« The new world (dis)order », le nouveau (dés)ordre mondial, voilà comment la presse anglo-saxonne qualifie maintenant le « nouvel ordre mondial » que lègue l'ex-président Bush à son successeur. Le panorama est effrayant et catastrophique. La liste des malheurs qui frappent l'humanité, est longue. La presse bourgeoise et la télévision en rendent compte. Voudraient-elles cacher les faits, qu'elles ne le pourraient pas et se déconsidéreraient complètement. Mais, au service de l'idéologie bourgeoise, elles séparent les événements tragiques qui se multiplient, refusent de voir le lien, la racine commune, c'est-à-dire l'impasse historique du capitalisme et sa putréfaction, qui unit la multiplication des guerres impérialistes, l'aggravation brutale de la crise économique mondiale et les ravages qu'elle provoque. Reconnaître l'unité entre toutes ces caractéristiques du capitalisme d'aujourd'hui, reconnaître la concomitance de leur aggravation respective, met à nu la barbarie sans fin dans laquelle le capitalisme nous entraîne, le gouffre sans fond dans lequel il plonge l'espèce humaine.
La reconnaissance du lien, de la cause, et de l'unité entre ces différents éléments de la réalité du capital facilite aussi la prise de conscience des enjeux historiques qui se présentent à l'humanité. Il existe une alternative à la catastrophe irréversible, et une seule. Détruire la société capitaliste et en instaurer une autre, radicalement différente. Il existe une force sociale, et une seule, capable d'assumer une telle tâche. Le prolétariat qui est à la fois classe exploitée et classe révolutionnaire, est cette force. Lui seul peut mettre à bas le capital, en terminer avec toutes ces catastrophes, et faire naître le communisme où les hommes ne seront plus conduits à s'entretuer sauvagement et où ils pourront vivre en harmonie.
Les mots et les phrases sont de peu de poids pour dénoncer la barbarie et la multitude de conflits locaux meurtriers qui ensanglantent la planète. Pas un seul continent n'est épargné. Ces conflits ne sont pas le résultat de haines ancestrales qui les rendraient fatals, inévitables, ni d'une loi naturelle selon laquelle l'homme serait foncièrement mauvais, toujours en quête d'affrontements et de guerres. Cette dynamique barbare de chute dans la guerre impérialiste n’est pas une fatalité naturelle. Elle est produite par l’impasse historique dans laquelle se trouve le capitalisme. La décomposition qui frappe la société capitaliste, l'absence de perspective et d'espoir autres que celui de la survie individuelle, ou comme bandes armées, contre tous les autres, est responsable de l'explosion des guerres locales entre populations qui vivaient, pour la plupart, en bonne harmonie, ou cohabitaient, depuis des décennies ou des siècles.
La putréfaction du capitalisme est responsable des milliers de morts, des tueries, des viols et des tortures, des famines et des privations qui touchent les populations, les hommes, les femmes, les vieillards. Elle est responsable des millions de réfugiés terrorisés, obligés de quitter leur maison, leur village, leur région, sans doute pour toujours. Elle est responsable de la séparation des familles endeuillées, des enfants qu'on envoie ailleurs en espérant qu'ils échapperont à l'horreur, au massacre, à la mort, ou à l'enrôlement forcé, et qu'on ne reverra plus. Elle est responsable aussi du fossé de sang et de vengeances qui va séparer pour longtemps des peuples, des ethnies, des régions, des villages, des voisins, des parents. Elle est responsable du cauchemar quotidien dans lequel vivent des milliards d'êtres humains.
La décomposition du capitalisme est responsable aussi du rejet hors de la production capitaliste, et de toute production, de centaines de millions d'hommes et de femmes dans le monde, réduits à s'entasser dans les immenses bidonvilles des mégalopoles, les plus chanceux trouvant de temps en temps un travail surexploité qui parvient à peine à les nourrir (et encore) ; et les autres, poussés par la faim, obligés de mendier, de voler, de trafiquer, de fouiller dans les décharges publiques pour trouver leur pitance, inexorablement amenés à la délinquance, à la drogue et à l'alcool, poussés à abandonner ou vendre leurs enfants encore bébés qui sont achetés comme esclaves pour travailler dans les mines, dans les innombrables petits ateliers, ou bien contraints de se prostituer dès leur plus jeune âge. Le pire n'est-il pas la multiplication des enlèvements de gamins à qui l'on prélève des organes, qui un rein, qui un oeil, ou les deux, pour les revendre ? Comment s'étonner après, que cette déchéance matérielle et morale, qui touche des millions d'être humains, fournisse en quantité, des hommes, des adolescents, des mômes qui n'ont pas 10 ans, prêts à toutes les horreurs et infamies, « libres » de toute morale, de toute valeur, de tout respect, pour qui la vie des autres n'est rien puisque la leur n'est rien depuis leur plus jeune âge, prêts à devenir mercenaires de n'importe quelle armée, guérilla ou bande, dirigée par n'importe quel caïd, général, colonel, sergent, chef mafieux, s'abaissant à la torture, aux tueries, aux viols systématiques, au service du «nettoyage ethnique » et autres horreurs ?
Il y a une cause et un responsable à cette folie croissante : l'impasse historique du capitalisme.
La décomposition du capitalisme pousse aux guerres et aux conflits locaux
La décomposition du capitalisme est responsable des guerres effroyables qui se propagent dans le territoire de l'ex-URSS, au Tadjikistan, en Arménie, en Géorgie... Elle est responsable de la poursuite sans fin des affrontements entre milices, hier alliées, en Afghanistan, qui balancent à tour de rôle leurs missiles et leur obus à l'aveuglette sur Kaboul. Elle est responsable de la continuation de la guerre au Cambodge qui met le pays à feu et à sang. Elle est responsable de la propagation dramatique des guerres et des affrontements inter-ethniques sur tout le continent africain. Elle est responsable du renouveau des petites guerres, si l’on peut dire, entre armées, guérillas et mafias au Pérou, en Colombie, en Amérique centrale. Si les populations manquent de tout, ces bandes armées, étatiques ou non, ont des stocks considérables d'armes, provenant bien souvent de l'argent du trafic de drogue, en pleine expansion mondiale, qu'elles contrôlent et pratiquent elles-mêmes.
La décomposition du capitalisme est responsable de l'éclatement de la Yougoslavie et du chaos qui s'y est développé. Les ouvriers qui travaillaient dans les mêmes usines, qui luttaient et faisaient grève ensemble, au coude à coude, contre l'Etat capitaliste yougoslave, les paysans qui cultivaient les terres voisines, les enfants qui allaient à la même école, les nombreuses familles, fruits de mariages a mixtes »y sont aujourd'hui séparés par un abîme de sang, de tueries, de tortures, de viols, de vols.
« Les combats entre Serbes et Croates ont fait quelques 10 000 morts. Ceux qui se sont déroulés en Bosnie-Herzégovine plusieurs dizaine de milliers (le président bosniaque parle de 200 000), dont plus de 8 000 à Sarajevo. (...) Sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, on estime à 2 millions le nombre de réfugiés et des victimes du "nettoyage ethnique". »([1] [1])
Des millions d'hommes et de femmes, de familles, voient leur vie et leurs espoirs ruinés, sans retour en arrière possible. Sans aucune perspective sinon le désespoir, voire, pire, la vengeance aveugle.
Les antagonismes impérialistes exacerbent les conflits locaux
Il faut dénoncer avec force les mensonges de la bourgeoisie qui affirme que cette période de chaos est passagère. Elle serait le prix à payer pour la mort du stalinisme dans les pays de l'Est. Nous, communistes, disons que le chaos et les guerres vont encore se développer et se multiplier. La phase de décomposition du capitalisme ne meut offrir ni paix, ni prospérité, bien au contraire, elle exacerbe, encore plus que par le passé les appétits impérialistes de tous les Etats capitalistes qu'ils soient puissants ou faibles. Le « chacun pour soi » et le « tous contre tous » s'imposent à tous, petits ou grands. Il n'est pas un conflit dans lequel des intérêts impérialistes ne soient absents. La nature a horreur du vide, dit-on. Ainsi en va-t-il de l'impérialisme. Chacun, quelle que soit sa force, ne peut laisser une région, un pays « à sa portée» à l'abandon, sous peine de voir un rival s'en emparer. La logique infernale du capitalisme pousse inévitablement à l'intervention des différents impérialismes.
Aucun Etat, quel qu'il soit, grand ou petit, puissant ou faible, n'échappe à la logique implacable des rivalités et des affrontements impérialistes. Simplement, les pays les plus faibles, en essayant de défendre leurs intérêts particuliers au mieux, s'alignent comme ils peuvent, de gré ou de force, en fonction de l'évolution des grands antagonismes impérialistes mondiaux. Ils participent ainsi tous au développement ravageur des guerres locales.
Cette période de chaos n'est pas passagère. L'évolution des alignements impérialistes globaux autour des principales puissances impérialistes mondiales, telles les USA bien sûr, mais aussi l'Allemagne, le Japon, et, à des degrés moindres, la France, la Grande-Bretagne, la Russie ([2] [2]), la Chine, met de l'huile sur le feu des guerres locales. En fait, c'est le coeur même du capitalisme mondial, particulièrement es vieilles puissances impérialistes occidentales, qui alimente le feu des affrontements et des guerres locales. C'est le cas en Afghanistan, dans les républiques asiatiques de l’ex-URSS, au Moyen-Orient, en Afrique tel en Angola, au Rwanda, en Somalie, et bien sûr en Yougoslavie.
En Yougoslavie, les difficultés croissantes de l'impérialisme américain pour imposer son leadership sur les autres puissances
L'ex-Yougoslavie est devenue le point central des rivalités impérialistes globales, le lieu où, à travers l'effroyable guerre qui s'y déroule, se cristallisent les principaux enjeux impérialistes de la période actuelle. Si l’impasse historique du capitalisme décadent, sa phase de décomposition, est responsable de l'éclatement de la Yougoslavie (tout comme de celui de l'URSS) et de l'aggravation des tensions entre les peuples qui en faisaient partie, ce sont les intérêts impérialistes des grandes puissances qui sont responsables de l'éclatement et de l'aggravation dramatique de la guerre. La reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie par l'Allemagne a provoqué la guerre, comme le dit et le répète, non sans arrière-pensées, la presse anglo-saxonne. Les USA bien sûr, mais aussi la France et la Grande-Bretagne, ont sciemment poussé la Serbie, qui n'attendait que ça, à corriger militairement la Croatie. Et à partir de là, les intérêts impérialistes divergents des grandes puissances déjà citées, ont déterminé la chute dans la barbarie guerrière.
Les atrocités commises par les uns et les autres, et particulièrement l'horrible « nettoyage ethnique » dont les milices serbes se sont rendues coupables en Bosnie, sont cyniquement utilisées par la propagande médiatique des puissances occidentales pour justifier leurs interventions politiques, diplomatiques et militaires, et pour masquer leurs intérêts impérialistes divergents. En fait, derrière les discours humanitaires, les grandes puissances s'affrontent et entretiennent l'incendie tout en se faisant passer pour les pompiers.
Depuis la fin de la guerre froide et la disparition des blocs impérialistes qui l'a accompagnée, l'allégeance à l'impérialisme américain de la part de puissances comme l'Allemagne, la France et le Japon, pour ne citer que les plus hardies, a disparu inévitablement, un pays comme l'Allemagne est destiné à se poser en pôle, exerçant une attraction impérialiste alternative au pôle américain. Depuis la fin de la guerre du Golfe, ces puissances ont de plus en plus défendu leurs intérêts propres, remettant en cause le leadership US.
L'éclatement de la Yougoslavie et l'influence croissante de l'Allemagne dans la région, en Croatie particulièrement, donc sur la Méditerranée, représente un revers pour la bourgeoisie américaine, en termes stratégiques,([3] [3]) et un mauvais exemple de ses capacités d'intervention politique, diplomatique et militaire. Tout le contraire de la leçon qu'elle avait administrée, à dessein, lors de la guerre du Golfe.
« Nous avons échoué » a affirmé Eagleburger, l'ex-secrétaire d'Etat (le ministre des Affaires étrangères) de Bush. «Depuis le début jusqu'à maintenant, je vous dis que je ne connais aucun moyen de stopper (la guerre), sinon au moyen d'un usage massif de la force militaire. » ([4] [4]) Comment se fait-il que l'impérialisme américain, si prompt à utiliser une incroyable armada contre l'Irak il y a deux ans, n'ait pas eu recours jusqu'à maintenant à l'usage massif de la force militaire ?
Depuis l'été dernier, à chaque fois que les américains étaient sur le point d'intervenir militairement en Yougoslavie, quand ils voulaient bombarder les positions et les aéroports serbes, à chaque fois un grain de sable déposé à propos par les rivaux impérialistes européens, est venu enrayer la machine de guerre américaine. En juin dernier, le voyage de Mitterrand à Sarajevo, au nom de « l’ingérence humanitaire », a permis aux Serbes de débloquer l'aéroport tout en sauvant la face devant les menaces d'intervention US ; l'envoi de forces françaises et britanniques parmi les soldats de l'ONU, puis leur renforcement, puis les négociations du Plan Owen-Vance entre toutes les parties en conflit, ont enlevé les justifications et, surtout, affaibli considérablement les garanties de succès d'une intervention militaire US. Par contre, elles ont aggravé les combats et les massacres. Comme on l'a vu lors des négociations de Genève du Plan Owen-Vance mises à profit par les Croates pour relancer la guerre contre la Serbie en Krajina.
Les hésitations de la nouvelle administration Clinton pour appuyer le Plan Owen-Vance au nom de la CEE et de l'ONU, révèlent les difficultés américaines. Lee H. Hamilton, Président démocrate du Comité des affaires étrangères pour la Chambre des représentants résume bien le problème auquel se trouve confrontée la politique impérialiste US : «Le fait saillant ici est qu'aucun leader n'est prêt à intervenir massivement dans l’ex-Yougoslavie avec le genre de moyens que nous avons utilisé dans le Golfe pour repousser l'agression, et si vous n'êtes pas prêts à intervenir de cette façon, alors vous devez vous arranger avec des moyens plus faibles et travailler dans ce cadre. » ([5] [5])
Suivant les conseils réalistes d'Hamilton, le gouvernement Clinton s'est rendu à la raison et a décidé finalement de soutenir le Plan Owen-Vance. Comme dans une partie de poker, il a aussitôt décidé de relancer la mise sur le terrain des convois humanitaires et d'envoyer son aviation parachuter des vivres aux populations affamées de Bosnie. ([6] [6]) A l'heure où nous écrivons, les containers de nourritures largués dans la nature, n'ont toujours pas été retrouvés ! Apparemment, les parachutages «humanitaires» sont aussi précis que les bombes de la guerre «chirurgicale» en Irak. En revanche, ils ont eu comme résultat de relancer la guerre autour des villes assiégées. Le nombre de victimes augmente dramatiquement, les exactions se multiplient encore plus, et des milliers de vieillards, d'hommes, de femmes et d'enfants sont contraints à la fuite désespérée dans la neige et le froid, sous les bombardements, les tirs des « snippers » isolés. Mais, pour la bourgeoisie américaine, l'important est de pouvoir commencer à imposer sa présence militaire sur le terrain. D'ailleurs les rivaux ne s'y trompent pas. « Devant la recrudescence des combats et à titre humanitaire», bien sûr, les bourgeoisies allemande et russe parlent ouvertement d'intervenir à leur tour en participant au parachutage de vivres, et même à l'envoi de troupes sur le terrain. La population peut être inquiète, elle n'est pas au bout de son calvaire.
L'impérialisme mène aux affrontements militaires
Tous les propos des dirigeants américains le confirment : les Etats-Unis sont amenés de plus en plus à faire usage de la force militaire. Et donc à attiser les conflits et les guerres. Les campagnes humanitaires ont été la justification des démonstrations de force que les USA ont réalisées en Somalie et en Irak dernièrement. Ces démonstrations « humanitaires » avaient pour but de réaffirmer la puissance militaire US aux yeux du monde, et conséquemment l'impuissance européenne en Yougoslavie. Elles avaient aussi pour but de préparer l'intervention militaire en Yougoslavie vis-à-vis des autres impérialismes rivaux (ainsi qu'aux yeux de la population américaine). Comme on vient de le voir, le résultat n'a pas été à la hauteur de leurs espérances, jusqu'à présent. Par contre, la famine et les affrontements militaires entre fractions rivales se poursuivent en Somalie. Par contre, les tensions impérialistes régionales s'exacerbent au Moyen-Orient, et les populations kurdes et chiites continuent de subir la terreur des Etats de la région.
L'utilisation croissante de la carte militaire par l'impérialisme US a pour conséquence de pousser ses rivaux à développer leur propre force militaire. C'est le cas du Japon et de l'Allemagne qui veulent changer leurs Constitutions respectives, héritées de la défaite de 1945, qui limitent leur capacité d'intervention armée. Elle a pour conséquence aussi la montée de la rivalité entre les USA et l'Europe sur le plan militaire. Bien sûr la constitution du corps d'armée franco-allemand en a été une manifestation. En Yougoslavie, une véritable bataille politique est engagée pour savoir si «l'ingérence humanitaire » doit être réalisée sous commandement de l'ONU ou de l'OTAN. De manière plus générale, « une situation critique se développe entre le gouvernement de Bonn et l'OTAN » ([7] [7]) ce qu'affirme aussi l'ancien Président français Giscard d'Estaing : « Quant à la défense, c'est le point de blocage des relations euro-américaines.» ([8] [8])
L'hypocrisie répugnante de la bourgeoisie n'a pas de borne. Toutes les interventions militaires américaines, ou sous couvert de l'ONU, Somalie, Irak, Cambodge, Yougoslavie, se sont faites au nom de l'aide et de l'ingérence humanitaire. Elles ont toutes relancé et aggravé l'horreur, les guerres, les massacres, les réfugiés fuyant les combats, la misère et la famine. Elles ont aussi manifesté, et porté à un point plus élevé, les rivalités impérialistes entre petites, moyennes, et surtout grandes puissances. Toutes sont poussées à développer leurs dépenses d'armement, à réorganiser leurs forces militaires en fonction des nouveaux antagonismes. Telle est la signification réelle du «devoir d'ingérence humanitaire» que s'attribue la bourgeoisie, tels sont les résultats des campagnes sur l'humanitaire et la défense des droits de l'homme.
La décomposition et les rivalités impérialistes accrues sont le produit de l'impasse économique du capitalisme
A l'origine de l'impasse historique du capitalisme qui provoque la multiplication et l'horrible aggravation des tueries impérialistes, se trouve son incapacité à dépasser et à résoudre les contradictions insurmontables que rencontre son économie. La bourgeoisie est impuissante à résoudre la crise économique. S'inquiétant de l'avenir des habitants du Bangladesh, et du capital voilà comment un économiste bourgeois présente cette contradiction :
« Même si, par quelque miracle de la science (sic), on pouvait produire assez de nourriture pour qu'ils puissent manger, comment trouveraient-ils l'emploi rémunéré nécessaire pour l'acheter ? » ([9] [9])
D'abord, quel culot ce type ! Affirmer aujourd'hui qu'il est impossible, sauf miracle dit-il, de nourrir la population du Bangladesh, (et nous, nous disons du monde entier) est scandaleuse. Et c'est le capital lui-même qui le prouve, en incitant et en payant les paysans des pays industrialisés pour qu'ils limitent leur production et mettent en jachère chaque fois plus de terres. Il n'y a pas sous-production, mais surproduction de biens. Ce n'est évidemment pas une surproduction de biens, de nourriture en particulier, par rapport aux besoins des hommes, mais, comme le souligne notre éminent professeur d'université, impuissant (car il ne peut résoudre la contradiction) et hypocrite (car il fait comme si elle n'existait pas en éliminant les capacités immenses de production), c'est une surproduction parce que la plus grande partie de la population mondiale ne peut acheter. Parce que les marchés sont saturés.
Aujourd'hui, le capitalisme mondial, c'est des millions d'être humains qui meurent faute de pouvoir se procurer de la nourriture, des milliards qui ont à peine de quoi manger alors que les principales puissances industrialisées, les mêmes qui dépensent des milliards de dollars pour leurs interventions militaires impérialistes, imposent à leurs paysans de diminuer leur production. Non seulement le capitalisme est barbare et meurtrier, mais en plus il est totalement absurde et irrationnel. D'un côté, surproduction qui oblige à fermer les usines, à laisser les terres cultivables à l'abandon, et des millions d'ouvriers sans travail, de l'autre des milliards d'individus sans ressources et torturés par la faim.
Le capitalisme ne peut plus surmonter cette contradiction comme il le faisait au siècle dernier en conquérant de nouveaux marchés. Il n'en reste plus sur la planète. Il ne peut pas non plus, pour le moment, s'engager dans la seule perspective qu'il puisse offrir à la société, une 3e guerre mondiale, comme il a pu le faire déjà à deux reprises depuis 1914, lors des deux guerres mondiales, au prix de plusieurs dizaines de millions de morts. D'une part, il n'y a plus de blocs impérialistes constitués nécessaires pour un tel holocauste depuis la disparition de l'URSS et du Pacte de Varsovie ; d'autre part la population, et tout spécialement le prolétariat, des principales puissances impérialistes d'Occident, n'est pas prête pour un tel sacrifice. Alors le capitalisme s'enfonce dans une situation sans issue dans laquelle il pourrit sur pied.
Dans ces conditions d'impasse historique, les rivalités économiques s'exacerbent autant que les rivalités impérialistes. La guerre commerciale s'aggrave tout comme les guerres impérialistes. Et la décomposition de l'URSS, qui a marqué une étape importante dans le développement dramatique du chaos généralisé au plan impérialiste, marque aussi une étape importante dans l'accélération de la concurrence entre toutes les nations capitalistes, et tout spécialement entre les grandes puissances: «Avec la chute de la menace soviétique, les inégalités et les conflits économiques entre les pays riches sont plus difficiles à maîtriser. »([10] [10]) D'où l'impossibilité, jusqu'à maintenant, de clore les négociations du GATT, d'où les disputes et les menaces de protectionnisme entre les USA, l'Europe et le Japon.
Le capitalisme fait faillite et la guerre commerciale se déchaîne. La récession ravage jusqu'aux économies les plus fortes, les USA, l'Allemagne, le Japon, tous les Etats européens. Aucun pays n'est à l'abri. Elle oblige chacun à défendre avec acharnement ses intérêts. C'est un facteur supplémentaire de tensions entre les grandes puissances.
A partir de la décomposition du capitalisme, du chaos qui l'accompagne et, en particulier, à partir de l'explosion de l'URSS, les guerres impérialistes sont devenues plus sauvages, plus barbares et en même temps plus nombreuses. Aucun continent n'est épargné. De même, aujourd'hui, la crise économique prend un caractère plus profond, plus irréversible que jamais, plus dramatique, et elle touche tous les pays du globe. L'un et l'autre viennent aggraver dramatiquement la catastrophe généralisée que représente la survie du capitalisme. Chaque jour qui passe est une tragédie de plus pour des milliards d'êtres humains. Chaque jour qui passe est aussi un pas de plus vers la chute irréversible du capitalisme dans la destruction de l'humanité. Les enjeux sont terribles : chute définitive dans la barbarie, sans retour, ou bien révolution prolétarienne et ouverture de la perspective d'un monde dans lequel les hommes vivront en une communauté harmonieuse.
Ouvriers de tous pays, au combat contre le capitalisme !
RL, 4mars 1993.
Le réveil de la combativité ouvrière.
La crise économique pousse le prolétariat à lutter
La faillite économique du capitalisme a des conséquences terribles pour le prolétariat mondial. Les fermetures d'entreprises, les licenciements, se multiplient partout dans le monde. Et particulière ment, dans les principales puissances économiques et impérialistes, aux USA, en Europe occidentale, et même au Japon ; dans les secteurs centraux tels l'automobile, la construction d'avions, la sidérurgie, l'informatique, les banques et les assurances, les secteurs publics, etc. Juste pour donner une maigre illustration de ce qui est officiellement prévu : 30 000 licenciements à Volkswagen, 28 000 à Boeing, 40 000 dans la sidérurgie allemande, 25 000 à IBM alors qu'il y en a déjà eu 42 900 en 1992... Ces coupes massives dans les rangs des ouvriers actifs, s'accompagnent d'une baisse des salaires, de réductions drastiques du «salaire social », de la Sécurité sociale, des aides, allocations diverses, des retraites, etc. Les conditions de travail pour ceux qui ont encore «la chance» de travailler se détériorent gravement. Les allocations chômage pour les autres se réduisent considérablement, quand elles existent encore. Le nombre de sans-abri, de familles ouvrières réduites aux soupes populaires, de mendiants, explose dans tous les pays industrialisés. Les ouvriers d'Amérique du Nord et d'Europe occidentale souffrent de la paupérisation absolue comme, avant eux, leurs frères de classe des pays dits du «tiers-monde» et d'Europe de l'Est.
Tout comme les conflits impérialistes éclatent sur tous les continents en même temps, avec une incroyable sauvagerie, les attaques contre les ouvriers tombent avec une dureté inimaginable il y a peu encore, dans tous les secteurs et dans tous les pays, en même temps.
Mais à la différence des conflits guerriers produits par la décomposition du capitalisme, la catastrophe économique du capitalisme et ses conséquences pour la classe ouvrière, peuvent permettre le réveil de l'espoir et de la perspective de l'alternative communiste à ce monde de misères effroyables et d'atrocités inouïes.
Déjà, depuis l'automne 1992 et la réaction ouvrière massive en Italie, le prolétariat recommence à lutter. Malgré leurs faiblesses, les manifestations des mineurs en Grande-Bretagne, les signes de colères en France, en Espagne, et les manifestations de rue des ouvriers de la sidérurgie en Allemagne, expriment le retour de la combativité ouvrière. Inévitablement, le prolétariat international doit répondre aux attaques dont il fait l'objet. Inévitablement, il reprend le chemin du combat de classe. Mais la voie est encore longue avant qu'il puisse présenter clairement à l'humanité souffrante, la perspective de la révolution prolétarienne et du communisme. Non seulement il doit lutter bien sûr, mais il doit aussi apprendre comment se battre. Dans la défense de ses conditions d'existence, dans ses luttes économiques, dans la recherche de son unité chaque fois plus large, il va devoir s'affronter aux manoeuvres et aux obstacles des syndicats, il va devoir déjouer les pièges corporatistes et de division des syndicalistes radicaux, «de base», et rejeter les impasses politiques faussement radicales des gauchistes. Il va devoir développer ses capacités d'organisation, se regrouper, tenir des assemblées générales ouvertes à tous, travailleurs actifs ou chômeurs, constituer des comités de lutte, manifester dans la rue en appelant à la solidarité active. Bref, il va devoir mener un combat politique, difficile et acharné, pour le développement de ses luttes et l'affirmation de sa perspective révolutionnaire. Pour les ouvriers, il n'y a pas de choix, sinon la lutte et le combat politique. Il en va de leurs conditions générales d'existence. Il en va de leur futur. Il en va du futur de l'humanité toute entière.
RL, 5 mars 1993.
[1] [11] Le Monde des débats, février 1993.
[2] [12] Après la fin de l'URSS, allons-nous voir l'éclatement de la Fédération de Russie ? En tout cas, la situation se détériore rapidement tant sur le plan économique que politique. Le chaos se développe, l'anarchie, les violences et les mafias règnent, la gabegie et la récession brutale frappent, la misère et le désespoir s'étendent, Eltsine semble ne plus gouverner grand chose et son pouvoir est de plus en plus affaibli et remis en cause. L'aggravation de la situation en Russie ne manquera pas, par ailleurs, d'avoir de graves conséquences au niveau international.
[3] [13] L'intérêt directement économique, le gain d'un marché particulier, est de plus en plus secondaire dans le développement des rivalités impérialistes. Par exemple, le contrôle du Moyen-Orient, et donc du pétrole, par les USA, correspond plus à un intérêt stratégique vis-à-vis des autres puissances rivales, l'Allemagne et le Japon tout particulièrement, qui sont dépendantes pour leur approvisionnement de cette région, plutôt que par les bénéfices financiers A qu'ils pourraient en tirer.
[4] [14] International Herald Tribune, 9/2/93.
[5] [15] International Herald Tribune, 5/2/93.
[6] [16] Au moment où nous écrivons, l'attentat du World Trade Center de New-York, n'est toujours pas élucidé. Il est fort probable qu'il s'inscrive dans l'exacerbation des rivalités impérialistes. Soit qu'il soit le fait d'un Etat qui essaie de faire pression sur la bourgeoisie US (comme c'était le cas lors des attentats terroristes de septembre 1986 à Paris), soit une provocation, ce qui est tout à fait possible aussi. En tout cas, le crime est utilisé par la bourgeoisie américaine pour créer un sentiment de peur dans la population, pour amener celle-ci à resserrer les liens autour de l'Etat, et pour justifier les interventions militaires à venir.
[7] [17] Die Welt, 8 février 1993.
[8] [18] Le Monde, 13 février 1993.
[9] [19] M.F. Perutz de l'Université de Cambridge cité par Y International Herald Tribune, 20 février 1993.
[10] [20] Washington Post cité par l’International Herald Tribune, 15 février 1993.
Le texte ci-dessous est extrait d'un Rapport sur la situation en Allemagne, réalisé par Welt-révolution, section du CCI dans ce pays. Même si cet article traite de la situation dans un seul pays, il n'en traduit pas moins la situation généralisée de crise du capitalisme que traversent tous les pays du monde. Naguère exemple vertueux de la bonne santé du capitalisme, constamment exhibé par la propagande bourgeoise, l'économie allemande est devenue un symbole de la gravité de l'effondrement du système.
Avec sa plongée dans la pire crise qu'elle ait connue depuis les années 1930, c'est un pôle essentiel du capitalisme mondial qui vacille, celui qui, il y a quelques années, paraissait le plus solide. Cette situation est non seulement significative de la gravité présente de la crise économique mondiale, mais est aussi le signe annonciateur des tempêtes futures qui promettent d'ébranler l'ensemble de l'édifice économique du capitalisme.
La bourgeoisie n'a plus de modèle d'un capitalisme en bonne santé à offrir pour accréditer l'illusion selon laquelle, pour sortir de la crise, il suffit de mettre en place une gestion rigoureuse. La situation en Allemagne montre aujourd'hui que même les pays qui se distinguaient par une gestion économique « vertueuse », et dont les ouvriers étaient salués pour leur discipline, n'échappent pas à la crise. Cela montre l'inanité des appels constants de la classe dominante à la rigueur. Aucune politique de la bourgeoisie n'est capable d'apporter une solution à la faillite généralisée du système capitaliste. Les sacrifices imposés partout au prolétariat n'annoncent pas des lendemains meilleurs, mais au contraire, un accroissement de la misère sans que se profile une quelconque solution à l'horizon, y compris dans les pays les plus industrialisés.
La brutale accélération de la crise
La récession aux USA à la fin des années 80, bien qu'éclipsée par l'effondrement de l'Est et la célébration par les médias de « la victoire de l’économie de marché», n'était pas simplement conjoncturelle mais avait une importance historique. Après l'effondrement final et définitif du « Tiers-monde » et de l'Est, elle signifiait la chute de l'un des trois principaux moteurs de l'économie mondiale, paralysé par une montagne de dettes. A ce ni veau, 1992 fut une année véritablement historique : l'affaissement économique officiel et spectaculaire des deux géants restants, le Japon et l'Allemagne.
Au lendemain de l'unification, qui avait engendré un boom ponctuel, l'endettement de l'Allemagne n'a pas permis d'éviter la récession. Cela signifie que, comme pour les USA, cette récession est, pour l'Allemagne, d'une importance sans précédent. L'augmentation de la dette publique empêche l'Allemagne de financer sa sortie du marasme actuel. Non seulement elle est entrée en récession de façon officielle et spectaculaire, mais elle a échoué en tant que pôle de croissance de l'économie mondiale et de pilier de la stabilité économique en Europe.
La bourgeoisie allemande est la dernière et la plus spectaculaire victime de l'explosion du chaos économique et de la crise incontrôlable.
La récession en Allemagne
Par rapport au boom de ces trois dernières années, l'économie s'est littéralement effondrée durant le troisième trimestre de 1992. La croissance annuelle du PNB, qui à la fin de 1990 atteignait presque 5 %, a soudain chuté aux environs de 1 % machines-outils a chuté de 20 % en ; 1991 et de 25% en 1992. La production industrielle totale a baissé de 1 % l'année dernière et on s'attend à une baisse de 2% cette année. La production textile est tombée de 12%. L'exportation, moteur traditionnel de l'économie allemande, capable d'ordinaire de la faire sortir de chaque effondrement, n'est plus capable d'engendrer le moindre effet positif face à l'énorme récession mondiale, alors que les importations s'accroissent pour les besoins de l'unification. La balance des paiements, encore excèdentaire de 57,4 milliards de dollars en 1989, a atteint, en 1992, un déficit record de plus de 25 milliards de dollars. La dévaluation des devises britannique, italienne, espagnole, portugaise, suédoise et norvégienne à l'automne a rendu les marchandises allemandes plus chères d'environ 15 % en quelques jours. Le nombre de compagnies ayant fait faillite l'année dernière a augmenté de presque 30 %. L'industrie automobile a déjà planifié des réductions de la production d'au moins 7 % pour cette année. Les autres piliers industriels tels que l'acier, les produits chimiques, l'électronique et la mécanique ont planifié des réductions semblables. L'un des plus grands producteurs d'acier et de machines, Klôckner, est au bord de la banqueroute.
La conséquence de tout cela est une explosion des suppressions d'emplois. Volkswagen, s'attendant à une réduction des ventes de 20 % cette année, projette de licencier un employé sur dix : 12 500. Daimler Benz (Mercedes, AEG, DASA Aérospatial) licenciera 11 800 personnes cette année et supprimera 40 000 postes d'ici à 1996. D'autres réductions d'emplois importantes sont prévues : Poste télécommunication: 13 500; Veba : 7 000 ; MAN : 4 500 ; Lufthansa : 6 000 ; Siemens : 4 000, etc.
Le chiffre officiel du chômage était I à la fin 1992 de 3 126 000 chômeurs, 1 soit 6,6 % en Allemagne de l'Ouest et 13,5% (1,1 million) en Allemagne de l'Est. Le travail à temps partiel touche 649 000 personnes à l'Ouest, 233 000 à l'Est. A l'Est 4 millions de postes ont été éliminés ces trois dernières années et près d'un demi million de travailleurs sont en stages de reclassement par l'Etat. Et ce n'est que le début. Même les prédictions officielles s'attendent à 3,5 millions de chômeurs à la fin de cette année pour l'Allemagne dans son ensemble. Dans l'ex-RDA, la production de biens et de services devrait augmenter de 100 % pour maintenir l'emploi au niveau actuel. Officiellement, trois millions de logements manquent dans les grandes villes, tandis que 4,2 millions de personnes vivent en dessous du revenu minimum (460 % de plus qu'en 1970). Même les organisations semi-officielles admettent que le nombre réel de chômeurs atteindra les 5,5 millions cette année. Et ceci n'inclue pas les 1,7 millions de personnes en apprentissage dans les nouvelles provinces de l'Est, en création de travail, en travail à temps partiel et en retraite anticipée une opération qui a coûté à elle seule 50 milliards de DM.
L'explosion des dettes
Lorsque Kohl devint chancelier en 1982, la dette publique s'élevait à 615 milliards de DM, 39% du PNB, soit 10 000 DM par habitant. Depuis lors, elle a atteint le chiffre de 21 000 DM par tête, plus de 42 % du PNB. Et on s'attend à ce qu'elle dépasse rapidement 50% du PNB. Pour la rembourser, chaque allemand devrait travailler six mois sans salaire. La dette publique a désormais atteint 1 700 milliards, et il est prévu qu'elle dépasse les 2 500 milliards à la fin du siècle. Cela a pris 40 ans, jusqu'en 1990, pour que l'Etat allemand atteigne le premier millier de milliards de dette. Le second millier est prévu pour la fin de 1994 ou, au plus tard, 1995. A chaque minute l'Etat prélève 1,4 millions de DM de taxes et engage 217 000 DM de nouvelles dettes. Plus de 100 milliards de DM ont été prêtés par les banques et les caisses contrôlées par l'Etat (Kreditanstalt fur Wiederaufbau, Deutsche Aus-gleichsbank, Berliner Industrie-bank) aux entreprises d'Allemagne de l'Est entre 1989 et 1991. La majeure partie de cet argent est perdue à jamais. 41 milliards ont été donnés à l'ex-URSS dans la même période et subiront certainement le même sort. Ainsi, en peu de temps, les énormes ressources financières accumulées sur des décennies, et qui ont non seulement fait de l'Allemagne la puissance la plus insolvable mais aussi le principal prêteur de capitaux sur les marchés mondiaux, ont fondu comme neige au soleil. Des outils essentiels de contrôle de l'économie ont été définitivement gaspillés. Et la récession rend tout cela encore pire. Chaque point de pourcentage de croissance perdu coûte à Bonn 10 milliards de DM, aux provinces et aux communes 20 milliards de DM de revenus en moins au travers de la diminution des entrées d'impôts. En même temps, les taxes et les prélèvements sociaux ont atteint un niveau record. Sur 2 DM gagnés de revenu, 1 va à l'Etat ou au fonds social. De nouvelles taxes sont planifiées : une augmentation drastique du prix de l'essence ; une taxe spéciale pour financer la reconstruction de l'Est. La part du paiement des intérêts dans le budget fédéral, qui atteignait 18 % en 1970 et 42 % en 1990, est prévue à plus de 50 % en 1995.
L'effondrement de l'économie allemande, le rétrécissement de ses marchés, sa fin en tant que financier international, sont une catastrophe réelle non seulement pour l'Allemagne mais pour le monde entier et plus particulièrement pour l'économie européenne.
Le chaos économique, le capitalisme d'Etat et la politique économique
Nous pouvons difficilement trouver de meilleur exemple de l’in contrôlabilité croissante de la crise économique mondiale que la manière avec laquelle la bourgeoisie la plus puissante d'Europe est contrainte d'agir. Elle aggrave la crise et se trouve contrainte d'ignorer les principes auxquels elle était le plus attachée. Un exemple : la politique inflationniste de l'endettement public, pour financer une consommation improductive, et qui va de pair avec un accroissement constant de la monnaie en circulation une politique qui a pris une dimension spectaculaire lors de l'union économique et monétaire avec la RDA et qui continue depuis. La croissance de l'indice annuel des prix, traditionnellement l'un des plus bas des principaux pays industrialisés, tend actuellement à être l'un des plus élevés. Tournant autour de 4 % à 5 %, ce niveau n'a pu être maintenu jusqu'à présent que grâce à une politique anti-inflationniste impitoyable des taux d'intérêts de la Bundesbank. La plongée dans une dette toujours plus grande constitue en elle-même une grave rupture avec la politique précédente qui maintenait cet endettement dans certaines proportions. La politique allemande anti inflationniste classique des quarante dernières années (la stabilité des prix et une relative autonomie de la Bundesbank sont inscrits dans la constitution) reflétait non seulement les intérêts économiques immédiats mais toute une « philosophie » politique issue, à la fois des expériences de la grande inflation de 1923, du désastre économique de 1929, et des traditionnels penchants du « caractère national» allemand vers l'ordre, la stabilité et la sécurité. Alors que dans les pays anglo-saxons, les hauts taux d'intérêts sont habituellement considérés comme la principale barrière à l'expansion économique, « l'école allemande » affirme que les entreprises rentables ne seront jamais mises en difficulté par les taux d'intérêts, mais plutôt par l'inflation. De même, la croyance profondément enracinée en une politique de « Deutschemark fort» est sous-tendue théoriquement par l'idée selon laquelle les avantages de la dévaluation (pour l'exportation) sont toujours effacés par l'inflation qui en résulte (à travers des importations plus chères). Le fait que ce soit l’Allemagne qui, parmi tous les pays mène une telle politique inflationniste est donc autant plus significatif d'une perte de contrôle.
Il en va de même pour les convulsions du SME qui constituent une véritable catastrophe pour les intérêts allemands. Des rapports stables entre les devises sont cruciaux pour l'industrie allemande, puisque les grandes, mais aussi-la plupart des petites entreprises, non seulement exportent principalement vers les pays de la Communauté européenne mais y réalisent également une partie de leur production. Sans cette stabilité, aucun calcul des prix ne devient possible, et la vie économique devient encore plus hasardeuse qu'auparavant. A ce niveau, le SME avait réellement constitué un succès, en rendant l'Allemagne largement indépendante des fluctuations et des manipulations du dollar. Mais même la Bundesbank, avec ses gigantesques réserves de devises, fut impuissante face au mouvement de spéculation qui a atteint 500 à 1000 milliards de dollars par jour sur le marché des devises. En tant que puissance économique opérant à l'échelle mondiale, l'Allemagne est la plus vulnérable face la fragilisation des marchés, y compris les marchés financier et monétaire. Et pourtant, elle se voit contrainte de mener une politique économique nationale qui quotidiennement sape les fondations de ces marchés.
L'unification et le rôle de l'Etat
Que ce soit aux USA avec Clinton, au Japon, ou dans la Communauté européenne avec les propositions de Delors, des politiques d'intervention de l'Etat plus brutales et plus ouvertes au travers du financement de travaux publics et de programmes d'infrastructure (qui dans une certaine mesure ignorent les besoins réels du marché) reviennent au premier plan dans tous les pays industrialisés. Cela va de pair avec un changement idéologique. Les mystifications sur le « laisser faire » des années 1980, particulièrement développées dans les pays anglo-saxons sous Reagan et Thatcher, sont abandonnées. Ces politiques ne sont pas une solution ou même un palliatif à moyen terme. Elles sont simplement le signe que la bourgeoisie n'est pas en train de se suicider et se prépare à différer une catastrophe plus grande, même si cela implique que la catastrophe n'en sera que plus dramatique. Le niveau à la fois des dettes et de la surproduction empêche toute stimulation réelle de l'économie capitaliste.
L'aboutissement de ces politiques est parfaitement illustré par le pays qui, pour des raisons particulières, fut obligé d'initier la reprise de telles politiques : l'Allemagne. Avec son programme de reconstruction de l'Est, celle-ci a transféré chaque année des centaines de milliards de DM dans ses provinces de l'Est. Le résultat aujourd'hui est éloquent : explosion de la dette, reprise de l'inflation, gaspillage des réserves, déficit de la balance des paiements et, finalement, la récession.
Mais bien qu'étant le précurseur, les buts et les motivations de cette politique ne sont pas identiques à ceux des USA ou du Japon dont la principale préoccupation est d'arrêter l'effondrement de l'activité économique. Nous ne devons pas perdre de vue le fait que le but principal de cette orientation a été d'ordre politique (unification, stabilisation, élargissement du pouvoir de l'Etat allemand, etc.). De ce fait elle possède une dynamique différente de celle annoncée pour les USA sous Clinton. D'un côté cela implique que des investissements peuvent être politiquement « profitables », même s'ils engendrent des pertes économiques immédiates. Mais, d'un autre côté, cela signifie aussi que la bourgeoisie allemande ne peut pas simplement arrêter et renverser ses politiques si ces opérations se montrent trop chères, ce qui est précisément lie cas. C'est une opération où il n'y a pas de retour en arrière possible, même face au danger de la banqueroute. Au niveau économique la bourgeoisie a mal calculé le prix de la réunification. Elle a sous-estimé, à la fois, le coût général et le degré de dégradation de l'industrie d'Allemagne de l'Est. Elle ne prévoyait pas un effondrement aussi rapide des marchés d'exportation de l'ex-RDA vers l'Est. La stratégie a, de ce fait, été changée. Le territoire de l'ex-RDA doit être transformé en tremplin pour conquérir les marchés de l'Ouest. Ceci n'est bien sûr possible que si elle acquiert des avantages compétitifs sur ses rivaux, en particulier dans la Communauté européenne. Les trois piliers de cette stratégie sont les suivants :
Le programme de développement des infrastructures de l’Etat : à une époque où les méthodes de production et les technologies de viennent de plus en plus uni formes, l'infrastructure (transport, communications etc.) constitue potentiellement un avantage compétitif décisif. Il n'y a pas de doute au sujet de la détermination de la bourgeoisie allemande à équiper les provinces de l'Est de l'infrastructure la plus moderne d'Europe, à faire avancer ce programme à pas de géant et à l'achever avant la fin du siècle... si le capital allemand ne fait pas faillite avant.
Les bas salaires : selon les accords signés, les salaires de l'Est devraient normalement rattraper bientôt ceux de l'Ouest. Cependant les syndicats ont passé un accord non officiel selon lequel des salaires plus bas pourraient être payés dans les entreprises luttant pour leur survie (c'est le cas de 80 % d'entre elles).
Les investissements pour des raisons politiques : la précédente politique économique vis-à-vis de l'Est impliquait que l'Etat crée les infrastructures et le cadre économique, tandis que les employeurs privés s'occupent des investissements. Cependant, les employeurs ne l'ont pas fait, car ils se sont tenus à ce qu'on appelle « l'économie de marché ». Le résultat : personne ne voulait acheter l'industrie de la RDA, qui, pour l'essentiel, a complètement disparu dans ce qui fut la plus rapide et la plus spectaculaire désindustrialisation de l'histoire. Finalement, l'Etat devra réaliser directement les investissements à long terme que les investisseurs privés ont eu peur d'engager.
Les attaques contre la classe ouvrière
Toute la politique du gouvernement de Kohl consistait à mener à bien l'unification sans attaquer trop brutalement la population, de façon à ne pas décourager l'enthousiasme national. Mais cela s'est traduit par un accroissement massif de l'endettement au lieu d'une attaque massive contre les ouvriers. Même les taxes spéciales de «solidarité avec l'Est», prélevées sur les salaires, furent annulées. Au début, l'unification s'est accompagnée d'impôts et de prélèvements spéciaux à l'Ouest, mais cela dans le contexte d'un boom économique et d'une relative baisse du chômage.
Maintenant nous sommes à un tournant dramatique de la situation. Le boom de l'unification a été rattrapé par la récession mondiale. Et les dettes sont devenues si gigantesques qu'elles menacent non seulement la stabilité allemande mais celle du monde entier. Via les faux d'intérêts élevés, le système monétaire, mais aussi d'autres systèmes de stabilisation en Europe, dont l'Allemagne est si dépendante, sont menacés. Ainsi alors qu de toute évidence la poussée de l'endettement ne va pas s'arrêter, le temps est venu où toute la population, particulièrement la classe ouvrière, doit payer de façon directe et brutale au travers d'attaques massives, frontales et généralisées. Ceci a déjà commencé sur le plan des salaires en 1992, quand de façon générale des accords salariaux inférieurs à l'inflation ont été négociés grâce à la manoeuvre de la grève dans le secteur public. Cette attaque contre les salaires va continuer à s'intensifier, puisque les syndicats ne cessent d'étaler leur volonté de modération et leur sens des responsabilités sur ce plan. Le second aspect est bien sûr l'explosion du chômage, du travail à temps partiel, et des licenciements massifs, plus particulièrement dans les secteurs clés de l'industrie. Ceci a été le cas, depuis trois ans, à l'Est, mais cela prend un développement nouveau et dramatique à l'Ouest. Des suppressions d'emplois et des «sacrifices particuliers » se préparent, y compris dans le secteur public. Last but not least, le gouvernement a concocté un gigantesque programme de coupes claires dans les services sociaux. Nous ne connaissons pas encore les détails de ce plan. Des rumeurs parlent d'une réduction de 3 % pour commencer dans tous les services tels que les allocations de chômage, les allocations de logement, les allocations familiales, etc.
Sans connaître encore tous les détails, nous pouvons être sûrs que 1993 apportera un changement qualitatif dans les conditions de vie du prolétariat, une avalanche d'attaques sans précédent depuis la guerre, à une échelle au moins comparable à celle endurée dans d'autres pays d'Europe occidentale.
Les conditions des ouvriers à l'Est
Au niveau des licenciements et du chômage, les ouvriers de l'ancienne Allemagne de l'Est ont été plus brutalement touchés que toute autre fraction du prolétariat d'Europe occidentale ces trois dernières années. En fait, l'éjection de plus de 4 millions de personnes hors du processus de production en un temps très court, et pour une population totale de 17 millions, dépasse même la dimension de la crise économique mondiale après 1929. Ceci s’est accompagné d'un processus de paupérisation absolue particulièrement pour les personnes âgées et les malades, de lumpénisation, surtout parmi les jeunes, et, de façon générale, d'un développement de l'insécurité.
Pour ceux qui gardent encore un emploi ou ceux qui font des stages de formation, le niveau des revenus a relativement augmenté, suivant la politique d'unification qui prévoit à terme un alignement des salaires de l'Est sur ceux de l'Ouest. Mais ces augmentations qui touchent une partie restreinte des travailleurs (surtout des hommes, à condition de n'être ni jeunes, ni vieux, ni malades) sont encore loin de l'égalisation. Quant à l'objectif de l'égalisation des niveaux de salaires il est loin d'être atteint : en termes réels on estime que le niveau des salaires des ouvriers à l'Est reste inférieur de près de la moitié par rapport à celui des ouvriers à l'Ouest. En outre, le patronat vient d'annoncer qu'il ne pourra respecter les augmentations qui étaient prévues dans les contrats signés avec les syndicats l'année dernière, étant donné le marasme économique général. Quatre ans après l'effondrement du mur de Berlin, les ouvriers de l’ex-RDA restent des étrangers sous-payés dans « leur patrie».
Comme souvent dans l'histoire du capitalisme décadent, l'Allemagne constitue un lieu privilégié d'explosion des contradictions qui déchirent le capitalisme mondial. L'économie la plus « saine » de la planète subit aujourd'hui de plein fouet les vents dévastateurs de la récession mondiale, de l'endettement à outrance, de la perte de contrôle sur la machine économique, de l'anarchie financière et monétaire internationale. Et, comme dans tous les pays, la classe dominante répond par le renforcement du rôle de sa machine étatique et par des attaques sans précédent sur la classe ouvrière.
Au-delà des spécificités dues à la réunification, le problème en Allemagne n'est pas une question allemande mais celle la faillite du capitalisme mondial.
« Le pouvoir de consommation des travailleurs est limité en partie par les lois du salaire, en partie par le fait qu'ils ne sont employés qu'aussi longtemps que leur emploi est profitable pour la classe capitaliste. La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolue de la société. »
Marx, Le capital.
La bourgeoisie est-elle capable de donner un début de solution à la question de la division du monde en nations, source de dizaines de millions de morts dans les guerres mondiales et locales qui ont ensanglanté la planète depuis le début du siècle ? C'est en tout cas ce qu'ont largement suggéré, à différents niveaux, diverses tendances politiques pro européennes.
La réalité démontre aujourd'hui, dans les faits, qu'une Europe unie, regroupant en son sein les anciens pays de la CEE, et même au-delà, n'était qu'une utopie, comme l'attestent en particulier les dissensions qui traversent ces pays et leur incapacité à influencer le règlement d'événements internationaux aussi tragiques que ceux de Yougoslavie se déroulant à proximité des principaux pays industrialisés d'Europe. Cependant, il n'en demeure pas moins que la bourgeoisie pourra de nouveau à l'avenir, en d'autres circonstances et en particulier pour les besoins des alliances impérialistes, être amenée à mettre au goût du jour l'idée d'une unité européenne, avec d'autres contours. La bourgeoisie tentera alors de nouveau, comme elle l'a toujours fait dans le passé, d'utiliser les campagnes sur l'Europe pour polariser les préoccupations de la classe ouvrière sur un problème tout à fait étranger à ses intérêts de classe, et surtout pour la diviser en lui faisant prendre parti dans ce faux débat.
C'est pourquoi, il est nécessaire de démontrer en quoi tout projet de construction de l'unité européenne ne fait en réalité que .participer de la mise en place des ententes dans la guerre |économique que se livrent sans merci tous les pays du monde, ou de la constitution des alliances impérialistes en vue de la guerre des armes à laquelle les pousse l'impasse de la crise économique.
Les différentes tentatives de construction européenne ont parfois été présentées comme des étapes vers la création d'une « nouvelle nation Europe » ayant un poids économique et politique considérable dans le monde. Chacune de ces étapes, et la dernière en particulier, devant, selon leurs partisans, constituer des facteurs de paix et de justice dans le monde. Une telle idée a pu avoir un impact d'autant plus grand qu'elle a illusionné des secteurs entiers de la bourgeoisie qui s'en sont ainsi fait des porte-parole convaincus. Ces derniers ont souvent donné à leur projet la forme d'« Etats-Unis d'Europe », à l'image, par exemple, de ce que sont le Etats-Unis d'Amérique.
L'impossibilité d'une nouvelle nation viable dans la décadence du capitalisme
En fait, un tel projet est utopique parce qu'il escamote deux facteurs indispensables de sa réalisation.
Le premier facteur concerne le fait que la constitution d'une nouvelle nation digne de ce nom, est un processus qui n'est réalisable que dans certaines circonstances historiques données. Or la période actuelle, par opposition à certaines autres antérieures, est sur ce plan totalement défavorable.
Le second facteur est celui de la violence auquel ne peuvent se substituer la « volonté politique des gouvernements » et 1'« aspiration des peuples » , contrairement à ce que présente la propagande de la bourgeoisie. L'existence de la bourgeoise étant indissolublement liée à celle de la propriété privée, individuelle ou étatique, un tel projet passe nécessairement par l'expropriation ou la soumission violente de fractions nationales de la bourgeoisie par d'autres.
L'histoire de la formation des nations depuis le Moyen Age jusqu'à nos jours illustre cette situation.
Au Moyen Age, la situation sociale, économique et politique peut être résumée par cette caractérisation qu'en fait Rosa Luxemburg : «r Au Moyen Age, alors que le féodalisme était dominant, les liens entre les parties et régions d'un même Etat étaient extrêmement lâches. Ainsi, chaque ville importante et ses environs produisait, pour satisfaire ses besoins, la majorité des objets d'usage quotidien; elle avait également sa propre législation, son propre gouvernement, son armée ; les villes les plus grosses et plus prospères, à l'Ouest, parfois menaient elles mêmes des guerres et concluaient des traités avec des puissances étrangères. De la même manière, les communautés les plus importantes avaient leur propre vie isolée, et chaque parcelle du domaine d'un seigneur féodal ou même chacune des propriétés des chevaliers constituaient en elles mêmes un petit Etat quasi indépendant. » ([1] [26])
Bien qu'à un rythme et à une échelle très inférieurs à ce qu'ils seront par la suite, lors de la domination du mode de production capitaliste, déjà à cette époque le processus de transformation de la société est à l'oeuvre : « La révolution dans la production et dans les relations commerciales à la fin du Moyen Age, l'augmentation des moyens de production et le développement de l'économie basée sur l'argent, avec également le développement du commerce international et, simultanément à la révolution dans le système militaire, le déclin de la royauté et le développement des armées permanentes, tout cela constitua des facteurs qui, dans les relations politiques, favorisèrent le développement du pouvoir du monarque et la montée de l'absolutisme. La tendance principale de l'absolutisme fut de créer un appareil d'Etat centralisé. Les 16e et 17° siècles sont une période de luttes incessantes entre la tendance centralisatrice de l'absolutisme contre les restes des particularismes féodaux. »([2] [27])
C'est évidemment à la bourgeoisie qu'il revient de donner l'impulsion décisive à ce processus de constitution des Etats modernes et de le mener à son terme: «L'abolition des douanes et de l'autonomie, en matière d'impôts dans différentes municipalités et propriétés de la petite noblesse, et dans l'administration des cours de justice, furent les premières réalisations de la bourgeoisie moderne. Avec cela vint la création d'une grosse machine étatique qui combinait toutes les fonctions : l'administration aux mains d'un gouvernement central ; la législation entre celles d'un organe législatif le parlement; les forces armées regroupées au sein d'une armée cen tralisée sous les ordres d'un gouvernement central; les droits de douane uniformisés face à l'extérieur; une monnaie unique dans l'ensemble de l'Etat, etc. Dans le même sens, l'Etat moderne a introduit dans le domaine de la culture,le plus possible, l'homogénéisation dans l'éducation et les écoles, dans le domaine ecclésiastique, etc., à organisé selon les mêmes principes l'Etat dans son en semble. En un mot, la centralisation la plus étendue possible est la tendance dominante du capitalisme. »([3] [28])
Au sein de ce processus de formation des nations modernes la guerre a toujours joué un rôle de premier ordre, pour éliminer les résistances intérieures émanant des secteurs réactionnaires de la société, et face aux autres pays pour délimiter ses propres frontières en faisant prévaloir par les armes son droit à l'existence. C'est pour cette raison que, parmi les Etats qui sont légués par le Moyen Age, ne sont viables que ceux présentant les conditions d'un développement économique suffisant leur permettant d'assumer leur indépendance.
Ainsi, l'exemple de l'Allemagne illustre-t-il, parmi d'autres, le rôle de la violence dans la constitution d'un Etat fort : Après avoir battu l'Autriche et soumis les princes allemands, c'est la victoire contre la France en 1871 qui permet à la Prusse d'imposer de façon stable l'unité allemande.
De même, la constitution des Etats-Unis d'Amérique en 1776, bien que ses prémisses ne se développent pas au sein de la société féodale -cette colonie ayant conquis son indépendance par les armes face à la Grande-Bretagne - fournit également une telle illustration : « Le premier noyau de l'Union des colonies Anglaises en Amérique du Nord, qui jusque là avaient été indépendantes les unes des autres, qui différaient largement les unes des autres socialement et politiquement, et qui sur beaucoup de plans avaient des intérêts divergents, fut créé par la révolution. » ([4] [29]) Mais il faut attendre la victoire du Nord sur le Sud lors de la guerre de sécession de 1861 pour que soit parachevé, à travers une constitution lui permettant la cohésion qu'il a aujourd'hui, l'Etat moderne que sont les Etats-Unis : « C'est en tant qu'avocats du centralisme que les Etats du Nord agirent, représentant ainsi le développement du grand capital moderne, le machinisme industriel, la liberté individuelle et la liberté devant la loi, c'est-à-dire les corollaires véritables du travail salarié, de la démocratie et du progrès bourgeois. »([5] [30])
Le 19e siècle a pour caractéristique la constitution de nouvelles nations (Allemagne, Italie) ou bien la lutte acharnée pour celles-ci (Pologne, Hongrie). Cela «n'est nullement un fait fortuit, mais correspond à la poussée exercée par l'économie capitaliste en plein essor qui trouve dans la nation le cadre le plus approprié à son développement. »([6] [31])
L'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence, au début du siècle, interdit désormais l'émergence de nouvelles nations capables de s'insérer dans le peloton de tête des nations les plus industrialisées et de rivaliser avec elles. ([7] [32]) Ainsi les six plus grandes puissances industrielles dans les années 1980 (USA, Japon, Russie, Allemagne, France, Angleterre) l'étaient déjà, bien que dans un ordre différent, à la veille de la première guerre mondiale. La saturation des marchés solvables, qui est à la base de la décadence du capitalisme, engendre la guerre commerciale entre nations, et le développement de l'impérialisme qui n'est autre que la fuite en avant dans le militarisme face à l'impasse de la crise économique. Dans un tel contexte, les nations arrivées avec retard sur l'arène mondiale ne peuvent surmonter celui-ci, tout au contraire, l'écart tend à se creuser. Marx soulignait déjà au siècle précédent l'antagonisme permanent qui existe entre toutes les fractions nationales de la bourgeoisie : « La bourgeoise vit dans un état de guerre perpétuel ; d'abord contre l'aristocratie, plus tard contre ces fractions de la bourgeoise même dont les intérêts entrent en contra diction avec les progrès de l'industrie, et toujours contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers.» ([8] [33]) Si la contradiction qui l'opposait aux restes féodaux a été dépassée par le capitalisme, par contre, celle concernant l'antagonisme entre les nations n'a fait que s'exacerber dans la décadence. Cela souligne à quel point est utopique ou hypocrite et mensongère cette idée de l'union pacifique de différents pays, fussent ils européens.
Toutes Les nations qui naîtront dans cette période résulteront, comme par exemple la Yougoslavie (le 28 octobre 1918), de la modification des frontières, du dépeçage des pays vaincus ou de leurs empires dans les guerres mondiales. Dans ces conditions elles se trouvent d'emblée privées des attributs d'une grande nation.
La phase actuelle et ultime de la décadence, celle de la décomposition de la société, non seulement est elle aussi défavorable au surgissement de nouvelles nations, mais encore exerce une pression à l'éclatement de celles d'entre elles présentant le moins de cohésion. L'éclatement de l'URSS a résulté en partie de ce phénomène, et depuis il agit à son tour comme facteur de déstabilisation et particulièrement sur les républiques issues de cet éclatement, mais également à l'échelle du continent européen. La Yougoslavie, entre autre, n'y a pas résisté.
L'Europe ne s'étant pas constituée en entité nationale avant le début de ce siècle, à une époque pourtant favorable au surgissement de nouvelles nations, parce qu'elle n'en présentait pas les conditions, il était impossible qu'elle le fît ensuite. Cependant, vu l'importance de cette région -la plus forte densité industrielle du monde- constituant de ce fait un enjeux impérialiste de premier ordre, il était inévitable qu'elle soit le théâtre où se sont nouées et dénouées les alliances impérialistes déterminantes dans le rapport de force international entre les nations. Ainsi, depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu'à l'effondrement du bloc de l'Est, elle a constitué face à celui-ci un avant-poste du bloc occidental, doté d'une cohésion politique et militaire à la mesure de la menace adverse. Ainsi également, depuis l'effondrement du bloc de l'Est et la dissolution du bloc de l'Ouest, elle est le théâtre de la lutte d'influence entre essentiellement l'Allemagne et les Etats-Unis, qui seront à la tête des deux futurs blocs impérialistes si ces derniers voient jamais le jour.
A ces alliances et rivalités impérialistes, et pas toujours en correspondance avec elles, voir antagoniques à elles, se sont superposées des ententes économiques des pays européens pour faire face à la concurrence internationale.
L'Europe : un instrument de l'impérialisme américain
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, déstabilisée par la crise économique et la désorganisation sociale, l'Europe constitue alors une proie facile pour l'impérialisme Russe. De ce fait, il y a nécessité pour la tête du bloc adverse de mettre tout en oeuvre pour remettre sur pied, dans cette partie du monde, une organisation économique et sociale, afin de la rendre moins vulnérable aux visées russes : « L'Europe occidentale, sans avoir subi les immenses ravages qui avaient affecté la partie orientale du continent, souffrait, près de deux ans après la conclusion du conflit, d'un marasme dont elle ne paraissait pas capable de sortir ... prise dans son ensemble, elle se trouve, en ce début de 1947, au bord du gouffre... tous ces éléments risquent d'entraîner, à bref délai, un effondrement général des économies, tandis que s'accentuent les tensions sociales qui menacent de faire basculer l'Europe occidentale dans le camp de l'URSS en voie de constitution rapide. » ([9] [34])
Le plan Marshall, voté en 1948, qui prévoit pour la période de 1948-1952 une aide de 17 milliards de dollars, est tout entier au service de cet objectif impérialiste des USA. ([10] [35]) Il s'inscrit ainsi dans la dynamique de renforcement des deux blocs et de développement des tensions entre eux, auxquels participent également d'autres événements marquants. En faveur du bloc de l'Ouest il y a la même année : la rupture de la Yougoslavie avec Moscou, empêchant ainsi la formation, avec la Bulgarie et l'Albanie, d'une fédération Balkanique sous influence soviétique ; la création du Pacte d'Assistance de Bruxelles (liant sur un plan militaire les Etats du Benelux, la France, la Grande-Bretagne), suivi l'année suivante par le Pacte Atlantique qui débouche lui-même sur la création de l'OTAN en 1950. Ce faisant, le Bloc de l'Est ne reste pas passif: il initie la «guerre froide » marquée en particulier par le blocus de Berlin et le coup d'Etat prosoviétique en Tchécoslovaquie de 1948 ; Il met en place en 1949 le Comecon (Conseil d'entraide économique) entre les pays de ce bloc. L'antagonisme entre les deux blocs ne se limite d'ailleurs pas à l'Europe mais déjà polarise les tensions impérialistes dans le monde. Ainsi, de 1946 à 1954, se déroule une première phase de la guerre d'Indochine qui se terminera avec la capitulation des troupes françaises à Dien Bien Phu.
La mise en oeuvre du plan Marshall est un puissant facteur du resserrement des liens entre les pays bénéficiaires, et la structure qui en a la charge, l’ « Organisation Européenne de Coopération Economique», est le précurseur des « ententes » qui, par la suite, verront le jour. Cependant ce sont encore les nécessités impérialistes qui constituent le moteur et l'aiguillon de telles ententes et de la suivante en particulier, la « Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier» . Le parti européen qu'il [Robert Schumann] anime s'affermit vers 1949, 1950, au moment où l'on craint le plus une offensive de l'URSS, et où Von désire consolider la résistance économique de l'Europe, tandis que, dans le domaine politique, s'édifient le Conseil de l'Europe et l'OTAN. Ainsi se précise le désir de renoncer aux particularismes et de procéder à la mise en commun des grandes ressources européennes, c'est à dire les bases de la puissance que sont, à l'époque, le charbon et l'acier. » ([11] [36]). Ainsi, en 1952, voit le jour la CECA, marché commun pour le charbon et l'acier entre la France, l'Allemagne, l'Italie, le Benelux. Bien que formellement plus autonome des Etats-Unis que ne l'était l'OECE, cette nouvelle communauté va cependant encore dans le sens de leurs intérêts par un renforcement économique, et donc politique, de cette partie du bloc occidental qui fait directement face au bloc russe. Pour des raisons qui lui sont propres, liées au souci de son « indépendance » vis à vis des autres pays européens, et de l'intégrité de la « zone sterling » la Livre étant à l'époque la seconde monnaie mondiale, la Grande Bretagne n'entre pas dans la CECA. Une telle exception est cependant tout à fait tolérable pour le bloc occidental car elle n'affaiblit pas sa cohésion, vu la situation géographique de la Grande Bretagne et la force de ses liens avec les USA.
La création de la CEE en 1957 visant à « la suppression graduelle des droits de douane, l'harmonisation des politiques économiques, monétaires, financières et sociales, la libre circulation de la main d'oeuvre, le libre jeu de la concurrence » ([12] [37]) constitue une étape supplémentaire dans le renforcement de la cohésion européenne, et donc du bloc occidental. Bien que, sur le plan économique, elle constitue un concurrent potentiel des USA, pendant un premier temps, la CEE est au contraire un facteur de leur propre développement : «L'ensemble géographique le plus favorisé par les investissements directs américains depuis 1950 est l'Europe : il y ont été multipliés par 15 environ. Le mouvement est demeure relativement modeste jusqu'en 1957, pour s'accélérer ensuite.
L'unification du marché continental européen amena les Américains à repenser leur stratégie en fonction de plusieurs impératifs : La création d'un tarif économique commun risquait de les exclure, s'ils n'étaient pas représentés sur place. Les anciennes implantations étaient remises en question, car, à l'intérieur d'un marché unifié, les avantages en matière de main d'oeuvre, d'impôts ou de subventions pouvaient l'emporter en Belgique ou en Italie, par exemple. En outre des duplications devenaient sans objet entre deux pays. Enfin et surtout le nouveau marché européen représentait un ensemble comparable, en population, en puissance industrielle et, à moyen terme, en niveau de vie, à celui des Etats-Unis et comportait donc des potentialités non négligeables. » ([13] [38])
En fait le développement de l'Europe fut tel -au cours des années 1960 elle devient la première puissance commerciale de la planète- que ses produits vinrent directement concurrencer les USA. Cependant, et malgré ses succès économiques, elle ne pouvait pas transcender les divisions en son sein, relevant d'intérêts économiques opposés et d'options politiques différentes qui, sans remettre aucunement en question l'appartenance au bloc occidental, néanmoins divergeaient sur les modalités de cette appartenance. L'opposition d'intérêts économiques s'exprime par exemple entre d'une part l'Allemagne qui, pour écouler ses exportations, souhaitait un élargissement de la CEE et le développement de relations plus étroites avec les Etats-Unis, et d'autre part la France qui, au contraire, souhaitait la CEE plus fermée sur elle même, afin de protéger son industrie de la concurrence internationale. L'opposition politique se cristallise entre la France et les autres pays membres à propos des demandes réitérées de candidature de la Grande Bretagne qui, jusque là, n'avait pas voulu entrer dans la CEE. Le gouvernement De Gaulle, soucieux d'alléger le poids de la tutelle américaine, alléguait alors l'incompatibilité d'une participation à la Communauté et de relations « privilégiées » avec les Etats-Unis.
Ainsi « la CEE ne réussit que très partiellement et n'arriva pas à imposer une stratégie commune. L'échec de l’EURATOM, en 1969-1970, le demi-succès de l'avion Concorde, en portent témoignage.»([14] [39]) Cela n'a pas lieu de nous surprendre dans la mesure où une stratégie commune et autonome de l'Europe sur le plan politique et partant, en bonne partie sur le plan économique, se heurtait nécessairement aux limites imposées par la discipline du bloc à la tête duquel se trouvaient les USA.
Cette discipline de bloc disparaît avec l'effondrement du bloc de l'Est et la dissolution, dans les faits, de celui de l'Ouest, car disparaît aussi le ciment principal de l'unité européenne qui relevait, on l'a vu, de considérations impérialistes.
Le seul facteur de cohésion de l'Europe telle qu'elle se présente avec a disparition du bloc de l'Ouest se situe au niveau économique, dans une entente destinée à affronter dans les conditions les moins défavorables possibles la concurrence américaine et japonaise. Or ce facteur de cohésion est bien faible à lui seul, au regard des tensions impérialistes croissantes qui traversent et déchirent 1'Europe.
Le terrain de la lutte d'influence des grands impérialismes
Les accords qui définissent, sur le plan économique, l'actuelle Communauté européenne concernent essentiellement le libre échange entre les pays adhérents pour une majorité de marchandises, avec cependant des clauses de sauvegarde permettant à certains pays, moyennant l'accord des autres membres, de protéger pendant un certain temps et sous certaines conditions une production nationale. De tels accords vont de pair avec des mesures protectionnistes ouvertes ou dissimulées vis à vis d'autres pays qui n'appartiennent pas à la Communauté. Même si ces accords n'éliminent évidemment pas la concurrence entre les pays signataires, et ce n'est d'ailleurs pas leur but, ils sont cependant d'une certaine efficacité face, par exemple, à la concurrence américaine et japonaise. En témoignent les entraves hypocrites imposées à l'importation de véhicules japonais dans certains pays de la CEE, pour protéger l'industrie automobile européenne /En témoigne également, à contrario cette fois, l'acharnement dont ont fait preuve les USA, dans les négociations du GATT, pour battre en brèche l'unité européenne, et y parvenir, entre autres, sur la question de la production agricole. Les mesures de libre échange sont complétées, sur le plan économique, par l'adoption de certaines normes communes, relatives par exemple à l'établissement des taxes, ayant pour but de faciliter les échanges et la coopération économique entre les pays concernés.
Au delà de ces mesures strictement économiques, il en existe d'autres, en projet ou déjà en vigueur, dont le but évident est un resserrement des liens entre les différents pays concernés.
Ainsi, pour se «protéger contre l'immigration massive », et par la même occasion contre les «facteur intérieurs de déstabilisation », furent adoptés les accords de Schengen signés par la France, l'Allemagne, l'Italie, la Belgique, le Luxembourg, les Pays Bas auxquels doivent se joindre ultérieurement l'Espagne et le Portugal.
De même, les accords de Maastricht, malgré leur flou, constituent une tentative d'aller de l'avant dans le resserrement de ces liens.
La portée de tels accords va au-delà de la seule défense en commun de certains intérêts autres qu'économiques, puisque avec l'accroissement de l'interdépendance qu'ils impliquent entre les pays signataires, ils ouvrent la voie à la possibilité d'une plus grande autonomie politique vis à vis des Etats-Unis. Une telle perspective prend toute son importance quand, parmi les pays européens concernés, le plus puissant d'entre eux, l'Allemagne, se trouve justement être le pays susceptible de prendre la tête d'un futur bloc impérialiste opposé aux USA. C'est la raison pour laquelle on assiste, en particulier de la part de la Grande-Bretagne et de la Hollande, qui demeurent en Europe des fidèles alliés des USA, à des tentatives évidentes de sabotage de la construction d'une Europe plus « politique ».
La question impérialiste s'affirme encore plus nettement lorsque sont noués des accords de coopération militaire, impliquant un nombre restreint de pays européens qui constituent le « noyau dur » du projet visant à vouloir s'affirmer de plus en plus nettement face à l'hégémonie des USA. Ainsi l'Allemagne et la France ont-elles constitué un corps d'armée commun. A un niveau moindre, mais cependant significatif, la France, l'Italie et l'Espagne ont conclu un accord pour un projet de force aéronaval commune. ([15] [40])
La réprobation de la Grande-Bretagne à la création du corps d'armée franco-allemand, la réaction Hollandaise à ce propos, « l'Europe ne doit pas être soumise au consensus franco-allemand», sont tout à fait significatives des camps en présence et de leur antagonisme.
De même les USA, malgré quelques déclarations favorables discrètes et purement « diplomatiques » sont réticents à la conclusion des accords de Maastricht, même si, en usant de leur droit de veto, leurs alliés anglais ou hollandais peuvent paralyser l'institution européenne. ([16] [41])
La tendance est évidemment à ce que la France et l'Allemagne tentent toujours d'utiliser davantage la structure communautaire pour rendre l'Europe plus autonome vis à vis des USA. Inversement, la Grande Bretagne et la Hollande seront contraintes de répondre à de telles poussées en paralysant les initiatives européennes.
Cependant, une telle action de la part de la Hollande ou de la Grande Bretagne connaît des limites dont le franchissement participera de « marginaliser » ces deux pays vis-à-vis de la structure communautaire.
Si une telle perspective, qui constituerait l'amorce d'une rupture de la Communauté européenne, n'est évidemment pas sans inconvénients, au niveau des relations économiques, pour tous les pays qui la composent. Elle stimulerait par ailleurs une accélération, en Europe même, du renforcement des bases pour la construction d'un bloc opposé aux USA.
Un terrain propice aux campagnes idéologiques contre la classe ouvrière
Le «projet européen » n'étant autre qu'un mythe qui, de plus, est le paravent à l'intégration dans un bloc impérialiste, la classe ouvrière n'a évidemment pas à prendre parti dans la querelle qui oppose des fractions de la bourgeoise sur les différentes options impérialistes en présence. Elle doit rejeter à la fois les appels des nationalistes « chauvins » qui se présentent comme les «garants de l'intégrité nationale »y ou encore comme les «défenseurs des intérêts des ouvriers menacés par l'Europe du capital » et celui des non moins nationalistes partisans de la «construction européenne». Elle a tout à perdre à se laisser embarquer sur ce terrain qui ne peut la conduire qu'à la division en son sein et aux pires illusions. Parmi les mensonges employés par la bourgeoisie pour tromper les ouvriers, on en trouve un certain nombre de «classiques» que les ouvriers doivent savoir démasquer.
«L'union d'une majorité de pays d'Europe est un facteur de paix dans le monde, ou pour le moins en Europe». Une telle idée s'appuie souvent sur l'idée que si la France et l'Allemagne se trouvent alliées dans une telle structure, on évitera la répétition du scénario des deux guerres mondiales. Il est possible que ce soit là un moyen d'éviter un conflit entre ces deux pays, si toutefois la France ne change pas de camp au dernier moment pour rejoindre celui des USA. Cependant, cela ne règle strictement en rien le problème crucial de la guerre. En effet, si les liens politiques entre certains pays européens venaient à se développer au delà de ce qui existe actuellement, cela serait nécessairement le produit d'une dynamique à la formation d'un nouveau bloc impérialiste autour de l'Allemagne, et opposé aux USA. Or, si la classe ouvrière laisse les mains libres à la bourgeoisie, l'aboutissement d'une telle dynamique n'est autre qu'une nouvelle guerre mondiale.
« Une telle union permettrait à ses habitants d'éviter les calamités, telles que la misère, les guerres ethniques, les famines, (...) qui ravagent une majorité des autres parties du monde». Cette idée est complémentaire de la précédente. Outre le mensonge consistant à faire croire qu'une partie de la planète pourrait échapper à la crise mondiale du système, cette idée fait partie d'une propagande ayant comme objectif d'amener la classe ouvrière en Europe à s'en remettre à ses bourgeoisies pour le règlement du problème fondamental de sa survie, indépendamment et, ce qui n'est pas dit ouvertement, au détriment de la classe ouvrière du reste du monde. Elle vise ainsi à terme à l'enchaîner à la bourgeoisie dans la défense de ses intérêts nationaux. Elle n'est en fait que l'équivalent, à l'échelle d'un bloc impérialiste en formation, de toutes les campagnes nationalistes et chauvines que déploie la bourgeoisie dans tous les pays. En ce sens, elle peut être comparée, par exemple, aux campagnes que déployait le bloc occidental contre le bloc adverse qu'il appelait, pour la circonstance, « l'empire du mal ».
« La classe ouvrière est en fait, en bonne partie, assimilable aux fractions les plus nationalistes de la bourgeoisie, puisque, comme elles, elle se positionne majoritairement contre l'union européenne». C'est vrai que, face au battage de la bourgeoisie, des ouvriers ont été amenés, en certaines circonstances, notamment lors du référendum de 1992 en France portant sur la ratification des accords de Maastricht, à prendre part massivement au «débat sur l'Europe». Cela relève évidemment d'une faiblesse de la classe ouvrière. C'est également vrai que, dans ce contexte, des ouvriers ont été sensibles aux arguments mêlant, à différents niveaux, la soi-disant défense de ses intérêts au nationalisme, au chauvinisme, à la xénophobie. Une telle situation est le produit du fait que la classe ouvrière subit globalement le poids de l'idéologie dominante, dont le nationalisme, sous toutes ses formes. Mais, de plus, cette situation est exploitée par la bourgeoisie pour rendre la classe ouvrière coupable de générer en son sein de telles « monstruosités », pour la diviser entre fractions soi-disant «réactionnaires» et d'autres soi-disant « progressistes ».
Face au mensonge du « dépassement des frontières par la construction européenne », où à celui de «l'Europe sociale», tout comme face aux appels au repli nationaliste pour soi-disant « se protéger des méfaits sociaux de l'Union européenne », les ouvriers n'ont pas à choisir. Leur seule voie, c'est celle de la lutte intransigeante contre toutes les fractions de la bourgeoisie, pour la défense de leurs conditions d'existence et le développement de la perspective révolutionnaire, à travers le développement de leur solidarité et unité internationales de classe. Leur seul salut, c'est la mise en pratique du vieux et toujours actuel mot d'ordre du mouvement ouvrier «Les ouvriers n'ont pas de patrie. Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! ».
M, 20 février 1993
[1] [42] Rosa Luxemburg in The nation state and the prolétariat. Publié dans La question nationale, sélection de textes de Rosa Luxemburg, Editeur Horace B. Davis, p. 187.
[2] [43] Idem.
[3] [44] Idem p. 189.
[4] [45] Idem p. 195.
[5] [46] Idem p. 196.
[6] [47] « La lutte du prolétariat dans la décadence du Capitalisme. Le développement de nouvelles unités capitalistes », Revue Internationale n°23.
[7] [48] Lire l'article: «Des nations mort-nées», Revue internationale n° 69.
[8] [49] Le manifeste communiste.
[9] [50] Le Second XXe siècle, T. 6, p 241, Pierre Léon, Histoire économique et sociale du monde.
[10] [51] Ce n'est évidemment pas un hasard si ce plan fut initié par Marshall, le chef d'état-major de l'armée américaine durant la seconde guerre mondiale.
[11] [52] Idem p.255
[12] [53] Idem p.258
[13] [54] Idem p. 508.
[14] [55] Idem.
[15] [56] Une telle initiative est également significative du besoin de la France, mais également de l'Espagne et de l'Italie, de ne pas se trouver démunies face au puissant voisin et allié allemand.
[16] [57] Les Etats-Unis, de leur côté font tout leur possible non seulement pour faire échec aux tentatives de l'Allemagne et de la France de jouer leur propre carte, mais encore pour créer leur «propre marché commun» afin de se préparer à une situation mondiale plus difficile. L'ALENA (Association de libre-échange nord-américaine), marché commun avec le Mexique et le Canada, n'est pas simplement une entente économique, mais une tentative de renforcer la stabilité et la cohésion de leur zone immédiate d'influence, tant face à la décomposition que face aux <r incursions » de l'influence d'autres puissance européennes ou du Japon.
« Le communisme est mort ! Le capitalisme l'a vaincu parce qu'il est le seul système qui puisse fonctionner ! Il est inutile, et même dangereux, de vouloir rêver à une autre société ! » C'est une campagne sans précédent que la bourgeoisie a déchaînée avec l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes prétendument « communistes ». En même temps, et pour enfoncer le clou, la propagande bourgeoise s'est appliquée, une nouvelle fois, à démoraliser la classe ouvrière en essayant de la persuader que, désormais, elle n'est plus une force dans la société, qu'elle ne compte plus, voire qu'elle n'existe plus. Et, pour ce faire, elle s'est empressée de monter en épingle la baisse générale de la combativité résultant du désarroi que les bouleversements de ces dernières années ont provoqué dans les rangs ouvriers. La reprise des combats de classe, qui déjà s'annonce, viendra démentir dans la pratique de tels mensonges, mais la bourgeoisie n'aura de cesse, même au cours des grandes luttes ouvrières, de marteler l'idée que ces luttes ne peuvent en aucune façon se donner comme objectif un renversement du capitalisme, l'instauration d'une société débarrassée des plaies que ce système impose à l'humanité. Ainsi, contre tous les mensonges bourgeois, mais aussi contre le scepticisme de certains qui se veulent des combattants de la révolution, l'affirmation du caractère révolutionnaire du prolétariat reste une responsabilité des communistes. C'est l'objectif de cet article.
Dans les campagnes que nous avons subies ces dernières années, un des thèmes majeurs est la «réfutation» du marxisme. Ce dernier, au dire des idéologues appointés par la bourgeoisie, aurait fait faillite. Sa mise en pratique et son échec dans les pays de l'Est constitueraient une illustration de cette faillite. Dans notre Revue, nous avons mis en évidence à quel point le stalinisme n'avait rien à voir avec le communisme tel que Marx et l'ensemble du mouvement ouvrier l'ont envisagé.([1] [60]) Concernant la capacité révolutionnaire de la classe ouvrière, la tâche des communistes est de réaffirmer la position marxiste sur cette question, et en premier lieu, de rappeler ce que le marxisme entend par classe révolutionnaire.
«L'histoire de toutes les sociétés jusqu'à nos jours est l'histoire des luttes de classe. »([2] [61]) C'est ainsi que débute un des textes les plus importants du marxisme et du mouvement ouvrier : le Manifeste communiste. Cette thèse n'est pas propre au marxisme ([3] [62]) mais un des apports fondamentaux de la théorie communiste est d'avoir établi que l'affrontement des classes dans la société capitaliste a comme perspective ultime le renversement de la bourgeoisie par le prolétariat et l'instauration du pouvoir de ce dernier sur l'ensemble de la société, thèse qui a toujours été rejetée, évidemment, par les défenseurs du système capitaliste. Cependant, si des bourgeois de la période ascendante de ce système avaient pu découvrir (de façon incomplète et mystifiée, évidemment) un certain nombre de lois de la société,([4] [63]) cela ne risque pas de se reproduire aujourd'hui : la bourgeoisie de la décadence capitaliste est devenue totalement incapable d'engendrer de tels penseurs. Pour les idéologues de la classe dominante, la priorité fondamentale de tous leurs efforts de «pensée» est de démontrer que la théorie marxiste est erronée (même si certains se réclament de tel ou tel apport de Marx). Et la pierre angulaire de leurs « théories » est F affirmation que la lutte de classe ne joue aucun rôle dans l'histoire, quand ce n'est pas de nier, purement et simplement, l'existence d'une telle lutte ou, pire encore, l'existence des classes sociales.
Il ne revient pas aux seuls défenseurs avoués de la société bourgeoise d'avancer de telles affirmations. Certains «penseurs radicaux», qui font carrière dans la contestation de l'ordre établi, les ont rejoints depuis un certain nombre de décennies. Le gourou du groupe Socialisme ou Barbarie (et inspirateur du groupe Solidarity en Grande-Bretagne), Cornélius Castoriadis, en même temps qu'il prévoyait le remplacement du capitalisme par un « troisième système », la «société bureaucratique », avait annoncé, il y a près de 40 ans, que l'antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat, entre exploiteurs et exploités, était destiné à céder la place à un antagonisme entre « dirigeants et dirigés. »([5] [64]) Plus près d'aujourd'hui, d'autres «penseurs» qui ont connu leur heure de gloire, tel le professeur Marcuse, ont affirmé que la classe ouvrière avait été « intégrée » dans la société capitaliste et que les seules forces de contestation de celle-ci se trouvaient, désormais, parmi des catégories sociales marginalisées tels les noirs aux Etats-Unis, les étudiants ou encore les paysans des pays sous-développés. Ainsi, les théories sur la «fin de la classe ouvrière » qui recommencent à fleurir aujourd'hui, n'ont même pas l'intérêt de la nouveauté : une des caractéristiques de la « pensée » de la bourgeoisie décadente, et qui exprime bien la sénilité de cette classe, est l'incapacité de produire la moindre idée nouvelle. La seule chose qu'elle soit capable de réaliser est de fouiller dans les poubelles de l'histoire pour en ressortir de vieux poncifs qu'on repeint au goût du jour et qu'on présente comme la « découverte du siècle ».
Un des moyens favoris utilisés aujourd'hui par la bourgeoisie pour escamoter la réalité des antagonismes de classe, et même la réalité des classes sociales, est constitué par les «études» sociologiques. A grand renfort de statistiques, on «démontre» que les véritables clivages sociaux n'ont rien à voir avec des différences de classes mais avec des critères comme le niveau d'instruction, le lieu d'habitation, la tranche d'âge, l'origine ethnique, voire la pratique religieuse. ([6] [65]) A l'appui de ce type d'affirmations on s'empresse d'exhiber le fait, par exemple, que le vote d'un « citoyen » en faveur de la droite ou de la gauche dépend moins de sa situation économique que d'autres critères. Aux Etats-Unis, la Nouvelle-Angleterre, les noirs et les juifs votent traditionnellement démocrate, en France, les catholiques pratiquants, les Alsaciens et les habitants de Lyon votent traditionnellement à droite. On s'évite cependant de souligner que la majorité des ouvriers américains ne votent jamais et que, dans les grèves, les ouvriers français qui vont à l'église ne sont pas nécessairement les moins combatifs. De façon plus générale, la « science » sociologique «oublie» toujours de donner une dimension historique à ses affirmations. Ainsi, on refuse de se souvenir que les mêmes ouvriers russes qui allaient se lancer dans la première révolution prolétarienne du 20e siècle, celle de 1905, avaient débuté, le 9janvier (le «dimanche rouge») par une manifestation conduite par un pope et réclamant la bienveillance au Tzar pour qu'il soulage leur misère. ([7] [66])
Lorsque les « experts » en sociologie font référence à l'histoire, c'est pour affirmer que les choses ont radicalement changé depuis le siècle dernier. A cette époque, selon eux, le marxisme et la théorie de la lutte de classe pouvaient avoir un sens car les conditions de travail et de vie des salariés de l'industrie étaient effectivement épouvantables. Mais, depuis, les ouvriers se sont « embourgeoisés » et ont accédé à la « société de consommation » au point de «perdre leur identité ». De même, les bourgeois en haut de forme et à gros ventre ont cédé la place à des «managers» salariés. Ce que toutes ces considérations veulent occulter c'est que, fondamentalement, les structures profondes de la société n'ont pas changé. En réalité, les conditions qui, au siècle dernier, donnaient à la classe ouvrière sa nature révolutionnaire sont toujours présentes. Le fait que le niveau de vie des ouvriers d'aujourd'hui soit supérieur à celui de leurs frères de classe des générations passées ne modifie en aucune façon leur place dans les rapports de production qui dominent la société capitaliste. Les classes sociales continuent d'exister et les luttes entre celles-ci constituent toujours le moteur fondamental du développement historique.
C'est vraiment une ironie de l'histoire que les idéologies officielles de la bourgeoisie prétendent, d'un côté, que les classes ne jouent plus aucun rôle spécifique (voire n'existent plus) et reconnaissent, de l'autre, que la situation économique du monde constitue la question essentielle, cruciale, à laquelle est confrontée cette même bourgeoisie.
En réalité, l'importance fondamentale des classes dans la société découle justement de la place prépondérante qu'y occupe l'activité économique des hommes. Une des affirmations de base du matérialisme historique c'est que, en dernière instance, l'économie détermine les autres sphères de la société : les rapports juridiques, les formes de gouvernement, les modes de pensée. Cette vision matérialiste de l'histoire vient battre en brèche, évidemment, les philosophies qui voient dans les événements historiques, soit le pur fruit du hasard, soit l'expression de la volonté divine, soit le simple résultat des passions ou des pensées des hommes. Mais, comme le disait Marx déjà en son temps, « la crise se charge de faire entrer la dialectique dans la tête des bourgeois ». Le fait, aujourd'hui évident, de cette prépondérance de l'économie dans la vie de la société se trouve à la base de l'importance des classes sociales, justement parce que celles-ci sont déterminées, contrairement aux autres catégories sociologiques, par la place occupée vis-à-vis des rapports économiques. Cela a toujours été vrai depuis qu'il existe des sociétés de classe, mais c'est dans le capitalisme que cette réalité s'exprime avec le plus de clarté.
Dans la société féodale, par exemple, la différenciation sociale était consignée dans les lois. Il existait une différence juridique fondamentale entre les exploiteurs et les exploités : les nobles avaient, par la loi, un statut officiel de privilégiés (dispense de payer des impôts, perception d'un tribut versé par leurs serfs, par exemple) alors que les paysans exploités étaient attachés à leur terre et étaient tenus de céder une part de leur revenu au seigneur (ou bien de travailler gratuitement les terres de celui-ci). Dans une telle société, l'exploitation, si elle était facilement mesurable (par exemple sous la forme du tribut payé par le serf), semblait découler du statut juridique. En revanche, dans la société capitaliste, l'abolition des privilèges, l'introduction du suffrage universel, l'Egalité et la Liberté proclamées par ses constitutions, ne permettent plus à l'exploitation et à la différenciation en classes de s'abriter derrière des différences de statut juridique. C'est la possession, ou la non-possession, des moyens de production,([8] [67]) ainsi que leur mode de mise en oeuvre, qui détermine, pour l'essentiel, la place dans la société des membres de celle-ci et leur accession à ses richesses, c'est-à-dire l'appartenance à une classe sociale et l'existence d'intérêts communs avec les autres membres de la même classe. A grands traits, le fait de posséder des moyens de production et de les mettre en oeuvre individuellement détermine l'appartenance à la petite-bourgeoisie (artisans, exploitants agricoles, professions libérales, etc.).([9] [68]) Le fait d'être privé de moyens de production et d'être contraint, pour vivre, de vendre sa force de travail à ceux qui les détiennent et qui mettent à profit cet échange pour s'accaparer une plus-value, détermine l'appartenance à la classe ouvrière. Enfin, font partie de la bourgeoisie, ceux qui détiennent (au sens strictement juridique ou au sens global de leur contrôle, de manière individuelle ou collective) des moyens de production dont la mise en oeuvre fait appel au travail salarié et qui vivent de l'exploitation de ce dernier sous forme d'une appropriation de la plus-value qu'il produit. Pour l'essentiel, cette différenciation en classes est aujourd'hui aussi présente qu'elle l'était au siècle dernier. De même, ont subsisté les intérêts de chacune de ces différentes classes et les conflits entre ces intérêts. C'est pour cela que les antagonismes entre les principales composantes de la société, déterminées par ce qui constitue le squelette de celle-ci, l'économie, continuent de se trouver au centre de la vie sociale.
Cela dit, même si l'antagonisme entre exploiteurs et exploités constitue un des moteurs principaux de l'histoire des sociétés, ce n'est pas de façon identique pour chacune d'entre elles. Dans la société féodale, les luttes, souvent féroces et de très grande envergure, entre les serfs et les seigneurs n'ont jamais abouti à un bouleversement radical de celle-ci. L'antagonisme de classe qui a conduit au renversement de l'ancien régime, aboli les privilèges de la noblesse, n'était pas celui qui opposait celle-ci et la classe qu'elle exploitait, la paysannerie asservie, mais l'affrontement entre cette même noblesse et une autre classe exploiteuse, la bourgeoisie (révolution anglaise du milieu du 17e siècle, révolution française de la fin du 18e). De même, la société esclavagiste de l'antiquité romaine n'a pas été abolie par la classe des esclaves (malgré les combats quelques fois formidables que celle-ci a menés, comme la révolte de Spartacus et des siens en 73 avant Jésus-Christ), mais bien par la noblesse qui allait dominer l'Occident chrétien pendant plus d'un millénaire.
En réalité, dans les sociétés du passé, les classes révolutionnaires n'ont jamais été des classes exploitées mais de nouvelles classes exploiteuses. Un tel fait ne devait rien au hasard, évidemment. Le marxisme distingue les classes révolutionnaires (qu'il appelle également classes «historiques») des autres classes de la société par le fait que, contrairement à ces dernières, elles ont la capacité de prendre la direction de la société. Et tant que le développement des forces productives était insuffisant pour assurer une abondance de biens à l'ensemble de la société, infligeant à celle-ci le maintien des inégalités économiques et donc des rapports d'exploitation, seule une classe exploiteuse était en mesure de s'imposer à la tête du corps social. Son rôle historique était de favoriser l'éclosion et le développement des rapports de production dont elle était porteuse et qui avaient comme vocation, en supplantant les anciens rapports de production devenus caducs, de résoudre les contradictions, désormais, insurmontables engendrées par le maintien de ces derniers.
Ainsi, la société esclavagiste romaine en décadence était travaillée à la fois par le fait que « l'approvisionnement » en esclaves, basé sur la conquête de nouveaux territoires, se heurtait à la difficulté pour Rome de contrôler des frontières de plus en plus éloignées et par l'incapacité d'obtenir de la part des esclaves le soin qu'exigeait la mise en oeuvre des nouvelles techniques agricoles. Dans une telle situation, les rapports féodaux, où les exploités n'avaient plus un statut identique à celui du bétail (comme c'était le cas des esclaves),([10] [69]) où ils étaient étroitement intéressés à une plus grande productivité du sol qu'ils travaillaient puisqu'ils devaient en vivre, se sont imposés comme les plus aptes à sortir la société de son marasme. C'est pour cela que ces rapports se sont développés, notamment par un affranchissement croissant des esclaves (ce qui fut accéléré, en certains lieux, par l'arrivée des «barbares» dont certains, d'ailleurs, vivaient déjà dans une forme de société féodale).
De même, le marxisme (à commencer par le Manifeste communiste) insiste sur le rôle éminemment révolutionnaire joué par la bourgeoisie au cours de l'histoire. Cette classe, qui est apparue et s'est développée au sein de la société féodale, a vu son pouvoir s'accroître vis-à-vis d'une noblesse et d'une monarchie qui dépendaient de plus en plus d'elle, tant pour leurs fournitures en biens de toutes sortes (étoffes, mobilier, épices, armes), que pour le financement de leurs dépenses. Alors qu'avec l'épuisement des possibilités de défrichement et d'extension des terres cultivées se tarissait une des sources de la dynamique des rapports de production féodaux, qu'avec la constitution de grands royaumes, le rôle de protecteur des populations, qui était initialement la vocation principale de la noblesse, perdait sa raison d'être, le contrôle, par cette classe, de la société tendait à devenir une entrave pour le développement de cette dernière. Et cela était amplifié par le fait que ce développement était de plus en plus tributaire de la croissance du commerce, de la banque et de l'artisanat dans les villes qui faisaient connaître un progrès considérable au niveau des forces productives
Ainsi, en prenant la tête du corps social, d'abord dans la sphère économique, puis dans la sphère politique, la bourgeoisie libérait la société des entraves qui l'avaient plongée dans le marasme, elle créait les conditions du plus formidable accroissement de richesses que l'histoire humaine ait connu. Ce faisant, elle substituait une forme d'exploitation, le servage, par une autre forme d'exploitation, le salariat. Pour y parvenir, elle a été conduite, lors de la période que Marx appelle l'accumulation primitive, à prendre des mesures d'une barbarie, qui valait bien celle imposée aux esclaves, afin que les paysans soient contraints de venir vendre leur force de travail dans les villes (voir, à ce sujet, les pages admirables dans le livre I du Capital). Et cette barbarie elle-même ne faisait qu'annoncer celle avec laquelle le capital allait exploiter le prolétariat (travail des enfants en bas âge, travail de nuit des femmes et des enfants, journées de travail allant jusqu'à 18 heures, parcage des ouvriers dans les « work-houses », etc.) avant que les luttes de celui-ci ne parviennent à contraindre les capitalistes à atténuer la brutalité de leurs méthodes.
La classe ouvrière a mené, dès son apparition, des révoltes contre l'exploitation. De même, ces révoltes se sont accompagnées de la mise en avant d'un projet de bouleversement de la société, d'abolition des inégalités, de mise en commun des biens sociaux. En cela, elle ne se distinguait pas fondamentalement des précédentes classes exploitées, notamment des serfs qui, eux aussi, dans certaines de leurs révoltes, pouvaient se rallier à un projet de transformation sociale. I Ce fut le cas notamment lors de la Guerre des paysans au 16e siècle, en Allemagne, où les exploités c’étaient donnés comme porte parole Thomas Munzer qui préconisait une forme de communisme ([11] [70]). Cependant, contrairement au projet de transformation sociale des autres classes exploitées, celui du prolétariat n'est pas une simple utopie irréalisable. Le rêve d'une société égalitaire, sans maîtres et sans exploitation, que pouvaient faire les esclaves ou les serfs, n'était qu'une simple chimère car le degré de développement économique atteint par la société de leur temps ne permettait pas l'abolition de l'exploitation. En revanche, le projet communiste du prolétariat est parfaitement réaliste, non seulement parce que le capitalisme a créé les prémisses d'une telle société, mais aussi parce qu'il est le seul projet qui puisse sortir l'humanité du marasme dans lequel elle s'enfonce.
Dès que le prolétariat a commencé à mettre en avant son propre projet, la bourgeoisie n'a eu que mépris pour ce qu'elle considérait comme des élucubrations de prophètes en mal de public. Lorsqu'elle se donnait la peine de dépasser ce simple mépris, la seule chose qu'elle pouvait imaginer c'est qu'il en serait des ouvriers comme il en avait été des autres exploités aux époques antérieures : ils ne pourraient que rêver des utopies impossibles. Evidemment, l'histoire semblait donner raison à la bourgeoisie et celle-ci résumait sa philosophie dans les termes : «Toujours il y a eu des pauvres et des riches, il y en aura toujours. Les pauvres ne gagnent rien à se révolter: ce qu'il convient défaire, c'est que les riches n'abusent pas de leur richesse et se préoccupent de soulager la misère des plus pauvres». Les curés et les dames patronnesses se sont faits les porte-parole et les praticiens de cette «philosophie». Ce que la bourgeoisie se refusait à voir, c'est que son système économique et social, pas plus que les précédents, ne pouvait être éternel, et que, au même titre que l'esclavagisme ou la féodalité, il était condamné à laisser la place à un autre type de société. Et de même que les caractéristiques du capitalisme avaient permis de résoudre les contradictions qui avaient terrassé la société féodale (comme il en avait été déjà le cas de cette dernière vis-à-vis de la société antique), les caractéristiques de la société appelée à résoudre les contradictions mortelles qui assaillent le capitalisme découlent du même type de nécessité. C'est donc en partant de ces contradictions qu'il est possible de définir les caractéristiques de la future société.
On ne peut, évidemment, dans le cadre de cet article, revenir en détail sur ces contradictions. Depuis plus d'un siècle, le marxisme s'y est employé de façon systématique et notre propre organisation y a consacré de nombreux textes.([12] [71]) Cependant, on peut résumer à grands traits les origines de ces contradictions. Elles résident dans les caractéristiques essentielles du système capitaliste : c'est un mode de production qui a généralisé l'échange marchand à tous les biens produits alors que, dans les sociétés du passé, seule une partie, souvent très minime, de ces biens était transformée en marchandise! Cette colonisation de l'économie! Par la marchandise a même affecté, dans le capitalisme, la force de travail mise en oeuvre par les hommes dans leur activité productive. Privé de moyens de production, le producteur n'a d'autre possibilité, pour survivre, que de vendre sa force de travail à ceux qui détiennent ces moyens de production : la classe capitaliste, alors que dans la société féodale par exemple, où existait déjà une économie marchande, c'est le fruit de son travail que l'artisan ou le paysan vendait. Et c'est bien cette généralisation de la marchandise qui est à la base des contradictions du capitalisme : la (prise de surproduction trouve ses racines dans le fait que le but de ce système n'est pas de produire des valeurs d'usage, mais des valeurs d'échange qui doivent trouver des acheteurs. C'est dans l'incapacité de la société à acheter la totalité des marchandises produites (bien que les besoins soient très loin d'être satisfaits) que réside cette calamité qui apparaît comme une véritable absurdité : le capitalisme s'effondre non parce qu'il produirait trop peu, mais parce qu'il produit trop. ([13] [72])
La première caractéristique du communisme sera donc l'abolition de la marchandise, le développement de la production de valeurs d'usage et non de valeurs d'échange.
En outre, le marxisme, et particulièrement Rosa Luxembourg, a mis en évidence qu'à l'origine de la surproduction réside la nécessité pour le capital, considéré comme un tout, de réaliser, par la vente en dehors de sa propre sphère, la part des valeurs produites correspondant à la plus-value extirpée aux prolétaires et destinée à son accumulation. A mesure que cette sphère extra-capitaliste se réduit, les convulsions de l'économie ne peuvent prendre que des formes de plus en plus catastrophiques.
Ainsi, le seul moyen de surmonter les contradictions du capitalisme réside dans l'abolition de toutes les formes de marchandise, et en particulier de la marchandise force de travail, c'est-à-dire du salariat.
L'abolition de l'échange marchand suppose que soit aboli également ce qui en constitue la base : la propriété privée. Ce n'est que si les richesses de la société sont appropriées par celle-ci de façon collective que pourra disparaître l'achat et la vente de ces richesses (ce qui existait déjà, sous une forme embryonnaire, dans la communauté primitive). Une telle appropriation collective par la société des richesses qu'elle produit, et en premier lieu, des moyens de production, signifie qu'il n'est plus possible à une partie d'elle-même, à une classe sociale (y compris sous la forme d'une bureaucratie d'Etat), de disposer des moyens d'en exploiter une autre partie. Ainsi, l'abolition du salariat ne peut être réalisée sur la base de l'introduction d'une autre forme (l'exploitation, mais uniquement par l'abolition de l'exploitation sous toutes ses formes. Et, contrairement au passé, non seulement le type de transformation qui puisse aujourd'hui sauver la société ne peut désormais aboutir sur de nouveaux rapports d'exploitation, mais le capitalisme a réellement créé les prémisses matérielles d'une abondance permettant le dépassement de l'exploitation. Ces conditions d'une abondance, elles aussi, se révèlent dans l'existence des crises de surproduction (comme le relève le Manifeste communiste).
La question qui est posée est donc : quelle force dans la société est en mesure d'opérer cette transformation, d'abolir la propriété privée, de mettre fin à toute forme d'exploitation ?
La première caractéristique de cette classe est d'être exploitée car seule une telle classe peut être intéressée à l'abolition de l'exploitation. Si, dans les révolutions du passé, la classe révolutionnaire ne pouvait, en aucune façon, être une classe exploitée, dans la mesure où les nouveaux rapports de production étaient nécessairement des rapports d'exploitation, c'est exactement le contraire qui est vrai aujourd'hui. En leur temps, les socialistes utopistes (tels Fourier, Saint-Simon, Owen) ([14] [73]) avaient caressé l'illusion que la révolution pourrait être prise en charge par des éléments de la bourgeoisie elle-même. Ils espéraient qu'il se trouverait, au sein de la classe dominante, des philanthropes éclairés et fortunés qui, comprenant la supériorité du communisme sur le capitalisme, seraient disposés à financer des projets de communautés idéales dont l'exemple ferait ensuite tâche d'huile. Comme l'histoire n'est pas faite par des individus mais par des classes, ces espérances furent déçues en quelques décennies. Même s'il s'est trouvé quelques rares membres de la bourgeoisie pour adhérer aux idées généreuses des utopistes, ([15] [74]) l'ensemble de la classe dominante, comme telle, s'est évidemment détournée, quand elle n'a pas combattu, de telles tentatives qui avaient pour projet sa propre disparition.
Cela dit, le fait d'être une classe exploitée ne suffit nullement, comme on l'a vu, pour être une classe révolutionnaire. Par exemple, il existe encore aujourd'hui, dans le y\monde, et particulièrement dans les pays sous-développés, une multitude de paysans pauvres subissant l'exploitation sous forme d'un prélèvement sur le fruit de leur travail qui vient enrichir une partie de la classe dominante, soit directement, soit à travers les impôts, soit par les intérêts qu'ils versent aux banques ou aux usuriers auprès desquels ils sont endettés. C'est sur le constat de la misère, souvent insupportable, de ces couches paysannes que reposaient toutes les mystifications tiers-mondistes, maoïstes, guévaristes, etc. Lorsque ces paysans ont été conduits à prendre les armes, c'était comme fantassins de telle ou telle clique de la bourgeoisie qui s'est empressée, une fois au pouvoir, de renforcer encore l'exploitation, souvent sous des formes particulièrement atroces (voir, par exemple, l'aventure des Khmers rouges au Cambodge, dans la seconde moitié des années 70). Le recul de ces mystifications (que diffusaient tant les staliniens que les trotskistes et même certains «penseurs radicaux» comme Marcuse) n'est que la sanction de l'échec patent de la prétendue « perspective révolutionnaire » qu'aurait porté la paysannerie pauvre. En réalité, les paysans, bien qu'ils soient exploités de multiples façons et qu'ils puissent mener des luttes parfois très violentes pour limiter leur exploitation, ne peuvent jamais donner pour objectif à ces luttes l'abolition de la propriété privée puisqu'ils sont eux-mêmes de petits propriétaires ou que, vivant aux côtés de ces derniers, ils aspirent à le devenir.([16] [75])
Et, même lorsque les paysans se dotent de structures collectives pour augmenter leur revenu à travers une amélioration de leur productivité ou de la commercialisation de leurs produits, c'est, en règle générale, sous la forme de coopératives, lesquelles ne remettent en cause ni la propriété privée, ni l'échange marchand ([17] [76]) . En résumé, les classes et couches sociales qui apparaissent comme des vestiges du passé (exploitants agricoles, artisans, professions libérales, etc.), ([18] [77]) qui ne subsistent que parce que le capitalisme, même s'il domine totalement l'économie mondiale, est incapable de transformer tous les producteurs en salariés, ne peuvent porter de projet révolutionnaire. Bien au contraire, la seule perspective dont elles puissent éventuellement rêver est celle d'un retour à un mythique «âge d'or» du passé : la dynamique de leurs luttes spécifiques ne peut être que réactionnaire.
En réalité, dans la mesure où l'abolition de l'exploitation se confond, pour l'essentiel, avec l'abolition du salariat, seule la classe qui subit cette forme spécifique d'exploitation, c'est-à-dire le prolétariat, est en mesure de porter un projet révolutionnaire. Seule la classe exploitée au sein des rapports de production capitalistes, produit du développement de ces rapports de production, est capable de se doter d'une perspective de dépassement de ces derniers.
Produit du développement de la grande industrie, d'une socialisation comme jamais l'humanité n'en a connue du processus productif, le prolétariat moderne ne peut rêver d'aucun retour en arrière.([19] [78]) Par exemple, alors que la redistribution ou le partage des terres peut être une revendication «réaliste» des paysans pauvres, il serait absurde que les ouvriers, qui fabriquent de façon associée des produits incorporant des pièces, des matières premières et une technologie qui proviennent du monde entier, se proposent de découper leur entreprise en morceaux pour se la partager. Même les illusions sur l'autogestion, c'est-à-dire une propriété commune de l'entreprise par ceux qui y travaillent (ce qui constitue une version moderne de la coopérative ouvrière) commencent à avoir fait leur temps. Après de multiples expériences, y compris récentes (comme l'usine LIP en France, au début des années 1970) qui, en général, se sont soldées par un affrontement entre l'ensemble des travailleurs et ceux qu'ils avaient nommés comme gérants, la majorité des ouvriers est bien consciente que, face à la nécessité de maintenir la compétitivité de l'entreprise dans le marché capitaliste, autogestion veut dire auto-exploitation. C'est uniquement vers l'avant que peut regarder le prolétariat lorsque se développe sa lutte historique : non pas vers un morcellement de la propriété et de la production capitalistes, mais vers l'achèvement du processus de leur socialisation que le capitalisme a fait avancer de façon considérable mais qu'il ne peut, par nature, achever, même lorsqu'elles sont concentrées entre les mains d'un Etat national (comme c'était le cas dans les régimes staliniens).
D'une part, dans la société capitaliste développée, l'essentiel de la richesse sociale est produite par le travail de la classe ouvrière même si, encore aujourd'hui, celle-ci est minoritaire dans la population mondiale. Dans les pays industrialisés, la part du produit national qu'on peut attribuer à des travailleurs indépendants (paysans, artisans, etc.) est négligeable. C'est même le cas dans les pays arriérés ou, pourtant, la majorité de la population vit (ou survit) du travail de la terre.
D'autre part, par nécessité, le capital a concentré la classe ouvrière dans des unités de production géantes, qui n'ont rien à voir avec ce qui pouvait exister du temps de Marx. En outre, ces unités de production sont elles-mêmes, en général, concentrées au coeur ou à proximité de villes de plus en plus peuplées. Ce regroupement de la classe ouvrière, tant dans ses lieux d'habitation que de travail, constitue une force sans pareil dès lors qu'elle sait le mettre à profit, en particulier par le développement de sa lutte collective et de sa solidarité.
Enfin, une des forces essentielles du prolétariat est sa capacité de prise de conscience. Toutes les classes, et particulièrement les classes révolutionnaires, se sont données une forme de conscience. Mais celle-ci ne pouvait être que mystifiée, soit que le projet mis en avant ne puisse aboutir (cas de la guerre des paysans en Allemagne, par exemple), soit que la classe révolutionnaire se trouve obligée de mentir, de masquer la réalité à ceux qu'elle voulait entraîner dans son action mais qu'elle allait continuer à exploiter (cas de la révolution bourgeoise avec ses slogans «Liberté, Egalité, Fraternité »). N'ayant, comme classe exploitée et porteuse d'un projet révolutionnaire qui abolira toute exploitation, à masquer ni aux autres classes, ni à lui-même, les objectifs et les buts ultimes de son action, le prolétariat peut développer, au cours de son combat historique, une conscience libre de toute mystification. De ce fait, celle-ci peut s'élever à un niveau de très loin supérieur à celui qu'a jamais pu atteindre la classe ennemie, la bourgeoisie. Et c'est bien cette capacité de prise de conscience qui constitue, avec son organisation en classe, la force déterminante du prolétariat.
Dans la seconde partie de cet article nous verrons comment le prolétariat d'aujourd'hui conserve, malgré toutes les campagnes qui évoquent sa «r disparition » ou son «r intégration », toutes les caractéristiques qui en font la classe révolutionnaire de notre temps.
FM.
« Autre conséquence, une classe fait son apparition, qui doit supporter toutes les charges de la société sans jouir de ses avantages ; une classe qui, jetée hors de la société, est reléguée de force dans l'opposition la plus résolue à toutes les autres classes ; une classe qui constitue la majorité de tous les membres de la société et d'où émane la conscience de la nécessité d'une révolution en profondeur, la conscience communiste, celle-ci pouvant, naturellement, se former aussi parmi les autres classes grâce à l'appréhension du rôle de cette classe. »
MARX, L'Idéologie Allemande.
[1] [79] Voir notamment l'article « L'expérience russe, propriété privée et propriété collective » dans la Revue internationale n°61, 2e trimestre 1990, ainsi que notre série d'articles « Le communisme n'est pas un bel idéal, mais une nécessité matérielle ».
[2] [80] Marx et Engels sont revenus par la suite sur cette affirmation en précisant qu'elle n'était valable qu'à partir de la dissolution de la communauté primitive dont l'existence fut confirmée par des travaux d'ethnologie de la seconde partie du 19è siècle, comme ceux de Morgan sur les indiens d'Amérique.
[3] [81] Certains « penseurs » de la bourgeoisie (tel le politicien français du 19e siècle Guizot, qui fut chef du gouvernement sous le règne de Louis-Philippe) sont aussi parvenus à une telle idée.
[4] [82] C'est valable également pour les économistes «classiques», tels Smith ou Ricardo, dont les travaux ont été particulièrement utiles pour le développement de la théorie marxiste.
[5] [83] Il faut rendre à César ce qui est à César, et a Cornélius ce qui lui revient : avec une grande persévérance, les prévisions de ce dernier ont été démenties par les faits : n'avait-il pas «prévu» que, désormais, le capitalisme avait surmonté ses crises économiques (voir notamment ses articles sur «La dynamique du capitalisme» au début des années 1960 dans Socialisme ou Barbarie) ? N'avait-il pas annoncé à la face du monde, en 1981 (voir son livre Devant la guerre dont on attend toujours la seconde partie annoncée pour l'automne 1981), que l'URSS avait remporté de façon définitive la « guerre froide » (« déséquilibre massif en faveur de la Russie », « situation pratiquement impossible à redresser pour les Américains » ? De telles formules étaient vraiment les bienvenues à une époque où Reagan et la CIA essayaient de nous faire peur à propos de « L'empire du mal. ») Cela n'a pas empêché les médias de continuer à lui demander son avis d’expert face aux grands événements de notre époque : malgré sa collection de gaffes, il conserve la gratitude de la bourgeoisie pour ses convictions et ses discours péremptoires contre le marxisme, convictions qui sont justement à l'origine de ses échecs chroniques.
[6] [84] Il est vrai que, dans beaucoup de pays, ces caractéristiques recouvrent partielle ment l'appartenance à des classes. Ainsi, dans beaucoup de pays du tiers-monde, notamment en Afrique, la classe dominante recrute la plupart de ses membres dans telle ou telle ethnie : cela ne signifie pas, cependant, que tous les membres de cette ethnie soient des exploiteurs, loin de là. De même, aux Etats-Unis, les WASP (White Anglo-Saxon Protestants) sont proportionnellement les plus représentés dans la bourgeoisie : cela n'empêche pas l'existence d'une bourgeoisie noire (Colin Powel, chef d'Etat-major, est noir) ni d'une multitude de « petits blanc » qui se débattent contre la misère.
[7] [85] « Souverain,... nous sommes venus vers toi pour demander justice et protection. (...) Ordonne et jure de les [nos principaux besoins] satisfaire, et tu rendras la Russie puissante et glorieuse, tu imprimeras ton nom dans nos coeurs, dans les coeurs de nos enfants et petits enfants, à tout jamais. » Voici en quels termes la pétition ouvrière s'adressait au Tzar de toutes les Russies. Il faut préciser tout de même que cette pétition affirmait aussi : « La limite de la patience est atteinte; pour nous, voici venu le terrible moment où la mort vaut mieux que le prolongement d'insupportables tourments. (...) Si tu refuses d'entendre notre supplication, nous mourrons ici, sur cette place, devant ton palais. »
[8] [86] Cette possession ne prend pas nécessairement, comme on l’a vu avec le développement du capitalisme d'Etat, et notamment sous sa version stalinienne, la forme d'une propriété individuelle, personnelle (et par exemple transmissible par héritage). C'est de plus en plus collectivement que la classe capitaliste « possède » (au sens où elle en dispose, les contrôle, en bénéficie) les moyens de production, y compris lorsque ces derniers sont étatisés.
[9] [87] La petite bourgeoisie n'est pas une classe homogène. Il en existe de multiples variantes qui ne possèdent pas toutes des moyens matériels de production. Ainsi, les acteurs de cinéma, les écrivains, les avocats, par exemple, appartiennent à cette catégorie sociale sans pour autant disposer d'outils spécifiques. Leurs «moyens de production» résident dans un savoir ou un « talent » qu'ils mettent en oeuvre dans leur travail.
[10] [88] Le serf n'était pas la simple « chose» du seigneur. Attaché à sa terre, il était vendu avec elle (ce qui est un point commun avec l'esclave). Cependant, il existait à l'origine un « contrat » entre le serf et le seigneur : ce dernier, qui possédait des armes, lui assurait protection en contrepartie du travail, par le serf, des terres seigneuriales (les corvées) ou du versement d'une partie de ses récoltes.
[11] [89] Voir « Le communisme n'est pas un idéal..., I, Du communisme primitif au socialisme de l'utopie », Revue Internationale n°68, 1er trimestre 1992.
[12] [90] Voir notamment notre brochure sur La décadence du capitalisme.
[13] [91] A ce sujet, voir dans l'article « Le communisme n'est pas un bel idéal... » dans la Revue internationale n° 72, la façon dont la crise de surproduction exprime la faillite du capitalisme.
[14] [92] Voir à ce sujet, « Le communisme n'est pas un bel idéal... » dans la Revue internationale n°68.
[15] [93] Owen en faisait partie qui, initialement grand industriel du textile, fit plusieurs tentatives, tant en Grande-Bretagne qu'aux Etats-Unis, pour créer des communautés qui finirent par se briser devant les lois capitalistes. Il contribua néanmoins à l'apparition des Trade-unions, les syndicats britanniques. Les utopistes français eurent encore moins de succès dans leurs entreprises. Pendant des années, Fourier attendit tous les jours à son bureau, en vain, que se présente le mécène qui allait financer sa cité idéale, et les tentatives de construction de « phalanstères » de ses disciples (notamment aux Etats-Unis) aboutirent à des faillites économiques désastreuses. Quant aux doctrines de Saint-Simon, si elles eurent plus de succès, c'est en tant que credo de toute une série d'hommes de la bourgeoisie tels les frères Pereire, fondateurs d'une banque, ou Ferdinand de Lesseps, le constructeur du canal de Suez.
[16] [94] Il existe un prolétariat agricole dont le seul moyen d'existence est de vendre contre salaire sa force de travail aux propriétaires des terres. Cette partie de la paysannerie appartient à la classe ouvrière et constituera, au moment de la révolution, sa tête de pont dans les campagnes. Cependant, vivant son exploitation comme conséquence d'une <r malchance » qui l'a privé de l'héritage d'une terre, ou qui lui a attribué une parcelle trop petite, le salarié agricole, qui souvent est saisonnier ou commis dans une exploitation familiale, tend, la plupart du temps, à se rallier au rêve d'une accession à la propriété et d'un meilleur partage des terres. Seule la lutte, à un stade avancé, du prolétariat urbain lui permettra de se détourner de ces chimères en lui proposant comme perspective la socialisation de la terre au même titre que des autres moyens de production.
[17] [95] Cela n'empêche pas que, au cours de la période de transition du capitalisme au communisme, le regroupement des petits propriétaires terriens dans des coopératives pourra constituer une étape vers la socialisation des terres, notamment en leur permettant de surmonter l'individualisme résultant de leur cadre de travail.
[18] Ce qui est vrai pour les paysans Test encore plus pour les artisans dont la place dans la société s'est réduite de façon bien plus radicale encore que pour les premiers. Pour ce qui concerne les professions libérales (médecins privés, avocats, etc.), leur statut social et leurs revenus (qui les font regarder avec envie du côté de la bourgeoisie) ne les incitent en aucune manière à remettre en cause Tordre existant. Quant aux étudiants, dont la définition même indique qu'ils n'ont encore aucune place dans l'économie, leur destin est de se scinder entre les différentes classes dont ils proviennent par leurs origines familiales ou auxquelles ils se destinent.
[19] [96] A l'aube du développement de la classe ouvrière, certains secteurs de celle-ci, mis au chômage à cause de l'introduction de nouvelles machines, avaient dirigé leur révolte contre ces machines en les détruisant. Cette tentative de retour en arrière n'était qu'une forme embryonnaire de la lutte ouvrière qui fut vite dépassée par le développement économique et politique du prolétariat.
Les révolutions de 1848 : la perspective
communiste se clarifie.
Comme on l'a vu dans l'article précédent ([1] [100]), le Manifeste communiste prévoyait une explosion révolutionnaire imminente. Il n'était pas seul à l'attendre :
« ... il était assez significatif que la conscience d'une révolution sociale imminente... ne se limitât pas aux révolutionnaires qui l'exprimaient de la façon la plus élaborée, ni aux classes dominantes dont la peur des masses appauvries n'est jamais bien loin sous la surface aux époques de changement social. Les pauvres eux-mêmes la sentaient. Les couches instruites l'exprimaient. "Tous les gens bien informés", écrivait d'Amsterdam le consul américain durant la famine de 1847, rapportant les sentiments des émigrants allemands qui traversaient la Hollande, "pensent que la crise est si inextricablement mêlée aux évènements de l'époque actuelle qu"elle' n'est que le commencement de cette grande Révolution qu'ils considèrent être appelée, tôt ou tard, à dissoudre l'état de choses existant". »([2] [101])
Confiant dans le fait que d'énormes soulèvements sociaux étaient sur le point d'éclater, mais conscient du fait que les nations d'Europe n'étaient pas toutes à la même étape de développement historique, le Manifeste communiste, dans sa dernière partie, met en avant certaines considérations tactiques pour l'intervention de la minorité communiste.
La démarche générale reste la même dans tous les cas : « Les communistes combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière ; mais dans ce mouvement du présent, ils représentent en même temps l'avenir. (...) les communistes appuient partout les mouvements révolutionnaires contre les institutions sociales et politiques existantes. Dans tous ces mouvements, ils mettent en avant la question de la propriété, quel que soit le degré de développement qu'elle ait pu atteindre : c'est la question fondamentale. »([3] [102])
Plus concrètement, reconnaissant que la majorité des pays d'Europe n'avait même pas encore atteint l'étape de la démocratie bourgeoise, que l'indépendance nationale et l'unification constituaient encore la question centrale dans des pays comme l'Italie, la Suisse et la Pologne, les communistes s'engageaient dans la lutte aux côtés des partis démocrates bourgeois et des partis de la petite-bourgeoise radicale, contre les vestiges de la stagnation féodale et de l'absolutisme.
La tactique est expliquée particulièrement en détail en ce qui concerne l'Allemagne : « C'est sur l'Allemagne que les communistes concentrent surtout leur attention. Ce pays se trouve à la veille d'une révolution bourgeoise. Cette révolution, l'Allemagne l'accomplit donc dans des conditions plus avancées de civilisation européenne, et avec un prolétariat plus développé que l'Angleterre et la France n'en possédaient au XVII° et au XVIII° siècles. Par conséquent, en Allemagne, la révolution bourgeoise sera forcément le prélude immédiat d'une révolution prolétarienne. »([4] [103])
Donc, la tactique consistait à soutenir la bourgeoisie dans la mesure où elle menait la révolution antiféodale, mais de toujours défendre l'autonomie du prolétariat, par dessus tout dans l'attente d'une révolution prolétarienne qui suivrait immédiatement. Dans quelle mesure les événements de 1848 ont-ils donné raison à ces pronostics ? Et quelles leçons Marx et son « parti » ont-ils tiré, au lendemain de ces évènements ?
La révolution bourgeoise et le spectre du prolétariat
Comme on l'a dit, les pays d'Europe se trouvait, en 1848, à des niveaux sociaux et politiques différents. C'est seulement en Grande-Bretagne que le capitalisme était pleinement développé et que la classe ouvrière constituait la majorité de la population. En France, la classe ouvrière avait acquis une expérience de base considérable, à travers la participation à une série de soulèvements révolutionnaires depuis 1789. Mais sa maturité politique relative se restreignait quasiment totalement au prolétariat de Paris, et, même à Paris, la production industrielle à grande échelle n'en était encore qu'à ses débuts, ce qui signifiait que les fractions politiques de la classe ouvrière (Blanquistes, Proudhoniens, etc.) tendaient à refléter le poids des préjugés et des conceptions obsolètes de l'artisanat. Quant au reste de l'Europe - l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne, les régions centrales et orientales - les conditions politiques et sociales y étaient extrêmement arriérées. Ces régions étaient, pour leur plus grande partie, divisées en une mosaïque de petits royaumes et n'existaient pas comme Etats nationaux centralisés. Des vestiges féodaux de toutes sortes pesaient lourdement sur la société et la structure de l'Etat.
Aussi, dans la majorité de ces pays, l'achèvement de la révolution bourgeoise était-il la première chose à l'ordre du jour : se débarrasser des vieux restes de féodalité, établir des Etats nationaux unifiés, instaurer le régime politique de la démocratie bourgeoise. Et cependant, bien des choses avaient changé depuis l'époque de la révolution bourgeoise « classique » de 1789, introduisant toute une série de complications et de contradictions dans la situation. Au départ, les soulèvements révolutionnaires de 1848 ne furent pas tant provoqués par une crise de la « féodalité »que par l'une des grandes crises cycliques du capitalisme juvénile : la grande dépression de 1847 qui, arrivant dans le sillage d'une série de moissons désastreuses, avait réduit le niveau de vie des masses à un niveau intolérable. Deuxièmement, ce sont, avant tout, les masses urbaines de prolétaires ou de semi-prolétaires de Paris, Berlin, Vienne et d'autres villes qui ont mené les soulèvements contre le vieil ordre. Et comme le Manifeste l'avait montré, le prolétariat était déjà devenu une force distincte, bien plus qu'il ne l'avait été en 1789 ; non seulement au niveau social mais également sur le plan politique. La montée du mouvement Chartiste en Grande-Bretagne l'avait confirmé. Mais c'est, d'abord et avant tout, le grand soulèvement de juin 1848 à Paris qui a vérifié la réalité du prolétariat tel qu'il est défini dans le Manifeste : une force politique indépendante irrévocablement opposée à la domination du capital.
En février 1848, la classe ouvrière parisienne avait constitué la force principale derrière les barricades, dans le soulèvement qui avait renversé la monarchie de Louis-Philippe et instauré la République. Mais au cours des mois suivants, l'antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie « démocratique » était devenu ouvert et aigu, au fur et à mesure que cette dernière montrait clairement qu'elle était incapable, pratiquement, de faire quoi que ce soit pour soulager la détresse économique du premier. La résistance du prolétariat fut formulée dans la revendication confuse du « droit au travail », lorsque le gouvernement ferma les Ateliers nationaux qui avaient apporté aux ouvriers un minimum de secours face au chômage. Néanmoins, comme le défend Marx dans Les luttes de classe en France, écrit en 1850, derrière ce slogan dérisoire s'expriment les débuts d'un mouvement pour la suppression de la propriété privée. Il est certain que la bourgeoisie elle-même était consciente de ce danger ; lorsque les ouvriers parisiens firent des barricades pour défendre les Ateliers nationaux, le soulèvement fut réprimé avec la plus grande férocité : « On sait que les ouvriers, avec un courage et un génie sans exemple, sans chefs, sans plan commun, sans ressources, pour la plupart manquant d'armes, tinrent en échec cinq jours durant l'armée, la garde nationale de Paris ainsi que la garde nationale qui afflua de la province. On sait que la bourgeoisie se dédommagea de ses transes mortelles par une brutalité inouïe et massacra plus de 3 000 prisonniers.»([5] [104])
En fait, ce soulèvement confirma les pires craintes de la bourgeoisie dans toute l'Europe, et son issue devait avoir de profondes conséquences sur le développement ultérieur du mouvement révolutionnaire. Traumatisée par le spectre du prolétariat, l'assurance de la bourgeoisie s'affaiblit et elle se trouva incapable de poursuivre sa propre révolution contre l'ordre établi. Ceci fut bien sûr amplifié par des facteurs matériels : dans les pays dominés par l'absolutisme, l'appréhension de la bourgeoisie était aussi le produit de son développement économique et politique tardif. De toutes façons le résultat fut que, plutôt que de faire appel à l'énergie des masses pour mener sa bataille contre le pouvoir féodal, comme elle l'avait fait en 1789, la bourgeoisie se compromit de plus en plus avec la réaction afin de contenir le danger qui venait « d'en bas » . Ce compromis prit des formes diverses. En France, il produisit l'étrange anomalie d'un second Bonaparte qui s'infiltra dans la brèche du pouvoir parce que les mécanismes « démocratiques » de la bourgeoisie semblaient uniquement ouvrir la porte aux vents froids de l'agitation sociale et de l'instabilité politique. En Allemagne, il fut incarné par la timidité et la mollesse particulières de la bourgeoisie dont le manque de résistance face à la réaction absolutiste fut si souvent stigmatisé par Marx, en particulier dans l'article « La bourgeoisie et la contre-révolution » publié dans la Neue Reinische Zeitung du 15 décembre 1848: « La bourgeoisie allemande avait évolué avec tant d'indolence, de lâcheté, de lenteur qu'au moment où elle se dressa menaçante en face du féodalisme et de l'absolutisme, elle aperçut en face d'elle le prolétariat menaçant ainsi que toutes les fractions de la bourgeoisie dont les idées et les intérêts sont apparentés à ceux du prolétariat. » Cela la rendait « indécise face à chacun de ses adversaires pris séparément parce qu'elle les voyait toujours tous les deux devant ou derrière elle ; encline dès l'abord à trahir le peuple et à tenter des compromis avec le représentant couronné de l'ancienne société... sans foi en elle-même, sans foi dans le peuple, montrant les dents à ceux d'en haut, tremblant devant ceux d'en bas... telle un vieillard maudit, affaibli par l'âge, elle se voyait condamnée à diriger et à détourner, dans son propre intérêt, les premières manifestations de jeunesse d'un peuple robuste - sans yeux ! Sans oreilles ! Sans dents ! Sans rien - c'est ainsi que la bourgeoisie prussienne se trouva après la révolution de mars à la barre de l'Etat prussien. »([6] [105])
Mais bien que la bourgeoisie fût « mortellement terrorisée » par le prolétariat, ce dernier n'était pas assez mûr, historiquement parlant, pour assumer la direction politique des révolutions. Déjà la puissante classe ouvrière britannique se trouvait quelque peu isolée des événements qui se déroulaient sur le continent européen ; et le Chartisme, en dépit de l'existence d'une tendance consistante sur son aile gauche, cherchait avant tout à faire une place à la classe ouvrière à l'intérieur de la société « démocratique », c'est-à-dire bourgeoise. Il est certain que la bourgeoisie britannique fut assez intelligente pour trouver un moyen d'intégrer graduellement la revendication du suffrage universel de telle sorte que, loin de menacer le règne politique du capital, comme Marx lui-même l'avait pensé, elle en devint l'un des piliers. A côté de cela, au moment même où l'Europe continentale était traversée par tous ces soulèvements, le capitalisme britannique se trouvait à la veille d'une nouvelle phase d'expansion. En France, bien que la classe ouvrière y ait fait les plus grands progrès politiques, elle n'avait pas été capable d'échapper aux pièges de la bourgeoisie, et encore moins de se poser comme porteuse d'un nouveau projet social. Le soulèvement de juin 1848 avait, en fait, été pratiquement provoqué par la bourgeoisie, et les aspirations communistes qu'il contenait, étaient restées plus implicites qu'explicites. Comme le dit Marx dans Les luttes de classe en France : « Ce fut la bourgeoisie qui contraignit le prolétariat de Paris à l'insurrection de Juin. De là son arrêt de condamnation. Ni ses besoins immédiats avoués ne le poussaient à vouloir obtenir par la violence le renversement de la bourgeoisie, il n'était pas encore de taille à accomplir cette tâche. Force fut au Moniteur de lui apprendre officiellement que le temps n'était plus où la République jugeait à propos de rendre les honneurs à ses illusions, et seule la défaite le convainquit de cette vérité que la plus infime amélioration de sa situation reste une utopie au sein de la République bourgeoise, utopie qui se change en crime dès qu'elle veut se réaliser. »([7] [106])
Aussi, loin d'arriver rapidement à une révolution prolétarienne comme le Manifeste l'avait espéré, les mouvements de 1848 aboutirent-ils à peine à l'achèvement par la bourgeoisie de sa propre révolution.
L'intervention de la
Ligue des Communistes
Les révolutions de 1848 soumirent ainsi très tôt la Ligue des Communistes à l'épreuve du feu. Rarement a été accordée à une organisation communiste, si rapidement après sa naissance, la récompense parfois incertaine d'être plongée dans le grand bain d'un gigantesque mouvement révolutionnaire. Marx et Engels, ayant opté pour l'exil politique loin du régime débilitant des Junkers, retournèrent en Allemagne pour prendre part aux événements vers lesquels les guidaient nécessairement leurs convictions. Etant donnée l'absence totale d'expérience directe de la Ligue des Communistes dans des événements d'une telle échelle, il aurait été surprenant que le travail mené par cette organisation durant cette période - y compris celui des ses éléments les plus avancés théoriquement - fût exempt d'erreurs ; il y en eut parfois de très sérieuses. Mais la question de fond, ce n'est pas de savoir si la Ligue des Communistes a commis des erreurs, mais si l'ensemble de son intervention était cohérent avec les tâches fondamentales qu'elle s'était donnée dans sa prise de position sur les principes politiques et la tactique, dans le Manifeste Communiste.
L'une des caractéristiques les plus frappantes de l'intervention de la Ligue des Communistes dans la révolution allemande de 1848, c'est son opposition à l'extrémisme révolutionnaire facile. Aux yeux de la bourgeoisie - ou tout au moins dans ses organes de propagande - les communistes constituaient le nec plus ultra du fanatisme et du terrorisme, de féroces facteurs de destruction et de nivellement social forcé. Durant cette période, on parlait de Marx lui-même comme du « Docteur Terreur Rouge » et il fut constamment accusé de préparer de sournois complots pour assassiner les têtes couronnées de l'Europe. En réalité, l'activité du « parti de Marx » dans cette période fut remarquable pour sa sobriété.
D'abord, durant les premiers jours grisants de la révolution, Marx s'opposa publiquement au romantisme révolutionnaire des « légions » créées en France par des révolutionnaires expatriés et , qui avaient pour but de ramener la révolution en Allemagne à la pointe de la baïonnette. A l'encontre de cela, Marx souligna que la révolution n'était pas en premier lieu une question militaire, mais surtout une question sociale et politique ; il mit sèchement en évidence que la bourgeoisie française K démocratique» ne serait que trop heureuse de voir ces troublions révolutionnaires allemands partir combattre les tyrans féodaux d'Allemagne - et qu'elle n'avait pas négligé d'avertir comme il convient les autorités allemandes de leur arrivée. Dans le même ordre d'idées, Marx prit position contre un soulèvement isolé et intempestif à Cologne dans la phase déclinante de la révolution, puisqu'il aurait encore une fois mené les masses dans les bras tendus de la réaction qui avait pris des mesures explicites pour provoquer ce soulèvement.
Au niveau politique plus global, Marx a dû également combattre les communistes qui croyaient que la révolution des ouvriers et l'avènement du communisme étaient à l'ordre du jour à court terme ; ceux qui dédaignaient la lutte pour la démocratie politique bourgeoise et considéraient que les communistes ne devaient parler que des conditions de la classe ouvrière et de la nécessité du communisme. A Cologne où Marx passa la plus grande partie de la période révolutionnaire comme éditeur du journal démocrate radical, la Neue Reinische Zeitung, le principal défenseur de ce point de vue était le bon Dr Gotteschalk qui se considérait comme un véritable homme du peuple et critiquait sévèrement Marx de n'être rien d'autre qu'un terroriste de salon, puisque celui-ci défendait de façon si opiniâtre que l'Allemagne n'était pas mûre pour le communisme, que la bourgeoisie devait d'abord venir au pouvoir et faire sortir l'Allemagne de son arriération féodale, et que, par conséquent, la tâche des communistes était de soutenir la bourgeoisie « sur la gauche », de participer au mouvement populaire pour faire en sorte qu'il pousse sans cesse la bourgeoisie à aller jusqu'aux limites extrêmes de son opposition à l'ordre féodal.
En termes d'organisation pratique, cela signifiait la participation aux Unions démocratiques qui surgirent, comme leur nom l'indique, en vue de rassembler tous ceux qui luttaient de façon décidée et sincère contre l'absolutisme féodal et pour l'instauration de structures politiques démocratiques bourgeoises. Mais l'on peut dire qu'en réagissant contre les excès volontaristes de ceux qui voulaient sauter d'un seul coup par dessus la phase démocratique bourgeoise, Marx est allé trop loin dans l'autre direction et a oublié certains des principes établis dans le Manifeste. A Cologne, la tendance de Gotteschalk constituait la majorité de la Ligue, et pour contrer son influence, à un moment donné, Marx a dissous complètement la Ligue Politiquement la Neue Reinische Zeitung continua pendant toute une période sans rien dire sur les conditions de la classe ouvrière, et en particulier sur la nécessité que les ouvriers gardent leur autonomie politique face à toutes les fractions de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie. C'était à peine compatible avec les notions d'indépendance du prolétariat mises en avant dans le Manifeste et, comme nous le verrons, Marx fit son autocritique sur cette question, en particulier dans ses premières tentatives de dresser un bilan de l'activité de la Ligue des communistes dans le mouvement. Mais la question fondamentale reste : ce qui a guidé Marx durant cette période, comme pendant toute sa vie, c'était la reconnaissance que le communisme était plus qu'une nécessité en termes de besoin humain fondamental : il devait aussi être une possibilité réelle étant données les conditions objectives atteintes par le développement social et historique. Ce débat devait aussi ressurgir dans la Ligue au lendemain de la révolution.
Leçons de la défaite : la nécessité de l'autonomie du prolétariat
Par bien des aspects, les contributions politiques les plus importantes de la Ligue des Communistes, à part évidemment le Manifeste lui-même, sont les documents élaborés au lendemain des mouvements de 1848 ; le « bilan » que l'organisation tira concernant sa propre participation aux révoltes. Cela est vrai, même si les débats que ces documents expriment ou provoquent ont amené à une scission fondamentale et à la dissolution, dans les faits, de l'organisation.
Dans la circulaire du Comité central de la Ligue des Communistes, publiée en mars 1850, il y a une critique - en fait une autocritique puisque c'est Marx lui-même qui l'a rédigée - des activités de la Ligue durant les événements révolutionnaires. Le document, tout en reconnaissant sans hésitation que les pronostics politiques généraux de la Ligue avaient été amplement confirmés par les événements révolutionnaires, et que ses membres avaient été les combattants les plus déterminés de la cause révolutionnaire, montre que l'affaiblissement organisationnel de la Ligue - en fait sa dissolution dans les premières étapes de la révolution en Allemagne - avait gravement exposé la classe ouvrière à la domination politique des démocrates petit-bourgeois : « ...l'ancienne et solide organisation de la Ligue s'est considérablement relâchée. Beaucoup de membres, directement engagés dans le mouvement révolutionnaire, se sont imaginé que le temps des sociétés secrètes était passé et que l'action publique pouvait suffire seule. Un certain nombre de cercles et de communes (les unités de base de l'organisation de la Ligue) ont laissé leurs relations avec le conseil central se relâcher et s'assoupir peu à peu. Tandis que le parti démocratique, le parti de la petite-bourgeoisie, s'organisait donc de plus en plus en Allemagne, le parti ouvrier perdait son seul lien solide ; c'est tout au plus s'il conservait dans quelques localités, son organisation en vue de buts locaux ; et c'est pour cela que, dans le mouvement général, il est tombé complètement sous la domination et la direction des démocrates petits-bourgeois. Il faut mettre fin à cet état de choses et rétablir l'autonomie des ouvriers. » ([8] [107]). Il n'y a aucun doute sur le fait que, dans ce texte, l'élément le plus important est la claire défense de la nécessité de lutter pour l'indépendance organisationnelle et politique la plus totale de la classe ouvrière, même durant les révolutions menées par d'autres classes.
C'était une nécessité pour deux raisons.
D'abord, si comme en Allemagne, la bourgeoisie se montrait incapable d'accomplir ses propres tâches révolutionnaires, le prolétariat devait agir et s'organiser de façon indépendante pour accélérer la révolution malgré les réticences et le conservatisme de la bourgeoisie : ici, le modèle est constitué, dans une certaine mesure, par la première Commune de Paris, celle de 1793 où les masses « populaires» s'étaient organisées en assemblées et en sections locales, centralisées au niveau de la ville dans la Commune, afin de pousser la bourgeoisie jacobine à poursuivre l'élan de la révolution.
En même temps, même si les éléments démocrates les plus radicaux venaient au pouvoir, ils seraient contraints, par la logique de leur position, de se retourner contre les ouvriers et de les soumettre à l'ordre et à la discipline bourgeoise, dès qu'ils seraient devenus les nouveaux timoniers de l'Etat. Cela s'était avéré en 1793 et après, quand la bourgeoisie s'était mise à découvrir de plus en plus d' « ennemis à gauche » ; ça avait été démontré dans le sang par les journées de juin 1848 à Paris ; et selon Marx, cela aurait encore lieu lors de la prochaine reprise révolutionnaire en Allemagne. Marx prévoyait qu'à la suite de l'échec de la bourgeoisie libérale, de son incapacité à s'affronter au pouvoir absolutiste, les démocrates petit-bourgeois seraient portés à la direction du prochain gouvernement révolutionnaire mais qu'ils tenteraient aussi sur le champ de désarmer et d'attaquer la classe ouvrière. Et pour cette raison même, le prolétariat ne pouvait se défendre de telles attaques qu'en maintenant son indépendance de classe. Cette indépendance comportait trois dimensions :
- L'existence et l'action d'une organisation communiste en tant que fraction politique la plus avancée de la classe :
« En ce moment, où les petits-bourgeois démocratiques sont partout opprimés, ils prêchent en général au prolétariat l'union et la réconciliation ; ils lui tendent la main et s'efforcent de constituer un grand parti d'opposition, qui embrasse toutes les nuances du parti démocratique ; en d'autres termes, ils s'efforcent d'enrôler les ouvriers dans une organisation de parti où prédominent les lieux communs généraux de la social-démocratie servant de paravent à leurs intérêts particuliers, et où défense est faite, pour ne pas troubler la bonne entente, de mettre en avant les revendications précises du prolétariat. Une telle union tournerait uniquement à l'avantage des petits-bourgeois démocratiques et tout à fait au désavantage du prolétariat. Le prolétariat perdrait en totalité sa situation indépendante, achetée par tant de peines, et retomberait au rang de simple annexe de la démocratie bourgeoise officielle. Cette union doit donc être repoussée de la façon la plus catégorique. Au lieu de se ravaler une fois encore à servir de claque aux démocrates bourgeois, les ouvriers, et surtout la Ligue, doivent travailler à constituer, à côté des démocrates officiels, une organisation autonome, secrète et publique, du parti ouvrier, et à faire de chaque commune le centre et le noyau de groupements ouvriers où la position et les intérêts du prolétariat seront discutés indépendamment d'influences bourgeoises. »([9] [108]).
- Le maintien des revendications autonomes de classe, soutenues par des organisations unitaires de la classe, c'est-à-dire des organes regroupant tous les ouvriers en tant qu'ouvriers :
« Pendant la lutte et après la lutte, les ouvriers doivent en toute occasion formuler leurs propres revendications à côté des revendications des démocrates bourgeois. Il faut qu'ils exigent des garanties pour les ouvriers, dès que les bourgeois démocratiques se disposent à prendre le gouvernement en mains. Il faut, au besoin, qu'ils obtiennent ces garanties de haute lutte et s'arrangent en somme pour obliger les nouveaux gouvernants à toutes les concessions et à toutes les promesses possibles ; c'est le plus sûr moyen de les compromettre. L'ivresse du triomphe et l'engouement pour le nouvel état de choses, conséquence de toute victoire remportée dans la rue, il faut qu'ils s'ingénient à les amortir le plus possible, en jugeant avec calme et sang-froid la situation et en affectant à l'égard du nouveau gouvernement une méfiance non déguisée. Il faut qu'à côté des nouveaux gouvernements officiels, ils établissent en même temps leurs propres gouvernements ouvriers révolutionnaires, soit sous forme de municipalités ou de conseils municipaux, soit par des clubs ou des comités ouvriers, de telle façon que les gouvernements démocratiques bourgeois non seulement perdent aussitôt l'appui des ouvriers, mais se sentent, de prime abord, surveillés et menacés par des autorités ayant derrière elles toute la masse des ouvriers. En un mot : aussitôt la victoire acquise, la méfiance du prolétariat ne doit plus se tourner contre le parti réactionnaire vaincu, mais contre ses anciens alliés, contre le parti qui veut exploiter seul la victoire commune. »([10] [109]).
- Ces organes doivent être armés ; à aucun moment le prolétariat ne doit se faire piéger en rendant ses armes au gouvernement officiel :
« Mais pour pouvoir prendre une attitude énergique et menaçante à l'égard de ce parti, dont la trahison envers les ouvriers commencera dès la première heure de la victoire, il faut que les ouvriers soient armés et organisés. Il faut faire immédiatement le nécessaire pour que tout le prolétariat soit armé de fusils, de carabines, de canons et qu'il ait des munitions ; et il faut, par contre, s'opposer au rétablissement de l'ancienne garde nationale dirigée contre les ouvriers. Là où ce rétablissement ne peut être empêché, les ouvriers doivent essayer de s'organiser en garde prolétarienne autonome, avec des chefs élus par eux-mêmes et son propre état-major également élu par eux, et sous les ordres, non pas du pouvoir public, mais des conseils municipaux révolutionnaires formés par les ouvriers. Là où les ouvriers sont occupés au compte de l'Etat, il faut qu'ils fassent en sorte d'être armés et organisés en un corps spécial avec des chefs de leur choix ou un détachement de la garde prolétarienne. Il ne faut, sous aucun prétexte, se dessaisir des armes et des munitions, et il faut empêcher, au besoin par la force, toute tentative de désarmement. »([11] [110]).
Ces conclusions, ces définitions de ce qu'entraîne pratiquement l'indépendance de classe dans une situation révolutionnaire, ne revêtent pas tant une importance comme prescription pour un type de révolution qui n'était plus véritablement à l'ordre du jour, mais en tant qu'anticipation historique d'un futur facilement reconnaissable - celui des grands conflits révolutionnaires de 1871, 1905 et 1917, où la classe ouvrière a dû créer ses propres organes de combat politique et se présenter comme candidat possible au pouvoir. Dans la circulaire de la Ligue, on trouve toute la notion de la dualité de pouvoir, dans une situation sociale dans laquelle la classe ouvrière commence à atteindre un degré d'autonomie politique et organisationnelle tel qu'elle constitue une menace directe envers la direction bourgeoise de la société ; et au-delà de l'instabilité inhérente à toute situation de dualité de pouvoir, la notion de dictature du prolétariat, de prise et d'exercice du pouvoir politique par la classe ouvrière organisée. Dans le texte de la Ligue, apparaît l'idée que les formes embryonnaires de ce pouvoir prolétarien surgissent en dehors et contre les organes officiels de l'Etat bourgeois. Elles sont (Marx se réfère ici spécifiquement aux clubs ouvriers) une « coalition de toute la classe ouvrière contre toute la classe bourgeoise - la formation d'un Etat ouvrier contre l'Etat bourgeois. »([12] [111]) Ces lignes contiennent par conséquent les germes de la position selon laquelle la prise du pouvoir par la classe ouvrière n'implique pas la prise de l'appareil d'Etat existant, mais sa destruction violente par les propres organes ouvriers de pouvoir. Les germes seulement car cette position n'avait été aucunement clarifiée par une expérience historique décisive : bien que Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte fasse, en passant, explicitement référence à la nécessité de détruire l'Etat plutôt que de le contrôler - « Toutes les révolutions politiques n'ont fait que perfectionner cette machine, au lieu de la briser, »([13] [112]) -, à la même époque Marx était encore convaincu que les ouvriers pourraient parvenir au pouvoir dans certains pays (comme en Grande-Bretagne) à travers le suffrage universel. La question était traitée en fonction des conditions nationales particulières et non comme un problème de principe général.
Cette question ne fut pas pleinement clarifiée tant que le mouvement historique réel n'est pas intervenu de façon décisive dans la discussion : c'est la Commune de Paris qui la tranchera. Mais nous pouvons déjà voir la continuité entre les conclusions tirées à partir de la Commune, selon lesquelles le pouvoir politique du prolétariat requiert l'apparition d'un nouveau réseau d'organes de classe, un «État» révolutionnaire centralisé qui ne peut vivre à côté de l'appareil d'Etat existant. On voit ici la profondeur de vue « prophétique » de Marx ; mais ces prévisions ne sont pas de simples spéculations. Elles sont solidement enracinées dans l'expérience passée ; l'expérience de la première Commune de Paris, des clubs et des sections révolutionnaires de 1789-95 et surtout des journées de juin 1848 en France où le prolétariat a surgi et s'est armé comme force sociale distincte, mais fut écrasé, dans une grande mesure, parce qu'il était insuffisamment armé politiquement. Si l'on ne tient pas compte des limites historiques au sein desquelles ces textes de la Ligue furent rédigés, les leçons qu'ils contiennent sur la nécessité d'une action et d'une organisation indépendantes de la classe ouvrière restent toujours aussi essentielles ; sans cela, la classe ouvrière ne prendra jamais le pouvoir et le communisme ne sera vraiment rien de plus qu'un rêve.
La révolution permanente : de façon permanente non réalisée.
Néanmoins, nous ne pouvons ignorer le fait que ces appels à l'autonomie prolétarienne furent lancés dans une perspective historique particulière : celle de la « révolution permanente ».
Le Manifeste avait envisagé une transition rapide de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne en Allemagne. Comme nous l'avons dit, l'expérience réelle de 1848 avait convaincu Marx et sa tendance du fait que la bourgeoisie allemande était congénitalement incapable de mener sa propre révolution ; que lors de la prochaine explosion révolutionnaire, que la Circulaire de mars 1850 voyait encore comme une perspective à court terme, les démocrates petit-bourgeois, les «social-démocrates » comme on les appelait parfois à l'époque, viendraient au pouvoir. Mais cette couche sociale se montrerait également incapable de mener la destruction complète des rapports féodaux et allait être, de toutes façons, forcée d'attaquer et de désarmer le prolétariat dès qu'elle assumerait une fonction gouvernementale. La tâche d'achever véritablement la révolution bourgeoise reviendrait donc au prolétariat, mais ce faisant, ce dernier serait contraint d'aller de l'avant, vers sa propre révolution communiste.
Le fait que ce schéma était inapplicable aux conditions très arriérées de l'Allemagne, fut ensuite, comme nous le verrons, rapidement reconnu par Marx, lorsqu'il prit conscience que le capitalisme européen se trouvait encore dans sa phase pleinement ascendante. Ceci est également reconnu par les commentateurs et les historiens gauchistes. Mais selon ces derniers, « la tactique de la révolution permanente, bien qu'inapplicable dans l'Allemagne de 1850, a constitué un legs politique valable pour le mouvement ouvrier. Elle fut proposée par Trotski dans la Russie de 1905, bien que Lénine ait encore considéré comme prématurée la tentative de transformer la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. En 1917 cependant, dans le contexte de la crise européenne apportée par la guerre mondiale, Lénine et le parti bolchevik furent capables d'appliquer victorieusement la tactique de la révolution permanente, menant la révolution russe cette année là, du renversement du tsarisme au renversement du capitalisme lui-même. »([14] [113]).
En réalité, c'est l'idée même de la révolution permanente qui était basée sur une insoluble énigme : l'idée qu'en même temps que la révolution prolétarienne serait possible dans certains pays, d'autres parties du monde auraient (ou ont) encore des tâches bourgeoises à achever ou des étapes à franchir. C'était un problème authentique pour Marx, mais il fut dépassé par l'évolution historique elle-même qui démontra que le capitalisme ne pouvait poser les conditions de la révolution prolétarienne qu'à l'échelle mondiale. C'est en tant que système international unique que le capitalisme, avec l'éclatement de la première guerre mondiale, est entré dans sa phase de décadence, dans l' « époque de guerres et de révolutions ». La tâche qui se présentait au prolétariat en Russie n'était pas l'achèvement de quelque étape bourgeoise, mais la prise du pouvoir politique comme premier pas vers la révolution prolétarienne mondiale. Contrairement aux apparences, Février 17 ne fut pas une « révolution bourgeoise», et ne représenta pas l'accession au pouvoir d'une couche sociale intermédiaire. Février 1917 fut une révolte prolétarienne face à laquelle toutes les forces de la bourgeoise firent tout ce qui était en leur pouvoir pour la dévoyer et la défaire ; ce qui fut très rapidement prouvé c'est que toutes les fractions de la bourgeoisie, loin d'être « révolutionnaires », se consacrèrent corps et âme à la guerre impérialiste et à la contre-révolution, et que la petite-bourgeoisie et d'autres couches intermédiaires ne disposaient d'aucun programme politique ou social propre, mais étaient condamnées à tomber d'un côté ou de l'autre des deux classes historiques de la société.
Quand Lénine écrivit les Thèses d'Avril en 1917, il liquida toutes les notions dépassées d'une étape à mi-chemin entre la révolution prolétarienne et la révolution bourgeoise, tous les vestiges de conceptions purement nationales du changement révolutionnaire. En effet, les Thèses rendaient superflu le concept ambigu de la révolution permanente et affirmaient que la révolution de la classe ouvrière est communiste et internationale, ou qu'elle n'est rien.
Clarification de la perspective communiste : le concept de décadence
Les clarifications les plus importantes sur la perspective du communisme provinrent du débat qui surgit dans la Ligue peu de temps après la publication de sa première Circulaire post-révolutionnaire. Il devint rapidement clair pour Marx et ceux qui lui étaient politiquement proches, que la contre-révolution avait triomphé dans toute l'Europe, et qu'en fait, il n'existait pas de perspective de lutte révolutionnaire imminente. Plus que toute autre chose, ce qui l'en a convaincu, ce n'était pas simplement les victoires politiques et militaires de la réaction, mais la reconnaissance, basée sur un travail assidu de recherche économique dans sa nouvelle condition d'exilé en Grande-Bretagne, du fait que le capitalisme était entré dans une nouvelle phase de croissance. Comme il l'a écrit dans Les luttes de classe en France :
«Etant donné cette prospérité générale dans
laquelle les forces productives de la société bourgeoise se développent aussi
abondamment que le permettent les conditions bourgeoises, on ne saurait parler
de véritable révolution. Une telle révolution n'est possible que dans les périodes
où ces deux facteurs, les forces productives modernes et les formes de
production bourgeoises entrent en conflit les unes avec les autres. Les
différentes querelles auxquelles s'adonnent aujourd'hui les représentants des
diverses fractions du parti de l'ordre continental et où elles se
compromettent réciproquement, bien loin de fournir l'occasion de nouvelles
révolutions, ne sont, au contraire, possibles que parce que la base des
rapports est momentanément si sûre, et, ce que la réaction ne sait pas, si bourgeoise.
Toutes les tentatives de réaction pour arrêter le développement bourgeois s'y
briseront aussi fortement que toute l'indignation morale et toutes les
proclamations enthousiastes des démocrates. Une nouvelle révolution ne sera
possible qu'à la suite d'une nouvelle crise, mais l'une est aussi certaine que l'autre. » ([15] [114]).
Par conséquent, la tâche à laquelle les communistes devaient faire face, n'était plus constituée par la préparation immédiate de la révolution, mais, avant tout, par la compréhension théorique de la situation historique objective, la destinée réelle du capital et donc les véritables bases d'une révolution communiste.
Cette perspective rencontra une opposition virulente chez les éléments les plus immédiatistes dans le parti, la tendance Willich-Schapper qui, lors de la réunion fatidique du Comité central de la Ligue des communistes en septembre 1850, déclara que la polémique avait lieu entre ceux « qui organisent le prolétariat » (c'est-à-dire eux-mêmes, les véritables ouvriers communistes) et « ceux qui agissent avec la plume »([16] [115]) (c'est-à-dire Marx et ses théoriciens de salon). Marx pose la véritable question dans sa réponse ; il signale que : « Pendant notre dernier débat en particulier, sur la question de "La position du prolétariat allemand dans la prochaine révolution", des membres de la minorité du Comité central ont exprimé des points de vue en contradiction directe avec notre avant-dernière Circulaire, et même avec le Manifeste. »([17] [116]) « A la place de la conception critique, la minorité met une conception dogmatique, et à la place de la conception matérialiste, une conception idéaliste. Au lieu des conditions réelles, c'est la simple volonté qui devient la force motrice de la révolution. Nous, nous disons aux ouvriers : "Vous avez à traverser quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles et de luttes entre les peuples, non seulement pour changer les conditions existantes, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre aptes à la direction politique". Vous, au contraire, vous dites : "Il nous faut immédiatement arriver au pouvoir, ou bien nous n'avons plus qu'à aller nous coucher". Nous, nous attirons tout spécialement l'attention des ouvriers allemands sur le faible développement du prolétariat allemand. Vous, vous flattez de la façon la plus grossière le sentiment national et les préjugés corporatifs des artisans allemands, ce qui est évidemment plus populaire. »([18] [117]).
L'issue de ce débat fut la dissolution effective de la Ligue. Marx proposa que son quartier général (HG) se déplace à Cologne et que les deux tendances travaillent dans des sections locales séparées. L'organisation continua d'exister jusqu'au célèbre Procès des communistes de Cologne en 1852, mais son existence était de plus en plus formelle. Les adeptes de Willich-Schapper se trouvèrent de plus en plus impliqués dans des complots loufoques et des conspirations ayant pour but de déchaîner 1; tempête prolétarienne. Marx, Engels et quelques autres se retirèrent de plus en plus des activités de l'organisation (sauf quand Marx alla défendre les camarades emprisonnés à Cologne) et se dédièrent à la principale tâche de l'heure - l'élaboration d'une compréhension plus approfondie des mécanismes et des faiblesses du mode de production capitaliste.
Ce fut la première démonstration claire du fait que le parti du prolétariat ne pouvait exister comme tel dans une période de réaction et de défaite ; que, dans de telles périodes, les révolutionnaires ne peuvent travailler que comme une fraction. Mais le fait qu'il n'ait pas existé de fraction organisée autour de Marx et d'Engels dans la période qui suivit, n'exprime pas une force ; cela exprimait l'immaturité du mouvement politique du prolétariat, du concept même de parti.([19] [118])
Néanmoins, le débat avec la tendance Willich-Schapper nous a légué une leçon durable : la claire affirmation par la « tendance de Marx » selon laquelle la révolution ne pourrait avoir lieu que lorsque les « forces de production modernes » entreraient en conflit avec « les formes de production bourgeoises » ; quand le capitalisme serait devenu une entrave au développement des forces productives, un système social décadent. C'était une réponse essentielle à tous ceux qui, se séparant des conditions historiques objectives, réduisaient la révolution communiste à une simple question de volonté. Et c'est une réponse qui dut être répétée maintes fois dans le mouvement ouvrier : contre les bakouninistes dans la Première internationale qui montrèrent la même absence d'intérêt pour la question des conditions matérielles, et faisaient dépendre la révolution de la perspicacité et de l'enthousiasme des masses (et de leur avant-garde secrète autoproclamée) ; ou contre les descendants ultérieurs de Bakounine dans le milieu politique prolétarien d'aujourd'hui - comme le Groupe communiste internationaliste et Wildcat, qui, en commençant par rejeter la conception marxiste de la décadence du capitalisme, ont fini par rejeter toute notion de progrès historique et proclament que le communisme était possible depuis l'avènement du capitalisme, et même depuis l'aube de la société de classe.
Il est vrai que le débat de 1850 n'a pas clarifié cette question de la décadence ; on peut trouver dans les formulations de Marx sur « la prochaine révolution émergeant de la prochaine crise » de quoi conclure que celui-ci envisageait la possibilité d'une révolution surgissant dans une période où les rapports bourgeois ne sont pas devenus une entrave permanente aux forces productives, mais d'une des crises cycliques et temporaires qui ont ponctué la vie du capitalisme durant le XIX° siècle. Certains courants du mouvement prolétarien - les bordiguistes en particulier - ont cherché à rester en cohérence avec la critique par Marx du volontarisme tout en rejetant la notion de crise permanente du mode de production capitaliste, la notion de décadence. Mais bien que le concept de décadence n'ait pu être pleinement clarifié tant que le capitalisme n'était pas vraiment entré dans sa phase de décadence, nous soutenons que les véritables héritiers de la méthode de Marx sont ceux qui défendent un tel concept. C'est l'un des éléments que nous examinerons dans le prochain article, lorsque nous étudierons, du point de vue le plus approprié à cette série d'articles, les travaux théoriques de Marx durant la décennie qui a suivi la dissolution de la Ligue : comme clé de la compréhension de la nécessité et de la possibilité du communisme.
CDW.
[1] [119] « 1848: Le communisme comme programme politique », Revue internationale, n°72
[2] [120] E.J. Hobsbawn, L'âge de la Révolution, 1789-1848
[3] [121] Le manifeste communiste, Ed La Pleiade, Œuvres 1, pages 193-194.
[4] [122] Ibid.
[5] [123] Les luttes de classe en France. J.J. Pauvert, page 88.
[6] [124] La Nouvelle Gazette Rhénane. Tome II, Editions sociales, pages 230, 231
[7] [125] Les luttes de classe en France. J.J. Pauvert, page 90.
[8] [126] . « Adresse du Conseil Central à la Ligue », Londres, mars 1850, in Textes sur l'organisation, Ed. Spartacus, page 35
[9] [127] Ibid, page 40.
[10] [128] Ibid, page 42.
[11] [129] Ibid, page 42.
[12] [130] Les luttes de classe en France, Ibid., page 123
[13] [131] Editions sociales, page 125
[14] [132] David Fernbach, introduction à The revolutions of 1848, Penguin Marx library, 1973.
[15] [133] J.J. Pauvert, page 193.
[16] [134] « Réunion du Comité Central », 17 septembre 1850, cité dans Le parti de classe, T.II, Petite Collection Maspero, p. 14 et 15.
[17] [135] Traduit de l'anglais.
[18] [136] « Réunion du Comité Central », 15 septembre 1850, idem, p. 8.
[19] [137] Lire la série d'articles « Le rapport Fraction-Parti dans la tradition marxiste », dans la Revue Internationale n° 59, 61, 64, 65, en particulier « De Marx à la Seconde Internationale », dans le n° 64.
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