Les guerres succèdent aux guerres. Après le Kosovo, le Timor. Après le Timor, la Tchétchénie. Toutes rivalisent dans l'horreur et les massacres. Le conflit entre l'armée russe et les milices tchétchènes est particulièrement sanglant et tragique pour la population de la Tchétchénie."Le dernier bilan tchétchène est de 15 000 morts ; 38 000 blessés ; 22 0000 réfugiés ; 124 villages complètement détruits ; auxquels s'ajoutent 280 villages détruits à 80%. Ils disent que 14 500 enfants sont mutilés et 20 000 orphelins" [1] [1] (The Guardian , 20/12/99).
Le pays est ravagé, rasé, détruit ; la population affamée, exilée, dispersée, terrorisée, désespérée, meurtrie. Pour mesurer l'ampleur de la catastrophe "humanitaire", proportionnellement à la population, ces chiffres équivaudraient à 2 millions de morts, 5 millions de blessés, mutilés et estropiés, et 28 millions de réfugiés pour un pays comme les Etats-Unis ! Depuis lors, ces chiffres dramatiques ont certainement encore augmenté.
A cela, il faut ajouter les pertes russes dont le nombre, selon le Comité des mères de soldats russes, s'élèverait au moins à 1000 morts et 3000 blessés (Moscou Times, 24/12/99).
Les survivants de la population civile sont soit terrés dans les caves de Grozny rasée par les bombardements, sans eau, sans nourriture, sans chauffage, vivant comme des rats sous la terreur ; soit réfugiés dans les villes et villages dévastés sous le joug des multiples bandes mafieuses tchétchènes ou de la soldatesque russe, à la fois elle-même terrorisée, et ivre d'alcool, de pillage, et de tuerie ; soit parqués dans de véritables camps de concentration dans les républiques voisines, sans ravitaillement, sans soin, sans chauffage, sous les tentes, voire souvent sans lit même. La situation dans ces camps est dramatique. Tout comme elle l'était dans les camps de réfugiés kosovars où "l'aide internationale" arrivait au compte-goutte – et qui était en grande partie détournée par les mafias albanaises et l'Armée de Libération du Kosovo (l'UCK) – alors que les grandes puissances de l'OTAN [2] [2] balançaient pour des milliards de dollars de bombes sur la Serbie et le Kosovo. Aujourd'hui, alors que d'autres dizaines de milliards de dollars du FMI financent à fonds perdus l'Etat russe et sa guerre, les grandes puissances laissent crever la population tchétchène dans les camps. "Les malades et les vieux sont sans assistance médicale. Pour se nourrir, les résidents fouillent dans les boîtes à ordure, espérant trouver des pommes de terre pourries pour la soupe. L'eau, tirée d'un réservoir pour incendie, est marron et pleine d'insectes, et même après avoir été bouillie, elle sent mauvais" (Moscou Times, 24/12/99). Dans ces camps, les réfugiés subissent de nouveau la terreur des militaires russes après avoir été rançonnés, agressés, bombardés et mitraillés lors de leur exode. Comme le titre un article de The Guardian (18/12/99), les "réfugiés de la guerre en Tchétchénie ne trouvent aucun refuge dans les camps [que personne] ne peut quitter sans une autorisation journalière permettant d'en franchir les portes qui sont sous la surveillance de gardes armés".
De 200 à 300 000 réfugiés ont fui les combats et les bombardements. En fait, c'est un véritable assassinat collectif que subit à son tour la population tchétchène. Les bombardements massifs des villages et des villes, la terreur exercée par les troupes russes contre la population, et le mitraillage des convois de réfugiés dans les corridors que l'armée russe a ouvert, ont poussé les tchétchènes à s'enfuir. Cette épuration ethnique sanglante succède à celle menée en 1996... par les forces tchétchènes après leur victoire sur l'armée de Moscou et qui avait vu 400 000 résidents russes quitter en catastrophe la région. Tout comme a succédé à l'épuration ethnique des milices serbes contre les Kosovars, l'épuration par les milices de l'UCK contre les civils serbes du Kosovo.
Voilà, pour une grande part, ce que peuvent dire aujourd'hui les télévisions et la presse. On peut être surpris par l'ampleur de la campagne médiatique dans les pays occidentaux qui dénoncent l'intervention russe alors qu'ils avaient soutenu, et avec quelle ferveur, les bombardements massifs contre la Serbie et le Kosovo. Mais cette campagne est particulièrement hypocrite et essaie de masquer la duplicité des grandes puissances occidentales. Car ce qu'ils ne disent pas, c'est que les conditions, les moyens et les conséquences de cette guerre, comme des autres, sont de plus en plus dramatiques, barbares et qu'elles préparent des conflits encore plus nombreux, encore plus larges, et encore plus dramatiques.
Car exceptionnelle et limitée à certains pays particulièrement arriérés il y a encore dix ans, l'épuration ethnique est devenue la norme des guerres impérialistes tout au long des années 90, tant en Afrique qu'en Asie et en Europe. Des dizaines de millions de réfugiés dans le monde ne reverront plus jamais leur ville, village ou maison. Ils sont parqués pour toujours dans des camps. La situation des palestiniens s'impose comme la norme sur tous les continents.
Exceptionnelle et limitée jusqu'à la fin des années 80, les affirmations d'une multitude de nationalismes minoritaires - ce que la presse appelle "l'explosion des nationalismes" - qui voit une multiplication des conflits nationaux et le surgissement d'Etats tous plus mafieux et corrompus les uns que les autres, se sont multipliées. Le pouvoir et les luttes des mafias rivales sont devenus la norme. Le trafic de drogue, d'armes en tout genre, le banditisme, le kidnapping [3] [3] qui sont et qui continueront d'être les principales ressources de ces "nouvelles nations", sont aussi devenus la norme. La situation afghane - ou africaine ou colombienne – devient la norme générale. La norme ? C'est le chaos qui s'étend et se généralise sur tous les continents.
Par contre, les bombardements massifs terrorisant les populations civiles n'est pas un phénomène nouveau. C'est une des caractéristiques de tous les conflits impérialistes, locaux ou généralisés, propre à la période de décadence du capitalisme depuis la première guerre mondiale en 1914. L'état de destruction de l'Europe et du Japon en 1945 n'avait rien à envier à la Tchétchénie de l'an 2000. Mais ce qui est nouveau, c'est que partout où la guerre et les destructions passent, il n'y a pas, et il n'y aura pas de reconstruction contrairement à ce qui s'était passé après la 2e Guerre mondiale. Ni Pristina au Kosovo, ni Kaboul en Afghanistan, ni Brazzaville au Congo, ni Grozny après 1996 n'ont été et ne seront reconstruits. Les économies ravagées par la guerre ne se relèveront pas. Il n'y aura pas, et il ne peut y avoir de plan Marshall[4] [4]. Telle est la situation de la Bosnie, de la Serbie, du Kosovo, de l'Afghanistan, de l'Irak, de la plupart des pays africains, du Timor maintenant, qui ont tous vécu les destructions de la guerre "moderne", des guerres des années 90.
La permanence, l'accumulation, la multiplication, la conjugaison de toutes ces caractéristiques des guerres impérialistes propres à la période de décadence du capitalisme tout au long de ce siècle, sont une expression de la faillite historique de ce dernier. Elles sont une expression de sa décomposition.
Hypocrisie et duplicité avons-nous dit pour dénoncer les campagnes médiatiques actuelles sur la guerre en Tchétchénie. Ces campagnes font semblant de dénoncer l'intervention russe. En réalité, ils sont tous complices, gouvernements, hommes politiques, journalistes, "philosophes" et autres intellectuels, pour justifier la barbarie capitaliste et la terreur d'Etat. Ne pas critiquer, ne pas s'élever contre les crimes de masse en Tchétchénie rendrait tout l'appareil démocratique des Etats occidentaux, et particulièrement les médias, ouvertement complices non seulement de la terreur de l'Etat russe, mais aussi du soutien des grandes puissances occidentales aux massacres.
"Que vous viviez en Afrique, en Europe centrale ou n'importe où ailleurs, si quelqu'un veut commettre des crimes de masse contre une population civile innocente, il doit savoir que, dans la mesure de nos possibilités, nous l'en empêcherons" avait clamé B.Clinton à la fin de la guerre du Kosovo. Ne pas faire semblant de dénoncer aujourd'hui ce qui avait servi de prétexte à l'intervention militaire d'hier réduirait à néant les campagnes sur le droit d'ingérence humanitaire. Et réduirait d'autant les capacités d'intervention guerrières futures. Faire semblant de dénoncer, par contre, permet de continuer la campagne idéologique et même d'en remettre une couche.
Mais n'y-a-t-il qu'un aspect de propagande dans ces campagnes médiatiques anti-russes ? Ne révèlent-elles pas des oppositions entre les puissances occidentales et la Russie ? N'y a-t-il pas des conflits d'intérêts économiques, politiques, stratégiques, c'est-à-dire impérialistes, en particulier dans le Caucase ? Les Etats-Unis ne militent-ils pas et ne patronnent-ils pas des projets d'oléoducs évitant le territoire de la Russie en passant soit par la Géorgie, soit par la Turquie ? N'y a-t-il pas volonté de la part des différentes puissances de contrôler le pétrole du Caucase ? Voire de s'approprier les gains financiers de son exploitation ?
Il est vrai qu'il existe des intérêts antagonistes entre les grandes puissances aussi dans le Caucase. Et, c'est avec la décomposition de l'URSS et de la Russie, l'autre facteur des conflits sanglants qui touchent tout le Caucase, et à vrai dire l'ensemble des anciennes républiques "soviétiques" d'Asie. C'est la raison de la présence active des différentes puissances locales, au premier plan la Turquie et l'Iran, et mondiales, européennes et américaine – l'Allemagne et les Etats-Unis se disputant l'influence sur la Turquie. Mais qu'entend-on par intérêts impérialistes ? Est-ce simplement la convoitise de la "rente pétrolière" et des bénéfices qu'on peut en tirer ?
Quelle est la réalité du pétrole du Caucase ? "La production de pétrole dans cette région ne constitue plus un facteur majeur (...). Cette industrie, conjuguée avec le maintien d'une activité de raffinage, représente sans doute une réelle source de financement pour les clans qui en ont la maîtrise au plan local, mais certainement pas un enjeu à l'échelle fédérale [c'est à dire à l'échelle de la Russie]" (Le Monde Diplomatique, novembre 1999).
Quel "intérêt vital" directement économique pour les Etats-Unis de s'assurer d'une aussi petite production alors qu'ils maîtrisent sans aucune difficulté la plus grosse partie de la production mondiale de pétrole, la leur bien sûr, celle du Moyen-Orient et d'Amérique latine, les productions mexicaine et vénézuélienne ? En soi, aucun bénéfice financier direct n'est à espérer pour les Etats-Unis. Alors pourquoi cette active présence américaine ? Est-ce pour les axes d'acheminement du pétrole ?
"Si le Caucase reste un objet d'affrontements géopolitiques important, c'est d'un autre point de vue : celui des axes de transit pour les hydrocarbures de la mer Caspienne, même si le volume réel semble devoir être révisé à la baisse. Et, à cet égard, la véritable partie de bras de fer qui se joue entre les deux versants de la chaîne [de montagnes qui sépare les républiques caucasiennes du Nord appartenant à la Fédération de Russie des ex-républiques caucasiennes soviétiques au Sud] s'est nettement avivée depuis un an. La Russie a toujours défendu l'idée que la majeure partie du pétrole devait passer par son territoire, comme à l'époque soviétique, en utilisant l'oléoduc Bakou-Novorissisk (...). Mais, le 17 avril 1999, un oléoduc a été officiellement ouvert, qui relie Bakou à Soupsa, un port géorgien sur les bords de la mer Noire, et s'intègre pratiquement dans le système de sécurité de l'Alliance atlantique(...). Or les présidents azerbaïdjanais et turc ont confirmé, à la mi-octobre, la construction d'un oléoduc reliant Bakou au port turc méditerranéen de Ceyhan : tout le pétrole du sud de la Caspienne éviterait ainsi la Russie" (idem).
S'agit-il alors de s'approprier les bénéfices économiques de tout le pétrole de la mer caspienne et de son acheminement ? Certes, les gains financiers d'un tel contrôle sont loin d'être négligeables pour les ex-républiques de l'URSS de la région, voire pour la Russie ou la Turquie elles-mêmes. Qu'en est-il pour les Etats-Unis ?
"Mais que le tracé [du projet d'oléduc traversant la Turquie] adopté la semaine dernière –qui est stratégiquement avantageux pour les Etats-Unis mais coûteux pour les compagnies pétrolières– puisse être rapidement profitable est encore un gros point d'interrogation. Tout comme, aussi, la nature et l'étendue des retombées politiques avec la Russie, le perdant dans l'affaire" (International Herald Tribune, 22/11/99, souligné par nous).
Le véritable intérêt, le véritable objectif, des Etats-Unis n'est pas économique mais stratégique, et c'est bien l'Etat américain qui commande et dirige, malgré l'avis des compagnies pétrolières dans ce cas, les grandes orientations stratégiques et économiques du capitalisme nord-américain[5] [5]. Dans la période de décadence du capitalisme, les intérêts et les conflits impérialistes sont déterminés par des enjeux géopolitiques et les intérêts directement économiques qui n'en continuent pas moins d'exister, sont mis au service des grandes orientations stratégiques : "Pour l'administration Clinton, le premier souci est stratégique : garantir que tout oléoduc contourne la Russie et l'Iran et donc priver ces nations du contrôle de nouvelles réserves d'énergie pour l'Ouest" (idem).
Et là, le véritable objectif des Etats-Unis n'est pas tant de s'assurer de la "rente pétrolière", mais de priver la Russie et l'Iran du contrôle des voies d'acheminement de l'or noir afin de s'en assurer le contrôle vis-à-vis... de ses grands rivaux européens, tout particulièrement l'Allemagne. Tout comme dans le sport professionnel d'aujourd'hui, tel le football, où les clubs les plus riches achètent des grands joueurs dont ils n'ont pas vraiment besoin et qu'ils ne font pas jouer, afin d'en priver les équipes rivales. Les véritables enjeux stratégiques dans cette zone opposent de manière encore bien souvent sourde et cachée, mais réelle et profonde, les grandes puissances occidentales entre elles. Une Russie instable prête à se vendre à n'importe qui, un Iran anti-américain et pro-européen, voire pro-allemand, et qui contrôleraient les voies d'acheminement du pétrole de la région, constitueraient un danger d'affaiblissement, stratégique, pour les Etats-Unis. La cour assidue dont fait l'objet la Turquie, puissance à l'influence impérialiste particulièrement étendue dans toute cette région turcophone, par les Etats-Unis et l'Europe, les uns lui promettant un oléoduc, les autres l'entrée dans l'Union européenne, situe bien les enjeux et les véritables lignes de fracture entre les grandes puissances impérialistes. Pour la bourgeoisie américaine, s'assurer du pétrole de cette zone lui permettrait de pouvoir en priver les européens si nécessaire, et constituerait donc un moyen de pression supplémentaire et un plus significatif dans le rapport de forces impérialistes. La mainmise sur le pétrole de la région ne lui donnera pas d'avantage financier – ça risque même de lui coûter – mais par contre un avantage stratégique particulièrement important.
Hypocrites et complices, les campagnes médiatiques de la presse occidentale autour de la guerre en Tchétchénie, ne s'intègrent pas directement dans ces conflits géostratégiques. D'ailleurs, la presse européenne est beaucoup plus virulente que la presse nord-américaine dans la dénonciation de l'intervention russe alors que c'est plutôt l'avancée américaine qui pourrait être visée. C'est que la guerre en Tchétchénie, bien que liée à ces antagonismes impérialistes, surtout du point de vue russe, n'en fait pas directement partie. Ou plus exactement, elle n'est pas l'objet des convoitises occidentales, comme le Caucase du sud (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) dont les puissances impérialistes se disputent le contrôle. "Nous acceptons le fait que Moscou protège son territoire" a affirmé Javier Solana, le Coordinateur de la politique étrangère de l'Union européenne (International Herald Tribune, 20/12/99), en ajoutant pour la galerie "mais pas de cette manière", ce qui est particulièrement délicat de la part de l'ex-secrétaire général de l'OTAN, celui-là même qui a donné l'ordre de raser la Serbie et de la faire "revenir 50 ans en arrière" en mars dernier. "Leur objectif [aux Russes], leur objectif légitime, est de vaincre les rebelles tchétchènes et d'en finir avec le terrorisme en Russie, d'en finir avec l'invasion des provinces voisines comme le Daghestan" (Bill Clinton, International Herald Tribune, 10/12/99). A quoi s'ajoutent les déclarations des principaux dirigeants américains et européens, tel l'ex-pacifiste écologiste allemand, aujourd'hui ministre des affaires étrangères dans le gouvernement de gauche de Schröder : "Personne ne met en question le droit de la Russie de combattre le terrorisme (...) mais les actions préventives russes sont souvent en contradiction avec la loi internationale" (J.Fischer, International Herald Tribune, 18/12/99) ce qui ne manque pas de sel pour un des plus fervents partisans de l'intervention militaire occidentale en Serbie..., elle-même encore plus illégale du point de vue du droit international et des organismes tels l'ONU dont s'est dotée la bourgeoisie pour essayer de régler ses différents internationaux.
Pourquoi une telle unanimité ? Pourquoi un tel soutien à la Russie lui donnant carte blanche pour raser la Tchétchénie ? N'est-ce pas contradictoire avec la dynamique même des enjeux impérialistes présents dans le Caucase ?
"Ce n'est pas seulement l'URSS qui est en train de se désintégrer, mais sa plus grande république, la Russie, qui est maintenant menacée d'explosion sans avoir les moyens, sinon par de véritables bains de sang à l'issue incertaine, de faire respecter l'ordre" (Revue Internationale n° 68, décembre 1991). Depuis 1991, cette tendance à la décomposition de l'ex-URSS et de la Russie s'est largement vérifiée et réalisée. Cette tendance au pourrissement sur pied qui frappe l'ensemble du monde capitaliste au plan des Etats – surtout les plus fragiles en particulier dans les pays de la périphérie -, aux plans politique, social, économique, écologique, s'est particulièrement manifestée en Russie.
La situation catastrophique et chaotique de la Russie est une source d'inquiétude pour les grandes puissances occidentales[6] [6]. Les conditions de l'intervention militaire russe en Tchétchénie n'ont rien fait pour rassurer, bien au contraire. "Les généraux ont menacé de démissionner massivement et même d'une guerre civile si les politiciens s'immiscent dans leur campagne, une nouvelle note inquiétante dans la désintégration du pouvoir civil russe alors qu'existait une forte tradition chez les militaires à rester en dehors de la politique. La crainte que la Russie inspire maintenant, une décennie après la chute du Mur de Berlin, est celle des troubles et de l'irrationalité de ses faiblesses (...) Cela peut être le grand tournant de l'évolution post-communiste de la Russie qui verrait l'échec de la lutte pour la démocratie, et déclencherait le chaos et éventuellement un pouvoir militaire. C'est pourquoi les gouvernements hésitent tant à réagir." (Flora Lewis, "La Russie risque l'auto-destruction dans cette guerre irrationnelle", International Herald Tribune, 13/12/99).
Cette inquiétude et cette hésitation sont partagées par les principales grandes puissances occidentales malgré leurs antagonismes impérialistes. Et même si les américains sont plutôt derrière la clique Eltsine alors que les européens soutiendraient plutôt à l'heure actuelle la clique Primakov, ils se retrouvent d'accord pour ne pas jeter trop d'huile sur le feu et limiter ainsi autant que possible l'aggravation du chaos dans le pays. De ce point de vue, le succès électoral du clan Eltsine aux élections législatives de décembre était plutôt inquiétant pour la stabilité politique du pays, avec la reconduction d'une équipe particulièrement déconsidérée et particulièrement incapable – sinon pour se remplir les poches - et qui n'a dû son succès qu'aux victoires militaires sanglantes en Tchétchénie. La démission d'Eltsine que nous venons d'apprendre et son remplacement par le premier ministre Poutine vise clairement à précipiter les élections présidentielles et à garantir à la famille corrompue d'Eltsine de jouir sans menace judiciaire ou autres, de ses multiples détournements d'argent. La reprise en main par un premier ministre, aujourd'hui président, qui se présente "à poigne" et par l'armée, des rênes du pouvoir, peut sembler marquer un coup d'arrêt à la déliquescence de l'Etat russe, au moins pour le moment et si les premiers succès militaires en Tchétchénie se confirment, ce qui est loin d'être évident malgré l'énorme supériorité des moyens russes.
Mais l'aggravation inéluctable de la situation économique de la Russie et l'expression des tendances centrifuges de la Fédération russe qui poussent à son éclatement, sont lourdes de menaces pour le pays lui-même et pour le monde capitaliste. Bien qu'attaqués par la rouille, les missiles et les sous-marins nucléaires de l'ex-URSS restent d'autant plus dangereux dans un pays en pleine anarchie et instabilité politique. Et les menaces d'Eltsine affirmant que Clinton, en critiquant – pour la galerie – les excès de l'intervention militaire russe, "avait oublié pendant une minute que la Russie a un arsenal complet d'armes nucléaires" (International Herald Tribune, 10/12/99), ne peuvent être simplement mises sur le compte d'une clownerie d'un vieillard alcoolique[7] [7]. Le simple fait que ce bouffon corrompu, imbibé de vodka, pinçant les fesses de ses secrétaires devant les télévisions du monde entier, ait pu rester dix ans au pouvoir en Russie, en dit long sur l'état de décomposition de l'appareil politique de la bourgeoisie russe. Les grandes puissances impérialistes se retrouvent dans une situation contradictoire : d'un côté, la logique implacable de la concurrence impérialiste les pousse à saisir toutes les opportunités pour prendre le pas sur leurs rivales et, ainsi, accentuer encore plus le chaos et la décomposition de la société, et tout spécialement de pays comme la Russie ; de l'autre, elles sont relativement conscientes de cette dynamique de chaos et de décomposition, en mesurent les dangers, et essaient par moment d'y mettre un frein, un coup d'arrêt. Mais, soyons clairs, il serait illusoire de croire que le monde capitaliste puisse inverser cette tendance à sa propre décomposition, tout comme il serait illusoire de croire que la logique infernale de la compétition impérialiste puisse s'interrompre et ne pas relancer encore plus le chaos, les guerres et les massacres. La volonté commune de ne pas enfoncer plus la Russie n'est que temporaire et la logique implacable des intérêts impérialistes relancera de nouveau la tendance au chaos et à la décomposition dans le Caucase, comme dans les autres régions du monde.
Face à cette menace d'une Russie complètement incontrôlable, il existe entre les Etats occidentaux un accord tacite pour ne pas lui disputer le Caucase du nord qui fait partie de la Fédération de Russie ; mais avec l'avertissement tout aussi tacite à son endroit de ne pas la laisser reprendre pied dans le Caucase du sud que se disputent les grandes puissances. Et cet accord a trouvé son expression dans le soutien concret, dans "l'autorisation" selon la presse russe, que les grandes puissances occidentales ont donné à la Russie pour intervenir et assurer son "droit légitime" à noyer dans le sang la Tchétchénie. "Dans le cadre du traité sur les armes conventionnelles, le sommet (de l'OSCE) d'Istambul [8] [8] vient de nous autoriser à disposer, dans le secteur militaire du Caucase-Nord, de beaucoup plus d'hommes et de matériel qu'en 1995 (600 chars au lieu de 350, 2200 véhicules blindés contre 290, 1000 pièces d'artillerie a lieu de 640). C'est bien sûr en Tchétchénie que la Russie va concentrer cette puissance militaire" (Obchtchaïa Gazeta, hebdomadaire russe repris en français par Courrier International, 16/12/99, souligné par nous).
Accordons à la presse russe le mérite de parler clairement et franchement ; et de reproduire fidèlement les intentions des puissances occidentales : "Nous vous laissons le Caucase-Nord, nous nous octroyons le droit de nous disputer le Caucase-Sud". Le calvaire des populations caucasiennes n'est pas fini. Cette région du monde, à son tour, ne connaîtra plus la paix et ne se relèvera jamais des destructions qui l'ont touchée et continuent à la toucher.
Hypocrites et complices, les campagnes médiatiques occidentales ne visent pas à atténuer, et encore moins à lutter contre la barbarie guerrière du capitalisme. Elles s'adressent en priorité aux populations occidentales, et au premier chef à la classe ouvrière de ces pays, pour masquer la réalité du lien entre les guerres impérialistes et la faillite économique du capitalisme, pour masquer la dynamique infernale et catastrophique dans laquelle est entraînée l'humanité. Elles dénoncent la guerre en Tchétchénie au nom du "droit d'ingérence humanitaire" pour mieux justifier la guerre au Kosovo. Elles critiquent l'inaction des gouvernements occidentaux pour mieux glorifier la démocratie bourgeoise[9] [9] alors que tous les principaux acteurs des guerres récentes, Kosovo, Timor, et maintenant Tchétchénie, sont des Etats démocratiques avec des gouvernements démocratiquement élus. "La démocratie n'est pas une garantie contre des choses dégoûtantes" (International Herald Tribune, 22/12/99) disent-elles pour en faire un but, une lutte, à laquelle tout le monde devrait s'identifier : ["Nous avons besoin de retrouver un but dans les affaires mondiales qui soit moralement, intellectuellement et politiquement irrésistible. La vision démocratique conserve une vitalité énorme. Notre devoir est d'aider à définir le 21° siècle comme le Siècle démocratique (...). La démocratie est de façon évidente maintenant une valeur universelle" (Max M Kampelman, ancien diplomate américain, International Herald Tribune, 18/12/99).
Mensongères, les campagnes médiatiques actuelles visent à faire croire que c'est le manque de démocratie qui provoque les guerres et les misères. Croire que "le défi fondamental auquel nous sommes confrontés, est la reconnaissance que la lutte politique se pose toujours entre le mode de vie démocratique et la négation de la liberté humaine et politique" (idem), s'inscrire – ne serait-ce qu'un minimum – dans une logique de défense de la démocratie bourgeoise, "pour plus de démocratie", comme on nous l'a martelé lors de la grande mise en scène médiatique à l'occasion des manifestations anti-OMC à Seattle, s'identifier à son Etat national, se ranger derrière sa bourgeoisie nationale, tout cela est une impasse et un piège. Loin de stopper, voire de freiner, cette descente aux enfers, toute adhésion massive des populations, et au premier rang de la classe ouvrière internationale, aux "idéaux" de la démocratie bourgeoise, ne ferait qu'accélérer encore plus le cours du monde vers la barbarie capitaliste. N'est-ce pas là justement l'expérience malheureuse qu'a vécu le monde depuis la fin du bloc impérialiste de l'Est et l'accession de ces pays à la démocratie bourgeoise de type occidental ? N'est-ce pas là ce que cherchent justement à masquer les campagnes médiatiques à répétition sur les bienfaits de la démocratie ? Le chaos en Russie et la guerre en Tchétchénie sont aussi le produit de la démocratie capitaliste.
Sauver l'humanité de la barbarie capitaliste passe par une autre voie. Cette voie, les médias de la bourgeoisie internationale ne l'évoquent jamais, n'en mentionnent jamais les expressions. Pourtant, elles existent et il est clair qu'elles rencontreraient un écho significatif si elles n'étaient étouffées, noyées, perdues, à peine audibles, sous le déluge des campagnes idéologiques permanentes et à répétition. La voie du refus des sacrifices et des guerres existe et s'exprime. Fidèle au principe internationaliste du mouvement ouvrier, l'ensemble des groupes de la Gauche communiste était intervenu pour dénoncer la guerre impérialiste en Yougoslavie (cf. Revue Internationale n°98 et 99). Cette voie s'est exprimée aussi en Russie même. Au milieu d'une hostilité généralisée, d'une répression sévère, au prix de risques personnels particulièrement importants, au milieu de l'hystérie nationaliste, nous saluons les militants qui ont su s'élever contre l'intervention impérialiste russe en Tchétchénie, qui ont su défendre la seule voie réaliste qui puisse freiner d'abord, puis s'opposer à la barbarie guerrière.
A BAS LA GUERRE !
Ne nous prenez pas pour des imbéciles !
Les Eltsine, les Maskhadov, les Poutine, les Bassaev...
Ce sont tous la même clique !
Ce sont eux qui ont organisé la terreur à Moscou, à Vogodonsk, au Daghestan, en Tchétchénie. C'est leur affaire, c'est leur guerre. Ils en ont besoin pour renforcer leur pouvoir. Ils en ont besoin pour défendre leur pétrole. Pourquoi nos enfants devraient-ils mourir pour leurs intérêts ? Que les oligarques se tuent entre eux !
Ne croyez pas aux discours imbéciles et nationalistes : il ne faut pas accuser le peuple tout entier de commettre des crimes qui ont été commis par on ne sait qui, mais auxquels ne sont intéressés que les gouvernants et les maîtres de toutes les nations.
N'allez pas à cette guerre et ne laissez pas y aller vos fils ! Résistez à cette guerre autant que vous le pouvez ! Faites grève contre la guerre et ses instigateurs.
Des internationalistes de Moscou[10] [10].
S'opposer à la bourgeoisie et rejeter tout nationalisme, s'opposer à l'Etat qu'il soit démocratique ou non, refuser la guerre du capital et appeler la classe ouvrière à à lutter, à défendre ses conditions de vie, et à se dresser contre le capitalisme, est la voie. Cette voie, c'est celle que doit entreprendre la classe ouvrière de tous les pays. Cette voie, c'est celle de la lutte de la classe ouvrière, celle de la lutte contre l'exploitation capitaliste, contre sa misère et ses sacrifices. Cette voie, c'est celle de la destruction du capitalisme, de ce système qui sème la mort et la misère chaque jour un peu plus, partout dans le monde. Cette voie, c'est celle de la révolution communiste.
Les guerres se multiplient. La crise économique provoque des ravages. Les catastrophes succèdent aux catastrophes du fait de la production capitaliste effrénée qui détruit tout. La planète devient chaque jour plus invivable, plus irrespirable, plus infernale. A tous ces maux tragiques que porte en lui le capitalisme, et qu'il ne peut qu'accroître et aggraver inéluctablement, seule la classe ouvrière internationale peut donner une réponse. Seul le prolétariat mondial peut offrir une perspective et une issue à l'humanité.
[1] [11] Les articles de la presse anglo-saxonne sont traduits par nos soins.
[2] [12] A l'époque, nous avions dénoncé les pompiers pyromanes qui avaient provoqué délibérément la répression serbe et l'exode des kosovars (cf. Revue internationale n°98, la presse territoriale du C.C.I., et notre tract international dénonçant la guerre). Les grandes puissances occidentales avaient pu alors justifier l'intervention militaire aux yeux de leur propre "opinion" en utilisant sans vergogne les centaines de milliers de réfugiés provoqués par les bombardements de l'OTAN. La provocation, l'intransigeance et la manipulation des grandes puissances, particulièrement des Etats-Unis, pour pousser à tout prix à la guerre contre la Yougoslavie, en sacrifiant délibérément les populations civiles kosovars et serbes, ont été confirmées depuis, et à plusieurs reprises, dans les journaux plus spécialisés ou dans des articles discrets, c'est à dire non destinés au "grand public". Encore dernièrement, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) notait dans un rapport remis le 6 décembre que "contrairement à ce qu'affirmaient, lors de la guerre du Kosovo, nombre de pays (...) les exécutions sommaires et arbitraires [par les forces serbes] sont devenues un phénomène généralisé avec le début de la campagne aérienne de l'OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie dans la nuit du 24 au 25 mars (...). Jusqu'à cette date, l'attention des forces militaires et paramilitaires yougoslaves et serbes était généralement portée vers des zones du Kosovo où transitaient les forces de l'Armée de libération du Kosovo (UCK) et là où l'UCK avait des bases" (repris par Le Monde, 7/12/99).
[3] [13] Dans une correpondance que nous avons reçue de Russie, un lecteur nous a informés de l'existence d'un véritable trafic d'otages dans lequel la complicité d'officiers russes avec les chefs de bandes tchétchènes est avérée. Cette affirmation semble confirmée par la presse elle-même, en particulier la vente et la livraison par des officiers russes à des gangs tchétchènes de leur propres... soldats ! Qui sont ensuite l'objet d'un chantage auprès de leur famille et rendu contre une rançon que se partagent les uns et les autres !
[4] [14] A partir de 1948, le plan Marshall est mis en place afin de reconstruire l'Europe de l'Ouest sous l'égide des Etats-Unis. Loin d'être désintéressée, cette "aide" américaine avait surtout comme objectif d'assurer la domination des Etats-Unis sur l'Europe occidentale contre les visées impérialistes de l'URSS, 1947 marquant le début de la guerre froide entre les deux blocs impérialistes de l'époque.
[5] [15] La décision de l'Etat américain imposant la construction de l'oléoduc passant par la Turquie n'est qu'un des exemples du rôle mystificateur des campagnes contre le libéralisme et l'impuissance des Etats en face des grandes multinationales financières et économiques. En fait, toute la politique de libéralisation développée à partir des années 80 a... renforcé et rendu plus efficace, plus "souple", et surtout plus totalitaire encore l'emprise de l'Etat sur tous les aspects de la vie sociale. Loin de s'affaiblir avec le "libéralisme" des Reagan et Thatcher, le capitalisme d'Etat n'a jamais été autant développé qu'aujourd'hui. Les campagnes internationales anti-OMC – comme les manifestations lors de la conférence de Seattle - appelant à une vraie "démocratie citoyenne" n'ont qu'un but : présenter au niveau international, une alternative démocratique et de gauche, une fausse alternative, afin d'éviter la mise en cause du capitalisme comme tel.
[6] [16] La situation économique, sociale, politique de la Russie est une véritable catastrophe. La Russie aura les plus grandes difficultés pour honorer les prochaines échéances de sa dette internationale... alors que des milliards sont engloutis dans la guerre. La situation de la population, déjà dans la misère sous le capitalisme d'Etat stalinien, n'a fait que se détériorer depuis l'avènement de la démocratie tout au long de la décennie passée. Les analyses récentes sont encore plus mauvaises et dramatiques. D'après un article du Washington Post republié dans l'International Herald Tribune du 10/12/99,
"Si la démographie est la destinée, la destinée de la Russie pour les 50 prochaines années est consternante. (...) Quelques 70% des femmes enceintes en Russie ont de sérieuses pathologies, non seulement d'anémie (reflétant des manques de fer certainement dus à la malnutrition) mais aussi d'augmentation des diabètes, d'endométrioses et de maladies sexuellement transmissibles (autre que le SIDA). La stérilité augmente de plus de 3% par an et plus de 15 à 20% des couples sont aujourd'hui stériles. La nouvelle incidence de la syphilis a été multipliée par 77 depuis 1990 pour les deux sexes, et par 50 pour les filles de 10 à 14 ans (...). Les cas de tuberculose devraient atteindre un million en 2002. Et la résistance des cas de tuberculose – déjà au nombre de 30 000 aux multiples médicaments et les 2 millions de malades du SIDA prévus devraient submerger le système de santé (...). Les chiffres de cancer et de morts par attaque cardiaque pour les jeunes de 15-19 ans sont le double des chiffres américains (et) les suicides sont aussi le double des Etats-Unis (...). Ce sont des questions cruelles à affronter pour un pays qui a une longue tradition d'expansion. Il est maintenant face à un futur qui semble mener que dans l'autre direction" (Murray Feshbach, "Les statistiques de la santé sont sinistres pour la Russie").
Et nous avons déjà mentionné le degré de corruption et de décomposition de l'armée : quand les officiers ne livrent pas leurs soldats comme esclaves – ils monnaient leurs armes aux plus offrants, bien souvent là-aussi les tchétchènes. L'armée n'est là qu'un exemple de la réalité de la corruption et de la déliquescence de toute la société russe.
[7] [17] Elles ne sont pas sans rappeler les menaces et la course aux armements nucléaires entre l'Inde et le Pakistan.
[8] [18] Ce sommet de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) s'est tenu à Istambul à partir du 17 novembre 1999.
[9] [19] Cf. les Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne que nous republions dans ce numéro.
[10] [20] Cette prise de position internationaliste a été collée aux arrêts de bus ou dans le métro, et non pas diffusée sous forme de tract en raison de la répression et de l'hystérie nationaliste qui prévalait à ce moment-là en Russie. La cause immédiate de ce climat chauvin et raciste ? Les attentats meurtriers attribués aux islamistes tchétchènes en Russie et qui sont très certainement l'œuvre, provocatrice, des services secrets russes.
Alors qu’il y a encore un an, après avoir vu se succéder toute une série d’effondrements financiers qui touchaient plusieurs continents, les économistes et certains médias déclaraient avoir les plus grandes craintes sur l'évolution de l'économie mondiale, les mêmes organes de la bourgeoisie déclarent aujourd'hui que la croissance économique est déjà forte, qu'elle va encore augmenter, que le chômage diminue, que certains pays ont déjà un taux de chômage qui correspond au plein emploi et les gouvernements de certains autres pays nous disent qu'ils prennent le même chemin. En fait, ces déclarations cherchent à induire l'idée que le capitalisme est en train de résorber sa crise ; et à l'appui d'un tel diagnostic, les économistes débattent de l'apparition d'une “Nouvelle économie” aux Etats-Unis qui serait la cause de la phase de “croissance longue” que vit ce pays, phase qui ne pourrait que se poursuivre et se généraliser aux autres pays à condition que les ouvriers veuillent bien accepter de travailler plus pour des salaires en baisse.
Depuis 30 ans que le capitalisme se trouve à nouveau aux prises avec une nouvelle crise, c'est loin d'être la première fois que l'on nous fait le coup “du bout du tunnel” et de “la fin de la crise”, et comme les autres fois, cet optimisme affiché n'a aucun fondement. Le but premier de la bourgeoisie, dans l'action qu'elle mène, tant pour éviter que ne s'ouvre une récession ouverte que dans toute cette propagande, est de montrer à la classe ouvrière que le capitalisme est le seul système viable et qu'il est utopique et très dangereux de vouloir et même de réfléchir à sa destruction.
Tout d'abord, il est complètement faux d'affirmer que le capitalisme connaîtrait aujourd'hui une phase où la croissance serait supérieure à ce qu'elle est depuis 30 ans, car quelle que soit la partie du monde, les problèmes sont considérables.
C'est particulièrement vrai pour la majorité des grands pays européens. L'évolution des productions industrielles[1] [22] de l'Allemagne et de l'Italie a été négative depuis un an et celles du Royaume-Uni (1 %) et de l'Union Européenne dans son ensemble (+0,8 %) ne valent pas beaucoup mieux.
En Extrême-Orient, contrairement à ce que l'on nous dit, le tableau est loin d'être celui d'une “sortie de crise”. Au Japon, qui vit dans la récession depuis le début des années 1990, le taux de croissance du PIB est très faible et les licenciements massifs “se multiplient : 21 000 chez Nissan et chez NTT, le géant des télécoms ; 10 000 chez Mitsubishi Motors ; 15 000 chez NEC, 17 000 chez Sony... Il n'y a plus de "sanctuaires" : tous les secteurs sont touchés” (Le Monde, 9 décembre 1999) ; les licenciements dans les petites et moyennes entreprises sont difficilement chiffrables mais “le plan de restructuration de Nissan-Renault menacerait 70 000 à 80 000 emplois dans les PME”(idem). Si les autres pays du sud-est asiatique connaissent une croissance plus importante, cela vient d'abord de leur remise en marche après le blocage qu'ils ont connu au cours du deuxième semestre 1997. Mais comme le montrent les graves difficultés du groupe coréen Daewo ‑ et bien d'autres grands groupes industriels du sud-est asiatique sont dans la même situation ‑, cette “reprise” est plus que fragile car ils recommencent à s'endetter massivement et vont vers une nouvelle crise financière. Et pour faire face à ces difficultés, la bourgeoisie occidentale recommande de procéder à de “douloureuses restructurations”, c'est-à-dire de licencier encore.
En Amérique du Sud, le PIB a diminué cette dernière année et certains pays, et pas des moindres (l'Argentine par exemple), ont connu un véritable effondrement de leur production industrielle (-11 %) ; d'autres se préparent à se déclarer en cessation de paiements (Equateur).
Quant à l'économie américaine, son taux de croissance est artificiellement entretenu par un endettement en croissance vertigineuse tant des “ménages” que des entreprises. Et il est clair que ce ne sont pas les nouvelles technologies qui lui permettront de résoudre ce problème. L'endettement permet de soutenir la demande et constitue la cause d'un déficit de la balance des paiements qui atteint des records historiques puisqu'il a été de 240 milliards de dollars en 1998 et qu'il sera de 300 milliards en 1999. Dans le même sens, la couverture des importations par les exportations n'est que de 66 % seulement. Ajoutons que de tels déficits doivent déboucher tôt ou tard sur des tensions monétaires comme on l'a vu en septembre 1999 lorsque le dollar s'est fortement affaibli par rapport yen.
La réalité des mesures économiques prises par les Etats-Unis nous indique les raisons pour lesquelles la faillite financière de l'ensemble de l'Asie du sud-est, de la Russie et d'une bonne partie de l'Amérique latine, et la chute des importations de ces pays n'a pas eu comme conséquence un affaiblissement de la demande mondiale et une pénurie de crédit qui auraient du entraîner, pour le moins, une terrible récession de l'ensemble de la production mondiale.
Tant les déficits extérieurs historiques des Etats-Unis que le fait que les “ménages” américains aient une consommation plus importante que leur revenu réel montrent la vigueur avec laquelle l'Administration américaine a décidé d'empêcher que la crise financière de 1997-1998 ait, de manière immédiate, des conséquences importantes. Il faut ajouter, et c'est aussi le résultat de la politique monétaire, qu'une partie des revenus “des ménages” américains provient de profits boursiers qui ne correspondent à aucune richesse réelle.
En fait, une telle action de la part de l'Etat dont l'économie est la plus forte du monde et dont la monnaie continue à fonctionner comme monnaie mondiale, montre la gravité du problème. Entre la crise financière de la Thaïlande en juillet 1997 et celle de la Russie en août 1998, c'est le FMI qui a fourni les principaux fonds nécessaires pour éviter la banqueroute des grandes banques mondiales qui avaient prêté massivement à ces pays. Mais à partir de l'été 1998, le président du FMI M. Camdessus déclare que les caisses sont vides et la Réserve fédérale elle-même a du prendre le relais pour approvisionner les banques en monnaie et permettre d'éviter la cessation du remboursement de la dette publique du Brésil ainsi que celle de certains autres pays d'Amérique latine. En même temps, cette action a continué à provoquer un endettement croissant de la société américaine qui ramène au rang de bluff la fin claironnée du déficit budgétaire des Etats-Unis. Et ce bluff n'a pour sens que de nous montrer que la politique américaine n'est plus inflationniste ‑ preuve supplémentaire de la fin de la crise.
Mais les Etats-Unis n'ont pas été les seuls à pratiquer cette politique : tous les grands pays industriels y participent. L'endettement total des pays de l'Union européenne ‑ dont les gouvernements sont, en principe, toujours soumis aux critères de Maastricht ‑ augmente en ce moment de 10 % l'an. Quant au Japon, dont les banques ne sont pas encore assez solides pour empêcher le pays de continuer à s'enfoncer dans la récession, ses finances publiques sont une image fidèle du tonneau des Danaïdes : le déficit public représentera 9,2 % du PIB en 1999 et cela aboutit à ce que l'Etat japonais émette cette année “90 % des émissions nettes obligataires d'Etat (c'est-à-dire des Bons du trésor) des dix-huit principales économies mondiales” (Bulletin “Conjoncture Paribas”, juillet 1999). Cela signifie que le gouvernement japonais mobilise les comptes d'épargne postaux sur lesquels les japonais avaient déposé leur épargne depuis des décennies pour tenter de sortir de la récession.
Toutes ces actions sont les moyens que s'est donné l'Etat au 20e siècle et qui caractérisent le capitalisme d'Etat. Les mesures de capitalisme d'Etat visent à éviter un blocage et un effondrement de l'économie analogues à ceux que le capitalisme a connu lors de la crise de 1929, car de tels phénomènes seraient non seulement préjudiciables aux intérêts de la bourgeoisie, mais surtout ils seraient significatifs de la faillite du capitalisme aux yeux de la classe ouvrière dans une période où celle-ci n'est pas battue et où le cours historique (2) est vers des affrontements de classe généralisés.
Cela ne veut pas dire, bien sûr, que la bourgeoisie a les moyens de résoudre la crise du capitalisme. Au contraire, car les politiques de relance accumulent les tensions économiques, monétaires et financières :
Cela signifie qu'aujourd'hui comme hier de telles tensions ne peuvent déboucher que sur des récessions ouvertes, c'est-à-dire sur un approfondissement encore plus fort de la crise.
En 1987, la progression de l'endettement en vue de soutenir la demande mondiale et la bulle financière qui en est le résultat, avaient abouti au krach du 21 octobre au cours duquel la bourgeoisie avait perdu le contrôle de la situation boursière pendant quelques heures, l'indice Dow Jones diminuant de 22 % et 2000 milliards de dollars étant détruits. Les Etats, par le biais d'institutions financières, avaient racheté les valeurs boursières et approvisionné en monnaie banques et entreprises pour que ce krach ne débouche pas sur un blocage de l'économie. Mais la bourgeoisie n'avait pas pu éviter à partir de 1989 de freiner cette politique, ce qui avait débouché sur la récession de 1989-1993 ; récession particulièrement profonde que la bourgeoisie a alors justifié par la guerre du Golfe, escamotant ainsi que c'était uniquement une manifestation de la faillite du capitalisme.
Avec la crise des pays asiatiques, il est apparu clairement que la bourgeoisie n'avait pu empêcher que l'endettement massif de toute une série de pays n'aboutisse à leur banqueroute ; et face à ce qui représentait une perte de contrôle de l'évolution financière et monétaire, les grands Etats ont à nouveau empêché, par un nouvel endettement encore plus large, que cela n'aboutisse à un blocage de l'économie mondiale. Et comme précédemment, les moyens employés aggravent les tensions économiques et ne pourront être maintenus très longtemps ; en eux-mêmes, ces moyens contiennent donc un nouvel approfondissement de la crise, mais lorsqu'il interviendra, on peut être absolument certain que la bourgeoisie nous donnera une explication dans laquelle le capitalisme n'aura... “aucune responsabilité”.
Si la bourgeoisie retarde provisoirement un approfondissement brutal de la crise comme ceux que l'on a connus en 1974, 1981 ou 1991, elle n'en empêche pas un approfondissement lent et permanent. Face à la tendance permanente à la surproduction et à la baisse des profits, la bourgeoisie attaque systématiquement les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière et en rejette une part toujours croissante dans la paupérisation absolue. Le reproche que les médias occidentaux font aux pays du sud-est asiatique de ne pas suffisamment restructurer, c'est-à-dire diminuer les coûts du travail, et ce alors que le chômage a explosé dans ces pays depuis 1997 (par exemple, il a triplé en Corée du sud), est particulièrement significatif : il signifie que si les pays occidentaux connaissent une meilleure santé économique, c'est qu'eux-mêmes travaillent en permanence à abaisser les coûts de production, c'est-à-dire à aggraver l'exploitation de la classe ouvrière.
Cette affirmation est fausse car la force des grands pays développés est l'héritière de l'industrialisation qu'ils ont réalisée au 19e siècle, pendant la période ascendante du capitalisme. Dans la décadence du capitalisme, le fait que de nouveaux pays s'industrialisent ne peut être que l'exception, et encore ce développement est-il toujours instable ‑ la Corée du sud en est une bonne illustration. Mais cette affirmation montre combien la préoccupation de l'attaque contre les conditions de vie de la classe ouvrière est permanente chez la bourgeoisie, depuis le début de la crise, en vue de rétablir le niveau des profits.
Ainsi, on nous annonce que le Japon est en train de sortir de la récession, mais le chômage dans ce pays est passé de 3,4 % de la population active en 1997 à 4,9 %, et il est admis que ce pays connaîtra un taux de chômage d'au moins 5 % pendant longtemps.
Dans les pays développés occidentaux, l'expérience de la classe ouvrière et ses potentialités intactes ont poussé la bourgeoisie à pratiquer le mensonge sophistiqué, en particulier par rapport à la question centrale du chômage, en employant quantité de moyens pour cacher son niveau réel ou même comme aujourd'hui pour démontrer qu'il diminue. Mais à coté des chiffres du chômage, il en est d'autres, bien moins diffusés par les médias, qui montrent la progression de la misère de masse dans ces pays :
Les chiffres donnés pour la France, et c'est la même chose pour les autres pays, montrent que l'approfondissement actuel de la crise ne se manifeste pas seulement par l'accroissement de la population active exclue du processus de production mais aussi par le fait que les salaires d'une partie croissante des ouvriers qui ont trouvé du travail ne leur permet plus de se procurer le strict nécessaire pour répondre à leurs besoins. La flexibilité du travail et la baisse des salaires imposées par le biais de la réduction du temps de travail, le développement du travail à temps partiel et de l'intérim (qui a augmenté de 8 % en France en un an) sont autant de moyens par lesquels la bourgeoisie diminue les revenus ouvriers.
Et cette situation est celle des pays développés, alors que l'Europe de l'ouest et l'Amérique du nord apparaissent comme des îlots dans un monde où de plus en plus de pays s'enfoncent dans le chaos. La bourgeoisie affirme elle-même que dans une partie des pays du sud-est asiatique les investissements étrangers ont disparu et que ces pays ont “replongé dans le sous-développement” (Bilan du monde 1998, publié par le journal Le Monde). Dans la plus grande partie des pays de la périphérie, la part de la population qui vit dans une misère effroyable est considérable. Ainsi, en Russie, et on peut le généraliser à l'ensemble de l'ex-URSS, plus de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté ; le niveau de vie en Afrique a baissé depuis 1980, alors que l'on sait que, déjà à cette époque, la famine régnait périodiquement dans certains pays.
Voilà la réalité de la faillite du capitalisme et l'Etat, que ce soit avec la droite ou, comme aujourd'hui, la gauche au pouvoir dans la plupart des pays, ne peut pas résoudre le problème de la surproduction inhérente au capitalisme en décadence ; et toutes les affirmations sur “le rythme actuel de la croissance” ne sont que de la propagande appuyée sur des mesures de capitalisme d'Etat qui visent à empêcher la classe ouvrière de se souvenir que les taux de croissance n'ont, en moyenne, pas cessé de baisser depuis 30 ans, ce que seul le marxisme est en mesure d'expliquer. Les cris de victoire que la bourgeoisie pousse régulièrement dès que, comme aujourd'hui, elle stabilise la situation pendant quelques mois, ne sont que de la poudre aux yeux.
[1] [23] Malgré tous les truquages que réalise la bourgeoisie, la production industrielle est une quantité plus fiable que le PIB qui est artificiellement gonflé par le paiement de revenus à des personnes qui n'ont rien à voir avec la production comme les militaires et la bureaucratie et par des secteurs improductifs comme les finances, les assurances, etc.
2. Voir les articles sur le cours historique dans la Revue Internationale n° 18 et 53.
Le fait que le 100e numéro de la Revue internationale coïncide exactement avec le début de l'an 2000 n'est pas entièrement fortuit. Le CCI s'est formellement constitué début 1975 et le premier numéro de la Revue a été publié peu après, pour manifester l'unité internationale du CCI. Dès le début, cette publication a été conçue comme un trimestriel théorique devant paraître dans les trois principales langues du CCI (anglais, français et espagnol), en même temps que des suppléments moins fréquents sont parus dans beaucoup d'autres langues (italien, allemand, néerlandais et suédois). Quatre fois par an pendant vingt-cinq ans font cent numéros ! Ceci est en soi un fait qui a une signification politique. Dans l'article publié pour le 20e anniversaire du CCI (Revue internationale n° 80), nous notions que très peu d'organisations prolétariennes internationales ont duré aussi longtemps. Et cette “longévité” doit être considérée comme un succès particulier dans une période au cours de laquelle tant de groupes qui avaient émergé de la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960, ont disparu depuis. Nous n'avons jamais caché notre accord avec l'idée de Lénine selon laquelle l'engagement à publier une presse régulière est une condition sine qua non pour une organisation révolutionnaire sérieuse ; et selon laquelle la presse est en fait un “organisateur” clé pour tout groupe animé par l'esprit de parti à l'opposé de l'esprit de cercle. La Revue n'est pas la seule publication régulière du CCI ; celui-ci publie 12 journaux ou revues territoriaux dans 7 langues différentes, ainsi que des livres, brochures et divers suppléments, et les journaux territoriaux eux-mêmes sont également parus avec régularité. Mais la Revue internationale est notre publication centrale ; l'organe par lequel le CCI parle le plus directement d'une seule voix et qui fournit les orientations fondamentales pour toutes les publications plus locales.
En dernière analyse, cependant, le plus important à propos de la Revue n'est pas tant sa régularité, ni son caractère internationalement centralisé, mais sa capacité à agir comme un instrument de clarification théorique. “La Revue sera nécessairement et avant tout l'expression de l'effort théorique de notre courant, car seul cet effort théorique dans une cohérence des positions politiques et de l'orientation générale peut servir de base et assurer la condition première pour le regroupement et l'intervention réelle des révolutionnaires.” (Présentation au 1er numéro de la Revue internationale, avril 1975). Le marxisme, en tant que point de vue théorique de la classe révolutionnaire, constitue le point le plus avancé de la pensée humaine dans le domaine de la réalité sociale. Mais comme Marx l'a dit dans les Thèses sur Feuerbach, la vérité d'une méthode de pensée ne peut être vérifiée que dans la pratique ; le marxisme a démontré sa supériorité sur toutes les autres théories sociales par sa capacité à fournir une compréhension globale du mouvement de l'histoire de l'humanité et à prévoir les grandes lignes de son évolution future. Mais il ne suffit pas de se réclamer du marxisme pour assimiler réellement, faire vivre et appliquer correctement cette méthode. Si nous estimons y être parvenus au cours des trois dernières décennies d'accélération de l'histoire, ce n'est pas à notre sens parce qu'une telle capacité nous reviendrait de droit divin mais bien parce que nous avons le sentiment de nous être inspirés tout au long de cette période des meilleures traditions de la Gauche communiste internationale. C'est au moins un des objectifs que nous nous sommes donnés de façon permanente. Et à l'appui de cette affirmation, nous ne pouvons pas apporter de meilleur témoignage que le travail contenu dans les quelques 600 articles des 100 numéros de la Revue internationale.
Le marxisme est une tradition historique vivante. Ceci signifie que :
d'un côté, ilest profondément conscient de la nécessité d'une approche historique de tous les problèmes qu'il rencontre, de la nécessité de les considérer non comme des faits entièrement “nouveaux” mais comme le produit d'un long processus historique. Avant tout, il reconnaît la continuité fondamentale de la pensée révolutionnaire, la nécessité de s'appuyer sur les fondements solides établis par les minorités révolutionnaires antérieures. Par exemple, dans les années 1920 et 1930, la Fraction de la gauche italienne qui a publié la revue Bilan dans les années 1930, était confrontée à l'absolue nécessité de comprendre la nature du régime contre-révolutionnaire qui avait surgi en Russie. Mais elle rejetait toute conclusion précipitée, et critiquait notamment ceux qui, tout en ayant développé plus rapidement que la Gauche italienne une caractérisation correcte du pouvoir stalinien (c'est-à-dire que c'était une forme de capitalisme d'Etat), l'ont fait au prix du rejet de toute l'expérience du bolchevisme et de l'insurrection d'Octobre en tant que phénomènes “bourgeois” dès le départ. Pour Bilan, il n'était absolument pas question de remettre en cause sa propre continuité avec l'énergie révolutionnaire que le parti bolchevik, le pouvoir des soviets, et l'Internationale communiste avaient concrétisée.
Cette capacité à maintenir ou à restaurer les liens avec le mouvement révolutionnaire du passé a constitué une donnée particulièrement importante pour le milieu prolétarien qui a émergé de la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960, milieu qui était largement constitué de groupes nouveaux ayant perdu tout lien organisationnel et même politique avec la génération précédente de révolutionnaires. Beaucoup de ces groupes furent la proie de l'illusion qu'ils venaient de nulle part, restant profondément ignorant des contributions de cette génération passée que la contre-révolution avait presque effacée. Dans le cas de ceux qui étaient influencés par les idées conseillistes et modernistes, le “vieux mouvement ouvrier” était en effet quelque chose qu'il fallait laisser derrière à tout prix ; en fait, c'était l'apologie théorique d'une rupture qui avait été en réalité imposée par l'ennemi de classe. Manquant de tout ancrage dans le passé, la grande majorité de ces groupes s'est bientôt trouvée sans aucun futur non plus, et a disparu. Il n'est donc pas surprenant que le milieu révolutionnaire d'aujourd'hui soit presque entièrement constitué de groupes qui descendent, d'une façon ou d'une autre, du courant de gauche qui comprenait le plus clairement la question de la continuité historique : la Fraction italienne. Nous pourrions ajouter que cet ancrage historique est aujourd'hui encore plus important qu'auparavant, confrontés comme nous le sommes à la culture de la décomposition capitaliste, une culture qui plus que jamais cherche à effacer la mémoire historique de la classe ouvrière et qui, n'ayant elle-même aucun sens du futur, ne peut que tenter d'emprisonner la conscience dans une immédiateté étroite dans laquelle la nouveauté est la seule vertu.
D'un autre côté, le marxisme n'est pas seulement la perpétuation d'une tradition, il est en prise avec le futur, avec le but final du communisme, et doit donc toujours renouveler ses capacités à percevoir le sens du mouvement réel, du présent en perpétuel changement . Dans les années 1950, la branche bordiguiste de la Gauche italienne voulut se protéger de la contre-révolution en inventant la notion d' “invariance”, s'opposant à toute tentative d'enrichir le programme communiste. Mais cette démarche était loin de l'esprit de Bilan qui, tout en n'ayant jamais rompu le lien avec le passé révolutionnaire, comprenait la nécessité d'examiner les nouvelles situations, “sans" tabou non plus qu'aucun ostracisme”, sans crainte de poser de nouveaux fondements théoriques. Notamment la Fraction n'avait pas eu peur de remettre en question des thèses, y compris celle du deuxième congrès de l'Internationale communiste, ce que le bordiguisme de la période ultérieure a été incapable de faire. Dans les années 1930, Bilan avait été confronté à la situation nouvelle créée par la défaite de la révolution mondiale ; de façon similaire, le CCI a été contraint d'analyser les conditions également nouvelles créées par la fin de la contre-révolution à la fin des années 1960, et plus récemment, celles de la période inaugurée par l'effondrement du bloc de l'Est. Confrontés à de tels changements, les marxistes ne peuvent se limiter à la répétition de formules éprouvées et de dignes de foi , mais ils doivent soumettre leurs hypothèses à une vérification pratique constante. Cela signifie que le marxisme, comme toute autre branche dans le domaine du projet scientifique, s'enrichit en fait lui-même constamment.
En même temps, le marxisme n'est pas une forme de connaissance académique, où il s'agirait d'apprendre pour apprendre, il s'est forgé dans le combat sans relâche contre l'idéologie dominante. La théorie communiste est par définition une forme polémique et combative de savoir ; son but est de faire progresser la conscience de classe prolétarienne en dénonçant et bannissant l'influence des mystifications bourgeoises, que ces mystifications apparaissent sous leur forme la plus grossière au sein des grandes masses de la classe, ou d'une façon plus subtile dans les rangs de l'avant-garde prolétarienne elle-même. C'est donc une tâche centrale de toute organisation communiste sérieuse que de se consacrer constamment à la critique des confusions qui peuvent se développer dans d'autres groupes révolutionnaires et au sein de ses propres rangs. La clarté ne peut jamais faire de progrès en évitant le débat et la confrontation, même si c'est beaucoup trop souvent le cas dans le milieu politique prolétarien d'aujourd'hui. Ce dernier a perdu la maîtrise des traditions du passé – une tradition défendue par Lénine, qui n'esquivait jamais une polémique que ce soit avec la bourgeoisie, avec les groupements confus au sein du mouvement ouvrier ou avec ses propres camarades révolutionnaires Cette tradition a été également défendue par Bilan qui, dans sa recherche pour élaborer le programme communiste à la suite des défaites passées, s'était engagé dans le débat avec tous les différents courants au sein du mouvement prolétarien international de l'époque (les groupes venant de l'Opposition de gauche internationale, des Gauches hollandaise et allemande, etc.).
Dans cet article, nous ne pouvons pas prétendre évoquer tous les textes qui sont parus dans la Revue internationale, même si nous envisageons de publier une liste complète de son contenu sur notre site Internet. Ce que nous essaierons de montrer, c'est comment la Revue internationale a été l'axe principal de nos efforts pour mettre en oeuvre ces trois aspects clés de la lutte théorique du marxisme.
Etant donné les campagnes incessantes de diffamation contre la mémoire de la révolution russe, et les efforts des historiens bourgeois pour cacher la dimension internationale de la vague révolutionnaire lancée par l'insurrection d'Octobre, une large place dans notre Revue a nécessairement été dédiée à la reconstruction de la véritable histoire de ces évènements, à l'affirmation et la défense de l'expérience prolétarienne contre les mensonges avérés de la bourgeoisie et contre ses mensonges par omission, et à en tirer les leçons authentiques contre les déformations de l'aile gauche du capital et les conclusions erronées tirées au sein du mouvement révolutionnaire aujourd'hui.
Pour citer le principal exemple : la Revue internationale n° 3 contenait un article élaborant le cadre de compréhension de la dégénérescence de la révolution russe, en réponse aux confusions au sein du milieu prolétarien de l'époque (dans ce cas, le Revolutionary Workers Group des Etats-Unis) ; elle contenait aussi une longue étude des leçons du soulèvement de Kronstadt, ce moment-clé du déclin révolutionnaire. Les n° 12 et 13 de la Revue internationale contenaient des articles réaffirmant le caractère prolétarien du parti bolchevik et de l'insurrection d'Octobre contre les idées semi-mencheviks du conseillisme ; à l'origine, ces articles provenaient d'un débat au sein du groupe qui a directement préfiguré le CCI, le groupe Internacionalismo au Venezuela dans les années 1960 ; ils ont été republiés dans la brochure 1917, début de la révolution mondiale. Après l'effondrement des régimes staliniens, nous avons publié dans la Revue internationale n° 71, 72 et 75 une série d'articles en réponse aux flots de propagande déversés sur la mort du communisme, axés en particulier sur la réfutation de la fable qu'Octobre 1917 n'aurait été qu'un coup d'Etat des bolcheviks, et démontrant en détail comment c'est avant tout l'isolement du bastion russe avant tout avait été la cause de sa mort. Nous avons repris plus tard ces thèmes en 1997 avec une autre série qui examinait de plus près les moments les plus importants entre février et octobre 1917 (voir les n° 89, 90 et 91). Dès le départ, la position du CCI a été une défense militante de la révolution russe, mais il est certain qu'avec la maturité, le CCI a progressivement rejeté les influences conseillistes qui étaient fortement présentes à sa naissance, et s'est débarrassé de toute tonalité d'excuse sur la question du parti ou des grandes figures historiques comme Lénine et Trotsky.
La Revue internationale contient aussi un examen des leçons de la révolution allemande dans un de ses premiers numéros (n° 2) et plus tard deux articles sur le 70e anniversaire de cet évènement crucial qui a été si soigneusement caché par l'historiographie bourgeoise (n° 55 et 56). Mais nous sommes revenus sur la révolution allemande beaucoup plus en profondeur (dans notre série publiée dans les n° 81, 82, 83, 85, 88, 89, 90, 93, 95, 97, 98 et 99). Là encore nous pouvons clairement voir un mûrissement dans l'approche de ce sujet par le CCI, plus critique envers les lacunes politiques et organisationnelles du mouvement communiste allemand et basée sur une compréhension plus profonde de la question de la construction du parti révolutionnaire. Beaucoup d'articles ont aussi traité de la vague révolutionnaire de 1917-23 de façon plus générale, notamment les articles sur Zimmerwald dans la Revue n° 44, sur la formation de l'Internationale communiste dans le n° 57, sur l'étendue et la signification de la vague révolutionnaire dans le n° 80, sur la fin de la guerre provoquée par le prolétariat dans le n° 96.
D'autres évènements clés de l'histoire du mouvement ouvrier ont aussi fait l'objet d'articles particuliers : la révolution en Italie (n° 2) ; l'Espagne 1936, particulièrement le rôle de l'anarchisme et des “collectivités” (n° 15, 22, 47, etc.) ; les luttes en Italie en 1943 (n° 75) et plus généralement, des articles dénonçant les crimes des “démocraties” pendant la seconde guerre mondiale (n° 66, 79, 83) ; une série sur la lutte de classe dans le bloc de l'Est traite des mouvements de classe en 1953, 1956 et 1970 (n° 27, 28, 29) ; une série sur la Chine qui dénonce le mythe du maoïsme (81, 84, 94, 96) ; des réflexions sur la signification des évènements de 1968 en France (14, 53, 74, 93), etc.
Etroitement lié à ces études, il y a eu l'effort constant de retrouver l'histoire de la Gauche communiste au sein de ces évènements majeurs, manifestation de notre compréhension que, sans cette histoire, nous ne pourrions exister. Cet effort a pris la forme à la fois de la republication de textes rares qui ont souvent été traduits pour la première fois et aussi du développement de notre propre recherche sur les positions et l'évolution des courants de gauche. Nous pouvons mentionner les études suivantes, bien que, une fois encore, la liste ne soit pas complète : sur la Gauche communiste russe, dont l'histoire est évidemment directement liée au problème de la dégénérescence de la révolution russe (n° 8 et 9) ; sur la Gauche allemande (série sur la révolution allemande, déjà mentionnée, republication de textes du KAPD ‑ thèses sur le parti dans le n° 41 et son programme dans le n° 94) ; sur la Gauche hollandaise, avec une longue série (n° 45-50, 52) qui a été la base du livre qui est paru en français et italien, et qui va paraître bientôt en anglais ; sur la Fraction de la Gauche italienne, en particulier avec la republication des textes sur la guerre civile espagnole (n° 4, 6 et 7), le fascisme (n° 71) et le Front populaire (n° 47) ; de la Gauche communiste de France dans les années 1940 avec la republication de ses articles et manifestes contre la seconde guerre mondiale (n° 79 et 88), de ses nombreuses polémiques avec le Partito Comunista Internazionalista (n° 33, 34, 36), de ses textes sur le capitalisme d'Etat et l'organisation du capitalisme dans sa phase de décadence (n° 21, 61), et de sa critique du livre de Pannekoek Lénine philosophe (n° 27, 28, 30) ; sur la Gauche mexicaine (textes des années 1930 sur l'Espagne, la Chine, les nationalisations, dans les n° 19 et 20) ; sur la “gauche grecque” autour de Stinas (n° 72)…
Egalement inséparable de ce travail de reconstruction historique, il faut relever toute l'énergie consacrée à des textes qui cherchent à élaborer notre analyse sur les positions de classe fondamentales qui découlent à la fois de l'expérience directe du combat de classe et de l'interprétation théorique de cette expérience par les organisations communistes. Dans ce contexte, nous pouvons citer des thèmes tels que :
C'est peut-être ici qu'il faut faire référence à la série d'articles sur le communisme publiés régulièrement depuis 1992 et qui est loin d'être terminée. A l'origine ce projet avait été conçu comme une suite de quatre ou cinq articles pour clarifier la véritable signification du communisme en réponse à l'équation mensongère de la bourgeoisie stalinisme = communisme. Mais en cherchant à appliquer la méthode historique aussi rigoureusement que possible, la série s'est transformée en un réexamen plus profond de l'évolution biographique du programme communiste, de son enrichissement progressif au travers des expériences clé de la classe dans son ensemble et des contributions et débats des minorités révolutionnaires. Bien que la majorité des articles de la série concerne nécessairement des questions fondamentalement politiques, puisque le premier pas vers la création du communisme est l'établissement de la dictature du prolétariat, la perspective que le communisme va entraîner l'humanité au delà du monde de la politique et permettre à sa véritable nature sociale de s'épanouir, constitue aussi une prémisse de cette série. Cette dernière pose ainsi le problème de l'anthropologie marxiste. L'imbrication des dimensions “politique” et “anthropologique” de la série a été en fait un de ses leitmotiv. La première partie de la série a commencé (n° 68) avec les précurseurs du marxisme et avec la vision grandiose des buts ultimes du communisme par le jeune Marx ; elle s'est terminée à l'aube de la grève de masse de 1905 qui a constitué le signal du fait que le capitalisme entrait dans une nouvelle époque où la révolution communiste passait du stade de perspective globale pour le mouvement ouvrier à celui d'être immédiatement à l'ordre du jour de l'histoire (n° 88). La seconde partie est, en résumé, grandement axée sur les débats et les documents programmatiques émanant de la grande vague révolutionnaire de 1917-23 ; elle doit encore traiter les années de la contre-révolution, la renaissance du débat sur le communisme dans la période après 1968 et clarifier le cadre pour une discussion sur les conditions de la révolution de demain. Mais à la fin, elle devra revenir sur la question de l'avenir de l'espèce humaine dans le régime de la liberté futur.
Un autre aspect très important de l'effort de la Revue internationale pour donner une profondeur historique plus grande aux positions de classe défendues par les révolutionnaires a été son engagement constant dans la clarification des questions d'organisation. Cela a certainement été la question la plus difficile pour toute la génération de révolutionnaires qui a surgi à la fin des années 1960, surtout à cause du traumatisme de la contre-révolution stalinienne et de l'influence puissante des attitudes individualistes, anarchistes et conseillistes de cette génération. Plus loin, nous mentionnerons quelques unes des nombreuses polémiques que le CCI a menées avec d'autres groupes du milieu prolétarien sur cette question ; mais il faut signaler que quelques-uns des textes les plus importants de la Revue sur les questions d'organisation sont le produit direct de débats au sein du CCI lui-même, du combat souvent très douloureux que le CCI a eu à mener dans ses propres rangs pour se réapproprier pleinement la conception marxiste de l'organisation révolutionnaire. Depuis le début des années 1980, le CCI a connu trois crises internes majeures, chacune d'elles s'étant terminée par des scissions ou des départs mais dont le CCI est aussi sorti renforcé politiquement et organisationnellement. A l'appui de cette conclusion, nous pouvons signaler la qualité des articles qui ont été le produit de ces combats, et qui ont intégré la meilleure maîtrise par le CCI de la question organisationnelle. Ainsi, en réponse à la scission de la tendance Chénier au début des années 1980, nous avons publié deux textes majeurs – un sur le rôle de l'organisation révolutionnaire au sein de la classe (n° 29), l'autre sur son mode de fonctionnement interne (n° 33). Ce dernier, en particulier, a été et reste un texte clé, puisque la tendance Chénier avait menacé de jeter par dessus bord toutes les conceptions fondamentales contenues dans nos statuts, nos “règles” internes de fonctionnement. Le texte du n° 33 est une reprise et une élaboration de ces conceptions (il faut aussi signaler ici un texte beaucoup plus ancien sur les statuts, dans le n° 5). Au milieu des années 1980, le CCI a fait un pas en avant en combattant les restes d'influence anti-organisationnelle et conseilliste, au cours d'un débat avec la tendance qui quitta l'organisation pour former la “Fraction externe du CCI”, maintenant Perspective Internationaliste, élément typique du milieu parasitaire. Les principaux textes publiés dans la Revue internationale à propos de ce débat illustrent des questions clés : l'affirmation du danger des idées conseillistes dans le camp révolutionnaire aujourd'hui (n° 40-43) ; la question de l'opportunisme et du centrisme dans le mouvement ouvrier (n° 43 et 44). A travers ce débat, et en approfondissant ses implications pour notre intervention dans la lutte de classe, le CCI a définitivement adopté la notion d'organisation révolutionnaire comme une organisation de combat, de direction politique militante au sein de la classe. Le troisième débat, au milieu des années 1990, est revenu sur la question du fonctionnement à un plus haut niveau, et a reflété la détermination du CCI à s'affronter à tous les vestiges de l'esprit de cercle qui avaient présidé à sa naissance, pour affirmer la méthode de fonctionnement ouverte et centralisée, basée sur les statuts, contre les pratiques anarchistes fondées sur les réseaux affinitaires et les intrigues claniques. Là encore beaucoup de textes importants ont exprimé nos efforts pour rétablir et approfondir la position marxiste sur le fonctionnement interne : en particulier, la série de textes traitant de la lutte entre le marxisme et le bakouninisme dans la 1re Internationale (n° 84, 85, 87, 88) et les deux articles “Sommes-nous devenus léninistes” dans les n° 96 et 97.
La seconde tâche clé soulignée au début de cet article, l'évaluation constante d'une situation mondiale en continuel changement, a aussi été un élément central de la Revue internationale.
Presque sans exception, chaque numéro commence par un éditorial sur les principaux évènements de la situation internationale. Ces articles représentent l'orientation d'ensemble du CCI sur ces évènements, guidant et centralisant les positions adoptées dans nos publications territoriales. Si on revient sur ces éditoriaux, il est possible d'avoir une vue d'ensemble succincte de la réponse du CCI aux évènements les plus cruciaux des années 1970, 1980 et 1990 ; les deuxième et troisième vagues de lutte de classe internationale ; l'offensive de l'impérialisme des Etats-Unis dans les années 1980, les guerres au Moyen-Orient, dans le Golfe, en Afrique, dans les Balkans ; l'effondrement du bloc de l'est et le début de la période de décomposition capitaliste ; les difficultés de la lutte de classe confrontée à cette nouvelle période, etc. De même, une place régulière a été consacrée à la question “où en est la crise économique ?”, qui là aussi permet de revoir les tendances et les moments les plus importants de la longue descente du capitalisme dans l'abîme de ses propres contradictions. En plus de cette prise de position trimestrielle, nous avons aussi publié des textes qui font une analyse plus à long terme du développement de la crise depuis qu'elle a surgi à la fin des années 1960, plus particulièrement notre série récente sur “30 ans de crise économique ouverte” (n° 96-98). Des analyses à plus long terme de tous les aspects de la situation internationale sont aussi contenus dans les rapports et résolutions de nos congrès internationaux tous les deux ans, qui sont toujours publiés le plus possible dans la Revue internationale (voir les n° 8, 11, 18, 26, 33, 44, 51, 59, 67, 74, 82, 90, 92, 97, 98).
En fait il n'est pas possible de faire une séparation rigide entre les textes analysant la situation actuelle et les articles historiques-théoriques. L'effort d'analyse stimule inévitablement la réflexion et le débat qui, à son tour, donnent naissance à des textes d'orientation majeurs définissant la dynamique d'ensemble de la période et clarifiant certains concepts fondamentaux. Ces textes sont aussi souvent le produit de congrès internationaux ou de réunions des organes centraux du CCI.
Par exemple, le 3e congrès du CCI, en 1979, a adopté de tels textes d'orientation sur le cours historique et sur le passage des partis de gauche du capital dans l'opposition, ce qui a fourni le cadre de base pour comprendre le rapport de forces dans la période ouverte par la reprise de la lutte de classe en 1968, et la réponse première de la bourgeoisie à la lutte de classe dans les années 1970 et 1980 (n° 18). Une clarification ultérieure sur comment la classe dominante manipule le processus électoral pour répondre à ses propres nécessités a été fournie par l'article sur le “machiavélisme” de la bourgeoisie dans la Revue n° 31 et dans la correspondance internationale sur la même question dans le n° 39. De même, le retour récent de la bourgeoisie à une stratégie consistant à placer les partis de gauche au gouvernement a aussi été analysé dans un texte du 13e congrès du CCI et publié dans le n° 98.
Le 4e congrès, tenu en 1981, à la suite de la grève de masse en Pologne, a adopté un texte sur les conditions pour la généralisation de la lutte de classe, mettant en particulier en évidence que l'extension des grèves de masse vers les centres du capitalisme mondial aura lieu en réponse à la crise économique capitaliste et non à la guerre mondiale capitaliste ; une autre contribution a essayé de donner une vue historique d'ensemble au développement de la lutte de classe depuis 1968 (n° 26). Les débats sur la Pologne, et évidemment sur la deuxième vague internationale de luttes dont les évènements en Pologne étaient le point culminant, ont donné naissance à beaucoup d'autres textes importants sur les caractéristiques de la grève de masse (n° 27), sur la critique de la théorie du maillon faible (n° 31, 37), sur la signification des luttes des sidérurgistes en France en 1979 et l'intervention du CCI en leur sein (n° 17, 20), sur les groupes ouvriers (n° 21), les luttes des chômeurs (n° 14) etc. Un texte particulièrement important porte sur “La lutte du prolétariat dans le capitalisme décadent” (n° 23) qui vise à démontrer pourquoi les méthodes de lutte qui étaient appropriées dans la période ascendante (grèves syndicales par secteur, solidarité financière, etc.) devaient être dépassées, dans l'époque de décadence, par les méthodes de la grève de masse. L'effort permanent de suivre et de fournir une perspective au mouvement de classe international s'est poursuivi dans de nombreux articles pendant la troisième vague de luttes de classe entre 1983 et 1988.
En 1989, un autre tournant historique majeur est survenu dans la situation internationale : l'effondrement du bloc impérialiste de l'Est et l'ouverture définitive de la phase de décomposition du capitalisme où s'exacerbent toutes les caractéristiques d'un système décadent et marqué en particulier par la guerre croissante de tous contre tous au niveau impérialiste. Bien que le CCI n'ait pas prévu auparavant cet effondrement “pacifique” du bloc russe, il a très vite vu dans quel sens le vent soufflait et était déjà armé d'un cadre théorique pour expliquer pourquoi le stalinisme ne pouvait pas se réformer (voir les articles sur la crise économique dans le bloc russe, n° 22, 23, 43, et en particulier les thèses sur “La dimension internationale de la lutte de classe en Pologne” dans le n° 24). Ce cadre a constitué la base du texte d'orientation “Sur la crise économique et politique dans les pays de l'Est” dans la Revue n° 60, qui prévoyait la fin définitive du bloc bien avant qu'elle ne soit réalisée par la chute du mur de Berlin et l'effondrement de l'URSS. Les thèses intitulées “La décomposition, phase finale de la décadence du capitalisme” dans le n° 62 et l'article “Militarisme et décomposition” dans le n° 64 constituent également des guides importants pour comprendre les caractéristiques de la nouvelle période. Ce dernier texte a repris et poussé plus loin ce qui était contenu dans les articles “Guerre, militarisme et blocs impérialistes” qui avaient été publiés dans les n° 52 et 53, avant l'effondrement du bloc russe, et qui développaient la notion d'irrationalité de la guerre dans la décadence capitaliste. Au travers de ces contributions, il est devenu possible de faire progresser le cadre pour la compréhension de l'aiguisement des antagonismes impérialistes dans un monde sans la discipline des blocs. L'exacerbation très palpable des conflits inter-impérialistes, de la lutte chaotique du chacun pour soi pendant cette décennie, a pleinement confirmé le cadre développé dans ces textes.
A une réunion publique récente organisée par la Communist Workers Organisation à Londres, à propos de l'appel du CCI à une prise de position commune des groupes révolutionnaires face à la guerre dans les Balkans, un camarade de la CWO a posé la question : “où en est le CCI ?”. Il a laissé entendre que “le CCI a fait plus de tournants que l'Internationale communiste stalinienne” et que sa démarche “amicale” envers le milieu n'est que le dernier de ses nombreux tournants. Le groupe bordiguiste PCI qui publie Le Prolétaire a décrit l'appel du CCI en des termes similaires, le dénonçant comme une “manœuvre” (voir Révolution internationale n° 294).
De telles accusations font sérieusement douter que ces camarades aient suivi la presse du CCI au cours de ces 25 dernières années. Un bref survol des 100 numéros de la Revue internationale serait suffisant pour réfuter l'idée que l'appel à l'unité entre révolutionnaires est un “nouveau tournant” du CCI. Comme nous l'avons déjà dit, pour nous le véritable esprit de la Gauche communiste et , en particulier, de la Fraction italienne, c'est un esprit de débat politique sérieux et de confrontation entre toutes les différentes forces au sein du camp communiste, et, bien sûr, entre les communistes et ceux qui luttent pour rejoindre le terrain politique prolétarien. Dès ses débuts, et en opposition au sectarisme largement répandu qui prévalait dans le milieu comme résultat direct des pressions de la contre-révolution, le CCI a insisté sur :
Dans la défense de ces principes, il y a eu des moments où il a été plus nécessaire de confronter les différences, d'autres moments où l'unité d'action a été de première importance, mais cela n'a jamais remis en question aucun principe fondamental. Nous reconnaissons aussi que le poids du sectarisme affecte tout le milieu et nous ne nous proclamons pas complètement immunisés contre celui-ci, même si nous sommes mieux placés pour le combattre par le simple fait que nous reconnaissons son existence, au contraire de la plupart des autres groupes. En tout cas, nos propres arguments ont parfois été affaiblis par des exagérations sectaires : par exemple dans un article publié dans WR et RI portant le titre “La CWO gangrenée par le parasitisme politique”, qui pouvait suggérer que la CWO était vraiment passée dans le camp des parasites et donc hors du milieu prolétarien, même si l'article était en fait fondamentalement motivé par la nécessité de mettre en garde un groupe communiste contre les dangers du parasitisme. De façon analogue, le titre de l'article que nous avons publié sur la formation du BIPR en 1985, “La constitution du BIPR, un bluff opportuniste” (n° 40 et 41), pouvait impliquer que cette organisation avait entièrement succombé au virus de l'opportunisme, alors qu'en fait nous avons toujours considéré ses composantes comme partie intégrante du camp communiste, même si nous avons de façon constante fortement critiqué ce que nous considérons être franchement des erreurs opportunistes. Dès les premiers numéros de la Revue internationale, il est facile de voir ce qu'a été notre véritable attitude :
Ainsi la politique du CCI depuis 1996 d'appeler à une réponse commune à des évènements tels que les campagnes de la bourgeoisie contre la Gauche communiste, ou contre la guerre dans les Balkans, ne représente en rien un nouveau tournant ou une quelconque manœuvre sournoise mais est en pleine cohérence avec toute notre démarche envers le milieu prolétarien depuis et même avant que le CCI ait été formé.
Les polémiques nombreuses que nous avons publiées dans la Revue internationale font également partie de cette orientation. Nous ne pouvons pas toutes les lister, mais nous pouvons dire qu'à travers la Revue nous avons mené un débat constant sur pratiquement chaque aspect du programme révolutionnaire avec tous les courants du milieu prolétarien et pas mal avec certains à la lisière de ce milieu.
Les débats avec le BIPR (Battaglia comunista et la CWO) ont certainement été les plus nombreux, indication du sérieux avec lequel nous avons toujours traité ce courant. Quelques exemples :
- …
tout cela sans parler des nombreux articles traitant de la position du BIPR sur des évènements plus immédiats ou sur notre intervention dans ceux-ci (par exemple sur notre intervention dans la lutte de classe en France en 1979 ou en 1995, sur les grèves en Pologne ou l'effondrement du bloc de l'est, les causes de la guerre du Golfe, etc.).
Avec les bordiguistes, nous avons surtout débattu de la question du parti (n° 14, 23), mais aussi de la question nationale (n° 32), de la décadence (n° 77 et 78), du mysticisme (n° 94), etc.
Nous pourrions aussi citer les polémiques avec les derniers descendants du conseillisme, les groupes hollandais Spartakusbond et Daad en Gedachte dans le n° 2, le groupe danois Communisme de conseil dans le n° 25 et avec le courant animé par Munis (n° 25, 29, 52). En parallèle à ces débats dans le milieu politique prolétarien, nous avons écrit beaucoup de critiques des groupes du marais (l'Autonomia dans le n° 16, le modernisme dans le n° 34, le situationnisme dans le n° 80), et mené le combat contre le parasitisme politique qui constitue, selon nous, un sérieux danger pour le camp prolétarien, provoqué par des éléments qui se réclament en faire partie mais qui jouent un rôle complètement destructeur contre lui (voir par exemple les “Thèses sur le parasitisme” dans le n° 94, les articles sur la FECCI dans les n° 45, 60, 70, 92, etc., sur le CBG dans le n° 83, etc.).
Même lorsque nous avons polémiqué très âprement avec d'autres groupes prolétariens, nous avons toujours essayé d'argumenter de façon sérieuse, en nous basant non sur des spéculations ou des déformations mais sur les positions réelles des autres groupes. Aujourd'hui, étant donné l'énorme responsabilité qui pèse sur un camp révolutionnaire encore étroit, nous avons essayé de faire un plus grand effort encore pour argumenter de façon adéquate et fondamentalement fraternelle. Nos lecteurs peuvent parcourir nos articles polémiques dans la Revue internationale et se faire leur propre jugement sur le fait de savoir si nous y sommes parvenus. Malheureusement cependant, nous ne pouvons signaler que très peu de réponses sérieuses à la plupart de ces polémiques, ou à beaucoup des textes d'orientation que nous avons explicitement proposés comme contributions pour le débat au sein du milieu prolétarien. La plupart du temps nos articles sont soit ignorés soit dédaignés comme étant le dernier dada du CCI, avec aucune tentative réelle de s'attaquer aux arguments que nous avons mis en avant. Dans l'esprit de nos appels précédents au milieu politique prolétarien, nous ne pouvons qu'appeler les autres groupes à reconnaître et ainsi commencer à surmonter les obstacles sectaires qui empêchent un vrai débat entre révolutionnaires, une faiblesse qui ne peut, en dernier ressort, que bénéficier à la bourgeoisie.
Il nous semble que nous pouvons être fiers de la Revue internationale et nous sommes convaincus que c'est une publication qui passera l'épreuve du temps. Bien que les situations aient profondément changé depuis que la Revue a commencé, bien que les analyses du CCI aient mûri, nous ne pensons pas que les 100 numéros que nous avons publiés, ou les nombreux numéros que nous publierons dans le futur, deviendront obsolètes. Ce n'est pas par hasard, par exemple, si beaucoup de nos nouveaux contacts, une fois qu'il s'intéressent sérieusement à nos positions, commencent par se constituer une collection des anciens numéros de la Revue internationale. Mais nous sommes aussi trop conscients que notre presse, et la Revue internationale en particulier, ne touche qu'une toute petite minorité. Nous savons qu'il y a des raisons objectives historiques à la faiblesse numérique des forces communistes aujourd'hui, à leur isolement de l'ensemble de la classe, mais la conscience de ces raisons, si elle exige du réalisme de notre part, n'est pas une excuse pour la passivité. Les ventes de la presse révolutionnaire, et donc de la Revue internationale, peuvent certainement augmenter, même si ce n'est que de façon modeste, par un effort de volonté révolutionnaire de la part du CCI, et de ses lecteurs et ses sympathisants. C'est pourquoi nous voulons conclure cet article par un appel à nos lecteurs à participer activement à l'effort d'accroissement de la diffusion et de la vente de la Revue internationale, en commandant des anciens numéros et des collections complètes, en commandant des copies supplémentaires pour les diffuser, en nous aidant à trouver des librairies et agences de distribution où nous pouvons déposer la Revue internationale. L'accord théorique avec l'idée de l'importance de la presse révolutionnaire implique aussi un engagement pratique dans sa vente, puisque nous ne sommes pas comme certains de ces anarchistes qui dédaignent se salir les mains dans la vente et la comptabilité, mais des communistes qui cherchent à atteindre notre classe aussi largement que possible. Nous savons que cela ne peut être fait que de façon organisée et collective.
Au début de cet article, nous soulignions la capacité de notre organisation à poursuivre sans défaillance pendant un quart de siècle la publication d'une revue trimestrielle, alors que tant d'autres groupes ont publié de façon irrégulière, intermittente, quand ils n'ont pas carrément disparu. On pourrait évidemment relever qu'après 25 ans d'existence, le CCI n'a toujours pas augmenté la fréquence de sa publication théorique. C'est évidemment le signe d'une certaine faiblesse. Mais à notre sens cette faiblesse n'est pas celle de nos positions politiques ou de nos analyses théoriques. C'est une faiblesse qui appartient à l'ensemble de la Gauche communiste au sein de laquelle le CCI représente malgré tout, bien que ses forces soient réduites, l'organisation politique de loin la plus importante et étendue. C'est une faiblesse de l'ensemble de la classe ouvrière qui, malgré qu'elle ait été capable de sortir de la contre-révolution à la fin des années 1960, a rencontré sur son chemin des obstacles considérables, dont l'effondrement des régimes staliniens et le développement de la décomposition générale de la société bourgeoise ne sont pas les moindres. En particulier, une des caractéristiques de la décomposition, que nous avons mis en évidence dans nos articles, consiste dans le développement dans toute la société, et aussi au sein de la classe ouvrière, de toutes sortes de visions superficielles irrationnelles et mystiques, au détriment d'une approche profonde, cohérente et matérialiste, dont la théorie marxiste constitue justement la meilleure expression. Aujourd'hui, les livres d'ésotérisme ont incomparablement plus de succès que les livres marxistes. Même si nous avions les forces de publier plus fréquemment en trois langues la Revue internationale, sa diffusion actuelle ne justifierait pas que nous fassions un tel effort. C'est pour cela aussi que nous engageons nos lecteurs à nous soutenir dans cet effort de diffusion. En participant à cet effort, ils participent au combat contre tous les miasmes de l'idéologie bourgeoise et de la décomposition que le prolétariat devra surmonter afin de s'ouvrir le chemin de la révolution communiste.
(mars 1919)
Le 20e siècle est en train de s’achever sur un concert général ou plutôt un battage tonitruant célébrant l’avancée de la démocratie bourgeoise dans le monde et louant ses prétendus bienfaits. Et chacun de saluer ses victoires, tout au long de ce siècle, contre les dictatures qu’elles soient rouges ou brunes, de glorifier ses héros comme Gandhi, Walesa, Mandela et autre Martin Luther King, de prôner la généralisation de l’application de ses “grands principes généreux et humanistes”. A en croire toute cette propagande qui cherche à nous faire prendre les vessies pour des lanternes, la situation qui a prévalu notamment après la chute du mur de Berlin et les combats qui s’y sont déroulés pour défendre et développer la démocratie nous permettent d’espérer et d’entrevoir “des perspectives de paix et d’harmonie”, plus qu’encourageantes pour l’humanité.
N’a-t-on pas eu droit à de grandes croisades menées par les “grandes démocraties” pour imposer et défendre les “Droits de l’homme” dans les pays qui ne les respectaient pas, par la force si nécessaire, c’est-à-dire en multipliant les massacres les plus barbares ? N’a-t-on pas assisté, il y a peu, à la création d’une Cour pénale internationale chargée de juger et punir tous ceux qui seraient tenus pour responsables de “crimes contre l’humanité” ? Messieurs les dictateurs, vous pouvez trembler ! Et ne nous annonce-t-on pas, pour les années à venir, l’avènement de la “démocratie globale” et “mondiale” qui passerait par “un rôle croissant de la société civile” ? Les manifestations qui se sont déroulées récemment autour des négociations de l’OMC, avec à leur tête José Bové, ne sont-elles pas les prémices de cette “démocratie mondiale”, voire celles de la constitution d’une “Internationale des peuples” aujourd’hui en lutte contre la dictature des marchés, le libéralisme sauvage et autre mal-bouffe.
Il semble que, pour les générations actuelles de prolétaires, le seul combat qui vaille la peine soit celui qui doit aller dans le sens de l’instauration de régimes démocratiques dans tous les pays du monde, celui qui doit amener à l’égalité des droits pour toutes les races et tous les sexes, celui qui doit mettre en avant “une attitude citoyenne”. Les vendeurs d’idéologies de tous bords et notamment ceux de gauche sont, aujourd’hui plus que jamais, particulièrement mobilisés pour les convaincre de la validité de ce combat, pour les y pousser. A ceux qui ont des doutes ou hésitent à s’y engager, le message délivré est en substance : “Malgré toutes ses tares, la démocratie bourgeoise est le seul régime réformable, perfectible et de toute façon, il n’y en a pas d’autre à espérer.” Donc, face à la barbarie et à la misère croissante que nous impose le capitalisme, il n’y a pas d’autre possibilité que de nous comporter en “citoyen”, pas d’autre issue que d’accepter le système parce qu’on nous dit que nous n’avons pas de meilleur choix, que nous n’avons pas le choix.
Si nous republions ici les Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne présentées par Lénine, le 4 mars 1919, au 1er congrès de l’Internationale communiste, c’est d’abord pour répondre à ce battage idéologique mensonger qu’assène la bourgeoisie actuellement en visant particulièrement la classe ouvrière, la seule classe capable de remettre en cause et de renverser son système. Ces Thèses rappellent notamment que la démocratie dans le capitalisme n’est qu’une forme (la forme la plus efficace) de dictature qui réprime la classe ouvrière et défend la bourgeoisie et ses privilèges de classe exploiteuse. Elles rappellent que les libertés dont se gargarise la classe dominante ne sont qu’hypocrisie et duperie pour les exploités, et affirment même avec justesse et profondeur que “plus la démocratie est évoluée, “pure”, (...) plus le joug du capitalisme et la dictature de la bourgeoisie se manifestent dans toute leur “pureté”.” Les Thèses rappellent enfin que la guerre mondiale a été menée “au nom de la liberté et de l’égalité”. Le 20e siècle qui est le siècle le plus barbare et sanglant qu’ait connu l’humanité, a vu ce mensonge se répéter à de trop nombreuses reprises afin de justifier une seconde conflagration mondiale et une multitude de guerres et massacres locaux.
L’autre raison qui justifie aujourd’hui la publication de ces Thèses est le fait qu’il est nécessaire de démentir la propagande bourgeoise qui s’évertue à faire que le communisme véritable soit assimilé au stalinisme, c’est-à-dire à une des pires dictatures qu’ait eu à subir le prolétariat mondial, qui s’évertue à faire de Staline le parfait continuateur de Lénine alors qu’il en est l’antithèse. C’est en effet Lénine lui-même qui a écrit et présenté ces Thèses qui montrent que le communisme est la démocratie véritable, celle qui est mise en avant par la bourgeoisie n’étant qu’une duperie qui permet à celle-ci de donner une justification à la survivance de son système. C’est Lénine qui a défendu mieux que personne que “la dictature du prolétariat est la répression par la violence de la résistance des exploiteurs, c’est à dire de la minorité infime de la population, des propriétaires fonciers et des capitalistes”, qu’elle est “précisément l’extension sans précédent de la démocratie réelle en faveur des classes laborieuses opprimées par le capitalisme.” C’est lui qui, dans ces Thèses, affirme au nom des communistes du monde entier que cette dictature signifie et réalise, en faveur “de l’immense majorité de la population, la possibilité véritable de jouir des droits et des libertés démocratiques, telle qu’elle n’a jamais existé même approximativement dans les républiques bourgeoises les meilleures et les plus démocratiques.” La dictature stalinienne n’a rien à voir avec la dictature du prolétariat que met en avant Lénine, elle en a été le fossoyeur. L’idéologie stalinienne n’a rien de commun avec les principes prolétariens défendus par Lénine, elle en a été une monstrueuse trahison.
Comme nous l’écrivions déjà dans notre Revue internationale n° 60, au moment où commençait à s’effondrer le stalinisme : “Dans un premier temps, cette période nouvelle va être une période difficile pour le prolétariat, car en dehors du poids accru de la mystification démocratique, et ce y compris à l’Ouest, il va être confronté à la nécessité de comprendre les nouvelles conditions dans lesquelles son combat va se dérouler.” C’est pour que le prolétariat puisse faire face à ces difficultés et pour l’aider à résister à l’offensive idéologique menée par la classe dominante actuellement ‑ offensive qui a pour but d’empoisonner sa conscience ouvrière en cherchant à lui faire croire que la démocratie bourgeoise est le seul régime “viable et humain” ‑ que nous republions ces Thèses adoptées au 1er congrès de l’IC. C’est une arme politique majeure qu’il doit se réapproprier.
1. La croissance du mouvement révolutionnaire prolétarien dans tous les pays suscite les efforts convulsifs de la bourgeoisie et des agents qu’elle possède dans les organisations ouvrières pour découvrir les arguments philosophico-politiques capables de servir à la défense de la domination des exploiteurs. La condamnation de la dictature et la défense de la démocratie figurent au nombre de ces arguments. Le mensonge et l’hypocrisie d’un tel argument répété à satiété dans la presse capitaliste et à la conférence de l’Internationale jaune de Berne en février 1919 sont évidents pour tous ceux qui ne tentent pas de trahir les principes fondamentaux du socialisme.
2. D’abord, cet argument s’appuie sur les conceptions de “démocratie en général” et de “dictature en général”, sans préciser la question de la classe. Poser ainsi le problème, en dehors de la question de classe, en prétendant considérer l’ensemble de la nation, c’est proprement se moquer de la doctrine fondamentale du socialisme, à savoir la doctrine de la lutte de classes, acceptée en paroles, mais oubliée en fait par les socialistes passés dans le camp de la bourgeoisie. Car, dans aucun pays civilisé, dans aucun pays capitaliste, il n’existe de démocratie en général: Il n’y a que la démocratie bourgeoise. Il ne s’agit pas davantage de la dictature exercée par la classe opprimée, c’est-à-dire par le prolétariat, sur les oppresseurs et les exploiteurs, sur la classe bourgeoise, dans le but de triompher de la résistance des exploiteurs luttant pour leur domination.
3. L’histoire enseigne qu’aucune classe opprimée n’est jamais parvenue à la domination, et n’a pu y parvenir sans passer par une période de dictature pendant laquelle elle s’empare du pouvoir politique et abat par la force la résistance désespérée, exaspérée, qui ne s’arrête devant aucun crime, qu’ont toujours opposée les exploiteurs. La bourgeoisie dont aujourd’hui la domination est soutenue par les socialistes qui pérorent sur la dictature en général et qui se démènent en faveur de la démocratie en général, a conquis le pouvoir dans les pays civilisés au prix d’une série d’insurrections, de guerres civiles, de l’écrasement par la force -des rois, des nobles, des propriétaires d’esclaves,- et par la répression des tentatives de restauration.
Des milliers de fois, les socialistes de tous les pays ont expliqué au peuple le caractère de classe de ces révolutions bourgeoises, dans leurs livres, dans leurs brochures, dans les résolutions de leurs congrès, dans leurs discours de propagande. C’est pourquoi cette défense actuelle de la démocratie bourgeoise au moyen de discours sur la “dictature en général”, tous ces cris et ces pleurs contre la dictature du prolétariat sous prétexte de condamner “la dictature en général”, ne sont qu’une trahison véritable du socialisme, qu’une désertion caractérisée au profit de la bourgeoisie, qu’une négation du droit du prolétariat à sa révolution prolétarienne. C’est défendre le réformisme bourgeois, précisément à l’heure où il a fait faillite dans le monde entier, alors que la guerre a créé un état de choses révolutionnaire.
4. Tous les socialistes en démontrant le caractère de classe de la civilisation bourgeoise, de la démocratie bourgeoise, du parlementarisme bourgeois, ont exprimé cette idée déjà formulée, avec le maximum d’exactitude scientifique par Marx et Engels que la plus démocratique des républiques bourgeoises ne saurait être autre chose qu’une machine à opprimer la classe ouvrière à la merci de la bourgeoisie, la masse des travailleurs à la merci d’une poignée de capitalistes. Il n’y a pas un seul révolutionnaire, pas un seul marxiste parmi ceux qui crient aujourd’hui contre la dictature et pour la démocratie qui n’ait juré ses grands dieux devant les ouvriers qu’il acceptait cette vérité fondamentale du socialisme; et maintenant que le prolétariat révolutionnaire est en fermentation et en mouvement, qu’il tend à détruire cette machine d’oppression et à conquérir la dictature du prolétariat, ces traîtres au socialisme voudraient faire croire que la bourgeoisie a donné aux travailleurs la “démocratie pure”, comme si la bourgeoisie avait renoncé à toute résistance et était prête à obéir à la majorité des travailleurs, comme si, dans une république démocratique, il n’y avait pas une machine gouvernementale faite pour opérer l’écrasement du travail par le capital.
5. La Commune de Paris que tous ceux qui veulent passer pour socialistes honorent en paroles, parce qu’ils savent que les masses ouvrières sont pleines d’une vive et sincère sympathie pour elle, a montré avec une particulière netteté la relativité historique, la valeur limitée du parlementarisme bourgeois et de la démocratie bourgeoise, institutions marquant un très grand progrès par rapport à celles du Moyen Age, mais exigeant nécessairement une réforme fondamentale à l’époque de la révolution prolétarienne. Marx, qui a apprécié mieux qu’aucun autre l’importance historique de la Commune, a prouvé en l’analysant le caractère d’exploitation de la démocratie et du parlementarisme bourgeois, régime sous lequel les classes opprimées recouvrent le droit de décider en un seul jour pour une période de plusieurs années quel sera le représentant des classes possédantes, qui représentera et opprimera le peuple au Parlement. Et c’est à l’heure où le mouvement soviétiste embrassant le monde entier, continue aux yeux de tous l’œuvre de la Commune que les traîtres du socialisme oublient l’expérience concrète de la Commune de Paris, et répètent les vieilles sornettes bourgeoises sur la “démocratie en général”. La Commune n’était pourtant pas une institution parlementaire.
6. La valeur de la Commune consiste ensuite en ce qu’elle a tenté de bouleverser, de détruire de fond en comble l’appareil gouvernemental bourgeois dans l’administration, dans la justice, dans l’armée, dans la police, en le remplaçant par l’organisation autonome des masses ouvrières, sans reconnaître aucune distinction des pouvoirs législatif et exécutif.
Toutes les démocraties bourgeoises contemporaines, sans excepter la République allemande que les traîtres du socialisme appellent prolétarienne en dépit de la vérité, conservent au contraire le vieil appareil gouvernemental. Ainsi, il se confirme une fois de plus, de façon absolument évidente, que tous ces cris en faveur de la démocratie ne servent en réalité qu’à défendre la bourgeoisie et ses privilèges de classe exploiteuse.
7. La liberté de réunion peut être prise pour exemple des principes de la démocratie pure. Tout ouvrier conscient qui n’a pas rompu avec sa classe, comprendra du premier coup qu’il serait insensé de permettre la liberté de réunion aux exploiteurs, dans un temps et dans les circonstances où des exploiteurs s’opposent à leur déchéance et défendent leurs privilèges. La bourgeoisie, quand elle était révolutionnaire, soit en Angleterre en 1649, soit en France en 1793, n’a jamais accordé la liberté de réunion aux monarchistes ni aux nobles qui appelaient les troupes étrangères et “se réunissaient” pour organiser des tentatives de restauration. Si la bourgeoisie d’aujourd’hui qui depuis longtemps est devenue réactionnaire, réclame du prolétariat qu’il garantisse à l’avance, malgré toute la résistance que feront les capitalistes à leur expropriation, la liberté de réunion pour les exploiteurs, les ouvriers ne pourront que rire de l’hypocrisie de cette bourgeoisie.
D’autre part, les ouvriers savent très bien que la liberté de réunion, même dans la république bourgeoise la plus démocratique, est une phrase vide de sens, puisque les riches possèdent les meilleurs édifices publics et privés, ainsi que le loisir nécessaire pour se réunir sous la protection de cet appareil gouvernemental bourgeois. Les prolétaires de la ville et de la campagne et les petits paysans, c’est-à-dire l’immense majorité de la population, ne possèdent ni l’un ni l’autre. Tant qu’il en est ainsi, l’égalité, c’est-à-dire la démocratie pure, est un leurre. Pour conquérir la véritable légalité, pour réaliser vraiment la démocratie au profit des travailleurs, il faut préalablement enlever aux exploiteurs toutes les riches demeures publiques et privées, il faut préalablement donner des loisirs aux travailleurs, il faut que la liberté de leurs réunions soit protégée par des ouvriers armés et non point par les officiers hobereaux ou capitalistes avec des soldats à leur dévotion.
C’est seulement alors que l’on pourra, sans se moquer des ouvriers, des travailleurs, parler de liberté de réunion et d’égalité. Or, qui peut accomplir cette réforme, sinon l’avant-garde des travailleurs, le prolétariat, par le renversement des exploiteurs et de la bourgeoisie?
8. La liberté de la presse est également une des grandes devises de la démocratie pure. Encore une fois, les ouvriers savent que les socialistes de tous les pays ont reconnu des millions de fois que cette liberté est un mensonge, tant que les meilleures imprimeries et les plus gros stocks de papier sont accaparés par les capitalistes, tant que subsiste le pouvoir du capital dans le monde entier avec d’autant plus de clarté, de netteté et de cynisme que le régime démocratique et républicain est plus développé, comme par exemple en Amérique. Afin de conquérir la véritable égalité et la vraie démocratie dans l’intérêt des travailleurs, des ouvriers et des paysans, il faut commencer par enlever au capital la faculté de louer les écrivains, d’acheter et de corrompre des journaux et des maisons d’édition, et pour cela il faut renverser le joug du capital, renverser les exploiteurs, briser leur résistance. Les capitalistes appellent liberté de la presse la faculté pour les riches de corrompre la presse, la faculté d’utiliser leurs richesses pour fabriquer et pour soutenir la soi-disant opinion publique. Les défenseurs de la “démocratie pure” sont en réalité une fois de plus des défenseurs du système vil et corrompu de la domination des riches sur l’instruction des masses, ils sont ceux qui trompent le peuple et le détournent avec de belles phrases mensongères, de cette nécessité historique d’affranchir la presse de son assujettissement au capital. De véritable liberté ou égalité, il n’y en aura que dans le régime édifié par les communistes, dans lequel il serait matériellement impossible de soumettre la presse directement ou indirectement au pouvoir de 1’argent, dans lequel rien n’empêchera chaque travailleur, ou chaque groupe de travailleurs, de posséder ou d’user, en toute égalité, du droit de se servir des imprimeries et du papier de l’Etat.
9. L’histoire du 19e siècle et du 20e siècle nous a montré, même avant la guerre, ce qu’était la fameuse démocratie pure sous le régime capitaliste. Les marxistes ont toujours répété que plus la démocratie était développée, plus elle était pure, plus aussi devait être vive, acharnée et impitoyable la lutte des classes, et plus apparaissait purement le joug du capital et la dictature de la bourgeoisie. L’affaire Dreyfus de la France républicaine, les violences sanglantes des détachements soudoyés et armés par les capitalistes contre les grévistes dans la république libre et démocratique d’Amérique, ces faits et des milliers d’autres semblables découvrent cette vérité qu’essaye en vain de cacher la bourgeoisie, que c’est précisément dans les républiques les plus démocratiques que règnent en réalité la terreur et la dictature de la bourgeoisie, terreur et dictature qui apparaissent ouvertement chaque fois qu’il semble aux exploiteurs que le pouvoir du capital commence à être ébranlé.
10. La guerre impérialiste de 1914-1918 a définitivement manifesté, même aux yeux des ouvriers non éclairés, ce vrai caractère de la démocratie bourgeoise, même dans les républiques les plus libres ‑ comme caractère de dictature bourgeoise. C’est pour enrichir un groupe allemand ou anglais de millionnaires ou de milliardaires qu’ont été massacrés des dizaines de millions d’hommes et qu’a été instituée la dictature militaire de la bourgeoisie dans les républiques les plus libres. Cette dictature militaire persiste, même après la défaite de l’Allemagne dans les pays de l’Entente. C’est la guerre qui, mieux que tout, a ouvert les yeux aux travailleurs, a arraché les faux appas à la démocratie bourgeoise, a montré au peuple tout l’abîme de la spéculation et du lucre pendant la guerre et à l’occasion de la guerre. C’est au nom de la liberté et de l’égalité que la bourgeoisie a fait cette guerre; c’est au nom de la liberté et de l’égalité que les fournisseurs aux armées ont amassé des richesses inouïes. Tous les efforts de l’Internationale jaune de Berne n’arriveront pas à dissimuler aux masses le caractère d’exploitation actuellement manifeste de la liberté bourgeoise, de l’égalité bourgeoise, de la démocratie bourgeoise.
11. Dans le pays capitaliste le plus développé d’Europe, en Allemagne, les premiers mois de cette complète liberté républicaine, apportée par la défaite de l’Allemagne impérialiste, ont révélé aux ouvriers allemands et au monde entier le caractère de classe de la république démocratique bourgeoise. L’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg est un événement d’une importance historique universelle, non seulement par la mort tragique des hommes et des chefs les meilleurs de la vraie Internationale prolétarienne et communiste, mais encore parce qu’il a manifesté dans l’Etat le plus avancé d’Europe et même, on peut le dire, du monde entier, la véritable essence du régime bourgeois. Si des gens en état d’arrestation, c’est-à-dire pris par le pouvoir gouvernemental des social-patriotes sous sa garde, ont pu être tués impunément par des officiers et des capitalistes, c’est que la république démocratique dans laquelle un pareil événement a été possible n’est que la dictature de la bourgeoisie. Les gens qui expriment leur indignation au sujet de l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, mais qui ne comprennent pas cette vérité, ne font que montrer par là leur bêtise ou leur hypocrisie. La liberté, dans une des républiques du monde les plus libres et les plus avancées, dans la république allemande, est la liberté de tuer impunément les chefs du prolétariat en état d’arrestation, et il ne peut en être autrement, tant que subsiste le capitalisme, car le développement du principe démocratique, loin d’affaiblir, ne fait que surexciter la lutte de classes qui, par suite des répercussions et des influences de la guerre, a été portée à son point d’ébullition.
Dans tout le monde civilisé, on expulse aujourd’hui les bolcheviks, on les poursuit, on les emprisonne, comme par exemple dans une des plus libres républiques bourgeoises, en Suisse ; on massacre les bolcheviks en Amérique, etc. Du point de vue de la démocratie en général ou de la démocratie pure, il est tout à fait ridicule que les Etats civilisés et avancés, démocratiques, armés jusqu’aux dents, craignent la présence de quelques dizaines d’hommes venus de la Russie retardataire, affamée, ruinée, de cette Russie que, dans leurs dizaines de millions d’exemplaires, les journaux bourgeois appellent sauvage, criminelle, etc. Il est clair que les conditions sociales dans lesquelles une contradiction aussi criante a pu naître réalisent en réalité la dictature de la bourgeoisie.
12. Dans un tel état de choses, la dictature du prolétariat n’est pas seulement absolument légitime, en tant qu’instrument propre au renversement des exploiteurs et à l’écrasement de leur résistance, mais encore absolument indispensable pour toute la masse laborieuse, comme le seul moyen de défense contre la dictature de la bourgeoisie qui a causé la guerre et qui prépare de nouvelles guerres.
Le point le plus important que ne comprennent pas les socialistes et qui constitue leur myopie théorique, leur emprisonnement dans les préjugés bourgeois et leur trahison politique envers le prolétariat, c’est que dans la société capitaliste, dès que s’aggrave la lutte des classes qui est à sa base, il n’y a pas de milieu entre la dictature de la bourgeoisie et la dictature du prolétariat. Tous les rêves d’une solution intermédiaire ne sont que lamentations réactionnaires de petits bourgeois.
La preuve en est apportée par l’expérience du développement de la démocratie bourgeoise et du mouvement ouvrier depuis plus d’un siècle dans tous les pays civilisés et en particulier par l’expérience des cinq dernières années. C’est aussi la vérité qu’enseigne toute la science de l’économie politique, tout le contenu du marxisme qui explique par quelle nécessité économique naît la dictature de la bourgeoisie, et comment elle ne peut être remplacée que par une classe développée multipliée, fortifiée et devenue très cohérente par le développement même du capitalisme, c’est-à-dire la classe des prolétaires.
13. Une autre erreur théorique et politique des socialistes, consiste à. ne pas comprendre que les formes de la démocratie ont constamment changé pendant le cours des siècles, depuis ses premiers germes dans l’antiquité, à mesure qu’une classe dominante était remplacée par une autre. Dans les anciennes républiques de la Grèce, dans les cités du Moyen Age, dans les pays capitalistes civilisés, la démocratie revêt des formes diverses et un degré d’adaptation différent. Ce serait la plus grande sottise de croire que la révolution la plus profonde dans l’histoire de l’humanité, que le passage du pouvoir, pour la première fois au monde, d’une minorité d’exploiteurs à la majorité d’exploités, puisse se produire dans les vieux cadres de la démocratie bourgeoise et parlementaire, puisse se produire sans brisures nettes, sans que se créent de nouvelles institutions incarnant ces nouvelles conditions de vie, etc.
14. La dictature du prolétariat ressemble à la dictature des autres classes parce qu’elle est provoquée, comme toute espèce de dictature, par la nécessité de réprimer violemment la résistance de la classe qui perd la domination politique. Le point fondamental qui sépare la dictature du prolétariat de celle des autres classes, de la dictature des éléments féodaux au Moyen Age, de la dictature de la bourgeoisie dans tous les pays civilisés capitalistes, consiste en ce que la dictature des éléments féodaux et de la bourgeoisie était l’écrasement violent de la résistance de l’énorme majorité de la population, de la classe laborieuse, tandis que la dictature du prolétariat est l’écrasement, par la force, de la résistance des exploiteurs, c’est-à-dire d’une infime minorité de la population: les propriétaires fonciers et les capitalistes.
Il s’ensuit encore que la dictature du prolétariat entraîne inévitablement non seulement une modification des formes et des institutions démocratiques en général, mais encore une modification telle qu’elle aboutit à une extension jusqu’alors inconnue du principe démocratique en faveur des classes opprimées par le capitalisme, en faveur des classes laborieuses.
En effet, la forme de la dictature du prolétariat, déjà élaborée en fait, c’est-à-dire le pouvoir des Soviets en Russie, le Räte Système en Allemagne, les Shop Stewards Committees et autres institutions analogues dans les autres pays, signifie précisément et réalise pour les classes laborieuses, c’est-à-dire pour l’énorme majorité de la population, une faculté rapide de profiter des droits et libertés démocratiques comme a n’y en a jamais eus, même d’approchants, dans les républiques bourgeoises les meilleures et les plus démocratiques.
L’essence du pouvoir des Soviets consiste en ce que la base constante et unique de tout le pouvoir gouvernemental, c’est l’organisation des masses jadis opprimées par les capitalistes, c’est-à-dire les ouvriers et les demi‑prolétaires (paysans n’exploitant pas le travail d’autrui et ayant constamment besoin de vendre une partie au moins de leur force de travail). Ce sont ces masses qui, même dans les républiques bourgeoises les plus démocratiques, tout en jouissant de l’égalité selon la loi, étaient écartées en réalité par des milliers de coutumes et de manœuvres de toute participation à la vie politique, de tout usage de droits et de libertés démocratiques et qui maintenant sont appelées à prendre une part considérable et obligatoire, une part décisive à la gestion démocratique de l’Etat.
15. L’égalité de tous les citoyens, indépendamment du sexe, de la religion, de la race, de la nationalité, que la démocratie bourgeoise a toujours et partout promise, mais qui n’a été réalisée nulle part et qu’étant donné la domination du capitalisme, elle ne pouvait pas réaliser, le pouvoir des Soviets ou la dictature du prolétariat la réalise tout d’un coup et complètement, car seul il est en état de réaliser le pouvoir des ouvriers qui ne sont pas intéressés à la propriété privée, aux moyens de production, à la lutte pour leur partage et leur distribution.
16. La vieille démocratie, c’est-à-dire la démocratie bourgeoise et le parlementarisme, était organisée de telle façon que les masses laborieuses étaient de plus en plus éloignées de l’appareil gouvernemental. Le pouvoir des Soviets, c’est-à-dire la dictature du prolétariat, est au contraire construit de façon à rapprocher les masses laborieuses de l’appareil gouvernemental. Au même but tend la réunion du pouvoir législatif et exécutif dans l’organisation soviétiste de l’Etat, ainsi que la substitution aux circonscriptions électorales territoriales d’unités de travail, comme les usines et les fabriques.
17. Ce n’est pas seulement sous la monarchie que l’armée était un instrument d’oppression. Elle l’est restée dans toutes les républiques bourgeoises, même les plus démocratiques. Seul, le pouvoir des Soviets, en tant qu’organisation permanente des classes opprimées par le capitalisme, est capable de supprimer la soumission de l’armée au commandement bourgeois et de fondre réellement le prolétariat avec l’armée, en réalisant l’armement du prolétariat et le désarmement de la bourgeoisie, sans lesquels est impossible le triomphe du socialisme.
18. L’organisation soviétiste de l’Etat est adaptée au rôle directeur du prolétariat comme classe concentrée au maximum et éduquée par le capitalisme. L’expérience de toutes les révolutions et de tous les mouvements des classes opprimées, l’expérience du mouvement socialiste dans le monde entier nous enseignent que seul le prolétariat est en état d’unifier et de conduire les masses éparses et retardataires de la population laborieuse et exploitée
19. Seule l’organisation soviétiste de l’Etat peut réellement briser d’un coup et détruire définitivement le vieil appareil bourgeois, administratif et judiciaire qui s’est conservé et devait inévitablement se conserver sous le capitalisme, même dans les républiques les plus démocratiques, puisqu’il était de fait le plus grand empêchement à la mise en pratique des principes démocratiques en faveur des ouvriers et des travailleurs. La Commune de Paris a fait, dans cette voie, le premier pas d’une importance historique universelle; le pouvoir des Soviets a fait le second.
20. L’anéantissement du pouvoir gouvernemental est le but que se sont proposés tous les socialistes. Marx le premier. Sans réalisation de ce but, la vraie démocratie, c’est-à-dire l’égalité et la liberté, est irréalisable. Or, le seul moyen pratique d’y arriver est la démocratie soviétiste ou prolétarienne, puisque, appelant à prendre une part réelle et obligatoire au gouvernement les organisations des masses laborieuses, elle commence dès maintenant à préparer le dépérissement complet de tout gouvernement.
21. La complète banqueroute des socialistes réunis à Berne, leur incompréhension absolue de la démocratie prolétarienne nouvelle apparaissent particulièrement dans ce qui suit : le 10 février 1919, Branting clôturait à Berne la conférence internationale de l’Internationale jaune. Le 11 février 1919, à Berlin, était imprimé dans le journal de ses coreligionnaires Die Freiheit une proclamation du parti des Indépendants au prolétariat. Dans cette proclamation est reconnu le caractère bourgeois du gouvernement de Scheidemann, auquel on reproche son désir d’abolir les Soviets appelés les messagers et les défenseurs de la Révolution, auquel on demande de légaliser les Soviets, de leur donner les droits politiques, le droit de vote contre les décisions de l’Assemblée Constituante, le referendum demeurant juge en dernier ressort.
Cette proclamation dénote la complète faillite des théoriciens qui défendaient la démocratie sans comprendre son caractère bourgeois. Cette tentative ridicule de combiner le système des Soviets, c’est-à-dire la dictature du prolétariat, avec l’Assemblée Constituante, c’est-à-dire la dictature de la bourgeoisie, dévoile jusqu’au bout, à la fois la pauvreté de pensée des socialistes jaunes et des social‑démocrates, leur caractère réactionnaire de petits bourgeois et leurs lâches concessions devant la force irrésistiblement croissante de la nouvelle démocratie prolétarienne.
22. En condamnant le bolchevisme la majorité de l’Internationale de Berne, qui n’a pas osé voter formellement un ordre du jour correspondant à sa pensée, par crainte des masses ouvrières, a agi justement de son point de vue de classe. Cette majorité est complètement solidaire des mencheviks et socialistes révolutionnaires russes, ainsi que des Scheidemann allemands.
Les mencheviks et socialistes révolutionnaires russes, en se plaignant d’être poursuivis par les bolcheviks, essayent de cacher le fait que ces poursuites sont causées par la part prise par les mencheviks et les socialistes révolutionnaires à la guerre civile du côté de la bourgeoisie contre le prolétariat. Les Scheidemann et leur parti ont déjà montré de la même façon en Allemagne qu’ils prenaient la même part à la guerre civile du côté de la bourgeoisie contre les ouvriers.
Il est, par suite, tout à fait naturel que la majorité des participants de l’Internationale jaune de Berne se soit prononcée contre les bolcheviks ; par là s’est manifesté, non point le désir de défendre la démocratie pure, mais le besoin de se défendre eux-mêmes, chez des gens qui sentent et qui savent que dans la guerre civile ils sont du côté de la bourgeoisie contre le prolétariat.
Voilà pourquoi, du point de vue de la lutte de classes, il est impossible de ne pas reconnaître la justesse de la décision de la majorité de l’Internationale jaune. Le prolétariat ne doit pas craindre la vérité, mais la regarder en face et tirer les conclusions qui en découlent.
Sur la base de ces thèses, et en considération des rapports des délégués des différents pays, le congrès de l’Internationale Communiste déclare que la tâche principale des partis communistes, dans les diverses régions où le pouvoir des Soviets n’est pas encore constitué, consiste en ce qui suit :
Dans le précédent article de la série, nous avons examiné les principaux débats qui ont eu lieu dans le parti communiste de Russie sur l'orientation que prenait le nouveau pouvoir prolétarien à ses débuts -en particulier les mises en garde contre la montée du capitalisme d'Etat et le danger de dégénérescence bureaucratique. C'est au début de 1918 que ces débats furent les plus nombreux. Mais durant les deux années suivantes, la Russie soviétique s'est engagée dans un combat à mort contre l'intervention impérialiste et la contre-révolution à l'intérieur du pays. Confronté aux immenses besoins de la guerre civile, le parti a resserré les rangs pour combattre l'ennemi commun, tout comme la majorité des ouvriers et des paysans qui, malgré les souffrances grandissantes, s'est ralliée à la défense du pouvoir soviétique contre les tentatives des anciennes classes exploiteuses de restaurer leurs privilèges perdus.
Comme on l'a noté dans un article précédent (voir la Revue internationale n°95), le programme du parti, établi à son 8e congrès en mars 1919, exprimait cet esprit d'unité au sein du parti sans abandonner les espoirs les plus radicaux générés par l'élan initial de la révolution. C'était aussi le reflet du fait que les courants de gauche dans le parti -ceux qui avaient été les protagonistes principaux des débats de 1918- avaient encore une influence considérable, et n'étaient absolument pas séparés de façon radicale de ceux qui tenaient plus ouvertement la barre du parti, comme Lénine ou Trotsky. En fait, certains anciens communistes de gauche comme Radek et Boukharine avaient commencé à totalement abandonner tout point de vue critique puisqu'ils tendaient à prendre les mesures d'urgence du “Communisme de guerre” adoptées pendant la guerre civile pour un processus réel de transformation communiste (voir l'article sur Boukharine dans la Revue internationale n°96).
Mais d'autres communistes de gauche ne se sont pas aussi facilement satisfaits des nationalisations à grande échelle et de la disparition apparente des formes monétaires qui ont caractérisé le communisme de guerre. Il n'avaient pas perdu de vue que les abus bureaucratiques contre lesquels ils avaient mis en garde en 1918, non seulement s'étaient pérennisés mais s'étaient consolidés pendant la guerre civile, tandis que leur antidote -les organes de masse de la démocratie prolétarienne- avaient perdu leur énergie vitale à un degré alarmant à cause des nécessités militaires et de la dispersion de bien des ouvriers les plus avancés sur les fronts de guerre. En 1919, le groupe “Centralisme démocratique” s'est formé autour d'Ossinski, Sapranov, V. Smirnov et d'autres ; son but principal était de lutter contre la bureaucratisation des soviets et du parti. Il était en lien étroit avec “L'Opposition militaire” qui menait un combat similaire dans l'armée. Il devait s'avérer le courant le plus durable de l'opposition de principe au sein du parti bolchevik.
Néanmoins, tant que la priorité était la défense du régime soviétique contre ses ennemis les plus évidents, les débats sont restés dans certaines limites ; et, de toutes façons, puisque le parti restait un creuset vivant de la pensée révolutionnaire, il n'y avait pas de difficulté fondamentale à poursuivre la discussion par les canaux normaux de l'organisation.
La fin de la guerre civile en 1920 a apporté un changement capital à cette situation. L'économie était en ruine. La famine et la maladie ravageaient le pays à un degré horrible, en particulier dans les villes, réduisant ce qui avait été le centre nerveux de la révolution à un niveau de désintégration sociale telle que la lutte quotidienne, désespérée pour la survie pouvait facilement l'emporter sur toute autre considération. Les tensions qui étaient restées limitées par la nécessité de s'unir contre l'ennemi commun, commençaient à faire surface et, dans ces circonstances, les méthodes rigides du communisme de guerre non seulement ne parvenaient pas à contenir ces tensions mais les aggravaient encore plus. Les paysans étaient de plus en plus exaspérés par la politique de réquisition du blé qui avait été introduite pour nourrir les villes affamées ; les ouvriers acceptaient de moins en moins la discipline militaire dans les usines ; et, sur un autre plan, plus impersonnel, les rapports marchands qui avaient été suspendus de force par l'Etat mais dont les racines matérielles étaient restées intactes, réclamaient leur dû de façon de plus en plus insistante : le marché noir qui avait prospéré sous le communisme de guerre comme des algues toxiques, n'avait que partiellement allégé la pression montante, avec des effets délétères sur la structure sociale.
Par dessus tout, l'évolution de la situation internationale avait apporté peu de soulagement à la forteresse ouvrière russe. 1919 a constitué le sommet de la vague révolutionnaire mondiale de l'issue de laquelle le pouvoir soviétique en Russie était totalement dépendant. Mais la même année a été témoin de la défaite des soulèvements prolétariens les plus décisifs, en Allemagne et en Hongrie, et de l'incapacité des grèves de masse dans les autres pays (comme en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis) à passer au niveau de l'offensive politique. 1920 voit le dévoiement effectif de la révolution en Italie à travers l'enfermement des ouvriers dans les usines tandis qu'en Allemagne, pays le plus déterminant entre tous, la dynamique de la lutte de classe se pose déjà en termes défensifs comme le montre la réponse de la classe ouvrière au putsch de Kapp (voir la Revue internationale n°90). La même année, la tentative de rompre l'isolement de la révolution russe à la force des baïonnettes de l'Armée rouge en Pologne a abouti à un fiasco total. En 1921 -en particulier après que l'“Action de mars” en Allemagne eut abouti à une nouvelle défaite (voir la Revue internationale n°93), les révolutionnaires les plus lucides avaient déjà commencé à comprendre que le flux révolutionnaire s'étiolait, bien qu'il ne fût pas encore possible ni même approprié de dire qu'il était définitivement en reflux.
La Russie était donc une cocotte minute surchauffée, et une explosion sociale ne pouvait être retardée plus longtemps. A la fin de 1920, des soulèvements paysans s'étendent à travers la province de Tambov, la moyenne Volga, l'Ukraine, la Sibérie occidentale et d'autres régions. La démobilisation rapide de l'Armée rouge met de l'huile sur le feu avec le retour dans leurs villages des paysans en uniforme. La revendication centrale de ces révoltes porte sur l'arrêt des réquisitions de blé et sur le droit des paysans à disposer de leurs produits. Comme nous le verrons, au début de 1921, l'esprit de révolte s'est étendu aux ouvriers des villes qui avaient été l'épicentre de l'insurrection d'Octobre : Petrograd, Moscou... et Cronstadt.
Face à la crise sociale qui mûrit, il était inévitable que les divergences dans le parti bolchevik atteignent aussi un point critique. Les désaccords ne portaient pas sur le fait que le régime prolétarien en Russie soit dépendant de la révolution mondiale ; tous les courants du parti, quelle que soit la diversité de leurs nuances, partageaient toujours la conviction fondamentale que sans l'extension de la révolution, la dictature du prolétariat en Russie ne pourrait survivre. En même temps, comme le pouvoir soviétique russe était considéré comme un bastion crucial conquis par l'armée prolétarienne mondiale, il y avait aussi un accord général sur le fait qu'il fallait tenter de “tenir” et que cela nécessitait la reconstruction de l'édifice économique et social ruiné de la Russie. Les divergences se développent alors sur les méthodes que le pouvoir soviétique pouvait et devait utiliser s'il voulait rester sur le droit chemin et éviter de succomber au poids des forces de classe étrangères dans et hors de la Russie. La reconstruction était une nécessité pratique : la question était comment la mener d'une façon qui assure le caractère prolétarien du régime. Le point central de ces divergences en 1920 et au début de 21 fut “le débat sur les syndicats”.
Ce débat a en fait surgi tout à la fin de 1919, quand Trotsky a dévoilé ses propositions pour restaurer le système industriel et celui des transports, ravagés, de la Russie. Ayant accompli des succès extraordinaires en tant que chef de l'Armée rouge pendant la guerre civile, Trotsky (malgré un ou deux moments d'hésitation où il a envisagé une démarche très différente) prit position pour appliquer les méthodes du communisme de guerre au problème de la reconstruction : en d'autres termes, afin de regrouper la classe ouvrière qui courait le danger de se décomposer en une masse d'individus isolés vivant de petit commerce, de petits vols, ou se mélangeant à la paysannerie, Trotsky défendait la militarisation totale du travail. Il a d'abord formulé ce point de vue dans les “Thèses sur la transition de la guerre à la paix” (Pravda, 16 décembre 1919), et l'a ensuite défendu au 9e congrès du parti en mars-avril 1920. “Les masses ouvrières ne peuvent errer à travers toute la Russie. Elles doivent être envoyées ici, là, dirigées, commandées, tout comme des soldats”. Ceux qui étaient accusés de “déserter le travail”, devaient être mis dans des bataillons punitifs ou des camps de travail. Dans les usines devait prévaloir une discipline militaire ; comme Lénine en 1918, Trotsky exaltait les vertus de la direction par un seul homme et les aspects “progressifs” du taylorisme. En ce qui concerne les syndicats, ils devaient dans ce régime se subordonner totalement à l'Etat : “Les syndicats sont en effet nécessaires à l'Etat socialiste en construction, non afin de lutter pour de meilleures conditions de travail -c'est la tâche de l'ensemble de l'organisation sociale et étatique- mais afin d'organiser la classe ouvrière pour la production, afin de la discipliner, de la répartir, de la grouper, de l'éduquer, de fixer certaines catégories et certains ouvriers à leur poste pour un laps de temps déterminé, -en un mot pour incorporer autoritairement les travailleurs, en plein accord avec l'Etat, dans les cadres du plan économique unique.” (Terrorisme et communisme, 1920 Ed. Prométhée 1980)
Les vues de Trotsky -bien qu'au départ, Lénine les ait largement partagées- provoquèrent de vigoureuses critiques dans le parti et pas seulement de la part de ceux qui étaient habituellement à sa gauche. Ces critiques ne firent que pousser Trotsky à durcir et théoriser son point de vue. Dans Terrorisme et communisme -qui semble être autant une réponse aux critiques bolcheviks de Trotsky qu'aux partisans de Kautsky, sa cible polémique principale- Trotsky va jusqu'à argumenter que, puisque le travail forcé a joué un rôle progressif dans des modes de production précédents comme le despotisme asiatique ou l'esclavage classique, défendre que l'Etat ouvrier ne devrait pas utiliser de telles méthodes à grande échelle est du pur sentimentalisme. En fait, Trotsky ne recule même pas devant l'argument selon lequel la militarisation serait la forme spécifique de l'organisation du travail dans la période de transition au communisme : "Sans les formes de coercition étatique qui constituent le fondement de la militarisation du travail, le remplacement de l'économie capitaliste par l'économie socialiste ne serait qu'un mot creux." (Idid.)
Dans le même ouvrage, Trotsky révèle à quel degré l'idée que la dictature du prolétariat n'est possible que comme dictature du parti, est devenue une question de théorie et presque de principe : “On nous a accusés plus d'une fois d'avoir substitué à la dictature des soviets la dictature du parti. Et cependant on peut affirmer, sans risquer de se tromper, que la dictature des soviets n'a été possible que grâce à la dictature du parti : grâce à la clarté de sa vision théorique, grâce à sa forte organisation révolutionnaire, le parti a assuré aux soviets la possibilité de se transformer, d'informes parlements ouvriers qu'ils étaient, en un appareil de domination du travail. Dans cette "substitution" du pouvoir du parti au pouvoir de la classe ouvrière, il n'y a rien de fortuit et même, au fond, il n'y a là aucune substitution. Les communistes expriment les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière. Il est tout à fait naturel qu'à l'époque où l'histoire met à l'ordre du jour ces intérêts dans toute leur étendue, les communistes deviennent les représentants reconnus de la classe ouvrière dans sa totalité.” (Ibid.)
On est loin de 1905 quand Trotsky définissait les soviets comme des organes de pouvoir dépassant les formes parlementaires bourgeoises ; tout comme on est loin de la position de Lénine dans L'Etat et la révolution rédigé en 1917, et de la démarche pratique adoptée par les bolcheviks en Octobre quand l'idée de la prise du pouvoir par le parti constituait plus une concession inconsciente au parlementarisme qu'une théorie élaborée, et que, de toutes façons, les bolcheviks avaient montré leur volonté de former un partenariat avec d'autres partis. Maintenant le parti détenait un “droit de naissance historique” d'exercer la dictature du prolétariat, “même si cette dictature entrait temporairement en conflit avec l'état d'esprit instable de la démocratie prolétarienne.” (Trotsky au 10e congrès du parti, cité par Isaac Deutscher dans Le prophète armé)
Le fait que ce débat se soit essentiellement développé autour de la question syndicale peut paraître étrange étant donné que l'émergence de nouvelles formes d'auto-organisation des ouvriers en Russie même -les comités d'usine, les soviets, etc.- avait rendu ces organes obsolètes, conclusion que beaucoup de communistes des pays de l'occident industrialisé avait déjà tirée, car les syndicats y avaient déjà traversé un long processus de dégénérescence bureaucratique et d'intégration à l'ordre capitaliste. Le fait que le débat soit centré sur les syndicats en Russie était donc partiellement le reflet de “l'arriération” de la Russie, d'une condition où la bourgeoisie n'avait pas développé un appareil d'Etat sophistiqué capable de reconnaître la valeur des syndicats en tant qu'instruments de la paix sociale. Pour cette raison, on ne peut pas dire que tous les syndicats qui s'étaient formés avant et même pendant la révolution de 1917, étaient des organes de l'ennemi de classe. Il y a eu notamment une forte tendance à la création de syndicats industriels qui exprimaient toujours un certain contenu prolétarien.
Quoi qu'il en soit, la vraie question dans le débat provoqué par Trotsky allait bien plus loin. Dans son essence, c'était un débat sur le rapport entre le prolétariat et l'Etat de la période de transition. La question qu'il posait était la suivante : le prolétariat ayant renversé le vieil Etat bourgeois pouvait-il s'identifier totalement au nouvel Etat “prolétarien”, ou existait-il des raisons de force majeure pour lesquelles le prolétariat devait protéger l'autonomie de ses propres organes de classe -si nécessaire contre les sollicitations de l'Etat ?
La réponse de Trotsky avait le mérite de fournir une réponse claire : oui, le prolétariat devait s'identifier à “l'Etat prolétarien” et même s'y subordonner (de même que le parti prolétarien en fait qui devait fonctionner comme le bras exécutif de l'Etat). Malheureusement, comme on peut le voir dans ses théorisations du travail forcé comme méthode de construction du communisme, Trotsky avait grandement perdu de vue ce qui est spécifique de la révolution prolétarienne et du communisme -le fait que cette nouvelle société ne peut être créée que par l'activité consciente, auto-organisée des masses prolétariennes elles-mêmes. Sa réponse aux problèmes de la reconstruction économique ne pouvait qu'accélérer la dégénérescence bureaucratique qui menaçait déjà d'engloutir toutes les formes concrètes de l'auto-activité de la classe jusques et y compris le parti lui-même. Aussi c'est à d'autres courants au sein du parti qu'est revenue la tâche de faire entendre une réaction de classe à cette dangereuse tendance dans la pensée de Trotsky et aux principaux dangers qui menaçaient la révolution elle-même.
Le fait que de graves questions étaient en jeu dans ce débat se reflète dans le nombre de positions et de groupes qui surgirent autour d'elles. Lénine lui-même qui a écrit à propos de ces divergences que “le parti est malade. Le parti frissone de fièvre” (“La crise du parti”, Pravda 21 janvier 1999) faisait partie d'un groupe -appelé “le groupe des dix” ; le groupe Centralisme démocratique et le groupe d'Ignatov avaient leurs propres positions ; Boukharine, Préobrajensky et d'autres essayèrent de former un “groupe tampon” et ainsi de suite. Mais à côté du groupe de Trotsky, les démarches les plus significatives étaient celle de Lénine d'un côté et celle de l'Opposition ouvrière menée par Kollontai et Chliapnikov de l'autre.
L'Opposition ouvrière exprimait sans aucun doute une réaction prolétarienne à la fois contre les théorisations bureaucratiques de Trotsky et contre les véritables distorsions bureaucratiques qui étaient en train de ronger le pouvoir prolétarien. Face à l'apologie du travail forcé par Trotsky, ce n'était pas du tout de la démagogie ou de la phraséologie de la part de Kollontai d'insister dans sa brochure L'opposition ouvrière, rédigée en vue du 10e congrès du parti en mars 1921, sur le fait que “pourtant, si claire qu'elle soit pour tout homme pratique, cette idée est perdue de vue par les dirigeants du parti. Il est impossible de décréter le communisme. Il ne peut naître que dans un processus de recherche pratique, avec des erreurs peut-être, mais à partir des forces créatrices de la classe ouvrière elle-même.” (dans Socialisme ou Barbarie n°35, janvier-mars 1964) En particulier, l'Opposition rejetait la tendance du régime à imposer la dictature d'un gestionnaire dans les usines au point que la situation immédiate de l'ouvrier industriel devenait de moins en moins distincte de celle qu'il avait connue avant la révolution. Elle défendait donc le principe de la gestion collective par les ouvriers contre le suremploi de spécialistes et la pratique de la direction par un seul homme.
A un niveau plus général, l'Opposition ouvrière offrait un point de vue pénétrant sur les rapports entre la classe ouvrière et l'Etat soviétique. Pour Kollontai c'était en fait la question centrale : “Qui développera les puissances créatrices dans la reconstruction de l'économie ? Est-ce que ce sera les organes de classe unis à l'industrie par des liens vitaux -c'est-à-dire les syndicats d'industrie- ou bien l'appareil des soviets qui est séparé de l'activité industrielle et dont la composition sociale est mélangée ? Voilà la racine de la divergence. L'Opposition ouvrière défend le premier principe ; les dirigeants du parti, eux, quelles que soient leurs divergences sur divers points secondaires, sont complètement d'accord sur le point essentiel, et défendent le second principe”. (Ibid)
Dans un autre passage du texte, Kollontai explicite cette notion de la nature de classe hétérogène de l'Etat soviétique : “N'importe quel parti à la tête d'un Etat soviétique hétérogène est obligé de prendre en considération les aspirations des paysans, leurs tendances petites-bourgeoises et leur hostilité au communisme, de prêter une oreille aux nombreux éléments petits-bourgeois, restes de l'ancien capitalisme russe, à toutes sortes de commerçants, d'intermédiaires, de fonctionnaires qui se sont très vite adaptés aux institutions soviétiques, occupent des places responsables dans les centres, font partie de divers commissariats, etc. ...
Voilà les éléments -les éléments de la petite-bourgeoisie largement répandus dans les institutions soviétiques, les éléments de la classe moyenne avec leur hostilité au communisme, leur prédilection pour les coutumes immuables du passé, leur haine, leur peur des actes révolutionnaires -voilà les éléments qui apportent la dégénérescence dans nos institutions soviétiques, et y créent une atmosphère qui écoeure en fin de compte la classe ouvrière.” (Ibid.)
Cette reconnaissance que l'Etat soviétique -à la fois parce qu'il a besoin de réconcilier les intérêts de la classe ouvrière et ceux des autres couches sociales, et parce qu'il est vulnérable au virus de la bureaucratie- ne pouvait pas jouer lui-même de rôle dynamique et créateur dans la mise en oeuvre de la nouvelle société, exprime une perception importante, quoique non développée. Mais ces passages mettent aussi en lumière les principales faiblesses de l'Opposition ouvrière. Dans ses polémiques avec le groupe, Lénine le traite de courant petit-bourgeois dans le fond, anarchiste et syndicaliste. C'était faux : malgré toutes ses confusions, il représentait une réponse prolétarienne authentique aux dangers qui assiégeaient le pouvoir soviétique. Mais l'accusation de syndicalisme n'est pas tout à fait fausse non plus. On le voit quand l'Opposition ouvrière considère les syndicats industriels comme les principaux organes de la transformation communiste de la société, et quand elle propose que toute la gestion de l'économie soit mise entre les mains d'un “Congrès pan-russe des producteurs”. Comme on l'a déjà dit, la révolution russe avait montré que la classe ouvrière avait dépassé la forme syndicale d'organisation, et que, dans la nouvelle époque de la décadence capitaliste, les syndicats ne pouvaient que devenir des organes de conservation sociale. Les syndicats industriels en Russie ne constituaient certainement pas une garantie contre la bureaucratie et la dépossession organisationnelle des ouvriers ; l'émasculation des comités d'usine qui avaient surgi en 1917, avait pris en grande partie la forme de leur intégration dans les syndicats, et par conséquent dans l'Etat. Cela vaut aussi la peine de souligner que, lorsqu'ils sont entrés en action l'année même du débat sur les syndicats -pendant les grèves à Moscou et à Petrograd- les ouvriers russes ont encore une fois confirmé l'obsolescence des syndicats, puisque pour défendre leurs intérêts matériels les plus fondamentaux, ils ont eu recours aux méthodes classiques de la lutte prolétarienne dans la nouvelle époque : les grèves spontanées, les comités de grève élus et révocables à tout moment, les délégations massives aux autres usines, etc. Plus important encore, l'insistance de l'Opposition ouvrière sur les syndicats exprimait une désillusion totale envers les organes de masse les plus importants du prolétariat -les soviets ouvriers qui étaient capables d'unir les ouvriers par delà les frontières sectorielles et de combiner les tâches économiques et les tâches politiques de la révolution[1] [26]. Cet aveuglement envers l'importance des conseils ouvriers se retrouvait logiquement dans une sous-estimation totale de la primauté du politique sur l'économique dans la révolution prolétarienne. La grande obsession du groupe de Kollontai était la gestion de l'économie, au point qu'il proposait presque un divorce entre l'Etat politique et “le congrès des producteurs”. Mais dans une dictature prolétarienne, la direction de l'appareil économique par les ouvriers n'est pas une fin en soi, mais seulement un aspect de la domination politique d'ensemble sur la société. Lénine a aussi fait la critique du fait que cette idée de “Congrès de producteurs” était plus applicable à la société communiste du futur quand il n'y a plus de classe et que tout le monde est producteur. En d'autres termes, le texte de l'Opposition suggère fortement que le communisme pourrait être réalisé en Russie si la question de la gestion économique était résolue correctement. Cette impression est renforcée par les rares références dans les textes de Kollontai au problème de l'extension de la révolution mondiale. En fait, le groupe semble n'avoir pas eu grand chose à dire sur la politique internationale du parti bolchevik à l'époque. Toutes ces faiblesses sont en fait l'expression de l'influence de l'idéologie syndicaliste, même si on ne peut réduire l'Opposition ouvrière à une simple déviation anarchiste.
Comme nous l'avons vu, Lénine considérait que le débat sur les syndicats exprimait un profond malaise dans le parti ; étant donné la situation critique à laquelle était confronté le pays, il pensait même que le parti avait carrément eu tort d'autoriser ce débat. Il était particulièrement furieux contre Trotsky et la manière dont ce dernier avait provoqué la discussion, et l'accusait d'agir de façon fractionnelle et irresponsable sur un certain nombre de questions liées au débat. Lénine semblait aussi insatisfait du sujet même du débat, pensant que “nous avions mis au premier plan un problème qui, de par les conditions objectives, ne pouvait pas s'y trouver” (Rapport d'activité politique du comité central du parti communiste de Russie, 8 mars 1921, Oeuvres complètes, Tome 32). Peut-être que sa plus grande peur était que le désordre apparent dans le parti ne fasse qu'exacerber le désordre social croissant en Russie ; mais peut-être pensait-il aussi que l'essentiel de la question était ailleurs.
Quoi qu'il en soit, l'apport le plus important que Lénine a fait dans ce débat, porte certainement sur le problème de la nature de classe de l'Etat. Voici comment il a posé le cadre de la question dans un discours à une réunion de délégués communistes à la fin de 1920 : “D'ailleurs, tout en se rendant coupable de cette légèreté, le camarade Trotsky commet lui-même aussitôt une erreur. Il prétend que, dans un Etat ouvrier, le rôle des syndicats n'est pas de défendre les intérêts matériels et moraux de la classe ouvrière. C'est une erreur. Le camarade Trotsky parle d'un "Etat ouvrier". Mais c'est une abstraction. Lorsque nous parlions de l'Etat ouvrier en 1917, c'était normal ; mais aujourd'hui, lorsque l'on vient nous dire : "Pourquoi défendre la classe ouvrière, et contre qui, puisqu'il n'y a plus de bourgeoisie, puisque l'Etat est un Etat ouvrier", on se trompe manifestement car cet Etat n'est pas tout à fait ouvrier, voilà le hic. C'est l'une des principales erreurs du camarade Trotsky. (...) En fait, notre Etat n'est pas un Etat ouvrier, mais ouvrier-paysan, c'est une première chose. De nombreuses conséquences en découlent. (Boukharine : "Comment ? Ouvrier-paysan ") Et bien que le camarade Boukharine crie derrière : "Comment ? Ouvrier -paysan ?", je ne vais pas me mettre à lui répondre sur ce point. Que ceux qui en ont le désir se souviennent du Congrès des soviets qui vient de s'achever ; il a donné la réponse.
Mais ce n'est pas tout. Le programme de notre parti, document que l'auteur de l' "ABC du communisme" connaît on ne peut mieux, ce programme montre que notre Etat est un Etat ouvrier présentant une déformation bureaucratique. Et c'est cette triste, comment dirais-je, étiquette, que nous avons dû lui apposer. Voilà la transition dans toute sa réalité. Et alors, dans un Etat qui s'est formé dans ces conditions concrètes, les syndicats n'ont rien à défendre ? On peut se passer d'eux pour défendre les intérêts matériels et moraux du prolétariat ? C'est un raisonnement complètement faux du point de vue théorique.(...) Notre Etat est tel aujourd'hui que le prolétariat totalement organisé doit se défendre, et nous devons utiliser ces organisations ouvrières pour défendre les ouvriers contre leur Etat, et pour que les ouvriers défendent notre Etat.” (“Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotsky”, 30 décembre 1920, ibid.)
Dans un discours ultérieur, Lénine a un peu reculé par rapport à cette fomulation, admettant que Boukharine avait eu raison de poser la question en ces termes : “J'aurais dû lui dire : "Un Etat ouvrier est une abstraction. En réalité nous avons un Etat ouvrier, premièrement avec cette particularité que c'est la population paysanne et non ouvrière qui prédomine dans le pays et, deuxièmement, c'est un Etat ouvrier avec une déformation bureaucratique." Le lecteur qui voudra bien relire tout mon discours constatera que cette rectification ne modifie en rien ni le cours de mon argumentation, ni mes conclusions.” (“La crise du parti”, Op cit.)
En fait, Lénine montrait une grande sagesse politique en posant la question de “l'Etat ouvrier”. Même dans les pays où n'existe pas une vaste majorité de paysans, l'Etat de transition aura toujours pour tâche d'inclure et de représenter les besoins de toutes les couches non exploiteuses de la société et ne peut donc être considéré comme un organe purement prolétarien ; en plus et partiellement à cause de cela, son poids conservateur tendra à s'exprimer dans la formation d'une bureaucratie envers laquelle la classe ouvrière devra être particulièrement vigilante. Lénine avait eu cette intuition, même à travers le miroir déformant du débat sur les syndicats.
Cela vaut la peine de noter que sur cette question de la nature de classe de l'Etat de transition, il existe une réelle convergence entre Lénine et l'Opposition ouvrière. Mais la critique de Trotsky par Lénine ne l'a pas conduit à sympathiser avec cette dernière. Au contraire, il considérait l'Opposition ouvrière comme le principal danger, les événements de Cronstatdt en particulier le convainquirent qu'ils exprimaient le même danger de contre-révolution petite-bourgeoise. A l'instigation de Lénine, le 10e congrès du parti adopta une résolution sur “la déviation anarchiste et syndicaliste dans notre parti” qui stigmatise explicitement l'Opposition ouvrière : “Aussi les idées de l'"Opposition ouvrière" et des éléments analogues sont-elles fausses, non seulement du point de vue théorique, elles sont l'expression pratique des flottements petits-bourgeois et anarchistes ; elles affaiblissent pratiquement les fermes principes directeurs du parti communiste et aident pratiquement les ennemis de classe de la révolution prolétarienne.” (Avant-projet de résolution du 10e congrès du parti communiste de Russie sur la déviation syndicaliste et anarchiste dans notre parti, ibid.)
Comme on l'a déjà dit, ces accusations de syndicalisme ne sont pas totalement dénuées de fondement. Mais le principal argument de Lénine sur ce point est très insuffisant : pour lui, le syndicalisme de l'Opposition ouvrière ne réside pas dans le fait qu'elle insiste sur la gestion économique par les syndicats plutôt que sur l'autorité politique des soviets, mais dans le prétendu changement dans la domination du parti communiste : “Ces thèses de l' "Opposition ouvrière" rompent en visière à la résolution du 2e congrès de l'Internationale communiste sur le rôle du parti communiste et l'exercice de la dictature du prolétariat.” (Conclusion sur le rapport d'activité du comité central du parti communiste de Russie, 9 mars 1921, ibid.)
A l'instar de Trotsky, Lénine a abouti au point de vue suivant : “Mais il est impossible d'exercer la dictature du prolétariat par l'intermédiaire de l'organisation qui est le groupe tout entier. Car ce n'est pas seulement chez nous, l'un des pays capatalistes les plus arriérés, mais aussi dans tous les autres pays capitalistes que le prolétariat est encore si morcelé, humilié, corrompu ça et là (précisément par l'impérialisme dans certains pays), que l'organisation qui est le groupe tout entier est incapable d'exercer directement sa dictature. Seule le peut l'avant-garde qui a absorbé l'énergie révolutionnaire de la classe.” (“Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotsky”, Op. cit.)
Face à Trotsky, c'était un argument pour que les syndicats agissent comme des “courroies de transmission” entre le parti et l'ensemble de la classe. Mais face à l'Opposition ouvrière, c'était un argument pour déclarer que le point de vue de cette dernière était tout à fait en dehors du marxisme -comme tous ceux qui mettraient en question la notion de parti exerçant la dictature. En fait, l'Opposition ouvrière n'a pas fondamentalement mis en cause la notion que le parti exerce la dictature : le texte de Kollontai propose que “... le comité central du parti devienne le centre suprême de notre politique de classe, l'organe de la pensée de classe et de contrôle de la politique concrète des soviets et la personnification spirituelle de notre programme fondamental...” (Op cit)
Pour cette raison même, l'Opposition ouvrière a soutenu l'écrasement de la révolte de Cronstadt ; et c'est celle-ci qui a mis le plus explicitement en cause le monopole du pouvoir des bolcheviks.
Dans le sillage des vastes grèves à Moscou et Pétrograd, la révolte de Cronstadt explose au moment même où le parti bolchevik tenait son 10e congrès[2] [27]. Les grèves avaient surgi sur des sujets essentiellement économiques et s'étaient confrontées à un mélange de concessions et de répression de la part des autorités régionales de l'Etat. Mais les ouvriers et les marins de Cronstadt, entrés en action au départ en solidarité avec les grévistes, en étaient venus à poser, en même temps que des revendications pour alléger le dur régime économique du Communisme de guerre, une série de revendications politiques clés : de nouvelles élections aux soviets, la liberté de la presse et de l'agitation pour toutes les tendances de la classe ouvrière, l'abolition des départements politiques dans les forces armées et ailleurs, “car aucun parti ne doit pas avoir de privilèges pour la propagande de ses idées ni recevoir de l'Etat des ressorces dans ce but” ( tiré de la “Résolution” adoptée par l'équipage du bâtiment de guerre Petropavlovsk et à l'Assemblée générale des marins de Cronstadt le 1er mars, in La commune de Cronstadt, Ida Mett, Ed. Spartacus). Cela déboucha sur l'appel à remplacer le pouvoir du parti-Etat par le pouvoir des soviets. Lénine -rapidement repris par les porte-parole officiels de l'Etat- dénonça cette insurrection comme le résultat d'une conspiration de la Garde blanche, bien qu'il ait dit que les réactionnaires manipulaient le mécontentement réel de la petite bourgeoisie et même d'un secteur de la classe ouvrière qui était sujette à son influence idéologique. De toutes façons, “cette contre-révolution petite bourgeoise est sans nul doute plus dangereuse que Dénikine, Ioudénitch et Koltchak réunis, parce que nous avons affaire à un pays où le prolétariat est en minorité, nous avons affaire à un pays où la ruine a atteint la propriété paysanne, et où, par surcroît, nous avons une chose comme la démobilisation de l'armée qui fournit une quantité invraisemblable d'éléments insurrectionnels.” (Rapport d'activité politique du comité central du parti communiste de Russie, 8 mars 1921, Op cit.)
L'argument initial selon lequel la mutinerie avait été dès le départ menée par des généraux de la Garde blanche sur place devait rapidement s'avérer sans fondement. Isaac Deutscher, dans sa biographie de Trotsky, note le malaise qui s'établit parmi les bolcheviks après l'écrasement de la rébellion : “Les communistes étrangers qui se rendirent à Moscou, quelques mois plus tard, en pensant que Kronstadt n'avait été qu'un épisode quelconque de la guerre civile, furent "surpris et troublés" de découvrir que les dirigeants bolcheviks parlaient des rebelles, sans la colère et sans la haine qu'ils témoignaient pour les gardes blancs et les interventionnistes. Ils en parlaient avec des "réticences pleines de sympathie", avec des allusions désolées et énigmatiques qui étaient, pour le visiteur, le signe de la conscience troublée du parti.”
De plus, selon Victor Serge dans son livre Mémoires d'un révolutionnaire : “Lénine, en ces journées noires, dit textuellement à l'un des mes amis : "C'est Thermidor. Mais nous ne lous laisserons pas guillotiner. Nous ferons Thermidor nous-mêmes !"” (Ed. du Seuil, 1978) Il est certain que Lénine a très rapidement vu que la révolte démontrait l'impossibilité de maintenir les rigueurs du communisme de guerre : en un sens, la NEP a constitué une concession à l'appel lancé par Cronstadt à mettre fin aux réquisitions de blé, bien que les revendications centrales de la révolte -les revendications politiques centrées sur la réanimation des soviets- aient été totalement rejetées. Elles étaient considérées comme le véhicule par lequel la contre-révolution pourrait renverser les bolcheviks et détruire tous les restes de la dictature du prolétariat : “L'exploitation par les ennemis du prolétariat de toute déviation de la stricte ligne communiste a été illustrée, de la façon la plus saisissante sans doute, par l'émeute de Cronstadt, où la contre-révolution bourgeoise et les gardes blancs de tous les pays du monde se sont aussitôt montrés prêts à accepter même les mots d'ordre du régime soviétique, pourvu que fût enversée la dictature du prolétariat en Russie ; où les socialistes-révolutionnaires et, de façon générale, la contre-révolution bourgeoise, ont utilisé à Cronstadt les mots d'ordre d'insurrection, soi-disant au nom du pouvoir des soviets, contre le gouvernement soviétique de Russie. De tels faits prouvent pleinement que les gardes blancs veulent et savent se camoufler en communistes, et même en communistes d'extrême gauche, à seule fin d'affaiblir et de renverser le rempart de la révolution prolétarienne en Russie.” (Avant-projet de résolution du 10e congrès du parti communiste de Russie sur l'unité du parti, ibid.)
Même une fois que la thèse selon laquelle la mutinerie avait été menée par des généraux de la Garde blanche, ait été pratiquement abandonnée, les arguments principaux sont restés : c'était une révolte petite-bourgeoise qui ouvrirait la voie aux forces de la contre-révolution ouverte. De façon littérale parce que Cronstadt était un port vital aux portes de Petrograd, et de façon générale parce qu'on avait peur que le “succès” de la révolte n'inspire une jacquerie paysanne à l'échelle nationale. La seule alternative possible pour les bolcheviks était d'agir comme gardiens du pouvoir prolétarien même si le prolétariat dans son ensemble ne participait plus à ce pouvoir et si des parties de ce dernier sympathisaient avec les révoltés. Ce point de vue, il faut le dire, n'était pas du tout restreint à la direction bolchevique. Nous avons déjà dit que l'Opposition ouvrière s'était mise en première ligne des forces envoyées pour reprendre la forteresse. En fait, comme V. Serge le souligne : “Le congrès mobilisa ses membres -et parmi eux beaucoup d'opposants- pour la bataille contre Cronstadt ! L'ex-marin de Cronstadt, Dybenko, d'extrême gauche et le leader du groupe du "Centralisme démocratique", Boubnov, écrivain et soldat, vinrent se battre sur la glace contre des insurgés auxquels en leur for intérieur ils donnaient raison.” (Op cit)
Au niveau international, la Gauche communiste se trouvait également prise dans un dilemme. Au troisième congrès de l'Internationale communiste, le délégué du KAPD Hempel soutint l'appel de Kollontai à une plus grande initiative et auto-activité des ouvriers russes, mais en même temps il argumentait sur la base de la théorie de “l'exception russe”, que “Nous disons cela parce que nous avons pour l'Allemagne et pour l'Europe occidentale une autre conception de la dictature de parti du prolétariat. Selon notre conception il est vrai, la dictature était juste en Russie, à cause de la situation russe, parce qu'il n'y a pas de forces suffisantes, de forces suffisamment développées à l'intérieur du prolétariat et que la dictature doit être exercée plus par le haut.” (La gauche allemande, Invariance/La vieille taupe, 1973). Un autre délégué, Sachs, protestait contre l'accusation de Boukharine selon laquelle Gorter ou le KAPD auraient pris parti pour les insurgés de Cronstadt même s'ils semblaient reconnaître le caractère prolétarien du mouvement : “après que le prolétariat se soit soulevé à Cronstadt contre vous, parti communiste, et après que vous ayez dû décréter l'état de siège contre le prolétariat à Saint Pétersbourg..! Cette logique interne dans la succession des événements non seulement ici dans la tactique russe, mais aussi dans les résistances qui se manifestent contre elle, cette nécessité, le camarade Gorter l'a toujours reconnue et soulignée. Cette phrase est la phrase que l'on doit lire pour savoir que le camarade Gorter ne prend pas parti pour les insurgés de Cronstadt et qu'il en est de même pour le KAPD...” (Ibid.)
Peut-être la meilleure description de l'état d'esprit ambigu de ces éléments qui, tout en étant critiques envers l'orientation que prenait la révolution en Russie, décidèrent de soutenir l'écrasement de Cronstadt, est fournie par Victor Serge dans les Mémoires d'un révolutionnaire. Serge montre très bien comment, pendant la période du communisme de guerre, le régime de la Tcheka, de la Terreur rouge était devenu sans frein, engloutissant ceux qui soutenaient la révolution comme ceux qui la combattaient. Il rend compte de la façon désastreuse et injuste dont avaient été traités les anarchistes, en particulier le mouvement de Makhno entre les mains de la Tcheka. Et il rapporte sa honte face aux mensonges officiels qui étaient répandus sur les grèves de Petrograd et la mutinerie de Cronstadt -car c'était la première fois que l'Etat soviétique avait recours au mensonge systématique qui est devenu plus tard la marque du régime stalinien. Néanmoins, Serge comme il le rapporte : “Avec bien des hésitations et une angoisse inexprimable, mes amis communistes et moi, nous nous prononcions finalement pour le parti. Voici pourquoi. Cronstadt avait raison. Cronstadt commençait une nouvelle révolution libératrice, celle de la démocratie populaire. "La 3e révolution !", disaient certains anarchistes bourrés d'illusions enfantines. Or, le pays était complètement épuisé, la production presque arrêtée, il n'y avait plus de réserves d'aucune sorte, plus même de réserves nerveuses dans l'âme des masses. Le prolétariat d'élite, formé par les luttes de l'ancien régime, était littéralement décimé. Le parti, grossi par l'afflux des ralliés au pouvoir, inspirait peu de confiance.(...) La démocratie soviétique manquait d'élan, de têtes, d'organisations et elle n'avait derrière elle que des masses affamées et désespérées.
La contre-révolution populaire traduisait la revendication des soviets librement élus par celle des "soviets sans communistes". Si la dictature bolchevik tombait, c'était à brève échéance le chaos, à travers le chaos la poussée paysanne, le massacre des communistes, le retour des émigrés et finalement une autre dictature antiprolétarienne par la force des choses.” (Op cit)
Et il souligne la menace que les gardes blancs utilisent la garnison de Cronstadt comme tremplin d'une nouvelle intervention et l'extension de la révolte paysanne à la campagne.
Cela ne fait aucun doute que les forces actives de la contre-révolution bavaient à la pensée d'utiliser Cronstadt idéologiquement, politiquement et même militairement comme arme pour battre les bolcheviks. Et en fait elles continuent à le faire jusqu'à aujourd'hui : pour les principaux idéologues du capital, l'écrasement de la révolte de Cronstadt constitue une preuve de plus que le bolchevisme et le stalinisme sont blanc bonnet et bonnet blanc. Au moment des événements, c'est cette peur accablante du danger que les gardes blancs tirent avantage de la révolte pour régler leur compte aux bolcheviks qui a amené bien des voix les plus critiques du communisme à soutenir la répression, beaucoup mais pas toutes.
Evidemment, il y avait les anarchistes. En Russie à cette époque, l'anarchisme était un vrai marais de divers courants : certains autour de Makhno exprimaient les meilleurs aspects de la révolte paysanne ; certains étaient le produit d'une intelligentsia profondément individualiste ; certains étaient des bandits complets et des lunatiques ; certains, comme les “anarchistes des soviets”, les anarcho-syndicalistes et d'autres étaient prolétariens par essence malgré le poids de cette vision petite-bourgeoise qui constitue le véritable coeur de l'anarchisme. Cependant, il n'y a aucun doute sur le fait que bien des anarchistes avaient raison dans leurs critiques envers la Tcheka et l'écrasement de Cronstadt. Le problème, c'est que l'anarchisme n'offre aucun cadre pour comprendre la signification historique de tels événements. Pour eux, les bolcheviks ont fini par écraser les ouvriers et les marins parce qu'ils étaient, selon les termes de Voline, “marxistes, autoritaires et étatistes”. Parce que le marxisme défend la formation d'un parti politique prolétarien, appelle à la centralisation des forces du prolétariat et reconnaît l'inévitabilité de l'Etat de la période de transition vers le communisme, il est condamné à finir comme exécuteur des masses. De telles “vérités” éternelles n'ont aucune utilité pour la compréhension des processus historiques réels et mouvants et pour en tirer des leçons.
Mais il y a eu aussi des bolcheviks qui ont refusé de soutenir la répression de la révolte. A Cronstadt même, la majorité des membres du parti a en fait pris le parti des insurgés (comme l'a fait un certain nombre de troupes envoyées pour reconquérir Cronstadt). Certains des bolcheviks de Cronstadt démissionnèrent simplement du parti pour protester contre les calomnies répandues sur la nature des événements. Mais un certain nombre d'entre eux formèrent un Bureau provisoire du parti qui fit paraître un appel niant les rumeurs selon lesquelles les insurgés de Cronstadt tueraient les communistes. Il exprimait sa confiance dans le Comité révolutionnaire provisoire formé par le soviet de Cronstadt nouvellement élu et terminait par ces mots : “Vive le pouvoir des soviets, le vrai défenseur des droits des travailleurs !” (cité dans La commune de Cronstadt, Op cit)
Il est aussi important de mentionner la position adoptée par Gavil Miasnikov qui a formé plus tard le Groupe ouvrier du parti communiste russe en 1923. A l'époque, Miasnikov avait déjà commencé à dénoncer le régime de plus en plus bureaucratique qui dominait le parti et l'Etat bien qu'il semble qu'il n'était pas encore membre d'un groupe oppositionnel au sein du parti. Selon Paul Avrich dans un article qui s'intitule “Bolshevik Opposition to Lenin : GT Miasnikov and the Workers'Group” (The Russian Review, vol. 43, 1984), Miasnikov était très profondément affecté par les grèves de Petrograd et la mutinerie de Cronstadt (il se trouvait à Petrograd à ce moment-là). “Contrairement au groupe Centralisme démocratique et à l'Opposition ouvrière, il refusa de dénoncer les insurgés. Il n'aurait pas non plus participé à leur répression si on l'avait appelé à le faire.” Avrich cite ensuite directement Miasnikov :“si quelqu'un ose avoir le courage de ses convictions, alors il est un égoïste ou, pire, un contre-révolutionnaire, un menchevik ou un SR. Tel a été le cas avec Cronstadt. Tout était bien et calme. Puis tout-à-coup, sans un mot, ça vous éclate au visage : "qu'est-ce que Cronstadt ? Quelques centaines de communistes nous combattent". Qu'est-ce-que ça veut dire ? Qui faut-il blâmer si les cercles dirigeants n'ont pas de langage commun non seulement avec les masses sans parti, mais avec les communistes de base ? Ils se comprennent si peu l'un l'autre qu'ils se ruent sur leurs armes. De quoi s'agit-il alors ? Est-ce le bord de l'abîme ?”[3] [28]
Malgré ces intuitions, cela a pris longtemps pour que les leçons politiques des événements de Cronstadt soient tirées avec une véritable profondeur. A notre point de vue, les conclusions les plus importantes ont été élaborées dans les années 1930 par la Fraction italienne de la Gauche communiste. Dans le contexte d'une étude appelée “La question de l'Etat” (Octobre n°2, 1938) elle écrivait à propos de Cronstadt : ils se peut que "des circonstances se produisent où un secteur prolétarien -et nous concédons même qu'il ait été la proie inconsciente de manoeuvres ennemies- passe à la lutte contre l'Etat prolétarien. Comment faire face à cette situation ? En partant de la question principielle que ce n'est pas par la force et la violence qu'on impose le socialisme au prolétariat. Il valait mieux perdre Cronstadt que de le garder au point de vue géographique. Cette victoire ne pouvait avoir qu'un seul résultat : celui d'altérer les bases mêmes, la substance de l'action menée par le prolétariat.”
Ce passage soulève un certain nombre de questions importantes. Pour commencer, il affirme clairement que le mouvement de Cronstadt avait un caractère prolétarien. Il y avait certainement des influences petites-bourgeoises, anarchistes en particulier dans plusieurs des points de vue exprimés par les insurgés. Mais argumenter comme l'a fait Trotsky dans une justification rétrospective, (“Hue and cry over Cronstadt” New International, avril 1938) que les marins du Cronstadt rouge de 1917 avaient été remplacés par une masse petite-bourgeoise qui ne pouvait supporter les rigueurs du communisme de guerre, qui réclamait des privilèges spéciaux pour elle-même, et “repoussait” ainsi les ouvriers de Petrograd, est en opposition totale avec la réalité. La mutinerie a commencé comme expression de la solidarité de classe avec les ouvriers de Petrograd, et des délégués de Cronstadt furent envoyés aux usines de Petrograd pour expliquer leur cas et solliciter leur soutien. “Sociologiquement”, son noyau était aussi prolétarien. Quels que soient les changements qui s'étaient opérés dans le personnel de la flotte depuis 1917, un coup d'oeil superficiel aux délégués élus au Comité révolutionnaire provisoire montre que la majorité était des marins ayant un gros dossier de services et qu'ils avaient clairement des fonctions prolétariennes (électriciens, téléphonistes, chauffeurs, techniciens, etc.) D'autres délégués venaient des usines locales et en général, les ouvriers des usines, en particulier ceux des arsenaux de Cronstadt, ont joué un rôle clé dans le mouvement. Il est également faux qu'ils aient demandé des privilèges pour eux-mêmes : le point 9 de la “plate-forme” de Cronstadt demande “des rations égales pour tous les travailleurs, à l'exception de ceux qui sont employés dans des métiers nuisibles à la santé”. Par dessus tout, les revendications politiques avaient un caractère clairement prolétarien et correspondaient intuitivement à un besoin désespéré de la révolution : celui de faire revivre les soviets et d'en finir avec l'étranglement du parti par l'Etat ce qui non seulement mutilait les soviets mais détruisait le parti de l'intérieur.
La compréhension que c'était un véritable mouvement prolétarien est centrale dans la conclusion tirée par la Gauche italienne : pour celle-ci, toute tentative de supprimer une réaction prolétarienne face aux difficultés que la révolution affronte, ne peut qu'altérer la substance même du pouvoir prolétarien. Aussi la Fraction italienne tira la conclusion qu'au sein du camp prolétarien, tout rapport de violence doit être exclu, que ce soit envers des mouvements spontanés d'autodéfense ou envers des minorités politiques. Se référant explicitement au débat sur les syndicats et aux événements de Cronstadt, elle reconnaît également la nécessité pour le prolétariat de maintenir l'autonomie de ses propres organes de classe (conseils, milices, etc.) pour empêcher qu'ils soient absorbés dans l'appareil général de l'Etat et même pour les dresser contre l'Etat si nécessaire. Et bien qu'elle n'ait pas encore rejeté la formule de “dictature du parti”, la Fraction insistait plus que toute autre sur la nécessité que le parti reste tout-à-fait distinct de l'Etat. Nous reviendrons sur le processus de clarification mené par la Fraction dans un article ultérieur.
La conclusion audacieuse tirée du passage d'Octobre -il aurait mieux valu perdre Cronstadt d'un point de vue géographique que mener une action qui défigure le sens même de la révolution- constitue aussi la meilleure réponse aux préoccupations de Victor Serge. Il semblait à ce dernier que l'écrasement de la révolte constituait la seule alternative à la montée d'une nouvelle “dictature anti-prolétarienne” qui “massacrerait les communistes”. Mais avec l'avantage du recul, nous pouvons voir que malgré l'écrasement de la révolte, une dictature anti-prolétarienne a surgi et a massacré les communistes : la dictature stalinienne. En fait, il faut dire que l'écrasement de la révolte n'a fait qu'accélérer le déclin de la révolution et a ainsi, sans le savoir, participé à ouvrir la voie au stalinisme. Et le triomphe de la contre-révolution stalinienne devait avoir des conséquences bien plus tragiques que la restauration de la Garde blanche n'en aurait jamais eues. Si les généraux blancs étaient revenus au pouvoir, alors au moins la question aurait été claire, comme ce fut le cas dans la Commune de Paris où le monde entier a vu que les capitalistes avaient gagné et les ouvriers perdu. Mais la chose la plus horrible dans la façon dont est morte la révolution en Russie, c'est que la contre-révolution qui a gagné s'est appelée elle-même socialisme. Nous vivons toujours avec les conséquences néfastes de cette situation.
Le conflit entre le prolétariat et “l'Etat prolétarien” qui s'était manifesté ouvertement dans les événements de 1921 a placé le parti bolchevik à une croisée des chemins historique. Etant donné l'isolement de la révolution et les conditions terribles qui étaient imposées au bastion russe, il était inévitable que sa machine étatique se transformât irrésistiblement en organe du capitalisme contre la classe ouvrière. Les bolcheviks pouvaient donc soit tenter de rester à la tête de cette machine -ce qui voulait dire en réalité lui être de plus en plus soumis- ou “aller dans l'opposition”, prendre leur place aux côtés des ouvriers, défendre leurs intérêts immédiats et les aider à regrouper leurs forces en préparation d'un renouveau possible de la révolution internationale. Mais bien que le KAPD ait posé sérieusement cette question à l'automne 1921[4] [29], il était bien plus difficile pour les bolcheviks de voir la question à l'époque. En pratique, le parti était déjà si profondément englouti dans la machine étatique et si envahi par l'idéologie et les méthodes substitutionnistes qu'il n'existait pas de possibilité que le parti comme un tout accomplisse ce pas audacieux. Mais ce qui se posait de façon réaliste dans la période qui a suivi, c'était la lutte des fractions de gauche contre la dégénérescence du parti, pour le maintien de son caractère prolétarien. Malheureusement, le parti a aggravé l'erreur qu'il avait faite envers Cronstadt en concluant, selon les termes de Lénine que “maintenant, ce n'est pas le moment pour des oppositions”, en déclarant un état de siège au sein du parti et en bannissant les fractions comme il l'a fait dans la conclusion du 10e congrès. La résolution du congrès sur l'unité du parti demandait la dissolution de tous les groupes d'opposition à un moment où le parti était entouré d'“un cordon d'ennemis”. Ce ne devait pas être permanent, ni ne devait mettre fin à toute critique dans le parti : la résolution appelle aussi à une publication plus régulière du bulletin interne de discussion du parti. Mais en ne voyant que “l'ennemi extérieur”, il ne parvint pas à accorder un poids suffisant à l'“ennemi intérieur” : le développement de l'opportunisme et de la bureaucratie dans le parti qui rendait de plus en plus nécessaire que l'opposition prenne une forme organisée. En fait, en bannissant les fractions, le parti se passait le noeud coulant autour du cou : dans les années qui ont suivi, quand le cours dégénérescent est devenu de plus en plus évident, la résolution du 10e congrès devait encore être utilisée pour étouffer toute critique et toute opposition à ce cours. Nous reviendrons sur cette question dans le prochain article de cette série.
CDW[1] [30] Dans son article “L'opposition bolchevique à Lénine : G.T. Miasnikov et le Groupe ouvrier”, Paul Avrich montre que Miasnikov, tout en ne faisant pas partie d'une tendance organisée dans ce débat, était déjà parvenu à des conclusions très similaires :“Pour Miasnikov, au contraire, les syndicats n'avaient plus d'utilité, à cause de l'existence des soviets. Les soviets, défendait-il... étaient révolutionnaires et non des organes réformistes. A la différence des syndicats, ils l'embrassaient pas tel ou tel secteur du prolétariat, tel ou tel métier ou telle ou telle activité, mais "tous les ouvriers", et selon des "branches de production" et non de métiers. Les syndicats doivent donc être démantelés, disait Miasnikov, ainsi que les Conseils de l'économie nationale où régnait "la bureaucratie et le scotch rouge" ; les soviets ouvriers devaient investir la direction de l'industrie, disait-il.” Les sources d'Avrich sont Zinoviev, ed. Partiia y Soyuzy, 1921.
[2] [31] Pour un rapport plus détaillé des événements de Cronstadt, voir notre article dans la Revue internationale n° 3. Il a été récemment republié en anglais avec une nouvelle introduction.
[3] [32] Avrich cite Socialtischeskii vestnik, 23 février 1922, comme source de cette citation.
[4] [33] Voir l'article “La Gauche communiste et le conflit grandissant entre l'Etat russe et les intérêts de la révolution mondiale” dans la Revue internationale n° 97.
Le BIPR a publié des “ Thèses sur la tactique communiste dans les pays de la périphérie capitaliste ”, dans lesquelles il expose sa position sur l’existence d’une division entre pays centraux et pays périphériques dans le capitalisme, et les conséquences que cela entraîne sur la lutte de classes entre prolétariat et bourgeoisie. Elles tentent de fournir une réponse à plusieurs questions concernant la question nationale et le prolétariat :
Il nous semble très important d’aborder de façon critique ces thèses du BIPR, dans le but qui anime les révolutionnaires de donner le plus clairement possible les réponses à des questions posées par le mouvement de la classe ouvrière.
Le cadre de principes politiques, révolutionnaire et internationaliste, est ce qui ressort en premier lieu des Thèses[1] [38] du BIPR. Nous mentionnons ceci non pour flatter le BIPR, mais dans le but de montrer à la classe ouvrière quels sont les principes communs, les principes qui unissent les groupes de la Gauche communiste, ce que nous appelons le milieu politique prolétarien. Ceci est d'autant plus nécessaire que certains de ces groupes -y inclus le BIPR- oublient parfois, quand ils ne nient pas, qu'il existe d'autres groupes qui partagent ces mêmes principes, comme cela s'est produit pendant les bombardements sur le Kosovo, lorsque le CCI a lancé un appel à une prise de position commune, pour que dans un tel moment critique puisse s'exprimer de la manière la plus forte, claire et unie possible la voix de tous les internationalistes, appel qui a finalement été rejeté au nom des "divergences" qui nous séparent. De plus, ces principes politiques avec lesquels nous sommes d'accord sont le point de départ pour débattre de nos divergences, lesquelles ne sont pas sans importance.Dès le préambule, nous ne pouvons qu’être d’accord avec les positions exprimées. Sur la nature du prolétariat et de la révolution, le principe énoncé dès les origines du mouvement ouvrier sur le caractère international, mondial, du prolétariat, est réaffirmé, d’où il découle que la classe ouvrière ne pourra imposer son programme d’émancipation qu’à l’échelle internationale. Les Thèses affirment d’entrée que le mot d’ordre stalinien du “ socialisme en un seul pays ” n’a été rien d’autre que le masque idéologique du capitalisme d’Etat issu de la défaite de la vague révolutionnaire du début du siècle et de la dégénérescence de l’Etat soviétique. Par ailleurs, le principe réaffirmé par la Gauche communiste qui se dégagea de la dégénérescence de la Troisième internationale, “ le communisme est international ou n’est pas ”, appartient au patrimoine du mouvement communiste.
De là découle ce fondement du programme communiste, “ l’unicité internationale du programme historique du prolétariat : une seule classe, un seul programme. Le Parti communiste ne peut avoir qu’un seul programme : la dictature du prolétariat pour l’abolition du mode de production capitaliste et la construction du socialisme ” (Thèses du BIPR, Préambule, souligné par nous). L’unicité du programme ne signifie cependant pas seulement l’unicité de l’objectif, mais aussi, à partir de l’expérience historique de la vague révolutionnaire du début du siècle, l’élimination de la distinction entre “ programme maximum ” et “ programme minimum ”, aspect réaffirmé lui aussi dans le préambule des Thèses. Il en découle en fin de compte un premier aspect général en lien avec les pays périphériques, l’impossibilité actuelle d’une existence simultanée de programmes différents pour le prolétariat de différents pays (qu’ils soient “ centraux ” ou “ périphériques ”) ; le programme communiste est aujourd’hui le même pour le prolétariat de tous les pays et ne peut en aucun cas être remplacé par un programme encore bourgeois.
Il est bien évident que le CCI ne partage pas certaines conceptions mises en avant dans les Thèses sur l’analyse générale du capitalisme ; ces désaccords n’invalident en rien l’esprit clairement internationaliste du préambule[2] [39], et nous partageons en tous points les principes généraux que nous venons de mentionner.
Les thèses 1 à 3 sont consacrées à la caractérisation des rapports actuels entre les pays. Le BIPR rejette les mystifications sur la division entre “ pays développés ” et “ pays en voie de développement ”, tout comme la division entre “ pays dominés ” et “ pays dominants ”, en faisant simplement remarquer qu’un pays dominé peut parfaitement à son tour être dominant par rapport à d’autres. Par élimination, les Thèses finissent par adopter la formule “ pays de la périphérie ” et “ pays centraux ”.
“ Le concept de centre et de périphérie exprime la conception marxiste de la période historique actuelle, selon laquelle l'impérialisme domine jusqu’au moindre coin du globe, ayant depuis très longtemps imposé aux catégories économico-sociales diverses, génériquement considérées comme précapitalistes, les lois de son marché international et les mécanismes économiques qui le caractérisent ” (Thèse 2).
Le but de cette définition, c’est le rejet de la distinction entre pays, qui pourrait conduire à envisager des programmes différents (communiste ou démocrate-bourgeois) ou à une alliance du prolétariat avec la bourgeoisie des pays “ dominés ” (aspect qui est analysé plus loin). Nous soutenons fermement cette préoccupation du BIPR de prendre ses distances avec la moindre justification d’une lutte nationale ou d'une alliance avec des fractions de la bourgeoisie sous couvert de “ conditions économiques différentes ” entre les pays ; de fait, les Thèses combattent l’ambiguïté qui règne sur cette question parmi les groupes sous influence “ bordiguiste ”.
Tout en étant d’accord sur la nécessité d’utiliser les notions de "centre" et de "périphérie", nous ne pouvons cependant pas adopter la définition du BIPR, car celui-ci n’y voit pas une limitation historique du capitalisme, mais une rationalité économique et politique : “ La permanence de rapports précapitalistes et de formations sociales et politiques “ prébourgeoises ” était d'une part nécessaire et d'autre part fonctionnelle (...) nécessaire parce que la superposition du capitalisme n’était pas déterminée par une volonté bornée de domination politico-sociale mais par les nécessités économiques du capital (...) fonctionnelle car en opposant les conditions du prolétariat industriel à celles des autres masses déshéritées, le capitalisme d’un côté s’assure la division en classes et, de l’autre, dévoie les tensions sociales et politiques sur le terrain du progressisme bourgeois (...). En conclusion, il n’existe pas de contradiction entre la domination capitaliste et la permanence de rapports économiques et sociaux précapitalistes, celles-ci sont au contraire la condition de cette domination.” (Thèse 3, souligné par nous)
Dans cette thèse est sous-entendue l’idée d’une situation “ d’équilibre ” ou de “ stabilité ” entre le centre et la périphérie, comme si ce rapport n’avait pas d’évolution, n’avait pas d’histoire, comme si le capital en quelque sorte contrôlait et régulait son processus d’expansion dans le monde entier. Les inégalités des différents pays qui tombent dans l’orbite du capital ne seraient donc pas le produit des contradictions du capitalisme, mais au contraire seraient déterminées par ses “ nécessités ”.
Nous considérons par contre que l’incapacité du capitalisme à homogénéiser les conditions de tous les pays du monde révèle précisément la contradiction entre d’un côté sa tendance à un développement illimité des forces productives, à une expansion croissante de sa production et du marché, et de l’autre les limites qu’il trouve dans la réalisation de la plus-value, le marché. L’aspect fondamental de cette incapacité n’est pas dans la permanence de “ rapports précapitalistes ” dans le cadre du marché mondial, comme l’affirment les Thèses, mais bien au contraire dans la destruction de ces rapports (la destruction de la petite production) partout et de façon toujours plus accélérée. Ceux-ci sont remplacés par la grande production capitaliste, mais jusqu’à un certain point, à partir duquel commencent à se révéler les limites historiques du capitalisme, son incapacité à étendre la production sociale. La destruction des rapports précapitalistes n’en continue pas moins pour autant, mais en absorbant toujours moins la population expropriée à la grande production, ce qui se vérifie tant par la ruine des masses paysannes et artisanes, par l’accroissement permanent des masses misérables dans les grandes villes, que par l’existence de pays ou de régions qui restent industriellement “ attardés ”.
En d’autres termes, le processus de destruction de la petite propriété au cours du 20e siècle n’a pas conduit à l’absorption de l’ensemble de la population travailleuse par la grande production capitaliste, comme l’imaginaient au siècle dernier certains courants du mouvement ouvrier, mais bien au contraire a provoqué la formation de masses à “ la périphérie ” du système, rejetées par le capitalisme. C’est là une des manifestations les plus éclatantes de la décadence du système et, avec l’approfondissement de ce phénomène, de sa décomposition.
Les Thèses nient implicitement une contradiction du capitalisme qui avait déjà été signalée par le Manifeste communiste : le capitalisme a besoin en permanence de conquérir de nouveaux marchés, sources de matières premières et de main d’œuvre, ce qui explique son expansion permanente et la création du marché mondial. Mais il ne peut le faire qu’en détruisant les vieux rapports de production, et donc en limitant ses possibilités de nouvelles expansions.
Les Thèses parlent par contre du maintien de rapports précapitalistes comme condition de l’accumulation, alors que c’est précisément l’accumulation du capital qui provoque la destruction de ces rapports précapitalistes.
C’est là que le BIPR n'est pas clair sur la notion de décadence du capitalisme. Il reste enfermé dans une vision du début du siècle quand on pouvait encore parler de régions dans lesquelles dominaient des “ rapports précapitalistes ” ; mais il faut analyser les conséquences du maintien du capitalisme tout au long du 20e siècle. Le BIPR envisage la permanence dans le marché mondial de rapports identiques à ceux du siècle dernier (quand le capitalisme avait déjà subordonné les régions attardées, mais où se maintenait encore la production précapitaliste). En laissant entendre que subsisteraient les fondements matériels tant des luttes de libération nationale que des bourgeoisies “ progressistes ”, la position théorique du BIPR a comme conséquence d’affaiblir le rejet des luttes de libération nationale et des alliances avec des fractions de la bourgeoisie, malgré les efforts que déploie le BIPR pour argumenter ce rejet.
Par ailleurs, l’aspect “ fonctionnel ” du maintien de rapports centre-périphérie n’est plus développé dans cette partie des thèses, mais il prépare cependant à l’idée que les masses non prolétariennes de la périphérie pourraient être plus “ radicales ” que le prolétariat des pays centraux, ce dernier vivant dans de meilleures conditions.
La thèse 4 définit la différence existante dans la composition sociale entre les pays périphériques et les pays centraux. Il y est bien sûr affirmé que bourgeoisie et prolétariat sont les classes fondamentales et antagoniques dans ceux-ci comme dans ceux-là. Mais ce qui y est mis en évidence, c’est que dans les pays de la périphérie, “ le maintien des anciens rapports économiques et sociaux et leur subordination au capital impérialiste ” détermine la survie “ d’autres stratifications sociales et de classes ”, ainsi qu’une “ diversification des formes de domination et d’oppression de la bourgeoisie ”. Ces “ stratifications sociales et classes différentes de celles du capitalisme survivent dans une phase tendancielle de déclin, pour ainsi dire agonisantes. Ce qui par contre tend à s’amplifier, c’est la prolétarisation des strates précédemment occupées par des économies traditionnelles de survie ou mercantiles locales ”.
Cette notion de “phase tendancielle de déclin ” des autres stratifications est un contresens par rapport à ce qui est affirmé dans les thèses précédentes quant à la “permanence des anciens rapports”. En effet cette “permanence des anciens rapports” serait “ d'une part nécessaire et d'autre part fonctionnelle ”, mais de l’autre les classes sociales qui y correspondent seraient “ agonisantes ”. Aujourd'hui l’existence de masses croissantes sous-employées ou sans emploi qui vivent dans la plus complète misère dans les pays de la périphérie ne correspond plus vraiment à une “ tendance au déclin des vieilles stratifications sociales ” ou à la “ prolétarisation ” de celles-ci ; en rester à ce niveau d’analyse, c’est calquer la situation actuelle sur celle du début du siècle.
Ce qui est fondamental, c’est que la prolétarisation ne s’accomplit plus que dans son premier aspect (la ruine et l’expropriation des anciennes couches sociales), sans être capable d’accomplir le second : l’intégration de ces masses expropriées à la grande production.
Le capitalisme avait déjà connu un phénomène analogue, quand l’industrie naissante était encore incapable d’absorber les masses paysannes qui étaient violemment expulsées de leurs terres ; le phénomène se reproduit aujourd’hui, mais il n’exprime plus le déclin des formes anciennes de production et l’ascendance du capitalisme, il exprime les limites historiques de celui-ci, sa décadence et sa décomposition. Ces masses ne seront jamais absorbées par la production capitaliste.
Un phénomène vient aggraver cette situation, c’est que la quantité de prolétaires sans emploi tend à augmenter par rapport à celle des actifs, ceci étant dû autant à l’accroissement de la population jeune non absorbée par la production qu’aux licenciements massifs produits par la crise. Cette tendance, propre au capitalisme actuel en général, est encore plus grave dans les pays de la périphérie. Elle est caractéristique, elle aussi, de la même tendance historique : l’incapacité croissante du capitalisme pour absorber les travailleurs dans la grande production. Dans l’ensemble, nous trouvons à présent des masses croissantes qui gravitent autour du prolétariat, survivant en quelque sorte à ses crochets, qui n’ont pas l’expérience de classe du travail associé, qui restent idéologiquement proches du petit propriétaire, dont les expressions de révolte expriment un penchant pour le pillage ou l’embrigadement dans les bandes armées de toutes sortes de gangsters bourgeois. Ces caractéristiques sont bien plus significatives de la décadence et de la décomposition du capitalisme que de la permanence des anciens rapports sociaux, d’autant plus que ce processus ne tend pas à décroître mais au contraire à augmenter. Le BIPR devrait maintenant les distinguer et les différencier des “ anciennes couches sociales en déclin ”.
Il est effectivement important de caractériser ces masses non prolétariennes pour déterminer l’attitude que doivent adopter à leur égard la classe ouvrière et les révolutionnaires. Pour le BIPR, ces masses non prolétariennes des pays périphériques possèdent un “ potentiel de radicalisation des consciences ” supérieur à celui du prolétariat des pays centraux : “ La diversité des formations sociales, le fait que le mode de production capitaliste dans les pays périphériques s’est imposé en bouleversant les vieux équilibres et que son maintien se fonde et se traduit par la misère croissante des prolétaires et des déshérités, l’oppression politique et la répression indispensables pour faire supporter aux masses ces rapports, tout ceci détermine dans les pays de la périphérie un potentiel de radicalisation des consciences plus élevé que dans les formations sociales des grandes métropoles. Radicalisation ne signifie pas nécessairement aller vers la gauche, comme cela est démontré par la recrudescence de l’intégrisme islamique après les émeutes matérielles des masses pauvres (Algérie, Tunisie, Liban). Le mouvement matériel des masses, déterminé par les conditions objectives d’hyper-exploitation, trouve toujours, nécessairement, son expression idéologique et politique dans ces formes et forces qui existent et oeuvrent dans un cadre donné.
En termes généraux, la domination du capital sur ces pays n’est pas encore la domination totale sur l’ensemble de la collectivité, elle ne s’exprime pas par la soumission de la société dans son ensemble aux lois et à l’idéologie du capital, comme dans les pays de la métropole. L’intégration idéologique et politique de l’individu dans la société capitaliste n’est pas encore dans beaucoup de ces pays le phénomène de masse qu’il est devenu, par contre, dans les pays métropolitains... Ce n’est pas l’opium démocratique qui travaille les masses, mais la brutalité de la répression...”
L’idée centrale de cette thèse fait abstraction de la position et des intérêts de classe présents dans le développement d’une conscience révolutionnaire dont seul le prolétariat est porteur à notre époque, pour les remplacer par une “ radicalisation des consciences ” produite uniquement par les conditions de paupérisation absolue. L’expression matérielle de cette “ radicalisation ”, comme le dit le BIPR lui-même, se résume au pillage et aux révoltes de la faim ; le BIPR confond en fin de compte “ radicalisation ” et désespoir. S’il est vrai que le fondamentalisme peut se nourrir du désespoir des masses, la conscience révolutionnaire transforme ce désespoir par l’espoir d’une société et une vie meilleures. La révolte en soi n’est pas le début d’un mouvement révolutionnaire mais une impasse, et seule l’intégration à un mouvement de classe peut faire fructifier cette énergie des masses affamées dans le sens de la révolution. Cette intégration ne dépend pas d’une concurrence entre le parti communiste et les fondamentalistes pour “ canaliser ” cette “ radicalisation ”, mais d’un mouvement de la classe ouvrière capable d’entraîner dans sa lutte les autres couches exploitées par le capital.
En outre, en voyant des potentialités de surgissement d’un mouvement révolutionnaire dans la “ radicalisation ” des masses de la périphérie et non dans le mouvement révolutionnaire du prolétariat lui-même, les thèses induisent la vieille idée que la révolution commencerait dans le “ maillon le plus faible ” du capitalisme. Dire que la domination du capital dans la périphérie “ n’est pas encore la domination totale sur l’ensemble de la collectivité, elle ne s’exprime pas par la soumission de la société dans son ensemble aux lois et à l’idéologie du capital, comme dans les pays de la métropole ” est en contradiction avec l’idée correcte exprimée par le début des thèses sur la domination mondiale du capitalisme. Il suffit pour s’en convaincre de voir le contrôle absolu des moyens de communication, qui permet actuellement à la bourgeoisie des pays centraux de faire pénétrer une idée dans tous les pays simultanément (la fable des “ frappes chirurgicales ” lors des bombardements sur l'Irak ou sur la Yougoslavie par exemple), et pour rejeter la vision d’une domination idéologique inégale “dans les pays de la périphérie ”. Et dans les dernières décennies, avec la création de nouveaux moyens de communication, de transport, avec les armes nouvelles, les nouveaux corps militaires d'intervention rapide, on peut voir que la domination politique, idéologique et militaire de la bourgeoisie touche réellement tous les coins du globe.
Par ailleurs, le fait que les démocraties soient le plus souvent caricaturales dans les pays de la périphérie ne traduit pas une précarité de la domination de la bourgeoisie, mais tout simplement que celle-ci n’a pas besoin de cette forme de domination, bien qu’elle la garde cependant en réserve et la relance quand la situation l’exige comme une mystification nouvelle, comme on le voit actuellement. Le prolétariat des pays développés, par contre, possède déjà une large expérience de cette forme raffinée de domination politique de la bourgeoisie qu’est la démocratie.
Ce qui déterminera le mouvement révolutionnaire n’est pas un “ maillon faible ” du capital mais la puissance de la classe ouvrière, bien supérieure dans les grandes concentrations industrielles que dans les pays de la périphérie.
En fait l’idée d’un “potentiel de radicalisation des consciences plus élevé ” renvoie à la conception de “ l’introduction de la conscience révolutionnaire de l’extérieur du mouvement ”. Pour le BIPR, si le “ potentiel de radicalisation ” présent dans ces pays de la périphérie est détourné vers des impasses ou vers le fondamentalisme religieux au lieu de se transformer en mouvement révolutionnaire, c’est dû en fin de compte à l’absence de direction révolutionnaire et non à la nature interclassiste de cette “radicalisation”.
Avec l'idée d'un “ potentiel de radicalisation des consciences plus élevé ”, la conscience cesse d’être une conscience de classe pour devenir une conscience abstraite. Voilà à quoi conduit le concept de “ radicalisation des consciences ”. Et le BIPR pousse son raisonnement jusqu’au bout, concluant que les conditions pour le développement de la conscience et de l’organisation révolutionnaire seraient plus favorables non pas dans le prolétariat des pays centraux, mais dans les “ masses de déshérités ”, les masses désespérées, de la périphérie : “ Il reste la possibilité que la circulation du programme communiste parmi les masses soit plus facile et le “ niveau d’attention ” obtenu par les communistes révolutionnaires plus élevé, par rapport aux formations sociales du capitalisme avancé ”.
C’est une vision totalement contraire à la réalité. Les difficultés à voir clairement les différences de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie provoquent une vision d’hétérogénéité dans les masses, d’absence de frontières de classe et les rend plus réceptives aux idées gauchistes, religieuses fondamentalistes, populistes, ethniques, nationalistes, nihilistes, etc. Les masses déshéritées, lumpénisées, sont celles qui se trouvent être les plus éloignées d’une vision prolétarienne, collective, de la lutte ; ce sont les plus atomisées et les plus réceptives aux mystifications de la bourgeoisie. La décomposition sociale ne fait que renforcer ces mystifications.
Dans les pays de la périphérie, la faiblesse du prolétariat industriel rend plus difficile la lutte révolutionnaire parce que le prolétariat tend à être dilué dans les masses paupérisées et qu’il a donc plus de mal pour mettre en avant sa perspective révolutionnaire autonome.
La “ possibilité que la circulation du programme communiste parmi les masses soit plus facile ” à la périphérie est une dangereuse illusion, sortie d’on ne sait trop où. En effet, les conditions matérielles pour la propagande communiste y sont plus difficiles : l’analphabétisme dominant, la rareté des moyens d’impression pour la propagande et les difficultés des transports, etc. En outre, le “ retard idéologique ” n’a jamais signifié une sorte de “ pureté ” qui permettrait la diffusion des idées révolutionnaires, mais représente au contraire un fatras mêlant les “ vieilles ” idées propres au petit commerçant ou au paysan, marquées par le régionalisme, la religion, etc., et les “ nouvelles ” idées marquées par l’atomisation, le désespoir quant au présent et au futur, dominées par l’illusion d’une domination éternelle du capital diffusée par la radio et la télévision. Il est difficile de s'y retrouver dans ce fatras. Enfin, il n’existe dans les pays de la périphérie presque aucune tradition de lutte ou d’organisation révolutionnaire prolétarienne. Les références historiques à la “ lutte révolutionnaire ” renvoient plutôt aux mouvements nationalistes de la bourgeoisie, aux “ guérillas ”, etc., ce qui n’est qu’un facteur supplémentaire de confusion.
Les Thèses ne parlent pas du prolétariat des pays de la périphérie par rapport à celui des pays centraux, et par exemple des différences de force, de concentration, d'expérience, de capacité et de possibilité pour dépasser les frontières nationales. Elles ne parlent pas non plus des formes possibles de liens d'unité entre l’un et l’autre, pas plus que des difficultés particulières que rencontre la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie dans les pays de la périphérie, des aspects susceptibles de donner lieu à une “ tactique ” particulière du prolétariat, autant par rapport à ses frères de classe des pays centraux que par rapport à ces “ masses déshéritées ” qui gravitent autour de lui. Des questions “tactiques” que les révolutionnaires doivent bien entendu discuter et clarifier.
Mais le BIPR ne se réfère pas à la “ classe fondamentale ”, au véritable sujet de la révolution mais de façon générale aux “ masses de prolétarisés et de déshérités ” de la périphérie, celles qui se différencient précisément du prolétariat des pays centraux, auxquelles il attribue un “ potentiel de radicalisation des consciences plus élevé ” et qui seraient donc plus réceptives au programme communiste. En fin de compte, les Thèses n’expriment pas une tactique pour le prolétariat, mais plutôt une méfiance et une désillusion envers le mouvement de la classe ouvrière, auquel on cherche un substitut : les masses déshéritées de la périphérie[3] [40].
La position du BIPR sur le “ potentiel de radicalisation ” des “ déshérités ” est lourd de conséquences sur la question organisationnelle. La thèse 6 y fait référence et nous la publions intégralement : “ Ces conditions plus “ favorables ” se traduisent par la possibilité d’organiser autour du parti révolutionnaire un nombre de militants bien plus élevé que dans les pays centraux ” (thèse 5).
“ 6. La possibilité d’organisations “ de masses ” dirigées par les communistes n’est pas la possibilité de direction révolutionnaire sur les syndicats en tant que tels. Elle n’est pas non plus la massification des partis communistes.
Elle sera par contre utilisée pour l’organisation de puissants groupes sur les lieux de travail et sur tout le territoire, dirigés par le parti communiste comme instruments d’agitation, d’intervention et de lutte.
En tant qu’organes de négociation du prix et des conditions de la force de travail sur le marché capitaliste, les syndicats reproduisent dans les pays de la périphérie leurs caractéristiques générales et historiques. Comme nous l’a démontré récemment l’exemple coréen, les syndicats développent aussi la fonction de médiateurs des nécessités capitalistes dans le mouvement des travailleurs.
Tout en restant un des lieux où travaillent et interviennent les communistes, un lieu de propagande et d’agitation car ils regroupent une masse considérable et significative de prolétaires, les syndicats ne sont et ne seront jamais une arme de l’offensive révolutionnaire.
Ce n’est donc pas leur direction qui intéresse les communistes, mais la préparation, dans et en-dehors des syndicats, de leur dépassement. Ce dernier sera représenté par les organisations de masse du prolétariat dans la préparation de l’assaut contre le capitalisme.
Les éléments dynamique et l’avant-garde politique de ces organisations de masse –dans un premier temps pour la lutte et dans un second pour le pouvoir– sont les militants communistes organisés en parti. Et le parti sera d’autant plus fort qu’il aura su et pu structurer toute sa zone d’influence directe en organismes appropriés. Pour les raisons que nous venons de voir, l’organisation de groupes communistes territoriaux devient aussi possible dans les pays périphériques.
Des groupes territoriaux qui regroupent sous l’influence directe du parti communiste les prolétaires, semi-prolétaires et déshérités présents sur un territoire donné. Communistes parce qu’ils sont dirigés par et selon les orientations communistes, parce qu’ils sont stimulés et guidés par les cadres et organisations du parti ” (thèse 6, souligné par nous).
On peut dire d’entrée que ce que disent les thèses en matière d'organisation est sommaire et confus[4] [41]. Et le problème principal est que le BIPR ouvre beaucoup de portes à l’opportunisme. Tentons de sérier les problèmes :
Les Thèses ne disent rien, si ce n’est que les conditions “ plus favorables ” dans les pays de la périphérie permettraient à celui-ci d’organiser un plus grand nombre de militants que dans les pays centraux. Passer comme ça sur cette question est pour le moins irresponsable, d’autant plus face à la quantité de questions à résoudre que nous ont laissées d'un côté l’expérience historique de l’Internationale communiste et de l'autre la structure sociale même des pays de la périphérie.
Par “ un nombre plus élevé de militants ”, est-il fait référence à la possibilité de partis de masses dans les pays de la périphérie ? C’est ce qui semble découler de la thèse précédente, mais nous parlerions alors d’une conception du parti dépassée historiquement, le BIPR nous ramènerait alors à l’époque de la 2e Internationale. Dans ce cas, nous devrions avertir non seulement contre le danger de suppression des critères politiques d’intégration de nouveaux militants, mais aussi et surtout contre celui d'estomper la fonction même de direction politique du parti dans l’époque actuelle. Si les Thèses ne font pas référence à la formation de partis de masse, il est alors absurde de prédire s’il y aura un peu plus ou un peu moins de militants, puisque cela dépend de facteurs qui vont des conditions du mouvement révolutionnaire jusqu’à la dimension de la population de chaque pays.
Par ailleurs, l’Internationale communiste a déjà posé la question de la centralisation du parti communiste mondial. Les Thèses ne se prononcent pas sur cette question, nous devons donc demander au BIPR (à moins qu’il n’ait une conception fédéraliste du parti mondial), puisqu’il considère que les conditions sont meilleures dans les pays de la périphérie, si le noyau de la formation d’une nouvelle internationale s’y trouvera ? Si l’extension du parti mondial ira de la périphérie vers le centre avec l’appui économique et politique indispensable pour la formation de nouvelles sections ? Si sa direction politique pourra se trouver dans un quelconque pays d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Indochine ? Avec le développement du mouvement international de la classe ouvrière, ce genre de question exigera des réponses toujours plus concrètes, déterminantes pour les activités de l’organisation et elles les orientent dès à présent.
Il faut aussi parler de la composition de classe du parti. Evidemment, les critères d’appartenance à un parti restreint, rigoureusement militant, excluent le critère sociologique du militant, qu’il soit ouvrier, paysan ou artisan : la sélection se fait sur des critères politiques, par la rupture avec l’idéologie et les intérêts non prolétariens, par l’adoption des intérêts et objectifs de la classe ouvrière. Cette rupture n’est en rien plus facile dans les pays de la périphérie, et ceci est dû autant à l’influence précisément du facteur “ attardé ” (paysannerie, petite-bourgeoisie) qu’à celle de la désagrégation sociale (le sous-emploi dans les villes) qui peut tenter de pénétrer le parti de la classe ouvrière. Le gauchisme radical petit-bourgeois en particulier (et spécialement le “ guerrillérisme ”) est un obstacle difficile que rencontre la formation des organisations révolutionnaires dans la périphérie du capitalisme.
En fin de compte, un parti plus fort numériquement ne pourrait se développer dans ces pays qu’en assouplissant les critères d’adhésion, et c’est à cela qu'ouvre la porte le BIPR en parlant de “ conditions plus favorables ” et du “ niveau d’attention plus élevé ”. Cette “ souplesse ”, qui ferait courir un grand danger de toute façon, serait encore plus dangereuse dans les pays où le prolétariat constitue une classe faible : elle implique la pénétration des idéologies et conceptions étrangères à la classe ouvrière. Voilà à quoi conduit l’idée des thèses concernant le “ nombre plus élevé de militants ”.
Les Thèses réaffirment, sans plus d’éléments, la position pour le moins confuse du BIPR sur les syndicats : “ organes de négociation du prix et des conditions de la force de travail ”, “ médiateurs des nécessités capitalistes dans le mouvement des travailleurs ” dans lesquels travaillent les communistes... pour leur dépassement !
Et le comble, c’est que les Thèses ne disent pas un mot des caractéristiques des syndicats dans les pays de la périphérie (alors que c’est le but des Thèses !), par exemple que leur nature d’instrument de l’Etat est plus brutalement évidente : syndicalisation obligatoire, corps spécialisés de répression armée, interdiction pour les ouvriers de s’exprimer dans les assemblées, etc. La définition qu’en donne le BIPR tend à occulter cet aspect.
Dire que les communistes travaillent dans les syndicats dans les pays de la périphérie peut s’entendre de deux façons : soit c’est une lapalissade, puisque tout travailleur est obligé d’être syndiqué, soit cela signifie qu’ils doivent travailler dans la structure syndicale, participer à ses élections, être délégué, etc., c’est-à-dire faire partie de l’engrenage syndical et, de fait, défendre son existence. Ajouter qu’il faut y travailler “ pour les dépasser ” ne fait pas avancer la question d’un iota : dans les pays périphériques, la gauche du capital pose depuis longtemps la question dans les même termes dans le but d’impulser la création de nouveaux syndicats pour remplacer les anciens, trop discrédités aux yeux des travailleurs.
Ceci nous oblige à insister sur le fait que la classe ouvrière, dans tous les pays et y compris à la périphérie, se crée des organismes de masse qui lui sont propres et qui expriment exclusivement son point de vue de classe autonome, pour pouvoir mener sa propre lutte et diriger les autres classes. L’existence dans les pays de la périphérie de masses “ semi-prolétariennes ” ne rend pas moins nécessaire la création de ces organismes de masse de la classe, tout autant indispensables que dans les pays centraux... à condition, bien sûr, de considérer que seul le prolétariat constitue une force sociale capable de mener à bien la révolution.
Une bonne moitié des Thèses du BIPR est dédiée à la question nationale. Sur cette question, le BIPR fait un effort important pour liquider toutes sortes d’ambiguïtés en lien avec le soutien du prolétariat aux luttes de libération nationale et aux révolutions démocratico-bourgeoises, et sur la possibilité d’alliance momentanées avec des fractions progressistes de la bourgeoisie, en particulier dans les pays de la périphérie. Toutes ces ambiguïtés héritées de la 3ee Internationale sont encore propagées par certains groupes qui se revendiquent de la Gauche communiste d’Italie. Le CCI doit saluer l’effort de clarification contenu dans cette partie des Thèses. Nous soulignons donc dans un premier temps les principes que nous partageons avec le BIPR, pour ensuite montrer les différences qui subsistent et qui, à notre avis, montrent la nécessité d’aller au bout de la liquidation de ces ambiguïtés.
Premièrement, les Thèses soulignent que la bourgeoisie des pays périphériques est, dans sa nature exploiteuse, identique à celle des pays centraux : "La bourgeoisie des pays périphériques fait partie... de la classe bourgeoise internationale, dominant dans l'ensemble du système d'exploitation parce qu'elle est en possession des moyens de production à l'échelle internationale... avec des responsabilités égales et des fonctions historiques égales...; et que les oppositions entre la bourgeoisie périphérique et la bourgeoisie métropolitaine... ne touchent pas à la substance des rapports d'exploitation entre travail et capital qui, avant tout, se défendent ensemble contre le danger représenté par le prolétariat." (thèse-7) Elles affirment également que les caractéristiques particulières du capitalisme à la périphérie, telles que leur forme juridique (par exemple le fait que les entreprises sont propriété de l'Etat), ou le caractère agricole de la production ne constituent pas des différences essentielles de la production capitaliste.
Les Thèses affirment que “ la tactique du prolétariat dans la phase impérialiste exclut donc une quelconque alliance avec une quelconque fraction de la bourgeoisie, ne reconnaissant à aucune d’entre elles une nature “ progressiste ” ou “ anti-impérialiste ” ce qui, dans le passé, avait justifié des tactiques de “ front uni ” ( ...). La bourgeoisie nationale des pays attardés est liée aux centres impérialistes (...), ses antagonismes avec tel ou tel front, avec tel ou tel pays impérialiste, ne sont pas des antagonismes de classe mais sont internes à la dynamique capitaliste et cohérents avec sa logique. ” (thèse 9).
Pour ces raisons, une alliance avec la bourgeoisie n’a aucun sens pour le prolétariat. “ Les forces communistes internationalistes considèrent comme leur adversaire immédiat toutes ces forces bourgeoises ou petite-bourgeoises (...) qui préconisent l’alliance de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie. ” (thèse 10)
Pour finir, les Thèses réaffirment les objectifs du prolétariat à l’échelle internationale : les forces communistes internationalistes “ rejettent toute forme d’alliance ou de front uni (...), elles considèrent comme prioritaire (...) la préparation de l’assaut de classe contre le capitalisme, à l’échelle nationale (...) mais dans le cadre d’une stratégie qui voit dans le prolétariat international le seul sujet antagonique au capitalisme ” (Thèse 10). “ Les communistes dans les pays périphériques n’inscriront pas dans leur programme la conquête d’un régime qui assure les libertés et les formes de vie démocratiques, mais la conquête de la dictature du prolétariat. ” (thèse 11)
Nous sommes d’accord avec le BIPR sur cet ensemble de positions, fondamentales pour se maintenir sur un terrain de classe aujourd’hui, surtout avec la recrudescence des guerres impérialistes.
On trouve malheureusement ici et là dans les Thèses des expressions un peu ambiguës qui, par moment, tendent à contredire les affirmations que nous avons reproduites ci-dessus. Ces expressions montrent que persiste l’idée de la possibilité de certaines luttes de libération nationale, même si les Thèses insistent sur le piège représenté par le soutien à ces luttes pour le prolétariat.
Les Thèses parlent par exemple de sections de la bourgeoisie “ non incorporées aux circuits internationaux du capital ” qui “ ne participent pas à l’exploitation conjointe du prolétariat international ”, susceptibles de mener des “luttes d’opposition à la domination que le capital des grandes métropoles instaure dans ces pays ” (thèse 8). Les Thèses estiment que c’est le cas au Nicaragua ou dans le Chiapas (au Mexique), tout en reconnaissant immédiatement après que ces fractions ne peuvent conduire qu’à une “ nouvelle oppression et la substitution d’un groupe d’exploiteurs par un autre ”. Ailleurs dans les Thèses, il est affirmé que “ les révolutions nationales sont donc destinées à aboutir sur le terrain des équilibres interimpérialistes ” (thèse 9) ; et plus loin dans le texte (thèse 10), il est dit que “ en cas de révoltes qui aboutissent à des gouvernements “ démocratiques ” ou “ démocrates révolutionnaires ” [les forces communistes] maintiendront leur propre programme communiste et leur propre rôle antagonique révolutionnaire ”. Le problème réside dans le fait que le BIPR, tout en mettant beaucoup de guillemets, tout en insistant sur le fait que le prolétariat n’a rien à y gagner, reconnaît quand même la possibilité de “ révolutions nationales ”. Cet aspect affaiblit l’analyse générale, parce qu’il laisse entrer par la fenêtre des conceptions qui sont par ailleurs mises à la porte : la division entre bourgeoisie “ dominée ” et “ dominante ”, la nature “ progressiste ” de certaines “ luttes nationales ” et, finalement, la possibilité pour le prolétariat de participer à celles-ci en s’alliant à certaines fractions de la bourgeoisie. L’insistance même qui est faite dans les Thèses sur l’impossibilité pour le prolétariat de s’allier avec des fractions de la bourgeoisie, loin de montrer le niveau de clarté atteint, montre au contraire que l’intuition existe que quelque chose est confus, qu’une brèche existe quelque part et qu’il faut la colmater à tout prix.
Pour nous, la possibilité de révolutions nationales bourgeoises a disparu historiquement avec l’entrée du système dans sa phase de décadence et l’ouverture de l’époque de la révolution mondiale du prolétariat. Aujourd’hui, les “ mouvements de libération nationale ” ne sont qu’une mystification, destinée à embrigader le prolétariat dans les conflits interimpérialistes. Les Thèses du BIPR font abstraction de la nature impérialiste des bourgeoisies des pays attardés qui soit agissent supervisées par une grande puissance (pour obtenir des miettes ou pour changer de camp impérialiste), soit agissent avec leurs propres prétentions impérialistes, ce qui est souvent le cas pour les puissances moyennes. Mais l’ambiguïté des Thèses ne finit pas là car elles font un pas en arrière supplémentaire encore plus dangereux.
La thèse 12 affirme que “ les mouvements de masse nationalistes ne sont pas que la manifestation de forces bourgeoises nationalistes, elles expriment aussi l’énorme combativité des masses opprimées, déshéritées et surexploitées sur lesquelles le nationalisme bourgeois exerce sa propagande et son travail d’organisation afin d’en prendre la direction ”. Ce que le BIPR appelle “ mouvements de masse nationaliste ”, ce n’est rien d’autre que les guerres impérialistes auxquelles nous assistons en ce moment, auxquelles la bourgeoisie met un masque “ nationaliste ”. Le BIPR tombe ici dans le piège tendu par la bourgeoisie. Ces soi-disant “ mouvements de masse nationalistes ” n’expriment en rien “ l’énorme combativité des masses opprimées ”, mais tout au contraire la domination idéologique et politique la plus totale qu’exerce la bourgeoisie sur ces masses, au point de les faire s’entre-tuer pour des intérêts qui ne sont pas les leurs. L’affirmation du BIPR est en ce sens aussi absurde que si elle disait que la seconde guerre mondiale n’avait pas été seulement l’expression de l’existence de conflits impérialistes, mais qu’elle aurait exprimé aussi l’énorme combativité des masses.
La thèse 11 contient elle aussi un dérapage du même tonneau que le précédent. Après avoir affirmé que “ les communistes internationalistes dans les pays périphériques n’inscriront pas dans leur programme la conquête d’un régime qui assure les libertés démocratiques... mais la conquête de la dictature du prolétariat ”, le BIPR nous dit que ces communistes “ seront les défenseurs les plus décidés et conséquents de ces libertés, démasquant les forces bourgeoises qui ne les mettent en avant que pour mieux les nier par la suite ”. Ainsi, les Thèses oublient tout simplement ce que Lénine posait pourtant clairement, à savoir qu’il n’existe pas de libertés démocratiques abstraites, mais des libertés de classe et que le rôle des révolutionnaires n’est pas de “ défendre ” les libertés démocratiques bourgeoises, mais de dénoncer leur nature bourgeoise.
Politiquement, ces deux concepts, les “ mouvements de masse nationalistes ” et la “ défense des libertés démocratiques ”, laissent la porte ouverte à la possibilité d’intervenir dans des mouvements “ nationaux ” ou “ démocratiques ”, dans la mesure où on considère que ceux-ci n’expriment pas uniquement les intérêts de la bourgeoisie, mais aussi la “ combativité des masses”. C’est donc une concession dangereuse faite au camp ennemi, proche de l’opportunisme, d’autant plus si l’on y ajoute les aspects organisationnels que nous avons critiqué dans la première partie de cet article (en particulier sur “ le travail dans les syndicats ”).
Les ambiguïtés présentes dans les Thèses montrent les difficultés sur le plan théorique pour comprendre l’étape actuelle du capitalisme. L’insuffisance dans la distinction entre ascendance et décadence du capitalisme conduit à mettre théoriquement sur le même plan des phénomènes bien distincts en réalité, et par exemple à mettre sur le même plan d’un côté le processus de destruction des formes précapitalistes de production durant la phase ascendante du capitalisme et de l’autre la décomposition sociale actuelle ; par exemple encore, à minimiser les différences entre les luttes nationales au siècle dernier et les guerres “ nationalistes ” derrière lesquelles se cachent les conflits interimpérialistes actuels.
Il y a un réel effort pour donner aux Thèses un cadre historique adéquat. La thèse 9 en particulier combat la position du 2e congrès de l’Internationale communiste sur la question nationale et l’alliance entre prolétariat et bourgeoisie, et critique la position de Lénine et des bolcheviks de soutien aux luttes de libération nationale. Mais cette même thèse souffre des limites de la vision des changements historiques survenus au début du 20e siècle. Elle se limite à faire la critique des thèses adoptées par le Congrès de l’IC. Elle ne mentionne pas l’existence d’un important débat à l'époque dans le milieu révolutionnaire sur la fin des luttes nationales avec l’entrée du système dans sa phase impérialiste ou décadente et sur le danger pour le prolétariat de se mettre derrière des mouvements nationaux de la bourgeoisie.La dernière thèse lance un appel aux prolétaires et aux déshérités des pays périphériques, pour “ l’unité de classe avec les prolétaires de tous les pays, vers l’objectif commun de la dictature du prolétariat et du socialisme international ” (thèse 13).
L’idée qui conclut les Thèses nous semble être des plus intéressantes : le rejet du nationalisme est “d’autant plus important dans ces situations dans lesquelles le nationalisme dégénère en localisme le plus vil et réactionnaire... Dans de telles situations, où l’idéologie obscurantiste a déjà remplacé les principes élémentaires de solidarité de classe, il est d'autant plus nécessaire, bien que d'autant plus difficile, de réaffirmer la solidarité de classe fondamentale. C'est la précondition indispensable à toute reprise possible du mouvement révolutionnaire et communiste.”
Cette citation induit deux aspects importants qui reflètent clairement la situation actuelle du capitalisme : la dégénérescence du nationalisme en “ localisme le plus vil et réactionnaire ” et la substitution de la solidarité de classe par l'“ idéologie obscurantiste ”. Sans le vouloir, les Thèses parlent ici de fait de la décomposition sociale du capitalisme. Il suffirait de développer ces idées, en exprimant clairement qu’il ne s’agit pas de cas isolés, pour exprimer la nouvelle tendance générale du capitalisme. Ces idées justes du BIPR devraient lui permettre de reconnaître les difficultés accrues pour le prolétariat et ses organisations révolutionnaires, particulièrement dans les pays de la périphérie, et d’abandonner les illusions quant aux plus grandes “ facilités ” qu’il entretient encore. Elles devraient surtout lui permettre de reconnaître, non plus de façon partielle mais pleinement, la décadence et la décomposition que vit actuellement le capitalisme avec tous les dangers historiques qu’elle contient.
[1] [42] Nous faisons ici référence aux “ Thèses sur la tactique communiste dans les pays de la périphérie du capitalisme ”, publiées en italien dans Prometeo n° 13, série V, juin 1997, en anglais dans Internationalist Communist, Special Issue, Theses and Documents from the VIth Congress of Battaglia Comunista, en espagnol sur le site web du BIPR (nos citations sont traduites de la version espagnole).
[2] [43] Le BIPR parle par exemple de la “ phase impérialiste avancée ” pour parler de l’étape actuelle, alors que nous parlons de décadence et de décomposition du capitalisme ; par exemple encore, quand le BIPR parle de capitalisme d’Etat, il ne parle que du monopole étatique et non d’une tendance générale actuelle du capitalisme comme nous l’entendons pour notre part. Mentionnons enfin le concept utilisé par le BIPR de "opportunisme réformiste à habillage 'révolutionnaire'" pour se référer à ce que nous appelons le "gauchisme". Cette notion du BIPR (héritée de la Gauche italienne) est particulièrement confuse : nommer "opportunisme" une tendance politique du camp bourgeois, quand historiquement on a qualifié d'opportunisme (comme nous le faisons) un courant politique au sein du camp prolétarien mais qui, volontairement ou involontairement, fait des concessions politiques et organisationnelles au camp ennemi. La forme confuse sous laquelle les groupes qui se revendiquent de la Gauche italienne utilisent le terme opportunisme n'est pas accidentelle, mais elle reflète une certaine ambiguïté face au gauchisme, une propension à "discuter" avec lui, au lieu de le dénoncer, c'est-à-dire qu'elle reflète un certain "opportunisme". De toutes façons, il faut noter cette différence d'utilisation de ce conept pour éviter les équivoques pour nos lecteurs, surtout lorsque nous critiquons comme "opportuniste" une certaine politique du BIPR et des groupes bordiguistes.
[3] [44] On peut ainsi comprendre pourquoi le BIPR reste dans l’expectative par rapport aux révoltes désespérées ou aux “ mouvements ” paysans. Pour nous, ces derniers sont manipulés par les puissances impérialistes en conflit (par exemple les FARC en Colombie ou les zapatistes du Chiapas au Mexique, comme les guerrillas des années 1970 ou les sandinistes du Nicaragua dans les années 80.
[4] [45] Trois thèses, une page et demi, sont par exemple consacrées à la définition des “ pays périphériques ”, alors que la question organisationnelle est concentrée sur une seule thèse, moins d’une demi-page, dont la moitié ne fait que répéter la position générale du BIPR sur les syndicats.
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