de vue social et culturel, il s'est trouvé de plus en plus déshérité. La bourgeoisie arriva au pouvoir complètement armée de la culture de son temps. Le prolétariat, lui, ne vient au pouvoir que complètement armé d'un besoin aigu de conquérir la culture. Après s'être emparé du pouvoir, le prolétariat a pour première tâche de prendre en main l'appareil de culture qui auparavant servait d'autres que lui - industries, écoles, éditions, presse, théâtres, etc. - et, grâce à cet appareil, de s'ouvrir la voie de la culture.
En Russie, notre tâche est compliquée par la pauvreté de toute notre tradition culturelle et par les destructions matérielles dues aux événements des dix dernières années. Après la conquête du pouvoir et presque six années de lutte pour sa conservation et son renforcement, notre prolétariat est contraint d'employer toutes ses forces à créer les conditions matérielles d'existence les plus élémentaires et à s'initier lui-même littéralement à l'abc de la culture. Si nous nous fixons pour tâche de liquider l'analphabétisme d'ici le dixième anniversaire du pouvoir soviétique, ce n'est pas sans raison.
Quelqu'un objectera peut-être que je donne à la notion de culture prolétarienne un sens trop large. S'il ne peut y avoir de culture prolétarienne totale, pleinement développée, la classe ouvrière pourrait cependant réussir à mettre son sceau sur la culture avant de se dissoudre dans la société communiste. Une objection de ce genre doit avant tout être notée comme déviation grave à l'égard de la position de laculture prolétarienne. Que le prolétariat, pendant l'époque de sa dictature, doive marquer la culture de son sceau, c'est indiscutable. Cependant, il y a encore très loin de là à une culture prolétarienne, si l'on entend par là un système développé et intérieurement cohérent de connaissance et de savoir faire dans tous les domaines de la création matérielle et spirituelle. Le seul fait que, pour la première fois, des dizaines de millions d'hommes sachent lire et écrire et connaissent les quatre opérations constituera un événement culturel, et de la plus haute importance. La nouvelle culture, par essence, ne sera pas aristocratique, ne sera pas réservée à une minorité privilégiée, mais sera une culture de masse, universelle, populaire. La quantité se transformera là aussi en qualité : l'accroissement du caractère de masse de la culture élèvera son niveau et modifiera tous ses aspects. Ce processus ne se développera qu'au travers d'une série d'étapes historiques. Avec chaque succès dans cette voie, les liaisons internes qui font du prolétariat une classe se relâcheront, et par suite, le terrain pour une culture prolétarienne disparaîtra.
Mais les couches supérieures de la classe ouvrière ? Son avant-garde idéologique! Ne peut-on dire que dans ce milieu, même s'il est étroit, on assiste dès maintenant au développement d'une culture prolétarienne ? N'avons-nous pas l'Académie socialiste? les professeurs rouges ? Certains commettent la faute de poser la question de cette façon très abstraite. On conçoit les choses comme s'il était possible de créer une culture prolétarienne par des méthodes de laboratoire. En fait, la trame essentielle de la culture est tissée par les rapports et les interactions qui existent entre l'intelligentsia de la classe et la classe elle-même. La culture bourgeoise -technique, politique, philosophique et artistique - a été élaborée dans l'interaction de la bourgeoisie et de ses inventeurs; dirigeants, penseurs et poètes : le lecteur créait l'écrivain, et l'écrivain le lecteur. Cela est valable à un degré infiniment plus grand pour le prolétariat, parce que son économie, sa politique et sa culture ne peuvent se bâtir que sur l'initiative créatrice des masses. Pour l'avenir immédiat, cependant, la tâche principale de l'intelligentsia prolétarienne n'est pas dans l'abstraction d'une nouvelle culture - dont il manque encore la base - mais dans le travail culturel le plus concret : aider de façon systématique, planifiée, et bien sûr critique, les masses arriérées à assimiler les éléments indispensables de la culture déjà existante. On ne peut créer une culture de classe derrière le dos de la classe. Or, pour édifier cette culture en coopération avec la classe, en étroite relation avec son essor historique général, il faut... bâtir le socialisme, au moins dans ses grandes lignes. Dans cette voie, les caractéristiques de classe de la société iront non pas en s'accentuant, mais au contraire en se réduisant peu à peu jusqu' à zéro, en proportion directe des succès de la révolution. La dictature du prolétariat est libératrice en ce sens qu'elle est un moyen provisoire - très provisoire - pour déblayer la voie et poser les fondations d'une société sans classes et d'une culture basée sur la solidarité.
Pour expliquer plus concrètement l'idée de "période d'édification culturelle " dans le développement de la classe ouvrière, considérons la succession historique non des classes, mais des générations. Dire qu'elles prennent la succession les unes des autres - quand la société progresse, et non quand elle est décadente - signifie que chacune d'elles ajoute son dépôt à ce que la culture a accumulé jusque là. Mais avant de pouvoir le faire, chaque génération nouvelle doit traverser une période d'apprentissage. Elle s'approprie la culture existante et la transforme à sa façon, la rendant plus ou moins différente de celle de la génération précédente. Cette appropriation n'est pas encore créatrice, c'est-à-dire création de nouvelles valeurs culturelles, mais seulement une prémisse pour celle-ci. Dans une certaine mesure, ce qui vient d'être dit peut s'appliquer au destin des masses travailleuses qui s'élèvent au niveau de la création historique. Il faut seulement ajouter qu'avant de sortir du stade de l'apprentissage culturel, le prolétariat aura cessé d'être le prolétariat. Rappelons une fois de plus que la couche supérieure, bourgeoise, du Tiers-État fit son apprentissage sous le toit de la société féodale; qu'encore dans le sein de celle-ci elle avait dépassé, au point de vue culturel, les vieilles castes dirigeantes et qu'elle était devenue le moteur de la culture avant d'accéder au pouvoir. Il en va tout autrement du prolétariat en général, et du prolétariat russe en particulier: il a été forcé de prendre le pouvoir avant de s'être approprié les éléments fondamentaux de la culture bourgeoise ; il a été forcé de renverser la société bourgeoise par la violence révolutionnaire précisément parce que cette société lui barrait l'accès à la culture. La classe ouvrière s'efforce de transformer son appareil d'État en une puissante pompe pour apaiser la soif culturelle des masses. C'est une tâche d'une portée historique immense. Mais, si l'on ne veut pas employer les mots à la légère, ce n'est pas encore la création d'une culture prolétarienne propre. " Culture prolétarienne ", " art prolétarien ", etc., dans trois cas sur dix à peu près, ces termes sont employés chez nous sans esprit critique pour désigner la culture et l'art de la prochaine société communiste ; dans deux cas sur dix, pour indiquer le fait que des groupes particuliers du prolétariat acquièrent certains éléments de la culture pré-prolétarienne ; et enfin dans cinq cas sur dix, c'est un fatras d'idées et de termes qui n' a ni queue ni tête.
Voici un exemple récent, pris entre cent autres, d'un emploi visiblement négligent, erroné et dangereux de l'expression "culture prolétarienne " : « La base économique et le système de superstructures qui lui correspond, écrit le camarade Sizov, forment la caractéristique culturelle d'une époque (féodale, bourgeoise, prolétarienne). » Ainsi l'époque culturelle prolétarienne est placée ici sur le même plan que l'époque bourgeoise. Or, ce qu'on appelle ici l'époque prolétarienne n'est que le court passage d'un système social et culturel à un autre, du capitalisme au socialisme. L'instauration du régime bourgeois a également été précédée par une époque de transition, mais contrairement à la révolution bourgeoise, qui s'est efforcée, non sans succès, de perpétuer la domination de la bourgeoisie, la révolution prolétarienne apour but de liquider l'existence du prolétariat en tant que classe dans un délai aussi bref que possible. Ce délai dépend directement des succès de la révolution. N'est-il pas stupéfiant que l'on puisse l'oublier, et placer l'époque de la culture prolétarienne sur le même plan que celle de la culture féodale ou bourgeoise '?
S'il est ainsi, en résulte-t-il que nous n'ayons pas de science prolétarienne'? Ne pouvons-nous pas dire que la conception matérialiste de l'histoire et la critique marxiste de l'économie politique constituent des éléments scientifiques inestimables d'une culture prolétarienne ? N'y a-til pas là une contradiction ?
Bien sûr, la conception matérialiste de l'histoire et la théorie de la valeur ont une immense importance, aussi bien comme arme de classe du prolétariat que pour la science en général. Il y a plus de science véritable dans le seul Maniféste du Parti Communiste que dans des bibliothèques entières remplies de compilations, spéculations et falsifications professorales sur la philosophie et l'histoire. Peut-on dire pour autant que le marxisme constitue un produit de la culture prolétarienne ? Et peut-on dire que déjà, nous utilisons effectivement le marxisme non seulement dans les luttes politiques, mais aussi dans les problèmes scientifiques généraux ?
Marx et Engels sont issus des rangs de la démocratie petite-bourgeoise, et c'est évidemment la culture de celle-ci qui les a formés, et non une culture prolétarienne. S'il n'y avait pas eu la classe ouvrière, avec ses grèves, ses luttes, ses souffrances et ses révoltes, il n'y aurait pas eu non plus le communisme scientifique, parce qu'il n'y en aurait pas eu la nécessité historique. La théorie du communisme scientifique a été entièrement édifiée sur la base de la culture scientifique et politique bourgeoise, bien qu'elle ait déclaré à cette dernière une lutte non pour la vie, mais une lutte à mort. Sous les coups des contradictions capitalistes, la pensée universalisante de la démocratie bourgeoise s'est élevée, chez ses représentants les plus audacieux, les plus honnêtes et les plus clairvoyants, jusqu'à une géniale négation de soi-même, armée de tout l' arsenal critique de la science bourgeoise. Telle est l'origine du marxisme.
Le prolétariat a trouvé dans le marxisme sa méthode, mais pas du premier coup, et pas encore complètement à ce jour, loin de là. Aujourd'hui, cette méthode sert principalement, presque exclusivement, des buts politiques. Le développement méthodologique du matérialisme dialectique et sa large application à la connaissance sont encore entièrement du domaine de l'avenir. C'est seulement dans une société socialiste que le marxisme cessera d'être uniquement un instrument de lutte politique pour devenir une méthode de création scientifique, l'élément et l'instrument essentiels de la culture spirituelle.
Que toute science reflète plus ou moins les tendances de la classe dominante, c'est incontestable. Plus une science s'attache étroitement aux tâches pratiques de domination de la nature (la physique, la chimie, les sciences naturelles en général) plus grand est son apport humain, hors des considérations de classe. Plus une science est liée profondément au mécanisme social de l'exploitation (l'économie politique), ou plus elle généralise abstraitement l'expérience humaine (comme la psychologie, non dans son sens expérimental et physiologique, mais au sens dit « philosophique ») plus alors elle se subordonne à l'égoïsme de classe de la bourgeoisie, et moindre est l'importance de sa contribution à la somme générale de la connaissance humaine. Le domaine des sciences expérimentales connaît à son tour différents degrés d'intégrité et d'objectivité scientifique, en fonction de l'ampleur des généralisations qui sont faites. En règle générale, les tendances bourgeoises se développent le plus librement dans les hautes sphères de la philosophie rnéthodologique, de la " conception du monde ". C'est pourquoi il est nécessaire de nettoyer l'édifice de la science du bas jusqu'en haut, ou plus exactement, du haut jusqu'en bas, car il faut commencer par les étages supérieurs. Il serait toutefois naïf de penser que le prolétariat, avant d'appliquer à l'édification socialiste la science héritée de la bourgeoisie, doit la soumettre entièrement à une révision critique. Ce serait à peu près la même chose que de dire, avec les moralistes utopiques : avant de construire une société nouvelle, le prolétariat doit s'élever à la hauteur de la morale communiste. En fait, le prolétariat transformera radicalement la morale, aussi bien que la science, seulement après qu'il aura construit la société nouvelle, fût-ce à l'état d'ébauche. Ne tombons-nous pas là dans un cercle vicieux ? Comment construire une société nouvelle à l'aide de la vieille science et de la vieille morale? Il faut ici un peu de dialectique, de cette même dialectique que nous répandons à profusion dans la poésie lyrique, l'administration, la soupe aux choux et la kacha. Pour commencer a travailler, l'avant-garde prolétarienne a absolument besoin de certains points d'appui, de certaines méthodes scientifiques susceptibles de libérer la conscience du joug idéologique de la bourgeoisie ; en partie elle les possède déjà, en partie elle doit encore les acquérir. Elle a déjà éprouvé sa méthode fondamentale dans de nombreuses batailles et dans les conditions les plus variées. Il y a encore très loin de là à une science prolétarienne. La classe révolutionnaire ne peut interrompre son combat parce que le parti n' a pas encore décidé s'il doit accepter ou non l'hypothèse des électrons et des ions, la théorie psychanalytique de Freud, la génétique, les nouvelles découvertes mathématiques de la relativité, etc. Certes, après avoir conquis le pouvoir, le prolétariat aura des possibilités beaucoup plus grandes pour assimiler la science et la réviser. Mais là aussi, les choses sont plus aisément dites que faites. Il n'est pas question que le prolétariat ajourne l'édification du socialisme jusqu'à ce que ses nouveaux savants, dont beaucoup en sont encore à courir en culottes courtes, aient vérifié et épuré tous les instruments et toutes les voies de la connaissance. Rejetant ce qui est manifestement inutile, faux, réactionnaire, le prolétariat utilise dans les divers domaines de son oeuvre d'édification les méthodes et les résultats de la science actuelle, en les prenant nécessairement avec le pourcentage d'éléments déclasse, réactionnaires, qu'ils contiennent. Le résultat pratique se justifiera dans l'ensemble, parce que la pratique, soumise au contrôle des buts socialistes, opérera graduellement une vérification et une sélection de la théorie, de ses méthodes et de ses conclusions. Entretemps auront grandi des savants éduqués dans les conditions nouvelles. De toute manière, le prolétariat devra amener son oeuvre d'édification socialiste jusqu'à un niveau assez élevé, c'est-à-dire jusqu'à une satisfaction réelle des besoins matériels et culturels de la société, avant de pouvoir entreprendre le nettoyage général de la science, du haut jusqu'en bas. Je n'entends rien dire par là contre le travail de critique marxiste que de nombreux petits cercles et des séminaires s'efforcent de réaliser dans divers domaines. Ce travail est nécessaire et fructueux. Il doit être étendu et approfondi de toutes les manières.
Nous devons conserver toutefois le sens marxiste de la mesure pour apprécier le poids spécifique qu'ont aujourd'hui ces expériences et ces tentatives par rapport à la dimension générale de notre travail historique. Ce qui précède exclut-il la possibilité de voir surgir des rangs du prolétariat, alors qu'on est encore en période de dictature révolutionnaire, d'éminents savants, inventeurs, dramaturges et poètes ? Pas le moins du monde. Mais il serait extrêmement léger de donner le nom de culture prolétarienne aux réalisations même les plus valables de représentants individuels de la classe ouvrière. La notion de culture ne doit pas être changée en monnaie d'usage individuel, et on ne peut pas définir les progrès de la culture d'une classe d'après les passeports prolétariens de tels ou tels inventeurs ou poètes. La culture est la somme organique de connaissance et de savoir-faire qui caractérise toute la société, ou tout au moins sa classe dirigeante. Elle embrasse et pénètre tous les domaines de la création humaine et les unifie en un système. Les réalisations individuelles se hissent au-dessus de ce niveau et l'élèvent graduellement.
Ce rapport organique existe-t-il entre notre poésie prolétarienne d'aujourd'hui et l'activité culturelle de la classe ouvrière dans son ensemble ? Il est bien évident que non. Individuellement ou par groupes, des ouvriers s'initient à ]'art qui a été créé par l'intelligentsia bourgeoise et se servent de sa technique, pour le moment d'une manière assez. éclectique. Est-ce dans le but de donner une expression à leur monde intérieur, propre, prolétarien ? Non, bien sûr, et loin de là. L'oeuvre des poètes prolétariens manque de cette qualité organique qui ne peut provenir que d'une liaison intime entre l'art et le développement de la culture en général. Ce sont des oeuvres littéraires de prolétaires doués ou talentueux, ce n'est pas de la littérature prolétarienne. En serait-ce, cependant, une des sources ?
Naturellement, dans le travail de la génération actuelle se trouvent nombre de germes, de racines, de sources où quelque érudit futur, appliquéet diligent remontera à partir des divers secteurs de la culture de l'avenir, tout comme les historiens actuels de l'art remontent du théâtre d'Ibsen aux mystères religieux, on de l'impressionnisme et du cubisme aux peintures des moines. Dans l'économie de l'art comme dans celle de la nature, rien ne se perd et tout est lié. Mais en fait, concrètement, dans la vie, la production actuelle des poètes issus du prolétariat est encore loin ce se développer sur le même plan que le processus qui prépare les conditions de la future culture socialiste, c'est-à-dire le processus d'élévation des masses. (...)
Ce n'est pas la première fois que le capitalisme justifie sa marche à la guerre en mettant en avant la notion de "choc entre deux civilisations'. En 1914, les ouvriers sont partis au front pour défendre la "civilisation" moderne contre la barbarie du knout russe ou du Kaiser germanique ; en 1939 ce fut pour défendre la démocratie contre les ténèbres du Nazisme, et de 1945 à 1989, pour la démocratie contre le communisme ou pour les pays socialistes contre l'impérialisme. Aujourd'hui, on nous sert le refrain de la défense du "mode de vie occidental" contre "le fanatisme islamiste" ou, à l'inverse, de "l'Islam contre les Croisés et les Juifs". Tous ces slogans sont des cris de ralliement à la guerre impérialiste ; en d'autres termes, des appels au combat militaire entre les fractions rivales de la bourgeoisie, en pleine époque de décomposition du capitalisme décadent.
L'article qui suit contribue à combattre cette idée selon laquelle l'Islam militant se situerait en dehors de la civilisation bourgeoise, et serait même dirigé contre elle. Nous allons essayer de montrer exactement le contraire : ce phénomène ne peut se comprendre que comme le produit, l'expression concentrée, du déclin historique de cette civilisation.
Un deuxième article étudiera l'approche marxiste du combat contre l'idéologie religieuse au sein du prolétariat.
Pour Marx, c'est le capitalisme qui sape les fondements de la religionMarx voyait la religion comme "la conscience et le sentiment propre de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore trouvé, ou bien s'est déjà reperdu'. La religion est donc "une conscience erronée du monde? la réalisation fantastique de l'essence humaine, parce que l'essence humaine n'a pas de réalité véritable' (1). Cependant, ce n'est pas simplement une conscience erronée, mais une réponse à l'oppression réelle (réponse inappropriée et qui ne conduit qu'à un échec) :
"La détresse religieuse est, d'une part l'expression de la détresse réelle, et, d'autre part la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, le c?ur d'un monde sans c?ur, de même qu'elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple' (2).
En opposition avec ces philosophes du 18ème siècle qui dénonçaient la religion comme n'étant que l'?uvre d'imposteurs, Marx a affirmé qu'il était nécessaire d'exposer les racines réelles, matérielles, de la religion, dans le cadre de rapports de productions économiques bien déterminés. Il pensait avec confiance que l'humanité pourra réussir à s'émanciper de cette fausse conscience, et atteindre son plein potentiel dans un monde communiste sans classe.
De fait, Marx a mis en avant à quel point le développement économique du capitalisme avait sapé les fondements de la religion. Dans L'Idéologie allemande, par exemple, il affirme que l'industrialisation capitaliste a réussi à réduire la religion à n'être plus qu'un simple mensonge. Pour se libérer, le prolétariat devait perdre ses illusions religieuses et détruire tous les obstacles l'empêchant de se réaliser en tant que classe ; mais le brouillard de la religion devait être rapidement dispersé par le capitalisme lui-même. En fait, pour Marx, le capitalisme lui-même était en train de détruire la religion, à tel point qu'il en parlait parfois comme étant déjà morte pour le prolétariat.
Les limites du matérialisme bourgeoisLes continuateurs de Marx ont clairement noté qu'une fois que le capitalisme a cessé d'être une force révolutionnaire pour la transformation de la société, vers 1871, la bourgeoisie s'est de nouveau tournée vers l'idéalisme et la religion. Dans leur texte : L'ABC du communisme (un développement du programme du Parti communiste russe en 1919), Boukharine et Préobrajenski expliquent les relations entre l'Église orthodoxe russe et le vieil État féodal tsariste. Sous les tsars, expliquent-ils, le principal contenu de l'éducation était la religion :"maintenir le fanatisme religieux, la stupidité et l'ignorance, était d'une importance primordiale pour l'État" (3). L'Église et l'État étaient "obligés d'unir leurs forces contre les masses laborieuses et leur alliance servait à raffermir leur domination sur les travailleurs" (4). En Russie, la bourgeoisie émergente s'est trouvé précipitée dans un conflit contre la noblesse féodale, qui incluait l'Église, car elle convoitait les immenses revenus que cette dernière tirait de l'exploitation des travailleurs : "la base réelle de cette demande était le désir de voir transférés vers la bourgeoisie les revenus alloués à l'Église par l'État" (5).
Comme la jeune bourgeoisie d'Europe occidentale, la bourgeoisie montante de Russie menait une campagne vigoureuse pour la complète séparation de l'Église et de l'État. Cependant, nulle part ce combat n'a été mené à son terme, et dans chaque cas - même en France où le conflit fut particulièrement aigu - la bourgeoisie a fini par atteindre un compromis avec l'Église : dans la mesure où cette dernière jouait son rôle de pilier du capitalisme, elle pouvait s'unir à la bourgeoisie et mener ses activités religieuses. Boukharine et Préobrajenski (6) attribuent ceci au fait que "partout le combat mené par la classe ouvrière contre les capitalistes prenait de l'intensité? Les capitalistes pensèrent qu'il était plus avantageux de s'accorder avec l'Église, d'acheter ses prières au nom du combat contre le socialisme, d'utiliser son influence sur les masses incultes afin de maintenir vivant dans leur esprit le sentiment d'être des esclaves soumis à l'État exploiteur'.
Les bourgeois d'Europe occidentale firent alors la paix avec le Clergé, tout en affichant, pour la plupart, en privé, un prétendu matérialisme. Comme Boukharine et Préobrajenski le montrent (7), la clé de cette contradiction se trouve dans "la poche des exploiteurs". Dans son texte de 1938, Lénine philosophe, Anton Pannekoek, de la Gauche communiste hollandaise, explique pourquoi le matérialisme naturaliste de la bourgeoisie montante eut une courte espérance de vie :
"Tant que la bourgeoisie pouvait croire que sa société de propriété privée, de liberté personnelle, de libre compétition, pouvait résoudre, par le développement de l'industrie, des sciences et des techniques, tous les problèmes matériels de l'humanité, elle pouvait croire de la même manière que les problèmes théoriques pourraient être résolus par la science, sans avoir besoin de faire l'hypothèse de l'existence de pouvoirs surnaturels et spirituels. C'est pourquoi, dès qu'il apparut que le capitalisme ne pouvait résoudre les problèmes matériels des masses, comme le montrait la montée de la lutte de classe du prolétariat, la confiance dans la philosophie matérialiste disparut. De nouveau le monde fut perçu comme plein d'insolubles contradictions et d'incertitudes, de forces sinistres menaçant la civilisation. Alors la bourgeoisie se tourna vers différentes croyances religieuses, et ses intellectuels et ses savants furent soumis à l'influence de tendances mystiques. Ils ne furent pas longs à découvrir les faiblesses et les défauts de la philosophie matérialiste et à tenir des discours sur les limites de la science et sur les énigmes insolubles du monde.' (8)
Si cette tendance était parfois présente durant la phase ascendante du capitalisme, elle devint la règle dès le début de l'époque de décadence. Ayant atteint les limites de son expansion, le capitalisme en déclin a été incapable de créer un monde totalement à son image : il a laissé des régions entières en retard et non développées.
C'est ce retard économique et social qui constitue la base de l'emprise que la religion exerce encore sur ces zones. Les Bolcheviks eux-mêmes furent confrontés à ce problème, et furent obligés d'inclure dans leur programme, en 1919, une section traitant spécifiquement de la religion, "expression de l'arriération des conditions matérielles et culturelles de la Russie".
La bourgeoisie est obligée de compter sur l'idéalisme et la religion dans la période de décadence, et ce particulièrement quand son optimisme est ébranlé ; on l'a vu avec le Nazisme, qui a révélé une tendance profonde vers l'irrationalisme. Dans l'étape finale de la décadence capitaliste, la décomposition, ces tendances sont encore amplifiées, et même des membres de la bourgeoisie (comme le milliardaire Oussama Ben Laden) finissent par prendre au sérieux les croyances réactionnaires et obscurantistes qu'ils affichent. Comme Boukharine et Préobrajenski le notent à juste titre (9): "si la classe bourgeoise commence à croire en Dieu et en la vie éternelle, ceci signifie simplement qu'elle se rend compte que sa vie ici-bas touche à sa fin ! '.
La floraison de mouvements irrationalistes parmi les masses des régions les plus défavorisées prend de plus en plus d'importance dans la période de décomposition, où apparaît clairement l'absence de tout avenir pour le système, et où la vie sociale, dans les zones les plus faibles de la périphérie du capitalisme, tend à se désintégrer. Partout dans le monde, comme lors des derniers jours des précédents modes de production, nous assistons à la montée des sectes, des cultes suicidaires apocalyptiques et des différents fondamentalismes. Il est clair que l'Islamisme est une expression de cette tendance générale. Mais, avant d'examiner son expansion, il faut revenir sur les origines historiques de l'Islam en tant que religion mondiale.
Les origines historiques de l'IslamA sa fondation, au 7ème siècle, dans la région du Hedjaz, à l'ouest de l'Arabie, l'Islam représente, pour résumer, une synthèse entre le judaïsme, le christianisme byzantin et assyrien et des religions antiques de Perse ainsi que des croyances locales monothéistes, comme l'Hanifiyia. Ce riche mélange était adapté aux besoins d'une société en plein bouleversement social, économique et politique. Dominé par la cité de La Mecque, le Hedjaz était à cette époque le principal carrefour commercial du Moyen-Orient. L'Arabie était prise entre deux grands empires : la Perse, dynastie des Sassanides, et Byzance, l'empire romain d'Orient. Dans cette société, la classe dominante de La Mecque encourageait les commerçants de passage à placer leurs dieux païens personnels dans la Ka'aba, un sanctuaire religieux local, et de les y adorer à chacune de leurs visites. Cette idolâtrie rapportait beaucoup aux riches habitants de la ville.
Pendant environ 100 ans, La Mecque fut une société prospère, dirigée par une aristocratie tribale, utilisant quelque peu le travail des esclaves, pratiquant un commerce prospère avec des régions éloignées et tirant des revenus additionnels de la Ka'aba. Cependant, au moment où Mahomet parvint à l'âge adulte, la société était dans un état de crise profonde. Celle-ci éclata, menaçant l'effondrement en une guerre sans fin entre les différentes tribus.
Juste à l'extérieur de La Mecque et de Yathrib, deuxième ville de la région, aujourd'hui Médine, se trouvaient les Bédouins, fières et austères tribus nomades indépendantes, qui, au début, avaient bénéficié de l'enrichissement des centres urbains de la région ; ils avaient pu emprunter auprès des riches citadins et accroître ainsi leur niveau de vie. Cependant, ils étaient de plus en plus incapables de rembourser leurs dettes, une situation qui devait avoir des conséquences explosives. La désintégration des tribus allait s'accélérant, à la fois dans les villes et dans les oasis du désert ; les Bédouins étaient "vendus comme esclaves ou réduits à un état de dépendance? Les limites étaient franchies'. De façon plus précise (10) :
"Inévitablement, ces transformations économiques et sociales furent accompagnées de changements intellectuels et moraux. Ceux qui avaient du flair pour les affaires prospéraient. Les vertus traditionnelles des fils du désert, les Bédouins, ne représentaient plus le chemin de la réussite. Savoir saisir sa chance et être avide était bien plus utile. Les riches étaient devenus fiers et arrogants, glorifiant leurs succès comme une affaire personnelle et non plus comme concernant la tribu entière. Les liens du sang allaient s'affaiblissant, remplacés par d'autres, basés sur l'intérêt'. (11)
Plus loin :
"L'iniquité triomphait au sein des tribus. Les riches et les puissants opprimaient les pauvres. Chaque jour les lois ancestrales étaient bafouées. Le faible et l'orphelin étaient vendus comme esclaves. L'ancien code d'honneur, de décence et de moralité, était piétiné. Le peuple ne savait même plus quels dieux servir et adorer'. (12)
Cette dernière phrase est hautement significative : dans une société où la religion était le seul moyen possible de structurer l'existence quotidienne, elle exprime clairement la gravité de la crise sociale. L'Islam appelle cette période de l'histoire de l'Arabie la jahiliyya, ou ère de l'ignorance, et dit que durant cette période, il n'y avait pas de limites à la débauche, à la cruauté, à la pratique d'une polygamie sans limite et au meurtre des nouveau-nés de sexe féminin.
L'Arabie de cette époque était déchirée à la fois par les rivalités de ses propres tribus, en guerre les unes contre les autres et par les menaces et les ambitions des civilisations avoisinantes. D'autres facteurs plus globaux intervenaient. On savait en Arabie que les empires perses et romains avaient de sérieux ennuis, tant internes qu'externes, et étaient près de s'effondrer, et beaucoup y voyaient "la proclamation de la fin du monde' (13). La majeure partie du monde civilisé était aussi au bord du chaos.
Engels a analysé la montée de l'Islam comme "une réaction des Bédouins contre les citadins, puissants mais dégénérés, et qui à cette époque professaient une religion décadente, mélange d'un culte naturaliste dépravé avec le judaïsme et le christianisme' (14).
Né à La Mecque en 570 après J.C., mais élevé en partie dans le désert par des Bédouins, et profondément influencé par les courants intellectuels venus du monde entier qui inondait l'Arabie, et plus spécialement le Hedjaz, Mahomet, homme réfléchi et enclin à la méditation, était le vecteur idéal pour résoudre la crise des relations sociales qui frappait sa ville et sa région. Le commencement de son ministère en 610, fit de lui l'homme de la situation.
L'Arabie entière était mûre pour le changement ; elle était en condition pour qu'émerge un État pan-arabe, capable de surmonter le séparatisme tribal et plaçant la société sur de nouvelles fondations économiques, et par là sociales et politiques. L'Islam prouva qu'il était l'instrument parfaitement adapté pour accomplir cela. Mahomet enseigna aux Arabes que le chaos grandissant de leur société résultait du fait qu'ils s'étaient détournés des lois de Dieu (la Shari'a). Ils devaient se soumettre à ces lois s'ils voulaient échapper à la damnation éternelle. La nouvelle religion dénonça la cruauté et les luttes inter-tribales, déclarant non seulement que les Musulmans étaient tous frères, mais qu'en tant qu'hommes et femmes ils avaient l'obligation de s'unir. L'Islam (littéralement soumission à Dieu) proclama que c'était Dieu lui-même (Allah) qui demandait cela. L'Islam mit hors-la-loi la débauche (l'alcool, les jurons et les jeux d'argent furent prohibés), la cruauté fut interdite (par exemple, les propriétaires d'esclaves furent encouragés à les libérer), la polygamie fut limitée à quatre épouses pour chaque croyant de sexe masculin (chacune d'entre elles devant être traitée avec équité - ce qui conduisit certains à affirmer que cette pratique était en réalité hors-la-loi), les hommes et les femmes tenaient des rôles sociaux différents, mais une femme était autorisée à travailler et à choisir elle-même son mari et le meurtre était strictement interdit, y compris l'infanticide. L'Islam enseigna aussi aux Arabes qu'il n'était pas suffisant de prier et d'éviter le péché ; la soumission à Dieu signifiait que toutes les sphères de l'existence devaient être soumises à la volonté de Dieu, c'est-à-dire que l'Islam offrait un cadre pour chaque chose, incluant la vie économique et politique d'une société.
Dans les conditions de l'époque, il n'est pas surprenant que cette nouvelle religion ait attiré très tôt de nombreux fidèles, une fois que les tentatives des classes dominantes de La Mecque pour la détruire physiquement eurent échoué. Elle fut l'instrument idéal pour renverser la société arabe et les sociétés environnantes. Mais l'époque dorée musulmane ne pouvait durer toujours. Il advint que les successeurs de Mahomet, les Califes - choisis pour diriger le monde musulman en fonction de leur supposée fidélité au message de Mahomet - furent en fait remplacés par des dynasties de dirigeants de plus en plus corrompus, qui revendiquaient cette charge comme étant héréditaire. Cette transformation fut complète lorsque la dynastie des Omeyyades accéda au Califat (680-750). Cependant, il est clair que lors de son surgissement, l'Islam exprimait une avancée dans l'évolution historique, et c'est de cela qu'il tire sa force originale et la profondeur de sa vision. Et même si, inévitablement, la civilisation musulmane médiévale ne réussit pas à vivre selon les idéaux de Mahomet, elle constitua pourtant un cadre pour des avancées fulgurantes dans le domaine de la médecine, des mathématiques et d'autres branches du savoir humain. Bien que le despotisme oriental sur lequel elle était fondée devait la conduire à l'impasse stérile à laquelle ce mode de production la condamnait, lorsqu'elle eut atteint le sommet de son développement, elle fit apparaître la société féodale occidentale, en comparaison, comme fruste et obscurantiste. Classiquement, ceci est symbolisé par l'énorme fossé culturel qui séparait Richard C?ur de Lion et Saladin à l'époque des croisades (15). On pourrait même ajouter que le fossé est encore plus large entre la culture musulmane à son zénith et l'obscurantisme que représente le fondamentalisme de nos jours.
Les Bolcheviks et le "nationalisme musulman'Mais si les marxistes peuvent reconnaître un côté progressiste à l'Islam à ses origines, comment ont-ils analysé son rôle dans une période de révolution prolétarienne, où toutes les religions sont devenues un obstacle réactionnaire à l'émancipation de l'humanité ? Il est instructif d'examiner brièvement la politique des Bolcheviks dans ce domaine.
Moins d'un mois après la victoire de la révolution d'octobre 1917, les Bolcheviks ont diffusé une proclamation, A tous les ouvriers musulmans de Russie et de l'Est dans laquelle ils déclaraient être du côté des "ouvriers musulmans dont les mosquées et les lieux de culte avaient été détruits, dont la foi et les traditions avaient été piétinées par les Tsars et les oppresseurs de la Russie'. Les Bolcheviks s'engageaient ainsi : "Vos croyances et vos coutumes, vos institutions nationales et culturelles sont pour toujours libres et inviolables. Sachez que vos droits, comme ceux des autres peuples de Russie, sont sous la haute protection de la Révolution et de ses organes, les Soviets des ouvriers, soldats et paysans'.
Une telle politique signifiait un changement radical par rapport à celle des Tsaristes, qui avaient essayé de façon systématique et par la force (souvent par la violence) d'assimiler les populations musulmanes, après la conquête de l'Asie centrale, à partir du 16ème siècle. Rien d'étonnant alors que, par réaction, les populations musulmanes de ces régions se soient accrochées à l'Islam, leur héritage religieux et culturel. A quelques notables exceptions près, les Musulmans d'Asie centrale ne participèrent pas activement à la Révolution d'octobre, qui fut essentiellement une affaire russe :'Les organisations nationales musulmanes restèrent des spectateurs indifférents à la cause bolchevique' (16). Sultan Galiev, le "communiste musulman" qui joua un rôle important, déclara quelques années après la Révolution : "En faisant le bilan de la Révolution d'octobre et de la participation des Tatars, nous devons admettre que les masses laborieuses et les couches déshéritées tatares n'y ont pris aucune part.' (17)
L'attitude des Bolcheviks envers les Musulmans d'Asie centrale fut déterminée par des impératifs à la fois d'ordre interne et externe. D'une part, le nouveau régime devait s'accommoder de cette situation : les terres de l'ancien empire des Tsars étaient dans leur immense majorité musulmanes. Les Bolcheviks étaient convaincus que ces terres d'Asie centrale étaient essentielles, à la fois stratégiquement et économiquement, à la survie de la Russie révolutionnaire. Lorsque des nationalistes musulmans se révoltèrent contre le nouveau Gouvernement de Moscou, la réponse des autorités, dans la plupart des cas, fut de prendre des mesures brutales. A la suite d'une rébellion au Turkestan, par exemple, la réponse des unités militaires du Soviet de Tashkent fut de raser la ville de Koland. Lénine y envoya une commission spéciale, en novembre 1919, pour, dit-il, "restaurer des relations correctes entre le régime soviétique et les peuples du Turkestan' (18).
Un exemple de cette approche vers les problèmes que posaient ces régions musulmanes, fut la création par les Bolcheviks de l'organisation Zhendotel (Département des femmes ouvrières et paysannes) pour travailler parmi les femmes musulmanes en Asie centrale soviétique. Zhendotel centra plus particulièrement son action sur le problème de la religion dans cette région très en retard économiquement. Il convient de noter qu'à ses débuts, Zhendotel eut une approche pleine de patience et de sensibilité envers les délicats problèmes auxquels il était confronté. Les membres féminins de l'organisation portaient même le paranja (un voile islamique couvrant complètement la tête et le visage) au cours de discussions tenues avec des femmes musulmanes.
Alors que quelques organisations nationalistes musulmanes se rallièrent pour un temps à la contre-révolution pendant la guerre civile de 1918-1920, la plupart en vinrent à accepter à contre c?ur le régime bolchevique, qui leur apparut comme un moindre mal, après avoir souffert des exactions des armées blanches de Dénikine. Beaucoup de ces "nationalistes musulmans" rejoignirent le Parti communiste, et nombreux sont ceux qui occupèrent des postes de haut rang au gouvernement. Cependant, seul un petit nombre semble avoir été convaincu par la validité du marxisme. Le célèbre Tatar Sultan Galiev fut représentant bolchevique au Commissariat central musulman (formé en janvier 1918), membre du Collège interne du Commissariat du peuple aux nationalités (Narkomnats), rédacteur en chef de la revue Zhin" Natsional'nostey, professeur à l'Université des Peuples de l'est, et dirigeant de l'aile gauche des "Nationalistes musulmans'. Mais même cette figure emblématique des éléments recrutés parmi les nationalistes musulmans, fut au mieux un "communiste national" comme il se désigna lui-même dans le journal tatar Qoyash (Le Soleil) en 1918, expliquant son adhésion au Parti bolchevique en octobre 1917 en ces termes : "Je suis venu au Bolchevisme par l'amour de mon peuple qui pèse si lourdement sur mon c?ur' (19).
D'autre part, les Bolcheviks comprirent que leur révolution, pour survivre, avait besoin que les ouvriers des autres pays la rejoignent. L'échec des révolutions dans les pays occidentaux développés (en particulier en Allemagne), les conduisit à se tourner de plus en plus vers la possibilité d'une vague "nationaliste révolutionnaire" en Orient. Cette politique n'avait rien de prolétarien, mais comme les premiers signes d'un recul de la vague révolutionnaire se faisaient sentir, et compte tenu de l'isolement grandissant de la révolution russe, les Bolcheviks inclinaient de plus en plus vers cette vision opportuniste, pensant qu'elle conduirait à une révolution prolétarienne. Mais pour le moment, la "question d'Orient" - le soutien aux luttes de "libération nationale" au Moyen-Orient et en Asie - était vue comme le moyen de libérer la Russie soviétique de l'emprise de l'impérialisme britannique.
L'Internationale communiste et le mouvement pan-islamiqueC'est dans ce contexte que les Bolcheviks furent conduits à faire évoluer l'attitude de l'Internationale communiste envers les mouvements panislamiques. Lors de son deuxième congrès en 1920, l'IC manifesta que les énormes pressions exercées par les forces de la contre-révolution, à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de la Russie, commençaient à le faire plier. Des concessions à la ligne opportuniste furent faites, dans le vain espoir de diminuer l'hostilité du monde capitaliste envers la société soviétique. Les communistes furent obligés de s'organiser au sein des syndicats bourgeois, de rejoindre les partis socialistes et travaillistes, ouvertement pro-impérialistes, et d'appuyer les soi-disant "mouvements de libération nationale" dans les pays sous-développés. Les "Thèses sur la question nationale et coloniale" - servant à justifier le soutien aux "mouvements de libération nationale" - furent préparées par Lénine pour le congrès et adoptées avec seulement trois abstentions.
Cependant, le deuxième congrès traça les grandes lignes de la collaboration avec les Musulmans. Dans ses "Thèses', Lénine déclarait : "Il est nécessaire de lutter contre les mouvements panislamiques et pan-asiatiques, et autres tendances similaires, qui essaient de combiner la lutte de libération contre l'impérialisme européen et américain avec le renforcement du pouvoir de l'impérialisme turc et japonais ainsi que des potentats locaux, grands propriétaires, hauts dignitaires religieux, etc.' (20)
Bien qu'il votât la résolution, Sneevliet, représentant des Indes orientales néerlandaises (actuellement l'Indonésie), affirma qu'une organisation de masse islamiste et radicale y était présente. Sneevliet déclara que Sarekat Islam (L'Union islamique), avait acquis un "caractère de classe", en adoptant un programme anticapitaliste. Ces "hadjis communistes" (hadjis désignant ceux qui ont fait le pèlerinage à La Mecque), insistait-il, étaient nécessaires à la révolution communiste (21). Ceci n'était que la continuation de la politique développée par l'ancienne Union social-démocrate indonésienne (ISDV), qui plus tard constitua la majeure partie du Parti communiste indonésien (PKI), formé en mai 1920. Dès le début, les marxistes indonésiens eurent une relation ambiguë avec l'Islam radical, comme le CCI l'a déjà souligné :
"Des membres indonésiens de l'ISDV, étaient en même temps membres, et même dirigeants du mouvement islamique. Au cours de la guerre (première guerre mondiale), l'ISDV recruta un nombre considérable d'Indonésiens membres du Sarekat Islam, qui en comptait quelque 20 000? Cette politique préfigura, sous une forme embryonnaire, la politique adoptée en Chine après 1921 - avec l'encouragement de la part de Sneevliet et de l'Internationale communiste - de former un front uni, conduisant même à la fusion d'organisations nationalistes et communistes (le Kuomintang et le PC chinois) (...) Il est significatif qu'au sein de l'Internationale communiste, Sneevliet représentait à la fois le PKI et l'aile gauche de Sarekat Islam. Cette alliance avec la classe bourgeoise indigène musulmane devait durer jusqu'en 1923" (22).
Le Congrès de Bakou des Peuples d'OrientLa première application de ces "Thèses sur la question nationale et coloniale" fut ce qu'on appela le Congrès des peuples de l'Orient, tenu à Bakou (Azerbaïdjan) en septembre 1920, peu après la clôture du second congrès de l'Internationale communiste. Au moins un quart des délégués à la conférence n'étaient pas communistes, et parmi eux il y avait des bourgeois nationalistes et panislamistes, ouvertement anticommunistes. A cette conférence, présidée par Zinoviev, on appela à la "guerre sainte" (les termes mêmes de Zinoviev) contre les oppresseurs étrangers et de l'intérieur, pour des gouvernements ouvriers "et paysans" à travers le Moyen-Orient et l'Asie, dans le but d'affaiblir l'impérialisme, particulièrement l'impérialisme britannique.
L'objectif des Bolcheviks était d'établir une "indéfectible alliance" avec ces éléments disparates, dans le but principal de desserrer l'encerclement de la Russie établi par l'impérialisme. Toute la substance opportuniste de cette politique fut exposée par Zinoviev lors de la session d'ouverture du congrès, quand il décrivit l'ensemble des délégués à la conférence, et à travers eux les mouvements et les États qu'ils représentaient, comme la "deuxième épée" de la Russie, et que la Russie "considérait comme des frères et des camarades de combat" (23). Ce fut la première conférence "anti-impérialiste" (c'est-à-dire interclassiste) jamais tenue au nom du communisme.
John Reed, pionnier du communisme aux États-Unis, fut rendu malade par les travaux de ce congrès, auquel il assista. Angelica Balabanova (24) raconte dans son livre "Ma vie de rebelle", comment "Jack (John Reed) parla avec amertume de la démagogie et de l'apparat qui avaient caractérisé le congrès de Bakou, ainsi que de la manière dont les populations indigènes et les délégués d'Extrême-Orient avaient été traités" (25). Un "Appel du parti communiste des Pays-Bas aux peuples de l'Orient représentés à Bakou" apparaît dans l'édition en français des travaux du congrès et il fut certainement distribué aux délégués. Cet appel affirmait que des "milliers d'Indonésiens" s'étaient trouvés "réunis dans le combat commun contre les oppresseurs hollandais" par le mouvement pan-islamique Sarekat Islam, et que ce mouvement se joignait à lui pour saluer le congrès.
Au cours du congrès, Radek, du Parti bolchevique, évoqua ouvertement l'image des armées conquérantes des anciens sultans ottomans musulmans, déclarant : "Nous faisons appel, camarades (sic), aux sentiments guerriers qui inspirèrent jadis les peuples de l'Orient, quand, guidés par leurs grands conquérants, ils s'avancèrent vers l'Europe" (26). Moins de trois mois après le congrès de Bakou, qui avait salué le nationaliste turc Mustapha Kemal (Kemal Atatürk) celui-ci assassinait tous les dirigeants du Parti communiste turc. Pour son quatrième congrès, l'Internationale communiste avait poussé encore plus loin la révision de son programme. En introduisant les "Thèses sur la question d'Orient", qui furent adoptées à l'unanimité, le délégué hollandais van Ravensteyn, déclara que "l'indépendance de l'ensemble du monde oriental, l'indépendance de l'Asie, des peuples musulmans signifiait en soi la fin de l'impérialisme occidental". Auparavant, au cours du congrès, Malaka, délégué des Indes orientales néerlandaises, avait déclaré que les communistes avaient travaillé dans cette région en lien étroit avec Sarekat Islam, jusqu'à ce que des dissensions les séparent en 1921. Malaka affirma que l'hostilité envers le mouvement pan-islamique, exprimée par les Thèses du deuxième congrès, avait affaibli les positions des communistes. Ajoutant son soutien à la collaboration serrée avec le mouvement pan-islamique, le délégué de Tunisie nota que, contrairement aux PC anglais et français qui ne faisaient rien sur la question coloniale, au moins les panislamistes unifiaient les Musulmans contre leurs oppresseurs (27).
Les conséquences de la politique opportuniste des BolcheviksLe tournant opportuniste des Bolcheviks et de l'Internationale communiste sur la question coloniale se fondait, pour une large part, sur cette idée qu'il fallait trouver des alliés pour lutter contre l'encerclement de la Russie soviétique par l'impérialisme. Les gauchistes, pour faire l'apologie de cette politique, avancent aujourd'hui comme argument qu'elle a aidé l'Union soviétique à survivre ; mais, comme l'a reconnu la Gauche communiste italienne dans les années 30, le prix à payer pour cette survie a été la complète modification de ce que représentait le pouvoir des Soviets : de bastion de la révolution mondiale, il était devenu maintenant un acteur dans le jeu impérialiste mondial. Les alliances avec les bourgeoisies des colonies lui ont permis de s'intégrer dans ce jeu, mais cela s'est fait aux dépens des exploités et des opprimés de ces régions : ceci est clairement illustré par la faillite de la politique de l'Internationale communiste en Chine en 1925-1927.
L'abandon de la méthode marxiste rigoureuse sur cette question de l'Islam ne fut en fait qu'une partie d'un cours plus général vers l'opportunisme. C'est encore de nos jours une justification théorique à l'attitude ouvertement contre-révolutionnaire du gauchisme moderne, qui ne cesse de nous présenter Khomeini, Ben Laden et consorts comme combattant l'impérialisme, même si la forme de leur combat et leurs idées sont quelque peu erronées.
Il faut aussi noter que cette tentative de flatter les nationalistes musulmans a été combinée à un faux radicalisme qui a cherché à éradiquer la religion à travers des campagnes démagogiques. Ceci est une caractéristique particulière du stalinisme lors de son "virage à gauche", à la fin des années 1920.
Au cours de cette période, la patience et la sensibilité dont avait fait preuve Zhendotel furent abandonnées pour des campagnes forcenées en faveur du divorce et contre le port du voile. En 1927, d'après un rapport de Trotsky (28) : "On tint des meetings de masse au cours desquels des milliers de participantes scandaient :'A bas le paranja !' déchiraient leur voile qu'elles imbibaient de paraffine et brûlaient? Protégées par la police, des groupes de femmes pauvres parcouraient les rues, arrachant le voile des femmes plus riches, cherchant la nourriture cachée et pointant du doigt celles et ceux qui se cramponnaient aux pratiques traditionnelles qui étaient alors déclarées criminelles? Le jour suivant, ces actions sectaires et brutales furent payées au prix du sang : des centaines de femmes sans voiles furent massacrées par leurs familles, et cette réaction fut exacerbée par le clergé musulman, qui vit dans les récents tremblements de terre la punition d'Allah pour les refus de porter le voile. D'anciens rebelles Basmachis se rassemblèrent en une organisation secrète contre-révolutionnaire, le Tash Kuran, qui se développa grâce à leur engagement à préserver les valeurs et les coutumes locales (le Narkh)."
Tout ceci était aussi éloigné des méthodes originelles de la Révolution d'octobre que l'était le congrès de Bakou avec son charabia sur la Guerre sainte. La grande force des Bolcheviks en 1917 avait été leur engagement dans le combat contre les idéologies étrangères au prolétariat, en développant sa conscience de classe et ses propres organisations. Ceci demeure la seule base pour contrer l'influence de la religion et des autres idéologies réactionnaires.
Les Islamistes : à l'origine un courant marginalDe ce qui précède, nous pouvons voir que le problème de "l'Islam politique" n'est pas nouveau pour le prolétariat.
En fait, tous les groupes islamistes "modernes" trouvent leurs racines dans le mouvement des Frères musulmans (Ikhwan al-Muslimuun), la première organisation islamiste moderne importante, qui fut fondée en Égypte en 1928, et depuis s'est répandue dans plus de 70 pays. Leur fondateur, Hassan al-Banna, proclama la nécessité pour les Musulmans de "retourner dans le droit chemin" de l'Islam sunnite orthodoxe, à la fois comme antidote à la corruption croissante depuis le califat des Omeyyades, et pour "libérer" le monde musulman de la domination occidentale. Ce combat pourrait conduire à l'établissement d'un authentique État islamique, qui seul pourrait résister contre l'Occident.
Les Frères prétendaient suivre les traces d'Ahmed ibn Taymiyyah (1260-1327), qui s'opposa aux tentatives des penseurs musulmans hellénisés de réduire l'Islam et ses règles de gouvernement à de simples fonctions de la raison humaine. D'après Ibn Taymiyyah, un dirigeant musulman avait l'obligation d'imposer à ses sujets les lois de Dieu si nécessaire. L'Islam d'Ibn Taymiyyah se proclamait très pur, débarrassé de tous ses ajouts modernes. Les Frères musulmans modelèrent leur mouvement sur celui des Salafiyyah (purification) puritains des dix-septième et dix-neuvième siècles, qui eux aussi tentèrent d'appliquer les idées d'Ibn Taymiyyah.
En fait, la clef du succès des Frères musulmans réside dans leur extrême flexibilité tactique, étant préparés à travailler avec n'importe quelle institution (parlement, syndicat?) ou organisation (staliniens, libéraux?) qui pourrait mettre en avant leurs projets de "ré-islamisation" de la société. Pour Al-Banna, il était de toute façon clair que l'État islamique que son mouvement recherchait, interdirait toutes les organisations politiques. Sayyed Qoutb, qui succéda à Al-Banna comme leader du mouvement en 1948 (29), dénonçait de la même façon "l'idolâtrie socialiste ou capitaliste", c'est-à-dire le fait de mettre en avant des objectifs politiques avant les lois de Dieu. Il ajoutait : "Il est nécessaire de rompre avec la logique et les coutumes de la société qui nous entoure, de construire le prototype de la future société islamique avec les "vrais croyants", puis, au moment opportun, engager la bataille contre la nouvelle jahiliyya".
Vers 1948, le mouvement s'était considérablement accru, comptant entre trois cent et six cent mille militants pour la seule Égypte. Il survécut à une féroce répression de l'État, fin 1948, début 1949, et se reconstitua. Il fut, pendant une courte période, l'allié de Nasser et de son Mouvement des Officiers Libres, qui fomenta un coup d'État en juillet 1952. Une fois au pouvoir, Nasser emprisonna de nombreux Frères musulmans et mit ce mouvement hors la loi. Bien qu'en principe encore interdit, le mouvement a pu envoyer des députés au parlement et contrôle un certain nombre d'organisations non gouvernementales islamiques. Il rencontre un soutien grandissant auprès des masses urbaines défavorisées en proposant des services sociaux qui ne sont pas fournis par l'État.
Le succès des Frères musulmans est une constante référence pour des groupes "fondamentalistes" plus récents - dont la plupart s'en sont séparés, proclamant qu'ils ont modéré leur discours depuis qu'ils ont gagné le support des masses et quelques sièges au parlement. Des groupes qui s'en inspirent existent partout dans le "monde musulman" - non seulement au Moyen-Orient mais aussi en Indonésie et aux Philippines, et même dans d'autres pays où les Musulmans ne forment pas la majorité de la population. Cependant, d'une façon générale, ces groupes ressemblent plus aux Frères musulmans des origines (prônant la violence terroriste), qu'à la force relativement modérée qu'ils sont devenus. Et, dans tous les cas, ces groupes ne peuvent exister que grâce au soutien matériel fourni par l'un ou l'autre des États qui les manipulent au bénéfice de leurs propres objectifs en matière de politique étrangère. C'est comme cela que fut fondé à Gaza le Hamas (Mouvement de la Résistance islamique) par Israël, qui espérait en faire un contre poids à l'OLP. Mais à la fois le Hamas et l'organisation du Djihad islamique ont coopéré avec l'OLP et d'autres organisations nationalistes palestiniennes - elles mêmes manipulées à leur tour par des puissances étrangères comme la Syrie ou l'ancienne Union soviétique. En Algérie, le GIA (Groupe islamiste armé) reçoit plus ou moins ouvertement des fonds et de l'aide des États-Unis, qui s'efforcent, par là, d'affaiblir la concurrence que fait la France à la seule superpuissance restante. Récemment, en Indonésie, des groupes islamistes ont été manipulés par des fractions politico-militaires pour successivement mettre en place et renverser le Président. Plus connue encore, la création au Pakistan par les États-Unis du mouvement des Talibans d'Afghanistan, qui furent, avec succès, dressés contre leurs anciens alliés islamistes, les diverses fractions moudjahidines qui entraînaient l'Afghanistan vers le chaos total. Les États-Unis ont aidé activement Oussama Ben Laden dans sa lutte contre l'impérialisme russe, fournissant un support au groupe maintenant connu sous le nom d'Al Qaïda.
D'autres variantes du modèle original sont fournies par des groupes dont les membres sont issus de la secte musulmane Chi'a. État chiite le plus peuplé, l'Iran a été la source de ces variantes, qui incluent des groupes présents dans de nombreux pays, notamment au Liban et en Irak. L'Iran lui-même est souvent décrit comme un État où le "fondamentalisme est au pouvoir", mais ceci est trompeur, car le régime s'est mis en place plus pour combler un vide que sous l'action d'un groupe "islamiste". Il est certain que dans ses premières années, le régime de Khomeini a établi avec succès, par des actions de masse, un support populaire envers l'État, proposant un impossible "retour" aux conditions de l'Arabie du 7ème siècle. Cependant, il est important de comprendre que les mollahs d'Iran (le clergé) ne sont venus au pouvoir que grâce à l'extrême faiblesse du prolétariat iranien : les ouvriers de l'industrie pétrolière, par exemple, ont été en grève pendant un total de six mois, paralysant cette industrie clef pour l'Iran, dans le but d'abattre le régime du Shah. Seule force d'opposition ayant des objectifs politiques clairs et capable de fonctionner dans la légalité, les mollahs ont pris le contrôle de la mobilisation confuse contre le Shah. Cependant, il faut noter que les partisans de Khomeini n'ont pris le pouvoir qu'après une déformation fondamentale de la doctrine chiite : depuis la disparition du dernier dirigeant chiite, il y a plusieurs siècles, les croyants chiites doivent s'opposer résolument à tout pouvoir politique temporel (30).
Une fois au pouvoir, en février 1979, les mollahs ont saisi toute opportunité pour étendre leur influence vers les autres pays, en entraînant, armant et fournissant une base aux groupes islamistes chiites agissant dans ces pays, comme la milice du Hezbollah (parti de Dieu) au Liban, qui a toujours soutenu Khomeini. Elle en a été remerciée par une importante aide matérielle de l'Iran, à partir de 1979, ainsi que de la Syrie son alliée.
L'Afghanistan a fourni d'autres variantes, au moins une pour chaque groupe ethnique important composant ce pays. Bien que tous ces groupes afghans partagent cette notion d'un État unitaire islamique (en fait "islamiste"), il leur a été extrêmement difficile de rester unis pendant longtemps, même et surtout après l'élimination de concurrents communs. Les luttes intestines meurtrières qui ont suivi l'effondrement du régime pro-russe en 1992, ont convaincu l'impérialisme US de cesser de les soutenir et de créer une nouvelle force plus unitaire, les Talibans, qui pourraient constituer un régime stable pro-US. Toutes ces fractions islamistes disparates d'Afghanistan se sont rendu coupables de massacres collectifs, des plus horribles actes de cruauté, tels que viols, tortures, mutilations et massacres d'enfants, sans oublier leur rôle dans le commerce international de la drogue, qui a fait de l'Afghanistan le plus grand exportateur d'opium brut dans le monde.
Il n'est pas possible, faute de place de décrire la totalité de ces groupes et toutes leurs imbrications. Mais comme nous l'avons vu, les Frères musulmans ont constitué le paradigme, le modèle pour le "fondamentalisme islamique" moderne. Différentes versions de ce mouvement existent, aussi bien chiites que sunnites, mais aucune d'entre elles ne s'oppose vraiment au capitalisme et à l'impérialisme : elles font partie intégrante du monde "civilisé".
Le fondamentalisme : un rejeton de la civilisation capitaliste agonisanteConfrontés à la propagande bourgeoise qui nous parle d'un "choc de civilisations', d'un combat à mort entre "l'Occident" et "l'Islam militant", propagande véhiculée aussi bien par les occidentaux que par les partisans de Ben Laden, il est très important de montrer que l'Islamisme actuel, est un pur produit de la société capitaliste en pleine époque de sa décadence.
Ceci est d'autant plus important que la véritable nature des mouvements islamistes n'est pas clairement comprise par les groupes du milieu politique prolétarien. Dans un récent article (31) de sa revue Revolutionary Perspectives, le BIPR soutient que l'Islamisme est le reflet de l'incapacité du capitalisme à éliminer complètement les vestiges précapitalistes, et aussi qu'il n'y a jamais eu de réelle "révolution bourgeoise" dans le monde musulman. L'article continue ainsi : "Contrairement à certaines hypothèses selon lesquelles l'Islamisme n'est qu'un pur réflet du mode de production capitaliste, il n'en est rien. Il est l'expression confuse de la coexistence d'au moins deux modes de production."
Toujours d'après cet article, l'Islamisme "est devenu une idéologie capable de maintenir l'ordre capitaliste avec des mesures idéologiques et culturelles non capitalistes". Il est affirmé que : "Contrairement au Christianisme, l'Islam n'a pas suivi un long processus de sécularisation et d'éclaircissement? Le monde musulman est resté relativement inchangé au sens historique, et a réussi, même à l'ère du capitalisme, à garder sa vieille identité, car le capitalisme n'a pu ni voulu éliminer les structures précapitalistes de la société : en conséquence, Dieu n'est pas mort en Orient."
Comme preuve à ces affirmations, l'article parle de la perpétuation de ce qu'il appelle "l'ancienne communauté du clergé maintenant des liens serrés avec le Bazar'", qui a "réussi à ne pas se laisser ébranler" par la pression de la modernisation. En conséquence, l'article maintient que "le monde musulman doit contenir en son sein deux modes de production et deux cultures". L'Islamisme tire sa force de cette dualité, qui lui permet d'apparaître comme une alternative au capitalisme d'État. Bien qu'étant "une pièce maîtresse de l'ordre capitaliste", l'Islamisme, ajoute l'article, "est ironiquement en contradiction avec ce même ordre, à certains niveaux". C'est une erreur. Il est vrai qu'aucun mode de production n'existe de façon totalement pure. L'esclavage a existé à différentes époques, dans toutes les formes de sociétés de classe. L'Angleterre, État capitaliste le plus ancien, n'en a pas encore totalement terminé avec son "aristocratie", et cela pour ne donner que deux exemples. Il est vrai, également, que la pénétration du capitalisme dans les régions dominées par la religion musulmane se fit tardivement et de façon incomplète, et qu'elles n'ont pas connu l'équivalent d'une révolution bourgeoise. Mais, quels que soient les vestiges du passé qui subsistent et pèsent dans ces régions, celles-ci sont totalement sous la domination de l'économie capitaliste mondiale, et font partie d'elle.
Le Bazar, dans le monde musulman, n'est pas une institution en dehors du capitalisme, pas plus que cette relique vivante qu'est la Reine d'Angleterre ou cet autre reste de la féodalité qu'est le Pape Jean Paul II ne le sont. En fait, les bazaris, les marchands capitalistes du Bazar de Téhéran, ont représenté un appui important à la poussée de Khomeini en 1978-1979 en Iran, et restent encore une fraction capitaliste d'importance vitale. Les désaccords - qui s'expriment parfois de façon violente - entre les bazaris et d'autres fractions du régime iranien, plus sécularisées ou influencées par l'Occident, représentent des contradictions au sein du capitalisme. Bien que ces conflits puissent affaiblir l'économie capitaliste du pays, ils sont, pour la bourgeoisie dans son ensemble, un immense bénéfice politique, car ils détournent le prolétariat iranien de son terrain de classe, vers cette fausse alternative : appuyer la fraction "réformiste" ou la fraction "radicale" du capital iranien. Nous voilà très loin "des mesures idéologiques et culturelles non capitalistes" dont parle l'article du BIPR.
De plus, en Iran, les relations entre les bazaris et les dirigeants politiques sont plus fortes que nulle part ailleurs, ceci étant dû à l'histoire de ce pays et à la forme d'Islam qui y est pratiquée, de telle sorte qu'on ne peut utiliser cet exemple pour prouver que l'Islamisme a quelque chose de "précapitaliste". Au contraire, le point commun des pays musulmans est leur utilisation très efficace des aspects de la société émanant d'un passé précapitaliste au service des besoins très actuels des capitalistes modernes. C'est pourquoi, la famille royale saoudienne, Gamal Nasser, les fractions politiques indonésiennes et autres représentants de la riche classe capitaliste, ont tour à tour utilisé et rejeté les groupes islamistes, tout à fait capitalistes bien que réactionnaires, et qui, en paroles, voulaient réintroduire la société précapitaliste, pour préparer leur chemin vers le pouvoir. Et il ne peut en être autrement. Partout dans le monde, les fractions capitalistes ne se sont jamais gênées pour mobiliser les éléments les plus rétrogrades afin d'atteindre leurs propres objectifs, bien modernes, et ce d'autant plus dans la période de décomposition. Le capitalisme allemand l'a prouvé en utilisant Hitler. Tout comme les Frères musulmans, les partisans de Khomeini et d'Oussama Ben Laden ainsi qu'Adolf Hitler ont constitué un mélange confus de vieux restes réactionnaires précapitalistes pour servir les intérêts de leur classe dominante. Sous cet aspect, l'Islamisme n'est pas différent. L'Islamisme emprunte en fait énormément à l'idéologie nazie, en particulier en adoptant sans réserve l'idée d'une conspiration juive mondiale. De plus, ces relents de racisme accentuent la contradiction entre l'Islamisme et les enseignements originels du Coran, qui prêchait la tolérance envers les autres "Peuples du Livre".
Sous toutes ses formes, l'Islamisme n'est nullement en contradiction avec le capital. Il est certes le reflet du retard économique et social des pays musulmans, mais il fait partie intégrante du système capitaliste, et, par dessus tout, de sa décadence et de sa décomposition. Nous pouvons aussi ajouter que loin d'être en opposition au capitalisme d'État, l'idée d'un État islamique, qui justifie l'intervention de l'État dans chaque aspect de la vie sociale, est un vecteur idéal pour le capitalisme d'État totalitaire, qui est la forme caractéristique que prend le capital à l'époque de sa décadence.
Le fondamentalisme islamique s'est développé comme une idéologie d'une partie de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie dans leur combat contre les puissances coloniales et leurs valets. Il est resté un mouvement minoritaire jusqu'à la fin des années 1970, les mouvements nationalistes imprégnés d'idéologie stalinienne étant alors sur le devant de la scène. Ces mouvements ont atteint une force réelle dans des pays où la classe ouvrière est relativement peu nombreuse, où elle est récente et inexpérimentée. Les Islamistes se proclament eux-mêmes "les champions des peuples opprimés" (Khomeini). En Iran, par exemple, les partisans de Khomeini ont réussi à attirer la masse des habitants misérables des taudis de Téhéran dans leur mouvement, à la fin des années 1970, en se proclamant de façon mensongère les champions de leurs intérêts et en les appelant mustazifin, un terme religieux désignant les miséreux et les opprimés. Le capitalisme décadent, en s'enfonçant encore plus dans la misère de la décomposition n'a fait qu'exacerber les conditions de vie de ces couches. La marginalisation des Islamistes à leurs débuts travaille maintenant en leur faveur, et ils peuvent apparaître plus crédibles quand ils proclament que si toutes les idéologies non religieuses (de la démocratie au marxisme en passant par le nationalisme) ont échoué, c'est parce que les masses ont ignoré les lois de Dieu. La même raison a été évoquée par les Islamistes en Turquie pour "expliquer" le tremblement de terre en août 1999, comme auparavant par les Islamistes égyptiens pour un tremblement de terre dans les années 1980.
Ce genre de mystification attire facilement les couches de la population les plus touchées par la pauvreté et le désespoir. Aux petits bourgeois ruinés, aux habitants des taudis sans espoir de travail, et même à des éléments de la classe ouvrière, il offre le mirage d'un "retour" vers cet État parfait que la légende attribue à Mahomet, qui était supposé protéger les pauvres et empêcher les riches de faire trop de profits. En d'autres termes, cet État est présenté comme l'ordre social "anticapitaliste" par excellence. D'une manière typique, les groupes islamistes se prétendent ni capitalistes ni socialistes, mais "islamiques', et combattent pour l'établissement d'un État islamique sur le modèle de l'ancien Califat. Toute cette argumentation repose sur une falsification de l'Histoire : cet État musulman d'origine a existé bien avant l'époque capitaliste. Il était fondé sur une forme d'exploitation de classe mais, celle-ci, à l'instar du féodalisme occidental, n'a pas permis le développement des forces productives comme l'a fait le capitalisme. Mais aujourd'hui, chaque fois qu'un groupe islamiste radical prend le contrôle d'un État, il n'a pas d'autre alternative que de devenir le gardien chargé de maintenir les relations sociales capitalistes, et d'essayer de maximiser le profit à l'échelle de l'état-nation. Les mollahs iraniens, pas plus que les Talibans, n'ont pu échapper à cette loi d'airain.
Ce faux "anticapitalisme" s'accompagne d'un tout aussi faux "internationalisme musulman" : les groupes islamistes radicaux prétendent souvent ne faire allégeance à aucune nation particulière et appellent à la fraternité et à l'unité des musulmans à travers le monde. Ces groupes se décrivent, et ceux qui leurs sont opposés font de même, comme quelque chose d'unique - comme une idéologie et un mouvement qui transcendent les frontières nationales pour former un nouveau "bloc" effrayant, menaçant l'Occident de la même manière que l'ancien bloc "communiste". Ceci est dû en partie au fait qu'ils sont liés aux réseaux de la criminalité internationale : commerce des armes (incluant certainement des moyens de destructions massives comme les armes chimiques ou nucléaires) et trafic de drogue : l'Afghanistan en est un pivot comme on l'a vu. Dans ce contexte, Ben Laden, "seigneur de la guerre impérialiste", peut être vu par certains comme le nouveau rejeton de la "globalisation", c'est-à-dire du dépassement des frontières nationales. Mais ceci n'est vrai que comme l'expression d'une tendance à la désintégration des unités nationales les plus faibles. L'État "global" musulman n'existera jamais, car il viendra toujours se briser sur le récif de la compétition entre les bourgeoisies musulmanes. C'est pourquoi, dans leur lutte pour poursuivre cette chimère, les moudjahidins sont toujours obligés de se joindre au grand jeu impérialiste, qui demeure le terrain d'affrontement des États nationaux.
Derrière la "guerre sainte", à laquelle appellent les bandes islamistes, se cache en réalité la guerre traditionnelle, et qui n'a rien de "sainte", que se livrent les puissances impérialistes rivales. Les véritables intérêts des exploités et des opprimés du monde entier ne se trouvent pas dans une mythique fraternité musulmane, mais dans la guerre de classe contre l'exploitation et l'oppression dans tous les pays. Ils ne se trouvent pas plus dans un retour au gouvernement de Dieu ni des Califes, mais dans la création révolutionnaire de la première société réellement humaine de l'Histoire.
Dawson (6/1/2002)
Notes :
(1) : Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel.
(2) : id.
(3) : 1966, Éditions Ann Harbor.
(4), (5), (6), (7) : ibid.
(8) : Anton Pannekoek, Lénine philosophe.
(9) : ibid.
(10) : M. Rodinson, Mohammed, Ed. Penguin, 1983.
(11), (12), (13) : ibid.
(14) : Lettre d'Engels à Marx, 6 juin 1853.
(15) : Saladin n'était pas seulement plus cultivé que Richard Coeur de Lion , il était aussi plus miséricordieux envers les non-combattants que ne le furent les Croisés, qui se sont illustrés par le massacre de populations entières (surtout des Juifs). Bien que, à la fois ses amis et ses ennemis comparent Ben Laden à Saladin, c'est plutôt aux Croisés qu'il faudrait le comparer, lui qui a déclaré, après le premier attentat à la bombe contre le World Trade Center : 'Tuer les Américains et leurs alliés, civils ou militaires, est un devoir pour tout Musulman'. C'est en ces termes que furent justifiés le massacre du 11 septembre 2001 ainsi que les attentats- suicides contre les civils israéliens.
(16) : Alexandra Bennigsen et Chantal Lemercier, Islam in the Soviet Union, Pall Mall Press, 1967.
(17) : Alexandra Bennigsen et Chantal Lemercier, Sultan Galiev, Le Père de la révolution tiers-mondiste, Ed. Fayard, 1986.
(18) : Alexandra Bennigsen et Chantal Lemercier, Islam in the Soviet Union, Pall Mall Press, 1967.
(19) : Alexandra Bennigsen et Chantal Lemercier, Sultan Galiev, Le Père de la révolution tiers-mondiste, Ed. Fayard, 1986.
(20) : Jane Degras, The Communist International 1919-1943 , vol. 1, Franck Cass & Co, 1971.
(21) : The Second Congress of the Communist International, New Park, 1977.
(22) : La Gauche Hollandaise, brochure du CCI.
(23) : Baku Congress of the Peoples of the East, New Park, 1977.
(24) : Angelica Balabanova, My Life as a Rebel.
(25) : voir E.H Carr, A History of Soviet Russia, Macmillan, 1978.
(26) : Baku Congress of the Peoples of the East, New Park, 1977.
(27) : Jane Degras, The Communist International 1919-1943 , vol. 1, Franck Cass & Co, 1971.
(28) : Alexandra Bennigsen et Chantal Lemercier, Islam in the Soviet Union, Pall Mall Press, 1967.
(29) : Hassan al Banna fut assassiné par la police secrète égyptienne le 12 février 1949, après l'assassinat par les Frères Musulmans du premier ministre, le 28 décembre 1948.
(30) : Khomeini prétendait qu'un religieux descendant direct de Mahomet pourrait servir de régent d'un État chi'ite islamique, en attendant le 'retour' éventuel du 12ème Imam.
(31) : Revolutionary Perspectives, organe du BIPR, no 23.
Le CCI a tenu récemment une conférence internationale extraordinaire dédiée principalement aux questions d'organisation. Dans notre presse territoriale et dans le prochain numéro de la Revue internationale nous reviendrons sur les travaux de cette conférence. Cela dit, dans la mesure où les questions que celle-ci a abordées avaient de fortes similitudes avec celles que nous avons eu à traiter par le passé, nous avons estimé utile de publier des extraits d'un document interne (adopté unanimement par le CCI) qui avait servi de base au combat pour la défense de l'organisation que nous avons mené en 1993-95 et dont rend compte la Revue internationale n° 82 à propos du 11e congrès du CCI.
Le rapport d'activités présenté au BI plénier ([1] [21]) d'octobre 1993 fait état de l'existence ou de la persistance au sein du CCI de difficultés organisationnelles dans un grand nombre de sections. Le rapport pour le 10e congrès international avait déjà traité amplement de ces difficultés. Il avait en particulier insisté sur la nécessité d'une plus grande unité internationale de l'organisation, d'une centralisation plus vivante et rigoureuse de celle-ci. Les difficultés présentes font la preuve que l'effort réalisé par ce rapport et les débats du 10e congrès, tout en étant indispensables, étaient encore insuffisants. Les dysfonctionnements qui se sont exprimés au cours de la dernière période manifestent l'existence au sein du CCI de retards, de lacunes dans la compréhension des questions, d'une perte de vue du cadre de nos principes en matière d'organisation. Une telle situation nous donne la responsabilité d'aller encore plus au fond des questions qui avaient été soulevées lors du 10e congrès. Il importe en particulier que l'organisation, les sections et tous les militants se penchent une nouvelle fois sur des questions de base et en particulier sur les principes qui fondent une organisation qui lutte pour le communisme (...)
Une réflexion de ce type a été menée en 1981-82 à la suite de la crise qui avait auparavant secoué le CCI (perte de la moitié de la section en Grande-Bretagne, hémorragie d'une quarantaine de membres de l'organisation). La base de cette réflexion avait été donnée par le rapport sur «La structure et le fonctionnement de l'organisation» adopté par la conférence extraordinaire de janvier 1982 (Cf Revue internationale n°33). En ce sens, ce document reste toujours une référence pour l'ensemble de l'organisation ([2] [22]). Le texte qui suit se conçoit comme un complément, une illustration, une actualisation (suite à l'expérience acquise depuis) du texte de 1982. En particulier, il se propose d'attirer l'attention de l'organisation et des militants sur l'expérience vécue, non seulement par le CCI, mais aussi par d'autres organisations révolutionnaires dans l'histoire.
1. L'importance du problème dans l'histoire
La question de la structure et du fonctionnement de l'organisation s'est posée à toutes les étapes du mouvement ouvrier. A chaque fois, les implications d'un tel questionnement ont revêtu la plus haute importance. Ce n'est nullement le fait du hasard. Dans la question d'organisation se trouve concentrée toute une série d'aspects essentiels de ce qui fonde la perspective révolutionnaire du prolétariat :
Les conséquences du développement de désaccords sur les questions organisationnelles se sont souvent révélées dramatiques, voire catastrophiques pour la vie des organisations politiques du prolétariat. Il en est ainsi pour les raisons suivantes :
Parmi de multiples exemples historiques d'un tel phénomène, on peut en prendre deux parmi les plus célèbres :
Dans le premier exemple, il est clair que la constitution au sein de l'AIT de l'«Alliance internationale de la démocratie socialiste» était une manifestation de l'influence de l'idéologie petite bourgeoise à laquelle était régulièrement confronté le mouvement ouvrier au cours de ses premiers pas. Ce n'est donc pas un hasard si l'Alliance recrutait principalement auprès des professions proches de l'artisanat (les horlogers du Jura suisse, par exemple) et dans des régions où le prolétariat était encore faiblement développé (comme en Italie et, particulièrement, en Espagne).
De même, la constitution de l'Alliance présentait un danger particulièrement grave pour l'ensemble de l'AIT dans la mesure où :
De fait, l'Alliance constituait une négation vivante des bases sur lesquelles s'était fondée l'Internationale. C'est justement pour que cette dernière ne tombe pas entre les mains de l'Alliance, qui l'aurait à coup sûr dénaturée, que Marx et Engels, au Congrès de La Haye de 1872, ont proposé et obtenu le transfert à New York du Conseil Général. Ils savaient pertinemment que ce transfert devait conduire l'AIT vers une extinction progressive (effective en 1876), mais, dans la mesure où elle était de toutes façons condamnée à la suite de l'écrasement de la Commune de Paris (qui avait provoqué un profond recul dans la classe), ils ont préféré cette fin à une dégénérescence qui aurait discrédité toute l'oeuvre positive qu'elle avait accomplie entre 1864 et 1872.
Enfin, il faut noter que le conflit entre l'AIT et l'Alliance a pris un tour très personnalisé autour de Marx et Bakounine. Ce dernier, qui n'avait rejoint l'AIT qu'en 1868 (à la suite de l'échec de sa tentative de coopération avec les démocrates bourgeois au sein de la «Ligue de la paix et de la liberté»), accusait Marx d'être le «dictateur» du Conseil général et donc de l'ensemble de l'AIT ([3] [23]). Autant dire que c'était tout à fait faux (il suffit pour s'en convaincre de lire les procès-verbaux des réunions du Conseil général et des congrès de l'Internationale). D'un autre côté, Marx (avec raison) dénonçait les intrigues du chef indiscuté de l'Alliance, intrigues qui étaient facilitées par le caractère secret de cette dernière et par les conceptions sectaires héritées d'une époque révolue du mouvement ouvrier. II faut noter en plus que ces conceptions sectaires et conspiratives, de même que le côté charismatique de la personnalité de Bakounine, favorisaient son influence personnelle sur ses adeptes et l'exercice de son autorité de "gourou". Enfin, la persécution dont il prétendait être victime était un des moyens par lesquels il semait le trouble et se gagnait des partisans parmi un certain nombre d'ouvriers mal informés ou sensibles aux idéologies petites-bourgeoises.
On retrouve le même type de caractéristiques dans la scission entre bolcheviks et mencheviks qui s'est faite, au départ, autour de questions organisationnelles.
D'une façon qui s'est confirmée par la suite, la démarche des mencheviks était déterminée par la pénétration, dans la social-démocratie russe, de l'influence des idéologies bourgeoises et petites-bourgeoises (même si certaines conceptions des bolcheviks étaient elles-mêmes tributaires d'une vision jacobiniste bourgeoise). En particulier, comme le note Lénine (Un pas, en avant, deux pas en arrière, (Euvres, Tome 7) : «Le gros de l'opposition [les mencheviks] a été formé par les éléments intellectuels de notre Parti» qui ont donc constitué un des véhicules des conceptions petites bourgeoises en matière d'organisation.
En deuxième lieu, la conception de l'organisation qui était celle des mencheviks lors du 2e congrès, et que Trotsky a partagée pendant longtemps (alors qu'il s'était très clairement éloigné d'eux, notamment sur la question de la nature de la révolution qui se préparait en Russie et des tâches du prolétariat en son sein), tournait le dos aux nécessités de la lutte révolutionnaire du prolétariat et portait avec elle la destruction de l'organisation. D'une part, elle était incapable de faire une distinction claire entre membres du parti et sympathisants comme l'a montré le désaccord entre Lénine et Martov, le chef de file des mencheviks, sur le point l des statuts ([4] [24]). D'autre part, et surtout, elle était tributaire d'une période révolue du mouvement (comme les "alliancistes" étaient encore marqués par la période sectaire du mouvement ouvrier) : "Sous le nom de `minorité' se sont groupés dans le Parti, des éléments hétérogènes qu'unit le désir conscient ou non, de maintenir les rapports de cercle, les formes d'organisation antérieures au Parti. Certains militants éminents des anciens cercles les plus influents, n 'ayant pas l'habitude des restrictions en matière d'organisation, que l'on doit s'imposer en raison de la discipline du Parti, sont enclins à confondre machinalement les intérêts généraux du Parti et leurs intérêts de cercle qui, effectivement, dans la période des cercles, pouvaient coïncider. " (Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière). En particulier, du fait de leur approche petite bourgeoise, ces éléments "... lèvent naturellement l'étendard de la révolte contre les restrictions indispensables qu'exige l'organisation, et ils érigent leur anarchisme spontané en principe de lutte qualifiant à tort cet anarchisme... de revendication en faveur de la 'tolérance ', etc. " (Ibid. )
En troisième lieu, l'esprit de cercle et l'individualisme des mencheviks les ont conduits à la personnalisation des questions politiques. Le point le plus dramatique du Congrès, qui a provoqué une cassure irréparable entre les deux groupes, est celui de la nomination dans les différentes instances responsables du Parti, et en particulier dans la rédaction de l' Iskra, qui était considérée comme la véritable direction politique de celui-ci (le Comité Central ayant essentiellement une responsabilité dans les questions organisationnelles). Avant le congrès, cette rédaction était composée de 6 membres : Plekhanov, Lénine, Martov, Axelrod, Starover (Potressov) et Vera Zassoulitch. Mais seuls les trois premiers faisaient un réel travail de rédaction, les trois derniers ne faisaient pratiquement rien, ou se contentaient d'envoyer des articles ([5] [25]). Afin de dépasser "l'esprit de cercle" qui animait la vieille rédaction, et particulièrement ses trois membres les moins impliqués, Lénine propose au congrès une formule permettant de nommer une rédaction plus adaptée sans que cela apparaisse comme une motion de défiance envers ces trois militants : le Congrès élit une rédaction plus restreinte de trois membres qui peut, ultérieurement coopter d'autres militants en accord avec le Comité central. Alors que cette formule avait été acceptée dans un premier temps par Martov et les autres rédacteurs, ce dernier change d'avis à la suite du débat qui l'a opposé à Lénine sur la question des statuts (et qui a mis en évidence le fait que ses anciens camarades risquaient de ne pas retrouver leur poste) : il demande (en fait c'est à Trotsky que revient de proposer une résolution en ce sens) que l'ancienne rédaction de 6 membres soit "confirmée" par le Congrès. C'est finalement la proposition de Lénine qui l'emporte ce qui provoque la colère et les lamentations de ceux qui vont devenir les "mencheviks" (minoritaires). Martov, "au nom de la majorité de l'ancienne rédaction" déclare :"Puisque l’on a décidé d’élire un comité de trois, je déclare au nom de mes trois camarades et au mien, que personne parmi nous n'accepterait d'y entrer. En ce qui me concerne personnellement, j'ajoute que je tiendrais pour une injure le fait d'être porté comme candidat à cette fonction, et que la simple supposition que je consentirais à y travailler serait considérée par moi comme une tâche à ma réputation politique. " La défense sentimentale de ses vieux compagnons victimes de "l'état de siège qui règne dans le Parti ", la défense de l’honneur bafoué" se substituent chez Martov aux considérations politiques. Pour sa part, le menchevik Tsarev déclare : "Comment les membres non élus de la rédaction doivent-ils se comporter à l'égard du fait que le congrès ne veut plus les voir faire partie de la rédaction ?" Les bolcheviks dénoncent cette façon non politique de présenter les questions ([6] [26]). Par la suite, les mencheviks refusent et sabotent les décisions du Congrès, boycottent les organes centraux élus par ce dernier et se lancent dans des attaques personnelles systématiques contre Lénine. Par exemple, Trotsky l'appelle "Maximilien Lénine", il l'accuse de vouloir "prendre sur lui le rôle de l'incorruptible " et d'instituer une "République de la Vertu et de la Terreur". (Rapport de la délégation sibérienne). On est frappé par la ressemblance entre les accusations lancées par les mencheviks contre Lénine et celles des alliancistes contre Marx et sa "dictature". Face à l'attitude des mencheviks, à la personnalisation des questions politiques, aux attaques qui le prennent pour cible et à la subjectivité qui a envahi Martov et ses amis, Lénine répond : "Lorsque je considère la conduite des amis de Martov après le congrés , (...) je puis dire seulement que c'est la une tentative insensée, indigne de membres du parti, de déchirer le Parti... Et pourquoi ? Uniquement parce qu'on est mecontent de la composition des organismes centraux, car objectivement, c'est uniquement cette question qui nous a séparés, les appréciations subjectives (comme offense, insulte, expulsion, mise à l'écart, flétrissure, etc.) n'étant que le fruit d'un amour-propre blessé et d'une imagination malade. Cette imagination malade et cet amour-propre blessé mènent tout droit aux commérages les plus honteux : sans avoir pris connaissance de l'activité des nouveaux centres, ni les avoir encore vus à l'oeuvre, on va répandant des bruits sur leur "carence ", sur le "gant de fer" d'Ivan Ivanovitch, sur la "poigne" d'Ivan Nikiforovitch, etc. (...) Il reste à la social-démocratie russe une dernière et difficile étape à franchir, de l'esprit de cercle à l'esprit de parti ; de la mentalité petite-bourgeoise à la conscience de son devoir révolutionnaire ; des commérages et de la pression des cercles, considérés comme moyens d'action, à la discipline. " (Relation du IIe Congrès du POSDR, (Euvres, Tome 7)
Comme toutes les autres organisations du prolétariat, (...) des difficultés organisationnelles similaires à celles qu'on vient d'évoquer ont affecté également le CCI. Parmi ces difficultés, on peut relever les moments suivants :
(... ) De ces moments de difficultés on peut retenir, malgré leurs différences, une série de caractéristiques communes qui les rapprochent des problèmes rencontrés antérieurement dans l'histoire du mouvement ouvrier :
Il serait trop long de passer en revue tous ces moments de difficultés. On peut se contenter de mettre en évidence comment ces caractéristiques (qui ont toujours été présentes, mais à des degrés divers) se sont manifestées à certains de ces moments.
Ce poids est évident lorsqu'on examine ce qu'est devenue la tendance de 1978 : le GCI a sombré dans une sorte d'anarcho-bordiguisme, exaltant les actions terroristes et méprisant les luttes du prolétariat dans les pays avancés alors qu'il montait en épingle des luttes prolétariennes imaginaires dans le Tiers-Monde. De même, dans la dynamique du groupe de camarades qui allait former la FECCI, nous avons identifié des similitudes frappantes avec celle qui avait animé les mencheviks en 1903 (voir notamment l'article «La Fraction externe du CCI» dans la Revue internationale 45) et en particulier le poids de l'élément intellectuel. Enfin, dans la dynamique de contestation et de démobilisation (...) qui avait affecté la section de Paris en 1988, nous avions mis en évidence l'importance du poids de la décomposition comme facteur favorisant la pénétration de l'idéologie petite bourgeoise dans nos rangs, particulièrement sous la forme du «démocratisme» (... ).
C'est un phénomène que nous avons rencontré de façon systématique et marquée lors des différents moments de difficultés organisationnelles dans le CCI :
- Le point de départ de la dynamique qui devait aboutir à la «tendance Bérard» est la décision de la section de Paris de se doter d'une Commission d'organisation (CO). Un certain nombre de camarades, particulièrement la grande majorité de ceux qui avaient milité dans le groupe trotskiste «Lutte Ouvrière» (LO), voyait dans cet embryon d'organe central une «grave menace de bureaucratisation» pour l'organisation. Bérard n'avait de cesse de comparer la CO au Comité central de LO (organisation dont Bérard avait été membre pendant plusieurs années), d'identifier RI à cette organisation trotskiste, argument qui avait un fort impact sur les autres camarades de sa «tendance» dans la mesure où tous (sauf un) venaient de LO.
- Lors de la crise de 1981, il s'était développé (avec la contribution de l'élément trouble Chénier, mais pas seulement) une vision qui considérait que chaque section locale pouvait avoir sa propre politique en matière d'intervention, qui contestait violemment le Bureau international (BI) et son Secrétariat (SI) (auxquels on reprochait notamment leur position sur la gauche dans l'opposition et de provoquer une dégénérescence stalinienne) et qui, tout en se réclamant de la nécessité des organes centraux, leur attribuait un rôle de simple boîte au lettres (...)
- Dans toute la dynamique qui allait conduire à la formation de la FECCI, l'aspect remise en cause de la centralisation s'est fait sentir également mais sous une forme différente, notamment dans la mesure où 5 membres sur 10 de la «tendance» appartenaient au BI. C'est essentiellement par les actes répétés d'indiscipline vis-à-vis de ce dernier, mais aussi des autres instances de l'organisation, que s'est faite sentir cette remise en cause : d'une façon quelque peu aristocratique, certains membres de la «tendance» considéraient qu'ils étaient «au dessus des lois». Confrontés à la nécessaire discipline de l'organisation, ces militants y voyaient une «dégénérescence stalinienne» reprenant à leur compte les arguments de la «tendance Chénier» qu'ils avaient pourtant combattus trois ans auparavant.
- Les difficultés rencontrées par la section en Espagne en 1987-88 sont directement liées au problème de la centralisation : les nouveaux militants de la section de San Sebastian entrent dans une dynamique de contestation de la section de Valence qui joue le rôle d'organe central. Il existe au sein de la section «basque» un certain nombre de désaccords et confusions politiques, notamment sur la question des comités de chômeurs, confusions qui relèvent pour une bonne part des origines gauchistes de certains éléments de cette section. Mais au lieu que ces désaccords puissent être discutés dans le cadre organisationnel, ils sont l'occasion de la mise en avant d'une politique de «bougnat est maître chez soi», d'un rejet de principe des orientations et consignes provenant de Valence. Suite à cette dynamique, la section en Espagne perd la moitié de ses effectifs ( ... ).
- Dans la dynamique de contestation et de démobilisation qui s'était développée en 1988 dans la section en France, et particulièrement à Paris, la remise en cause de la centralisation s'exprimait essentiellement contre l'organe central de cette section. La forme la plus «élaborée» de cette remise en cause avait été exprimée par un membre de l'organisation qui avait développé dans ses textes, et dans son comportement, une démarche voisine de l'anarcho-conseillisme. En particulier, une de ses premières contributions... portait sur une critique des organes centraux et défendait l'idée d'une rotativité dans la nomination des militants au sein de ces organes.
Le rejet ou la contestation de la centralisation n'ont pas été les seules formes de remise en cause du caractère unitaire de l'organisation lors des différents moments de difficultés qu'on vient d'évoquer. Il faut y ajouter les manifestations d'une dynamique qu'on pourrait appeler, comme Lénine en 1903, «de cercle» ou bien «de clan». C'est-à-dire le regroupement, même informel, entre un certain nombre de camarades sur la base, non pas d'un accord politique, mais sur des critères hétéroclites comme les affinités personnelles, le mécontentement vis-à-vis de telle orientation de l'organisation ou la contestation d'un organe central.
En fait, toutes les «tendances» qui, à ce jour, se sont formées dans le CCI obéissaient, peu ou prou, à une telle dynamique. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'elles ont toutes mené à des scissions. C'est quelque chose que nous avions relevé à chaque fois : les tendances se formaient non pas sur la base de la mise en avant d'une orientation positive alternative à une position prise par l'organisation mais comme rassemblement de «mécontents» qui mettaient dans un pot commun leurs divergences et essayaient, par la suite de leur donner une certaine cohérence. Sur de telles bases, une tendance ne pouvait donner rien de positif dans la mesure où sa dynamique ne consistait pas dans la recherche d'un renforcement de l'organisation à travers la plus grande clarté possible mais exprimait au contraire une démarche (souvent inconsciente) de destruction de l'organisation. De telles tendances n'étaient pas un produit organique de la vie du CCI et du prolétariat mais exprimaient au contraire la pénétration en son sein d'influences étrangères : en général l'idéologie petite bourgeoise. En conséquence, ces tendances apparaissaient d'emblée comme des corps étrangers au CCI ; c'est pour cela qu'elles étaient un danger pour l'organisation et que leur destin leur était pratiquement tracé d'avance : la scission. ([7] [27])
D'une certaine façon, la tendance Bérard fut celle qui témoigna le plus d'homogénéité. Mais cette dernière n'avait pas pour origine une véritable compréhension commune des questions soulevées. Cette «homogénéité» se basait essentiellement sur :
C'est pour cette dernière raison qu'on trouvait dans cette «tendance» à la fois des éléments très académistes (...) et des éléments plutôt activistes (...). Autant dire que la «Tendance communiste» qui s'est constituée après la scission n'a pas survécu au premier numéro de sa publication.
Concernant les autres «tendances» qu'on a connues dans le CCI, chacun garde en tête le bric-à-brac de positions qui s'y retrouvaient :
Considérant le caractère hétéroclite de ces tendances, la question qu'on peut se poser est donc : sur quoi était fondée leur démarche et leur «unité» ?
A la base, il y avait incontestablement des incompréhensions et des confusions tant sur des questions politiques générales que sur des questions d'organisation.
Mais tous les camarades qui avaient des désaccords sur ces questions n'ont pas adhéré à ces tendances. A l'inverse, certains camarades qui, au départ, n'avaient aucun désaccord s'en sont «découvert» en cours de route pour adhérer au processus de formation des «tendances» (...). C'est pour cela qu'il nous faut faire appel, comme l'avait fait Lénine en 1903, à un autre aspect de la vie organisationnelle : l'importance des questions «personnelles» et de subjectivité.
Les questions concernant l'attitude, le comportement, les réactions émotionnelles et subjectives des militants de même que la personnalisation de certains débats ne sont pas de nature «psychologique» mais éminemment politiques. La personnalité, l'histoire individuelle, l'enfance, les problèmes affectifs, etc. ne permettent pas à eux seuls, ni fondamentalement, d'expliquer les attitudes et comportements aberrants que peuvent adopter certains membres de l'organisation à tel ou tel moment. Derrière de tels comportements on retrouve toujours, directement ou indirectement, l'individualisme ou le sentimentalisme, c'est-à-dire des manifestations de l'idéologie de classes étrangères au prolétariat : bourgeoisie ou petite bourgeoisie. Ce qu'on peut dire tout au plus c'est que certaines personnalités sont plus fragiles que d'autres face à la pression de telles influences idéologiques.
Cela n'enlève rien au fait que des aspects «personnels» peuvent jouer un rôle important dans la vie organisationnelle comme on a pu le voir en de nombreuses reprises :
- Tendance Bérard : Il suffit de signaler le fait que, quelques jours après le vote instaurant la Commission d'organisation, auquel Bérard s'était opposé, le même Bérard est allé trouver MC ([8] [28]) pour lui proposer le marché suivant : `je change mon vote en , laveur de la CO si tu me proposes pour en faire partie, sinon je la combattrai ' . Autant dire que Bérard s'est fait envoyer sur les roses, MC s'étant seulement engagé à ne pas faire état de cette proposition afin de ne pas "enfoncer" Bérard publiquement et de permettre au débat d'être mené sur le fond. Ainsi, la CO ne présentait de "danger de bureaucratisation" que parce que Bérard n'en faisait pas partie... Sans commentaires !
- Tendance S-M : Elle est constituée de trois groupes (en partie familiaux) dont les «leaders» ont des préoccupations différentes mais qui se retrouvent dans la contestation des organes centraux (...)
Comme «il n'y a pas de place pour plusieurs crocodiles mâles dans le même marigot» (proverbe africain) les trois petits crocodiles se sont séparés par la suite : S a scissionné le premier du GCI pour fonder l'éphémère «Fraction communiste internationaliste», plus tard M a également quitté le GCI pour former le «Mouvement communiste».
- Tendance Chénier : Les conflits de personnes et de personnalités ne sont pas étrangers à la division de la section en Grande-Bretagne en deux groupes qui ne s'adressent plus la parole et qui, par exemple, vont manger dans des restaurants différents lors des réunions générales de la section. Les militants de l'étranger qui viennent à ces réunions sont accaparés par l'un ou l'autre clan et ils ont droit à toutes sortes de commérages (...)Enfin, la crise est encore aggravée par toutes les manœuvres de Chénier qui met systématiquement de l'huile sur le feu des conflits ([9] [29]).
- Tendance FECCI : A côté des divergences politiques (mais qui étaient disparates), un des aliments majeurs de la démarche du groupe de camarades qui allait fonder la FECCI, et explique en particulier l'incroyable mauvaise foi dont ils ont fait preuve, est l'orgueil blessé de certains (notamment JA et ML) peu habitués à être critiqués (notamment par MC) et la «solidarité» que leurs amis de vieille date ont voulu leur témoigner (...). En fait, quand on se penche sur l'histoire du 2e congrès du POSDR et qu'on a vécu l'affaire de la «tendance FECCI» on ne peut être que frappé par toutes les similitudes entre les deux événements. Mais comme le disait Marx, «si l'histoire se répète, c'est la première fois comme tragédie et la seconde fois comme farce».
Ce n'est pas seulement lors de la formation de «tendances» que les questions de personnes ont joué, de différentes façons, un rôle très important.
Ainsi, lors des difficultés de la section en Espagne en 87-88, il se développe parmi les camarades de San Sebastian, qui ont été intégrés sur des bases politiques insuffisamment solides et avec une part importante de subjectivité, une animosité très forte à l'égard de certains camarades de Valence. Cette démarche personnalisée est notamment accentuée par l'état d'esprit retord et malsain d'un des éléments de San Sébastien et surtout par les agissements de Albar, animateur du noyau de Lugo, dont le comportement est assez proche de celui de Chénier : correspondances et contacts clandestins, dénigrements et calomnies, utilisation de sympathisantes pour «travailler» le camarade de Barcelone qui a finalement quitté le CCI (...)
L'examen, nécessairement trop rapide et superficiel des difficultés organisationnelles rencontrées par le CCI au cours de son histoire fait apparaître deux faits essentiels :
Ce dernier élément doit inciter l'ensemble de l'organisation et tous les camarades à se pencher à nouveau, et de façon approfondie, sur les principes d'organisation qui ont été précisés lors de la conférence extraordinaire de 1982 dans le «Rapport sur la structure et le fonctionnement de l'organisation» et dans les statuts.
L'idée maîtresse du rapport de 1982 est l'unité de l'organisation. Dans ce document, cette idée est d'abord traitée sous l'angle de la centralisation avant que d'être traité sous celui des rapports entre militants et organisation. Le choix de cet ordre correspondait aux problèmes rencontrés par le CCI en 1981 ( où les faiblesses s'étaient surtout manifestées par une remise en cause des organes centraux et de la centralisation. A l'heure actuelle, la plupart des difficultés affrontées par les sections ne sont pas directement liées à la question de la centralisation mais bien plus à la question du tissu organisationnel, à la place et aux responsabilités des militants au sein de l'organisation. Et même lorsque les difficultés concernent des problèmes de centralisation, comme dans la section en France, elles renvoient au problème précédent. C'est pour cela que, dans l'examen des différents aspects du rapport de 1982, il est préférable de commencer par la dernière partie (le point 12) qui touche justement les rapports entre organisation et militants.
«Une condition fondamentale de l'aptitude d'une organisation à remplir ses tâches dans la classe est une compréhension correcte en son sein des rapports qui s'établissent entre les militants et l'organisation. C'est là une question particulièrement difficile à comprendre à notre époque, compte tenu du poids de la rupture organique avec les fractions du passé et de l'influence de l'élément estudiantin dans les organisations révolutionnaires après 68 qui ont favorisé la résurgence d'un des boulets du mouvement ouvrier du 19e siècle : l'individualisme.» (Rapport de 1982, point 12)
Il est clair qu'à ces causes, depuis longtemps identifiées, de la pénétration de l'individualisme dans nos rangs, il est nécessaire d'ajouter aujourd'hui le poids de la décomposition qui favorise en particulier l'atomisation et le «chacun pour soi». Il importe que toute l'organisation soit bien consciente de cette pression constante que le capitalisme pourrissant exerce sur les têtes des militants, une pression qui ne pourra aller, tant que ne sera pas ouverte une période révolutionnaire, qu'en augmentant. En ce sens, les points qui suivent, et qui répondent à des difficultés et dangers déjà rencontrés dans l'organisation par le passé, gardent toute leur validité, et sont même encore plus valables, aujourd'hui. Cela ne doit pas évidemment nous décourager mais au contraire nous encourager à une vigilance encore accrue à l'égard de ces difficultés et de ces dangers.
Le même rapport qui existe entre un organisme particulier (groupe ou parti) et la classe existe entre l'organisation et le militant. Et de même que la classe n 'existe pas pour répondre aux besoins des organisations communistes, de même celles-ci n'existent pas pour résoudre les problèmes de l'individu militant. L'organisation n'est pas le produit des besoins des militants. On est militant dans la mesure où on a compris et adhéré aux tâches et à la fonction de l'organisation. «Dans cet ordre d'idées, la répartition des tâches et des responsabilités dans l'organisation ne vise pas une «réalisation» des individus-militants. Les tâches doivent être réparties de sorte que l'organisation comme un tout puisse fonctionner de façon optimale. Si l'organisation veille, autant que possible au bon état de chacun de ses membres, c'est avant tout dans l'intérêt de l'organisation. Cela ne veut pas dire que soient ignorés l'individualité du militant et ses problèmes, mais signifie que le point de départ et le point d'arrivée sont l'aptitude de l'organisation à accomplir sa tâche dans la lutte de classe.»
C'est un point que nous ne devons jamais oublier. Nous sommes au service de l'organisation et non le contraire. En particulier, celle-ci n'est pas une sorte de clinique chargée de guérir les maladies, notamment psychiques, dont peuvent souffrir ceux qui y adhèrent. Cela ne veut pas dire que le fait de devenir militant révolutionnaire ne puisse pas contribuer à relativiser, sinon dépasser, des difficultés personnelles que chacun traîne dans ses bagages. Bien au contraire, devenir un combattant du communisme signifie qu'on a donné un sens profond à son existence, un sens bien supérieur à tout ce qui peut être apporté par d'autres aspects de la vie (réussite «professionnelle» ou «familiale», procréation et éducation d'un enfant, création scientifique ou artistique, toutes satisfactions dont chaque humain peut être privé et qui est interdite, de toutes façons, à la plus grande partie de l'humanité). La plus grande satisfaction que puisse éprouver un être humain dans sa vie est d'apporter une contribution positive au bien de ses semblables, de la société et de l'humanité. Ce qui distingue le militant communiste, et donne un sens à sa vie, c'est qu'il est un maillon de la chaîne qui va jusqu'à l'émancipation de l'humanité, son accession au «règne de la liberté», une chaîne qui subsiste après sa propre disparition. De fait, ce que chaque militant peut aujourd'hui accomplir est incomparablement plus important que ce que peut réaliser le plus grand savant, que celui qui découvrira le remède au cancer ou une source inépuisable d'énergie non polluante. En ce sens, la passion qu'il apporte à son engagement est celle qui doit le mieux lui permettre de dépasser et surmonter les difficultés que chaque être humain est susceptible de rencontrer.
C'est pour cela que, face aux difficultés particulières que peuvent rencontrer des membres de l'organisation, l'attitude que celle-ci doit adopter est avant tout politique et non psychologique. Il est clair que les données psychologiques peuvent être prises en compte pour affronter tel ou tel problème pouvant affecter un militant. Mais cela doit se faire dans le cadre d'une démarche organisationnelle et non l'inverse. Ainsi, lorsqu'un membre de l'organisation est sujet à des défaillances fréquentes dans l'accomplissement de ses tâches, il est nécessaire que celle-ci se comporte à son égard fondamentalement de façon politique et en accord avec ses principes de fonctionnement, même si, évidemment. elle se doit de savoir reconnaître les spécificités de la situation dans laquelle se trouve le militant en question. Par exemple, lorsque l'organisation se trouve confrontée au cas d'un militant qui se laisse aller à l'alcoolisme, son rôle spécifique n'est pas de jouer au psychothérapeute (rôle pour lequel elle n'a d'ailleurs aucune qualification particulière et dans lequel elle risque de se comporter en «apprenti sorcier») mais de réagir sur le terrain qui est le sien :
L'expérience a amplement montré que c'est le meilleur moyen de surmonter ce type de problème.
C'est aussi pour les raisons évoquées plus haut que l'engagement militant n'a pas à être vécu comme une routine comme celle que l'on rencontre sur son lieu de travail, même si certaines des tâches qu'il est nécessaire d'accomplir ne sont pas enthousiasmantes en soi. En particulier, s'il est nécessaire que l'organisation veille à répartir ces tâches, comme toutes les tâches en général, de la façon la plus équitable possible, afin que certains ne soient pas accablés de travail alors que d'autres n'ont pratiquement rien à faire, il importe aussi que chaque militant bannisse de sa pensée et de son comportement toute attitude de «victime», de lamentation envers les «mauvais traitements» ou la «surcharge de travail» que lui infligerait l'organisation. Le grand silence qui, bien souvent, dans certaines sections, fait suite à la demande de volontaires pour accomplir telle ou telle tâche est quelque chose de choquant et de démoralisant, notamment pour les jeunes militants ([10] [30]).
Cette affirmation ne s' applique pas seulement à la situation que vivait le CCI en 1981 mais est d'une portée générale, valable en permanence ([11] [31]). D'une certaine façon, les phénomènes de contestation auxquels est confronté le CCI de façon régulière sont souvent liés à une conception "pyramidale", "hiérarchique" de l'organisation qui est la même que celle qui voit dans l'accession à des responsabilités dans les organes centraux une sorte de "but à atteindre" pour chaque militant (l'expérience a montré que les anarchistes font très souvent d'excellents - si l'on peut dire - bureaucrates). De même, il n'est que de voir la répugnance qui existe dans l'organisation à dégager un militant de ses responsabilités au sein d'un organe central, ou du traumatisme qu'une telle mesure provoque lorsqu'elle est adoptée, pour se rendre compte qu'il ne s'agit pas d'un faux problème. Il est clair que de tels traumatismes sont un tribut direct payé à l'idéologie bourgeoise. Mais il ne suffit pas d'en être parfaitement convaincu pour être en mesure d'y échapper totalement. Face à une telle situation, il importe que l'organisation et ses militants veillent à combattre tout ce qui peut favoriser la pénétration d'une telle idéologie :
- les membres des organes centraux ne doivent bénéficier, ni accepter, aucun «privilège» particulier, notamment de se soustraire aux tâches et à la discipline valables pour les autres membres de l'organisation ;
- il leur appartient, dans leur comportement, leurs attitudes, leur façon de s'exprimer, de veiller à ne pas «faire sentir» aux autres militants leur appartenance à tel ou tel organe central : cette appartenance n'est pas un galon qu'on arbore de façon ostentatoire et arrogante mais une tâche spécifique qu'il s'agit d'assumer avec le même sens des responsabilités et la même modestie que toutes les autres ;
- il n'existe pas une «promotion à l'ancienneté» au sein des organes centraux, une sorte de «plan de carrière» comme dans les entreprises ou administrations bourgeoises où l'employé est convié à gravir, l'un après l'autre, tous les échelons de la hiérarchie ; au contraire, l'organisation, afin de préparer son avenir, doit se préoccuper de confier des responsabilités, même au niveau le plus global, à de jeunes militants dès lors qu'a été identifiée leur capacité à assumer de telles responsabilités (on peut rappeler que Lénine avait proposé d'intégrer Trotsky, alors âgé de 22 ans, à la rédaction de l'Iskra, ce dont n'a pas voulu le «vieux» Plekhanov» : on sait ce que sont devenus les uns et les autres) ;
- si, pour les besoins de l'organisation, il est nécessaire ou utile de remplacer un militant dans un organe central, cela ne doit pas être vécu ou présenté comme une sanction contre ce militant, comme une sorte de «dégradation» ou de perte de confiance à son égard : le CCI ne se revendique pas, à l'instar des anarchistes, de la rotativité des charges ; il ne préconise pas non plus le maintien à vie des personnes aux mêmes responsabilités, comme à l'Académie française ou à la direction du parti communiste chinois.
«S'il existe effectivement, surtout entretenues et renforcées par la société de classes, des inégalités d'aptitudes entre individus et entre militants, le rôle de l'organisation n'est pas, à l'image des communautés utopistes, de prétendre les abolir. L'organisation se doit de renforcer au maximum la formation et les aptitudes politiques de ses militants comme condition de son propre renforcement, mais elle ne pose jamais le problème en terme d'une formation scolaire individuelle de ses membres, ni d'une égalisation de ces formations.
La véritable égalité qui peut exister entre militants est celle qui consiste, pour chacun d'eux, à donner le maximum de ce qu'ils peuvent donner pour la vie de l'organisation («de chacun selon ses moyens», formule de Saint-Simon reprise par Marx). La véritable «réalisation» des militants, en tant que militants, consiste à tout faire de ce qui est de leur ressort pour que l'organisation puisse réaliser les tâches pour lesquelles la classe l'a faite surgir. »
Les sentiments de jalousie, de rivalité, de concurrence ou bien de "complexes d'infériorité" qui peuvent apparaître entre militants, et liés à leurs inégalités, sont typiquement des manifestations de la pénétration de l'idéologie dominante dans les rangs de l'organisation communiste ([12] [32]). Même s'il est illusoire de penser qu'on pourrait chasser complètement de tels sentiments de la tête de tous les membres de l'organisation, il importe cependant que chaque militant ait en permanence le souci de ne pas se laisser dominer ou conduire par de tels sentiments dans son comportement et il appartient à l'organisation de veiller à ce qu'il en soit ainsi.
Les démarches contestataires sont souvent le résultat de tels sentiments et frustrations. En effet, la contestation, qu'elle s'applique aux organes centraux ou à certains militants supposés avoir «plus de poids» que d'autres (comme justement les membres de ces organes) est typiquement la démarche de militants ou de parties de l'organisation qui se sentent «complexés» vis-à-vis des autres. C'est pour cela qu'elle prend en général la forme d'une critique pour la critique (et non pas en fonction de ce qui est dit ou fait), à l'égard de ce qui peut représenter "l'autorité" (c'est le comportement classique de l'adolescent qui fait sa «révolte contre le père»). Comme manifestation de l'individualisme, la contestation est l'exact symétrique de cet autre manifestation de l'individualisme que constitue l'autoritarisme, le «goût du pouvoir» ([13] [33]). II faut noter que la contestation peut également prendre des formes "muettes", qui ne sont pas moins dangereuses que les autres, au contraire, puisque plus difficiles à mettre en évidence. Elle peut également s'exprimer dans une démarche visant à prendre la place de celui (militant ou organe central) qu'on conteste : en se substituant à lui on espère mettre fin aux complexes qu'on avait à son égard.
Un autre aspect auquel il sera important de veiller dans une période où vont arriver de nouveaux camarades, c'est les témoignages d'hostilité de la part des anciens militants craignant que les nouveaux venus ne leur «fassent de l'ombre», surtout si ces derniers manifestent d'emblée des capacités politiques importantes. Ce n'est pas un faux problème : il est clair qu'une des raisons majeures de l'hostilité de Plekhanov à l'entrée de Trotsky dans la rédaction de l' Iskra, était la crainte que son propre prestige ne soit affecté par l'arrivée de cet élément extrêmement brillant ([14] [34]). Ce qui était valable au début du siècle l'est encore plus dans la période actuelle. Si l'organisation (et ses militants) n'est pas capables de chasser, ou au moins neutraliser, ce type d'attitudes, elle ne sera pas capable de préparer son futur et celui du combat révolutionnaire.
Enfin, concernant la question de la «formation scolaire individuelle» évoquée dans le rapport de 1982, il importe également de préciser que l'entrée dans un organe central ne saurait être en aucune façon considérée comme un moyen de «formation» des militants. Le lieu où se forment les militants est leur activité au sein de ce qui constitue «l'unité de base de l'organisation» (statuts), la section locale. C'est fondamentalement dans ce cadre qu'ils acquièrent et perfectionnent, en vue d'une meilleure contribution à la vie de l'organisation, leurs capacités en tant que militants (que ces capacités concernent les questions théoriques, organisationnelles ou pratiques, le sens des responsabilités, etc.). Si les sections locales ne sont pas en mesure de jouer ce rôle, c'est que leur fonctionnement, les activités et discussions qui s'y mènent ne sont pas à la hauteur de ce qu'ils devraient être. S'il est nécessaire que l'organisation puisse régulièrement former de nouveaux militants aux tâches spécifiques qui sont celles des organes centraux ou des commissions spécialisées (par exemple pour être en mesure de faire face à des situations de neutralisation de ces organes du fait de la répression), ce n'est nullement dans le but de satisfaire un quelconque «besoin de formation» des militants concernés mais bien pour lui permettre à elle, comme un tout, de faire face à ses responsabilités.
e) Les rapports entre militants
Cela signifie en particulier que l'attitude des militants les uns envers les autres doit être marquée par la fraternité et non l'hostilité. En particulier :
- l'application d'une démarche non pas «psychologique» mais politique et organisationnelle envers un militant qui éprouve des difficultés ne doit nullement être comprise comme le fonctionnement d'une mécanique impersonnelle ou administrative ; l'organisation et les militants doivent savoir faire preuve, dans de telles circonstances, de leur solidarité, tout en sachant que fraternité ne signifie pas complaisance ;
- le développement de sentiments d'hostilité de tel militant envers tel autre au point qu'il en vienne à le considérer comme un ennemi est le témoignage qu'a été perdu de vue ce qui fait la raison d'être de l'organisation, la lutte pour le communisme ; c'est le signe qu'il est nécessaire de se réapproprier ce fondement de base de l'engagement militant.
En dehors de ce cas extrême, qui n'a pas sa place dans l'organisation, il est clair que les inimitiés ne peuvent jamais disparaître totalement du sein de celle-ci. Dans ce dernier cas, i1 convient de faire en sorte que le fonctionnement de l'organisation ne favorise pas, mais au contraire tende à atténuer ou neutraliser, de telles inimitiés. En particulier, la nécessaire franchise qui doit exister entre camarades de combat, n'est nullement synonyme de rudesse ou de manque d'égards. De même, les injures doivent être proscrites absolument dans les relations entre militants.
Cela dit, l'organisation ne doit pas se concevoir comme un «groupe d'amis», ou comme un rassemblement de tels groupes ([15] [35]).
En effet, un des graves dangers qui menacent en permanence l'organisation, qui remettent en cause son unité et risquent de la détruire, est la constitution, même si elle n'est pas délibérée ou consciente, de «clans». Dans une dynamique de clan, les démarches communes ne partent pas d'un réel accord politique mais de liens d'amitié, de fidélité, de la convergence d'intérêts «personnels» spécifiques ou de frustrations partagées. Souvent, une telle dynamique, dans la mesure où elle ne se fonde pas sur une réelle convergence politique, s'accompagne de l'existence de «gourous», de «chefs de bande», garants de l'unité du clan, et qui peuvent tirer leur pouvoir soit d'un charisme particulier, pouvant même étouffer les capacités politiques et de jugement d'autres militants, soit du fait qu'ils sont présentés, ou qu'ils se présentent, comme des «victimes» de telle ou telle politique de l'organisation. Lorsqu’une telle dynamique apparaît, les membres ou sympathisants du clan ne se déterminent plus, dans leur comportement ou les décisions qu'ils prennent, en fonction d'un choix conscient et raisonné basé sur les intérêts généraux de l'organisation, mais en fonction du point de vue et des intérêts du clan qui tendent à se poser comme contradictoires avec ceux du reste de l'organisation ([16] [36]). En particulier, toute intervention, prise de position mettant en cause un membre du clan (dans ce qu'il dit ou fait) est ressentie comme un "règlement de compte personnel" avec lui ou avec l'ensemble du clan. De même, dans une telle dynamique, le clan tend souvent à présenter un visage monolithique (il préfère "laver son linge sale en famille") ce qui s'accompagne d'une discipline aveugle, un ralliement sans discussion aux orientations du "chef de bande".
Il est un fait que certains membres de l'organisation peuvent acquérir, à cause de leur expérience, de leurs capacités politiques ou de la justesse, vérifiée par la pratique, de leurs jugements, une autorité plus importante que celle d'autres militants. La confiance que les autres militants leur accordent spontanément, même s'ils ne sont pas immédiatement sûrs de partager leur point de vue, fait partie des choses «normales» et courantes de la vie de l'organisation. Il peut même arriver que des organes centraux, ou même des militants, demandent qu'on leur fasse momentanément confiance alors qu'ils ne peuvent immédiatement produire tous les éléments permettant d'étayer fermement une conviction ou lorsque les conditions d'un clair débat n'existent pas encore dans l'organisation. Ce qui est en revanche «anormal», c'est qu'on soit définitivement en accord avec telle position parce que c'est X qui l'a mise en avant. Même les plus grands noms du mouvement ouvrier ont commis des erreurs. En ce sens, l'adhésion à une position ne peut se baser que sur un accord véritable dont la qualité et la profondeur des débats sont les conditions indispensables. C' est aussi la meilleure garantie de la solidité et de la pérennité d'une position au sein de l'organisation qui ne saurait être remise en cause parce que X a changé d'avis. Les militants n'ont pas à «croire» une fois pour toutes et sans discussion ce qui leur est dit par tel ou tel ou même par un organe central. Leur pensée critique doit être en éveil de façon permanente (ce qui ne veut pas dire qu'ils aient à faire des critiques de façon permanente). Cela confère aussi la responsabilité aux organes centraux, de même qu'aux militants qui ont le plus de «poids», de ne pas utiliser à tout bout de champ et n'importe comment les «arguments d'autorité», Au contraire, il leur appartient de combattre toute tendance au «suivisme», aux accords superficiels, sans conviction et sans réflexion.
Une dynamique de clan peut s'accompagner d'une démarche, qui n'est pas, là on plus, forcément volontaire, de «noyautage», c'est-à-dire de désignation à des positions clés de l'organisation (comme les organes centraux, par exemple, mais pas seulement) de membres du clan ou de personnes qu'on veut gagner à lui. C'est une pratique courante et souvent systématisée au sein des partis bourgeois que l'organisation communiste, pour sa part, doit rejeter fermement. Elle se doit d'être particulièrement vigilante à ce sujet. En particulier si, dans la nomination des organes centraux «il est nécessaire de prendre en compte (...) la capacité [des candidats] à travailler de façon collective» (statuts), il importe aussi de veiller, dans le choix des militants devant travailler dans de tels organes, à favoriser le moins possible l'apparition en leur sein d'une dynamique de clan du fait des affinités particulières ou de liens personnels pouvant exister entre les militants concernés. C'est notamment pour cela que l'organisation évite, autant que possible, de nommer les deux membres d'un couple au sein de la même commission. Un manque de vigilance dans ce domaine peut avoir des conséquences particulièrement nocives, et cela quelles que soient les capacités politiques des militants ou de l'organe comme un tout. Au mieux, l'organe en question, quelle que soit la qualité de son travail, peut être ressenti par le reste de l'organisation comme une simple «bande d'amis», ce qui est un facteur de perte d'autorité non négligeable. Au pire, cet organe peut aboutir à se comporter effectivement comme un clan particulier, avec tous les dangers que cela comporte, ou bien à être totalement paralysé du fait des conflits entre clans en son sein. Dans les deux cas, c'est l'existence même de l'organisation qui peut en être affectée.
Enfin, une dynamique de clan constitue un des terrains sur lesquels peuvent se développer des pratiques plus proches du jeu électoral bourgeois que du militantisme communiste :
La mise en garde contre le danger, au sein des organisations révolutionnaires, de comportements aussi étrangers au militantisme communiste ne saurait être considérée comme un combat contre des moulins à vent. En fait, tout au long de son existence, le mouvement ouvrier a été confronté fréquemment à ce type de comportements, témoignage de la pression dans ses rangs de l'idéologie dominante. Le CCI lui-même n'y a évidemment pas échappé. Croire qu'il serait désormais immunisé contre de telles dérives est du domaine des vœux pieux et non de la clairvoyance politique. Au contraire, le poids croissant de la décomposition, dans la mesure où celle-ci renforce l'atomisation (et, de ce fait, la recherche d'un «cocon»), les démarches irrationnelles, les approches émotionnelles, la démoralisation, ne pourra qu'accroître la menace de tels comportements. Et cela doit nous inciter à être toujours plus vigilants face au danger qu'ils représentent.
Cela ne veut pas dire que doive se développer au sein de l'organisation une méfiance permanente entre les camarades. C'est bien du contraire qu'il s'agit : le meilleur antidote contre la méfiance est justement la vigilance qui permet que ne se développent pas des dérives et des situations qui, elles, sont le meilleur aliment de la méfiance. Cette vigilance doit s'exercer face à tout élément de comportement, à toute attitude qui pourrait aboutir à de telles dérives. En particulier, la pratique des discussions informelles entre camarades, notamment sur des questions touchant à la vie de l'organisation, si elle est inévitable dans une certaine mesure, doit être limitée le plus possible et en tout cas exercée de façon responsable. Alors que le cadre formel des différentes instances de l'organisation, à commencer par la section locale, est celui qui se prête le mieux tant à des agissements et propos responsables qu'à une réflexion consciente et réellement politique, le cadre «informel» est celui qui laisse le plus de place aux attitudes et propos irresponsables de même que marqués par la subjectivité. En particulier, il importe de façon expresse de fermer la porte à toute campagne de dénigrement d'un membre de l'organisation (comme d'un organe central, évidemment). Et une telle vigilance contre des dérapages de ce type doit s'exercer autant envers soi-même qu'envers autrui. Dans ce domaine, comme dans beaucoup d'autres mais plus encore, les militants les plus expérimentés, et particulièrement les membres des organes centraux, se doivent de se comporter de façon exemplaire du fait de l'impact que leurs propos peuvent provoquer. Et c'est encore plus important et grave lorsqu'ils s'adressent à de nouveaux camarades :
Pour conclure cette partie sur les rapports entre l'organisation et les militants, il faut rappeler et souligner que l'organisation n'est pas une somme de militants. Dans sa lutte historique pour le communisme, l'être collectif du prolétariat fait surgir, comme partie de lui-même, un autre être collectif, l'organisation révolutionnaire. Sont des militants communistes ceux qui consacrent leur vie à faire vivre et progresser, à défendre cet être collectif et unitaire que la classe leur a confié. Toute autre vision, notamment celle le l'organisation comme une somme de militants, participe de l'influence de l'idéologie bourgeoise et constitue une menace de mort pour l'organisation.
C'est uniquement à partir de cette vision collective et unitaire de l' organisation qu'on peut comprendre la question de la centralisation.
3.2. La centralisation de l'organisation
Cette question se trouvait au centre du rapport d'activités présenté au 10e congrès international. De plus, les difficultés auxquelles sont confrontées la plupart des sections ne concernent pas directement la question de la centralisation. Enfin, lorsqu'on a compris clairement la question des rapports entre l'organisation et ses militants, il est beaucoup plus facile de comprendre celle de la centralisation. C'est pour cela que cette partie du texte sera moins développée que les précédentes et se composera, en grande partie, d'extraits des textes fondamentaux auxquels seront apportés les commentaires rendus nécessaires par les incompréhensions qui se sont développées ces derniers temps.
a) Unité de l'organisation et centralisation
Ces brefs rappels du rapport de 1982 mettent en évidence toute l'insistance sur la question de l'unité de l'organisation qui constitue l'axe principal de ce document. Les différentes parties de l'organisation ne peuvent se concevoir autrement que comme parties d'un tout, comme délégations et instruments de ce tout. Est-il besoin de répéter une fois encore que cette conception doit être présente en permanence dans toutes les parties de l'organisation ?
Ce n'est qu'à partir de cette insistance sur l'unité de l'organisation que le rapport introduit la question des congrès (sur laquelle il est inutile de revenir ici) et des organes centraux.
Cette dernière image est fondamentale dans la compréhension de la centralisation. Elle seule, en particulier, permet de comprendre pleinement qu'au sein d'une organisation unitaire il puisse y avoir plusieurs organes centraux ayant des échelles de responsabilité différentes. Si l'on considère l'organisation comme une pyramide, dont l'organe central serait le sommet, nous sommes confrontés à une figure géométrique impossible : une pyramide ayant un sommet et composée par un ensemble de pyramides ayant chacune son propre sommet. Dans la pratique, une telle organisation serait aussi aberrante que cette figure géométrique et ne pourrait pas fonctionner. Ce sont les administrations ou les entreprises bourgeoises qui ont une architecture pyramidale : pour que celles-ci puissent fonctionner, les différentes responsabilités sont nécessairement attribuées de haut en bas. Or ce n'est nullement le cas du CCI qui dispose d'organes centraux élus à différents niveaux territoriaux. Un tel mode de fonctionnement correspond justement au fait que le CCI est une entité vivante (comme une cellule ou un organisme) dans lequel les différentes instances organisationnelles sont des relais d'une totalité unitaire.
Dans une telle conception, qui s'exprime de façon détaillée dans les statuts, il ne doit pas y avoir de conflits, d'oppositions entre les différentes structures de l'organisation. Des désaccords peuvent évidemment surgir, comme partout ailleurs dans celle-ci, mais cela fait partie de sa vie normale. Si ces désaccords débouchent sur des conflits, c'est que, quelque part, cette conception de l'organisation a été perdue, qu'il s'est introduit, notamment, une vision pyramidale laquelle ne peut que conduire à des oppositions entre différents «sommets». Dans une telle dynamique, qui conduit à l'apparition de plusieurs «centres», et donc à une opposition entre eux, c'est l'unité de l'organisation qui est remise en cause, et donc son existence même.
Si elles sont de la plus haute importance, les questions d'organisation et de fonctionnement sont aussi les plus difficiles à comprendre ([18] [38]). Beaucoup plus que pour les autres questions, leur compréhension est tributaire de la subjectivité des militants et elles peuvent constituer, de ce fait, un canal privilégié de pénétration d'idéologies étrangères au prolétariat. Comme telles ce sont des questions qui, par excellence, ne sont jamais acquises définitivement. Il importe donc qu'elles fassent l'objet d'une attention et d'une vigilance soutenues de la part de l'organisation et de tous les militants.( ... )
(14/10/1993)
[1] [39] A l'image de la 2° Internationale et de l'Internationale communiste, le CCI s'est doté d'un organe central international composé de militants de différentes sections territoriales, le Bureau international (BI). Celui-ci se réunit en session plénière régulièrement (BI plénier) et entre ses réunions, c'est une commission permanente, le Secrétariat international (SI), qui assure la continuité de son travail.
[2] [40] «Moins encore que les autres textes fondamentaux du CCI, ceux de la conférence extraordinaire ne sont faits pour être enterrés au fond d'un tiroir ou sous un amas de papiers. Ils devraient constituer une référence constante pour la vie de l'organisation.» (Résolution d'activités du 5e congrès du CCI)
[3] [41] Il ne se privait pas, non plus, de l'épingler fréquemment comme Juif et Allemand deux caractéristiques qu'il détestait : « c’est un recueil (...) de tous les contes absurdes et sales que la méchanceté plus perverse que spirituelle des Juifs allemands et russes, ses amis, ses agents, ses disciples [de Marx]... a propagés et colportés contre nous tous, mais surtout contre moi... (...) Vous rappelez-vous l'article du Juif allemand M. Hess dans le Réveil (...), reproduit et développé par les Borkheim et autres Juifs allemands du Volksstaat ? » (Réponse de Bakounine à la circulaire du Conseil général de mars 1872 sur «Les prétendues scissions dans l'Internationale»). Il faut également noter que Bakounine, que les anarchistes présentent comme une sorte de «héros sans peur et sans reproche», savait faire preuve d'une bonne dose d'hypocrisie et de duplicité. Ainsi, au moment même où il commençait a tisser ses intrigues contre le Conseil général et contre Marx, il écrivait à ce dernier : «Je fais maintenant ce qui, tu as commencé, toi, il v a vingt ans. (...) Ma patrie maintenant c'est l'Internationale, dont tu es l'un des principaux fondateurs. Tu vois donc, cher ami, que je suis ton disciple et que je suis fier de l'étre » (22/12/1868).
[4] [42] Formulation défendue par Lénine : «Est membre du parti quiconque reconnaît son programme et soutient le parti tant matériellement qu'en militant personnellement dans l'une de ses organisations». Formulation proposée par Martov (et adoptée par le Congrès grâce aux voix du Bund) :«Est membre du parti quiconque reconnaît son programme et soutient le parti tant matériellement qu'en travaillant sous le contrôle et la direction d'une de ses organisations»
[5] [43] Il est significatif que ces trois militant, de même d'ailleurs que Plekhanov qui a rejoint les mencheviks quelques mois après le Congrès, ont été des social-chauvins au cours de la guerre et se sont opposés à la révolution en 1917. Seul Martov a adopté une position internationaliste mais il a, par la suite, pris position contre le pouvoir des sovicts.
[6] [44] Voici la réponse du bolchevik Roussov (citée et saluée par Lénine dans «Un pas en avant, deux pas en arrière») : «Dans la bouche des révolutionnaires on entend des discours singuliers qui se trouvent en désaccord bien net avec la notion du travail du Parti, de l'éthique du Parti . (...) En nous plaçant à ce point de vue étranger au Parti, à ce point de vue petit-bourgeois, nous nous trouverons à chaque élection devant la question de savoir si Petrov ne se formaliserait pas de voir qu'à sa place a été élu lvanov (...) Où donc, camarades, cela va-t-il nous mener ? Si nous nous sommes réunis là, non pas pour nous adresser mutuellement d'agréables discours, ou échanger d'affables politesses mais pour créer un parti, nous ne pouvons aucunement accepter ce point de vue. Nous avons à élire des responsables et il ne peut être question ici de manque de confiance en tel ou tel non élu ; la question est de savoir seulement si c'est dans l'intérêt de la cause et si la personne élue convient au poste pour lequel elle est désignée». Dans la méme brochure, Lénine résume ainsi les enjeux de ce débat : «La lutte de l'esprit petit bourgeois contre l'esprit de parti, des pires «considérations personnelles» contre des vues politiques, des paroles pitoyables contre les notions élémentaires du devoir révolutionnaire, voilà ce que fu la lutte autour des six et des trois à la trentième séance de notre congrès.» (les soulignés sont de Léninc)
[7] [45] A plusieurs reprises, certains camarades en désaccord avec les orientations du CCI en matière d'organisation ont affirmé que ce destin systématiquement «tragique» des tendances que nous avions connues révélait une faiblesse de notre organisation, et notamment une politique erronée des organes centraux. Sur cette question, il convient d'apporter les éléments suivants :
[8] [46] MC était un camarade qui était militant depuis la vague révolutionnaire qui a suivi la première guerre mondiale. Il avait été exclu du parti communiste français à la fin des années 20 comme oppositionnel de gauche et avait milité dans différentes organisations de la Gauche communiste, notamment la Fraction italienne de celle-ci à partir de 1938. II était le principal fondateur de la Gauche communiste de France, ancêtre politique du CCI. Il est mort en décembre 1990 (voir à son sujet l'article que nous avons publié dans la Revue internationale n' 65 et n° 66).
[9] [47] «Ce n'est pas Chénier qui fonde la tendance et la crise, mais c'est la crise latente dans le CCI qui permi à Chénier de là catalyser et manipuler pour des motivations qui, si elles n'ont pu être pleinement mises à jour, tiennent, à la rigueur, plus d'une question de nature pathologique et d'ambition arriviste que de politique. La commission ne peut répondre ni dans un sens ni dans l'autre à la question de savoir- si ses agissements obéissaient à des ordres extérieurs - comme le suggèrent certains témoignages - mais elle peut affirmer fermement que c'est un élément profondément trouble, lâche et hypocrite, parfaitement susceptible de servir n'importe quelle cause visant a détruire de l'intérieur route organisation dans laquelle il parvient à s'infiltrer » (Rapport de la commission d'enquête) Pour les camarades qui n'ont pas connu cette période de la vie du CCI, on peut donner quelques illustrations assez significatives du comportement et de la personnalité de Chénier :
Voilà quel genre de personnage le CCI avait eu la faiblesse, par manque de vigilance, de laisser entrer dans ses rangs. Il faut noter que cet élément était devenu membre de la CE de RI et il n'est pas absurde de penser que, s'il ne s'était pas démasqué aussi rapidement, il aurait même pu devenir membre du BI.
[10] [48] Dans un texte écrit en 1980 le camarade MC soulevait déjà cette question :«Je ne voudrais pas m'attarder sur ce type de récrimination, car plus que navrant je le trouve indécent. Quand un connait un tant soit peu ce qu'était la vie des militants révolutionnaires, non seulement dans des moments comme la guerre ou la révolution, mais la vie contrainte, « normale », quand on pense par exemple ce qu'était la vie des militants de la Fraction Italienne dans les années 30, tous des émigrés dont une bonne partie, expulsés, illégaux, ouvriers non qualifiés, chômeurs et toujours sans travail et résidence instables, avec des enfants (sans pouvoir trouver aucun appui et soutien de la famille au loin), qui, souvent ne mangeaient pas à leur faim, ces militants qui poursuivaient dans ces conditions 20-30-40 ans leur activité... on ne peut entendre les plaintes et récriminations de certaines « critiques », que les trouver purement et simplement indécentes. Au lieu de jérémiades, nous devrions plutôt prendre conscience que le groupe et les militants vivent actuellement dans des conditions exceptionnellement favorables. Nous n'avons, jusqu'à présent, connu ni la répression, ni l'illégalité, ni le chômage, ni des difficultés matérielles majeures. C’est pour cela qu'aujourd'hui plus encore que dans d'autres conditions le militant n'a pas à présenter de réclamations de caractère personnel, mais d'avoir toujours à cœur d'offrir le maximum de ce qu'il peut donner, sans même attendre d'y être invité.» (MC, «L'organisation révolutionnaire et les militants», 1980)
[11] [49] «Il est insensé de voir dans la nomination de camarades à des commissions on ne sait quelle «ascension » et de la considérer comme un honneur et un privilège. Etre nommé dans une commission est une charge et des responsabilités supplémentaires, et nombreux sont les camarades qui souhaiteraient s'en libérer. Et tant que celu n'est pas possible, il importe qu'ils les accomplissent le plus consciencieusement possible. Il est trés important de veiller à ne pas laisser remplacer la vraie question de savoir «s'ils accomplissent bien les tâches qui leur ont été confiées» par cette autre fausse question, typiquement gauchiste : « la course aux postes honorifiques» (MC, 1980)
[12] [50] «la vision prolétarienne est tout autre. Parce qu'elle est une classe historique et la dernière classe de l'histoire, sa vision tend d'emblée à être globale et dans celle-ci les divers phénomènes ne sont que des aspects, des moments d'un tout. C’est pourquoi la militance prolétarienne n'est pas conditionnée par : «quelle place j'occupe moi», ni motivée par l'ambition individuelle qu'elle soit légitime ou non. Qu'il soit en train d'écrire ou de se creuser les méninges sur une question théorique, ou qu'il soit en train de taper à la machine, ou tirer un tract, ou manifester dans la rue, ou diffuser le journal que d'autres camarades ont écrit, il est toujours le même militant, parce que l'action à laquelle il participe est toujours politique et quelle que soit la pratique particulière, elle relève d'une option politique et exprime sort appartenance à cette unité, à ce corps politique : le groupe politique.» (MC, 1980)
[13] [51] «Ce n'est pas seulement la division de fait entre travail théorique et travail pratique, entre théorie et pratique, entre direction qui décide et base qui exécute, qui est la maniféstation de la division de la société en classes antagonistes, mais également l'obsession qui fait de ce fait un axe central de la préoccupation, exprime qu'on n'est pas parvenu à dépasser ce plan, qu'on se situe encore sur le même terrain en retournant simplement la médaille à l'envers, mais en la conservant.» (MC, 1980)
[14] [52] C'était la preuve que Plekhanov commençait a être gagné par l'idéologie bourgeoise (lui qui avait écrit un livre excellent sur «Le rôle de l'individu dans l'histoire») : en fin de compte, la différence d'attitude de Lénine et de Plekhanov sur cette question préfigurait, d'une certaine façon, l'attitude qu'ils auraient, par la suite, face à la révolution du prolétariat.
[15] [53] «C’est dans la dernière moitié des années 60 que se constituent de petits noyaux, de petits cercles d'amis, dont les éléments sont pour la plupart très jeunes, sans aucune expérience politique, vivant dans le milieu estudiantin. Sur le plan individuel leur rencontre semble relever d'un pur hasard. Sur le plan objectif - le seul où l'on peut trouver une explication réelle - ces noyaux correspondent à la fin de la reconstruction de l'après-guerre, et des premiers signes que le capitalisme rentre à nouveau dans une phase aiguë de sa crise permanente, faisant resurgir la lutte de classes. En dépit de ce que pouvaient penser les individus composant ces noyaux, s'imaginant que ce qui les unissait était leur affinité objéctive, l'amitié, l'envie de réaliser ensemble leur vie quotidienne, ces noyaux ne survivront que dans la mesure où ils se politiseront, où ils deviendront des groupes politiques, ce qui ne peut se faire qu'en accomplissant et assumant consciemment leur destinée. Les noyaux qui ne parviendront pas à cette conscience seront engloutis et se décomposeront dans le marais gauchiste, moderniste ou se disperseront dans la nature. Telle est notre propre histoire. Et c'est non sans difficultés que nous avons suivi ce processus de transformation d'un cercle d'amis en groupe politique, où l'unité basée sur l'affectivité, les sympathies personnelles, le même mode de vie quotidienne doit laisser la place à une cohésion politique et une solidarité basée sur une conviction que l'on est engagé dans un même combat historique : la révolution prolétarienne.» (...) «On ne doit pas confondre l'organisation politique que nous sommes avec les « communautés» si chéries dans le mouvement étudiant, dont la seule raison d'être est l'illusion que quelques individus, mal dans leur peau, peuvent, ensemble, se soustraire aux contraintes que la société décadente impose, et « réaliser » ainsi mutuellement leur vie personnelle.» (MC, 1981)
[16] [54] «... dans une organisation bourgeoise, l'existence de divergences est basée sur la défense de telle on telle orientation de gestion du capitalisme, ou plus simplement sur la défense de tel ou tel secteur de la classe dominante ou de telle ou telle clique, orientations ou intérêts qui se maintiennent de façon durable et qu'il s'agit de concilier par une «répartition équitable» des postes entre représentants. Rien de tel dans une organisation communiste ou les divergences n'expriment nullement la défense d'intérêts matériels, personnels ou de groupes de pression particuliers, mais sont la traduction d'un processus vivant et dynamique de clarification des problèmes qui se posent à la classe et sont destinés, comme tels, à être résorbés avec l'approfondissement de la discussion et à la lumière de l'expérience.» (Rapport de 1982, point 6)
[17] [55] Sur cette question, il importe que la pratique des invitations à des repas ou à des rencontres «privées» soit mise en oeuvre avec sens des responsabilités. Se réunir entre camarades autour d'un bon repas peut constituer une bonne occasion de renforcer les liens entre membres de l'organisation, de développer les sentiments de fraternité entre eux, de surmonter l'atomisation que la société d'aujourd'hui engendre (notamment parmi les camarades plus isolés). Cependant, il est nécessaire de veiller a ce que cette pratique ne se transforme pas en une «politique de clan» :
[18] [56] Un révolutionnaire de la taille de Trotsky a, en de nombreuses occasions, montré qu'il ne comprenait pas bien ces questions. C’est tour dire !
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