Sur la place Rouge de Moscou, là où sont tombés des dizaines de milliers de combattants révolutionnaires en octobre 1917, devant le mausolée où git le cadavre embaumé, désormais inoffensif, de celui qui fut un lutteur et la personnification de la haine implacable de la société bourgeoise, Lénine, se déroule une impressionnante parade militaire. Chars d'assaut dernier modèle, tanks, canons, armée motorisée défilent en bon ordre. À leur bruit assourdissant répond le vrombissement des avions de chasse et de bombardement ; des dizaines de milliers de soldats de toutes formations, de tous les corps d'armée, sous la conduite de leurs officiers et généraux, portent fièrement leurs armes particulières ; les lance-flammes, les fantassins baïonnette au canon, la cavalerie le sabre au clair, les parachutistes, les marins, la police, tout l'appareil militaire d'oppression est là. C'est le déploiement imposant de la machine de guerre, l'étalage grandiose des moyens de destruction et de mort.
Viennent ensuite, en rangs serrés, les formations de la jeunesse militarisée, les enfants militarisés, les femmes militarisées, les masses d'ouvriers par syndicat, par organisation, par localité, par usine, le tout parfaitement discipliné, encaserné, militarisé.
Un interminable cortège défile pendant des heures et des heures devant les tribunes, devant les maitres du pouvoir, les ministres, la haute bureaucratie de l'État, les maréchaux au poitrail chamarré de décorations, le haut-clergé et le tout puissant "maréchalissime", Staline.
Durant des heures et des heures, c'est tout un peuple organisé, discipliné, encadré, militarisé qui défile au pas cadencé...
... C'EST LE 1ER MAI 1947, LA FÊTE DU TRAVAIL.
Dans toutes les capitales du monde, à Varsovie comme à Paris, à Rome comme à Londres, à Sofia, Belgrade, Bucarest et New-York, dans tous les pays, dans toutes les villes, dans tous les centres industriels, partout où peinent et suent des ouvriers exploités, c'est fête aujourd'hui. Partout des cortèges officiels, des parades militaires, des processions populaires. Tous les gouvernements et États, ceux qui se disent "démocratiques" et ceux qu'on dit "totalitaires" ont décrété ce jour du 1er mai, jour férié, jour des réjouissances populaires.
Et les soldats, les ouvriers passent devant leur De Gaulle, leur Thorez, leur Blum, leur Jouhaux, leur Benoît Frachon, leurs généraux d'armée, leurs maréchaux de syndicats, leurs grands chefs de partis, leur clique "réactionnaire", leurs ténors du stakhanovisme, leurs chauvins de la démocratie.
Le 1er mai a cessé d'être le jour où la dernière classe de la société -le prolétariat- criait sa révolte contre l'exploitation de son travail et, dans la grève universelle, clamait sa menace de mettre fin à la production des profits pour les autres classes et de la misère pour elle-même. Le 1er mai est devenu le jour de fête de conciliation de classes, un jour de glorification du travail, de glorification et félicitations des ouvriers consentant à suer sang et eau les 364 autres jours de l'année.
D'une manifestation de révolte contre leurs conditions et leur position sociale de classe exploitée, le 1er mai est devenu la glorification de ces conditions et de cette position qui feront d'eux une classe d'esclaves salariés à perpétuité.
Le capitalisme fête ce jour de printemps, ce jour de l'éternel recommencement. Quel autre jour que celui-ci peut mieux symboliser l'éternel recommencement du travail, source de richesse pour ceux qui l'exploitent, source de misère pour ceux qui le subissent ?
Le capitalisme manifeste son triomphe sur la volonté d'émancipation exprimée violemment autrefois par la classe ouvrière. Et quel triomphe... Malgré l'accroissement de la misère ouvrière, malgré les crises économiques, le chômage, la faim, la crise du logement, le manque de vêtements, LA SOUMISSION DES MASSES OUVRIÈRES EST COMPLÈTE, TOTALE.
Aucune révolte ne menace la bourgeoisie qui a tant tremblé au lendemain de la guerre mondiale. Le prolétariat ne trouble pas sa quiétude. À volonté elle peut disposer de ces masses d'esclaves, les faire travailler encore et toujours plus. La bourgeoisie a besoin de canons, de tout un attirail imposant de guerre et les ouvriers travailleront 50, 60, 70 heures par semaine. La bourgeoisie n'a pas de force de travail à gaspiller pour faire pousser le blé et pour produire des objets de consommation ; et les ouvriers en loques, chaque jour un peu plus affamés, acceptent, par un rationnement toujours plus réduit, de se nourrir d'ersatz, de produits de dernière qualité. Ces bêtes de somme peuvent aussi bien se nourrir de rutabaga, de glands de chêne puisqu'ils l'acceptent.
Quel gaspillage que de nourrir ces rebuts d'humanité avec de la viande, du pain et du sucre. Un être humain a besoin de 3000 calories par jour mais les ouvriers réalisent ce tour de force de vivre avec beaucoup moins ; et pourquoi se gêner de réduire leur ration quotidienne à 1500, 1000 ou 700 calories comme dans la Ruhr.
Jamais encore, dans sa longue histoire sanglante, la bourgeoisie n'a connu une classe ouvrière aussi docile et aussi servile. Jamais encore elle n'a dominé aussi fortement le cerveau des prolétaires.
Joyeusement le capitalisme perpétue le plus grand crime contre l'humanité contre les masses travailleuses ; et elle peut le faire impunément, sans crainte, avec l'adhésion, la collaboration, la participation active des masses ouvrières dupées.
Le capitalisme se réjouit de son triomphe ; six années de guerre, 30 millions de cadavres, autant de mutilés, une multitude de villes transformées en ruines, des siècles de travail accumulés par la sueur des opprimés, anéantis et détruits.
Le prolétariat ne bronche pas ; le prolétariat laisse ses morts pourrir ; il accepte encore les sacrifices nécessaires pour la reconstruction, c'est-à-dire pour la production de nouveaux et plus monstrueux engins de guerre. Le prolétariat accepte tout : la famine, le travail, les sacrifices. Facilement il accepte d'embrasser la cause du capitalisme : fasciste quand la bourgeoisie en a besoin, démocrate-républicain quand la bourgeoisie lui dit de l'être, nationaliste, chauvin enragé, "résistant" quand la bourgeoisie l'appelle. Il est de tous les massacres, il se bat pour Trieste comme pour Dantzig, pour la plus grande Allemagne comme pour la "libération nationale" et "à chacun son boche" n'est pas pour lui déplaire. Il taille profondément dans sa propre chair vivante.
Le prolétariat a mérité de la patrie et du capitalisme. Qu'on fasse donc une fête en son honneur. Qu'on le promène dans des cortèges, entraîné par les formations militaires douces à sa vue et la musique militaire chauvine agréable à son oreille. Les chefs de l'État prendront la tête de ces manifestations officielles et nationales. C'est la fête de la fraternisation nationale des opprimés et des oppresseurs, comme le chien fraternise avec son maitre. Le drapeau devenu chiffon rouge a pris sa place modeste dans la masse des chiffons nationaux de tous les pays. C'est le plus grand triomphe que le capitalisme ait jamais rêvé. C'est sa victoire sur le prolétariat, c'est sa fête, c'est le 1er mai 1947.
Et il n'y a pas de spectacle plus attristant que celui de voir la classe ouvrière souiller les tombes de ses martyrs, insulter la mémoire de ses combattants tombés pour la cause de son émancipation. Et ceci pour la plus grande joie de son ennemie de classe : la bourgeoisie.
Il n'en fut pas toujours ainsi. Pendant des décades les ouvriers saisissaient tout autrement leur position sociale. Ils n'avaient pas encore fait leur les intérêts de leurs oppresseurs. Leur effort les portait à se dégager des idées de la bourgeoisie sur l'intérêt général, sur les intérêts de la nation ; leur effort les amenait à distinguer les intérêts des classes composant la société moderne comme irréductiblement opposés, à prendre conscience de leur mission historique de classe, à s'organiser distinctement des autres classes dans des organisations indépendantes, à formuler leur propre but de classe et à entrer dans l'action directe pour le réaliser.
Quand, pour la première fois, l'Internationale ouvrière décidait d'appeler les ouvriers du monde à organiser une journée internationale de manifestation et de solidarité prolétarienne, elle entendait exprimer plus qu'une commémoration des victimes de Chicago tombées dans la lutte. Car cette commémoration ne fut que l'occasion accidentelle qui s'est présentée. La décision de faire du 1er mai une journée internationale de lutte du prolétariat dépassait même l'intention consciente des congressistes qui l'avaient prise.
Cette journée était une manifestation d'une nouvelle réalité, d'un fait nouveau dans l'histoire humaine : la naissance d'une classe qui est internationale. Une classe qui, à l'encontre de toutes celles qui ont existé jusqu'à ce jour, ne rencontre plus des intérêts matériels, économiques, sociaux, politiques, idéologiques divergents, tendant à la diviser. Au contraire, toutes les conditions se trouvaient réunies pour la première fois dans l'Histoire, faisant de cette classe une unité mondiale, une unité humaine, une préfiguration de l'humanité unifiée, de la société à venir.
Le 1er mai fut la matérialisation de l'idée exprimée par Marx et Engels 40 ans avant : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous." Cette idée est le fondement du socialisme, la base agissante du mouvement ouvrier en dehors de laquelle le prolétariat perd son caractère de classe et cesse d'être une force historique indépendante.
L'Histoire connaît peu d'exemples d'une propagation aussi rapide et aussi ample que celle du 1er mai. Il fut accueilli avec enthousiasme par les ouvriers du monde entier, par toutes les tendances et les écoles du mouvement ouvrier. En quelques années, il n'y avait pas une ville où, en ce jour, les ouvriers ne manifestaient la volonté de lutter pour leur émancipation ; et, jusque dans les bourgs les plus perdus, le souffle de la révolte contre l'ordre social existant pénétrait le cœur et le cerveau des ouvriers, des couches les plus avancées aux couches les plus arriérées.
C'est parce que ce jour de lutte internationale concrétisait, au-dessus des contingences et des particularités locales, la grande aspiration générale et historique, la mission émancipatrice et humaine de la classe ouvrière, qu'il a trouvé cet écho brûlant parmi les travailleurs de tous les coins du globe. Plus que toute autre action, il fut l'appel puissant à l'éveil de la conscience des prolétaires. Précédant souvent toute forme d'organisation concertée, toute idée claire de syndicat, les ouvriers se battaient farouchement en ce jour et arrosaient de leur sang les pavés de la rue. Même les enfants des ouvriers, ceux qui n'avaient pas encore mis les pieds dans les usines - futurs lieux de leur exploitation -, étaient pénétrés de cette atmosphère ardente et fiévreuse de ce jour de bataille de classe sur le plan international.
Avec une force égale à l'enthousiasme des ouvriers, la haine et la panique s'emparaient des classes possédantes. Le spectre annoncé devenait réalité. Les bourgeoisies nationales voyaient, avec rage, apparaître face à elles un colosse international qui menaçait de détruire leur société. La bourgeoisie prenait chaque jour plus conscience de la lutte à mort qui s'engageait entre elle et le prolétariat. Chaque 1er mai était devenu une répétition générale qui allait se jouer, une épreuve de force entre classes antagoniques, entre la bourgeoisie héritière et dernière représentante de toute une suite de sociétés basées sur l'exploitation, la spoliation et l'oppression d'une classe sur une autre et par une autre, et le prolétariat successeur et représentant de toutes les classes opprimées, l'artisan de la nouvelle société humaine, la société sans classe.
CHAQUE 1ER MAI ÉTAIT DEVENU UNE PRÉPARATION ACTIVE À LA GUERRE CIVILE INTERNATIONALE, UN ENTRAINEMENT À LA RÉVOLUTION, UNE ÉTAPE DE LA LUTTE FINALE, UNE ATTEINTE TOUJOURS PLUS POUSSÉE À L'ORDRE SOCIAL CAPITALISTE.
Ce défi révolutionnaire du prolétariat était intolérable à la bourgeoisie et à ses gouvernements qui réagissaient en établissant de véritables états de siège à la veille de ce jour. Les soldats étaient consignés dans leur caserne, à la fois pour en disposer en cas de besoin et à la fois parce que les gouvernements n'étaient pas toujours surs de leur docilité. Dans les usines la surveillance, l'espionnage et la provocation étaient décuplés, les ouvriers suspectés, renvoyés et les directions affichaient les mesures les plus impitoyables contre ceux qui voulaient faire grève ce jour-là.
Durant des semaines la police était sur les dents. Les fiches des suspects étaient sans cesse revues et complétées, les réunions ouvrières interdites, les militants préventivement arrêtés à leur domicile. Une inquiétude générale régnait, les gouvernements se concertaient et veillaient, les forces de police opéraient, la bourgeoisie se préparait.
Mais, de son côté, le prolétariat s'organisait aussi avec une volonté de fer et était décidé à la lutte. Dans les caves, dans les imprimeries clandestines, sortaient les appels révolutionnaires diffusés comme par enchantement. Les vieillards, les femmes, les enfants, les moins soupçonnés devenaient des agents de liaison. Le silence de la nuit dans les quartiers ouvriers abritait un travail fiévreux, des réunions clandestines. Les mansardes ouvrières devenaient des sièges de comité révolutionnaire. Les militants connus ne dormaient plus chez eux et se cachaient dans les maisons ouvrières pour poursuivre leur travail révolutionnaire. Les ouvriers surveillaient leur quartier, dépistaient les policiers et les provocateurs. Les murs se couvraient chaque nuit de nouveaux tracts et proclamations. Soudainement, avec une rare hardiesse, les monuments, les points les plus hauts et les plus inaccessibles, les clochers d'églises, les fils télégraphiques portaient de pauvres petits bouts d'étoffe rouge, emblèmes de révolte et de lutte des ouvriers.
Un monde en affrontait un autre, les opprimés contre les oppresseurs, prolétariat contre bourgeoisie.
Si, aujourd'hui, le 1er mai est devenu une vulgaire procession religieuse et officielle, les vieux militants ont gardé le souvenir vivant des 1ers mai de lutte de classe. Le prolétariat manifestait sa vitalité et sa combativité en passant en passant outre aux décrets et interdictions gouvernementaux. Aucun déploiement de polices ne fut assez fort pour empêcher que ne surgissent, à l'improviste, d'ici de là, en plusieurs points de la ville à la fois, les bataillons ouvriers.
La répression sanglante, le massacre de Fourmies, les charges des cosaques, les sabres des gardes mobiles ne faisaient que galvaniser la combativité des ouvriers.
Les drapeaux rouges, simples bouts d'étoffe, que les travailleurs cachaient sous leur chemise en venant à la manifestation, gardaient encore la chaleur de leur corps en flottant dans les airs ; et si plus d'un ouvrier tombait en défendant ce drapeau, en le sauvant des mains des policiers, c'est parce qu'alors il symbolisait leur volonté, leur programme et leur but de classe pour lesquels ils combattaient et étaient prêts à payer la victoire au prix de leur vie. Ce furent des 1ers mai d'une classe montant à l'assaut du monde, des 1er mai du prolétariat révolutionnaire.
Ce n'est pas la place ici d'examiner les causes qui ont fait perdre au prolétariat la conscience de ses tâches et de ses intérêts historiques propres pour adorer à genoux le veau d'or du capitalisme.
Une immaturité politique, une longue suite de défaites sanglantes, un épuisement des forces, la trahison de ses chefs et partis, des difficultés qui s'avèrent autrement plus redoutables qu'on avait pu le prévoir, une force de résistance et une capacité de corruption idéologique de la part du capitalisme, tout cet ensemble de facteurs ont concouru à amener le prolétariat au stade d'abrutissement et de dissolution où il se trouve, stade que nous croyons momentané et passager.
Nous voudrions pourtant souligner l'intelligence clairvoyante de la bourgeoisie utilisant les armes du prolétariat contre celui-ci. Le drapeau rouge n'est plus le drapeau subversif, objet de haine pour le capitalisme. Depuis longtemps, ce dernier lui a fait une place d'honneur dans ses rangs. C'est le drapeau qui flotte sur plus de 20 millions de forçats des camps de concentration staliniens. C'est celui qui préside aux exécutions sommaires dans les souterrains du GPU et des procès infâmes de Moscou. Il est drapeau national sur 1/6 du globe, là où gémissent 150 millions d'esclaves modernes. Il a servi d'emblème, pendant des années, au régime hitlérien, aux camps de concentration, aux déportations, aux tortionnaires de la Gestapo. Il a flotté sur tous les champs de carnage de la deuxième guerre mondiale. Dans son ombre se forme une coalition, un des 2 blocs de la guerre de demain.
Partout, dans chaque pays, il sert de trait d'union rattachant les prolétaires au char de leur bourgeoisie nationale. Il a cessé d'être le bout d'étoffe qu'ils cachaient sur leur peau. Il s'est enrichi et s'est officialisé. Il est devenu un tissu épais, à la couleur vive. Le sang des ouvriers tachait malencontreusement les chiffons tricolores. Lui, par sa couleur et son épaisseur, il s'imbibe du sang et ne laisse rien paraître. Le rouge ne peut répugner aux bouchers capitalistes ; ils en ont l'habitude.
Et ce qui vaut pour le drapeau vaut pour le 1er mai. "Comment donc, s'écrient les bourgeois, une fête du Travail ? Mais bien sûr ! Le travail est sacré. Nous allons fêter le travail." Et les manifestations sanglantes d'autrefois sont devenues des processions légales qui cachent la sanglante réalité de chaque jour. Les cris de révolte sont devenus d'inoffensifs psaumes. Les instruments de cuivre hurlent des marches militaires chauvines qui empêchent d'entendre les autres hurlements, ceux des torturés dans les prisons, dans les camps de concentration de tous les pays.
On abasourdit les ouvriers pour les empêcher d'entendre le cri de leurs entrailles affamées, les balles des pelotons d'exécution, le râle des torturés, le soupir des mourants, les appels à la solidarité de leurs frères de classe des autres pays.
La bourgeoisie s'est emparée des symboles ouvriers, du drapeau rouge, du 1er mai. Tous les régimes - celui de Staline, de Hitler, de Pétain, de la 4ème République - ont proclamé ce jour "fête nationale". Le 1er mai est devenu le jour de la renaissance nationale de la respectueuse Patrie renaissante.
La bourgeoisie peut dormir tranquille et ne pas trembler de peur. C'est le 1er mai 1947. Et, demain, tous ceux qui la composent -les gavés et les parvenus, les policiers et les dames honorables, les hommes politiques et les prostitués, les gouvernants et les voyous-, tout ce beau monde, cette crème de la société massée le long des cortèges et sur les tribunes officielles pourra à l'aise acclamer ces ouvriers dans leur bleu encore trempé par la sueur du travail et se féliciter que ceux-ci aient enfin retrouvé le chemin et se soient intégrés dans la communauté nationale.
Pour assurer leur subsistance dans leurs luttes longues et rudes qu'ils sont obligés de livrer contre la nature, pour soumettre les forces de celle-ci à la satisfaction de leurs besoins, les hommes construisent, façonnent et modifient sans cesse leur propre société. Au développement de leur société correspondent des rapports de production, des rapports sociaux déterminés par le développement de leurs forces productives. Dans le procès de production des moyens de satisfaction de leurs besoins, dans la lutte pour la domination de la nature, les hommes produisent non seulement les objets matériels pour leurs besoins mais produisent également leur mode de pensée, leurs idées, leurs conceptions qui évoluent et se modifient sans cesse avec les incessantes évolutions et modifications des forces productives auxquelles ils ont donné naissance et les rapports de production, les rapports sociaux qui en découlent. Mais les idées, les pensées, les productions spirituelles des hommes évoluent bien plus lentement que les forces et les rapports sociaux de ces hommes. Cette lenteur particulière de la production "spirituelle", le retard qu'elle accuse par rapport aux autres éléments de la production sociale des hommes, en même temps que la tendance de la pensée à se condenser en images, en représentations, fait que les idées tendent à se scléroser, à se momifier, à perdre de leur vitalité et apparaissent finalement aux hommes comme extérieures à eux, étrangères à eux.
Les idées continuent à subsister dans les cerveaux humains alors que les conditions dans lesquelles elles ont été élaborées ont cessé depuis longtemps d'exister. Les images de la réalité, en l'absence de cette réalité restent suspendues en l'air. Elles se transforment en images sans chair et sans os, en images sans réalité. Les images d'une réalité disparue, morte, deviennent des fantômes vivants qui hantent les cerveaux des ouvriers et traquent les hommes réels.
Moins les hommes parviennent à saisir la nouvelle réalité qui s'est créée, plus ils restent attachés aux images de la réalité d'hier, plus ils deviennent des victimes de leur propre production psychique antérieure qui s'impose à eux, les domine et les tyrannise. Il en fut ainsi des idées religieuses. Les dieux, que les hommes dans leurs aspirations et imagination avaient créés et placés aux cieux, sont redescendus par la suite sur Terre pour soutenir toutes les forces d'oppression et opprimer les hommes. Il en est ainsi de toutes les créations de l'esprit humain.
Tant que l'humanité ne se sera pas rendue libre en dominant la nature, au lieu d'être dominé par elle, tant que l'humanité ne se sera pas rendue maîtresse du monde extérieur en produisant à volonté et en surabondance tous les objets nécessaires à la satisfaction totale de tous ses besoins, sa production intellectuelle et sociale sera aussi la reproduction continue de sa propre aliénation. Et de même que les produits économiques se rendent indépendants des producteurs, s'opposant à eux et les dominant sous forme de marchandises, de même les idées deviennent des forces indépendantes qui, sous forme d'idéologies et de préjugés, asservissent les hommes à leur puissance de conservation.
L'humanité se débat contre les forces qu'elle-même a créées et qui tendent à l'emprisonner.
La société divisée en classes trouve dans les classes possédantes l'élément social humain dont l'intérêt est la conservation et la perpétuation de l'ordre social existant. Pour sauvegarder leur domination sur la société, les classes possédantes ont, à leur service, non seulement toute la puissance économique et politique qu'elles détiennent exclusivement, non seulement les forces de coercition - l'État, l'armée, la police et les prisons - mais elles ont encore à leur disposition les moyens "spirituels" et les forces idéologiques conservatrices, qui ne sont pas moins redoutables et pas moins efficaces que les autres moyens physiques, pour assujettir les classes dépossédées, les tenir en respect et les dominer.
Les intérêts des classes conservatrices trouvent dans les idées léguées par le passé autant de paravents idéologiques. Sur cette base de déguisement et de camouflage s'édifie tout un système spirituel avec des conceptions morales, juridiques et civiques, toutes sortes de notions et d'idées qui sont inculquées à tous les membres de la société et qui sont autant de moyens d'auto-défense et d'auto-conservation contre les classes progressistes et révolutionnaires.
L'avantage des classes réactionnaires est considérable, tandis que les classes révolutionnaires ont à se libérer continuellement des idées qu'elles ont reçues -qui sont savamment entretenues– contre lesquelles elles se heurtent sans cesse et qui représentent de redoutables embûches sur le chemin de leur émancipation.
Dans l'histoire des luttes de classes le prolétariat apparaît comme la seule classe qui ne trouve pas à appuyer sa lutte sur la possession de forces économiques.
Sa prétention historique, il la fonde sur le fait objectif du développement des forces productives, exigeant la destruction du système capitaliste et son remplacement par celui du socialisme, et sur le fait subjectif de son intérêt propre en tant que classe exploitée. Ce double fondement du socialisme trouve son expression, son assise et sa force, en premier lieu, dans la prise de conscience du prolétariat. C'est dans cette prise de conscience de ses intérêts historiques que le prolétariat se constitue vraiment en une classe et trouve la condition première de sa réalisation de sa mission. C'est en elle que réside la garantie unique de sa propre émancipation. La critique des idées régnantes, c'est la critique du règne de la classe qui les professe. Dans sa lutte contre le capitalisme, le prolétariat forge ses propres idées, ses propres conceptions. L'arme de la critique des idées régnantes est le commencement de la critique par les armes contre l'ordre existant.
L'élaboration de ses idées révolutionnaires, la constitution de son programme est, pour le prolétariat, l'élément décisif de son existence, de son triomphe, de son action en tant que classe. Mais cette conscience de classe le prolétariat ne peut l'atteindre d'emblée. Naissant avec le capitalisme, il grandit avec le développement et l'épanouissement de la société capitaliste. Ses premières luttes sont inévitablement des tâtonnements, ses premières formulations sont des balbutiements. Éduqué dans la culture bourgeoise, vivant dans le milieu historique du capitalisme, ses propres idées sont imprégnées des idées de son ennemi de classe. Le prolétariat ne peut se soustraire à cette influence bourgeoise que par une incessante critique et un continuel dépassement de ses propres idées, de ses formulations antérieures.
La bourgeoisie sait admirablement bien exploiter, à son avantage, la difficulté humaine de se libérer des images de leurs anciennes idées, inachevées et périmées. Transformées en emblèmes et symboles, les idées perdent leur dynamisme révolutionnaire, cessant d'être des moments d'un développement de la lutte, se figent et deviennent inoffensives. La bourgeoisie et tous ses laquais, ses chefs de partis politiques et de syndicats s'emploient, de toute leur force, à vider le contenu, à faire perdre au prolétariat la compréhension du fond, l'aspiration révolutionnaire de ses idées, pour n'en laisser subsister que l'enveloppe apparente. Les représentations révolutionnaires deviennent des images saintes, des emblèmes, des fétiches qu'on adore et qu'on craint ; les symboles vidés de leur contenu révolutionnaire se remplissent d'un contenu nouveau : un contenu conservateur, réactionnaire et bourgeois.
Marx, tant haï de son vivant, est devenu, pour la bourgeoisie, un homme respectable, un savant distingué. Après l'avoir, de son vivant, pourchassé et expulsé de nombreux pays, elle en a fait un honorable citoyen d'honneur. Le socialisme est devenu une affaire pour la bourgeoisie qui s'en réclame à cors et à cris. Socialiste, le gouvernement de Sa Majesté d'Angleterre qui verse à flots le sang des opprimés en tous points du globe. Socialiste, le gouvernement de la 4ème république en France qui se livre à des massacres en Indochine, à Madagascar, en Algérie et ailleurs. Socialiste le gouvernement du généralissime Staline dont les massacres et l'exploitation ne sont plus à décrire. Socialiste encore le gouvernement du défunt 3ème Reich qui a fait fonctionner ses fours crématoires au nom du socialisme national. Socialiste enfin, le dernier avorton de gouvernement fasciste de Mussolini instituant lui aussi une république sociale.
Les prolétaires ont gardé un attachement pieux au mot socialisme, et on leur en donnera. Socialistes, tous ces partis, tous ces hommes qui, dans tous les pays, soutiennent le régime d'exploitation, de famine et de massacre. Socialistes, la SFIO, le parti stalinien et les trotskistes qui ont entraîné les ouvriers à se faire massacrer pour la défense de la république, de la démocratie ou de l'État "ouvrier" russe et pour la libération nationale. La monstrueuse 2ème guerre mondiale n'était, en somme, qu'une immense et joyeuse fête "socialiste".
Les ouvriers ont gardé le souvenir de la Commune de Paris. Qu'à cela ne tienne ! Et cette Commune, qui fut la révolte ouvrière contre la république des Thiers et Gambetta, contre le drapeau national de la bourgeoisie, sera commémorée en grandes pompes au chant de la Marseillaise et sous les drapeaux des versaillais. La haine de classe des ouvriers du monde contre la sanglante oppression des régimes fascistes sera largement exploitée par la bourgeoisie. Après avoir soutenu et renforcé de toutes ses forces les régimes fascistes en Italie, Allemagne, Espagne et ailleurs, la bourgeoisie se découvrira anti-fasciste et, exploitant les sentiments des ouvriers en les dupant, elle fera massacrer ces derniers au nom de l'anti-fascisme. Et, plus que tout autre, le rattachement sentimental des ouvriers du monde à la révolution prolétarienne d'octobre 1917, à la plus grande action et bataille qu'ils ont livrée à ce jour en tant que classe, ce rattachement sentimental deviendra l'élément de la plus grande et de la plus infâme duperie.
La place Rouge à Moscou est le musée de la révolution d'Octobre. Les maîtres actuels ont concentré autour du mausolée de Lénine tous les drapeaux et attributs de la grande révolution, comme aux Invalides à Paris, autour du tombeau de Napoléon, tous les drapeaux et souvenirs des conquêtes napoléoniennes. Mais, ici, il s'agit de l'insurrection du prolétariat, de ses drapeaux et de ses conquêtes passées, enfermés autour du cadavre momifié et embaumé de Lénine.
La révolution est mise au musée et son cadavre repose emprisonné dans ces murs, défigurée, transformée, mutilée, redorée. Elle est redorée aux goûts des maîtres du jour, sous une dorure qui tend à cacher sa signification réelle, le visage réel, héroïque de la vraie révolution. Les maîtres du jour, qui ont bâti leur pouvoir après avoir tué la révolution, se mettent, et mettent la révolution réelle, à l'ombre. Ils s'y mettent, eux, vivants aux côtés de la momie de la révolution et de celle de Lénine.
Rien n'aura été laissé du passé et de l'histoire des luttes du prolétariat sans avoir été exploité par le capitalisme contre le prolétariat. Les idées, la terminologie, les noms, les mots, les dates, les emblèmes et les symboles, tout sera utilisé par la bourgeoisie, tout sera transformé en fétiches et le prolétariat lui-même en masses d'idolâtres. Les meilleurs combattants, les soldats de la révolution et les militants les plus conscients du passé seront canonisés afin de permettre à des canailles vivantes d'entretenir, dans le prolétariat, le culte du "chef", le culte de l'obéissance aveugle à leur personne, proclamée omnipotente et infaillible. Toute une mystique fétichiste a été construite, dans laquelle est emprisonné le prolétariat.
Mystique du parti, mystique du "chef", fétichisme du drapeau, fétichisme des 1ers mais.
Le prolétariat se heurte au mur de cette prison fétichiste. Pour reprendre sa lutte révolutionnaire, il doit d'abord impitoyablement briser tout ce système de fétichisme. Il doit se libérer de toutes ces images et ces symboles qu'il a lui-même crées au cours de son histoire et qui servent à le mystifier.
Il faut qu'il apprenne à regarder la réalité nue et crue, voir la terre rougie, partout, de son sang, voir ses villes en ruines, voir ses millions de cadavres, voir son corps décharné et affamé, se voir lui-même enfin dans toute la laideur de sa misère, bafoué et dégradé.
La reprise de sa marche en avant et sa victoire finale se feront à ce prix. Libéré des fantômes et des charlatans vivants, il faut qu'il redevienne lui-même, saisissant le présent avec la conscience de ses buts et agissant révolutionnairement pour les réaliser.
Du point de vue de l'organisation du capitalisme et des antagonismes impérialistes, la 2ème guerre mondiale s'est terminée par l'anéantissement des États allemand et japonais ainsi que leur élimination probablement définitive en tant que concurrents sur le plan international.
Du point de vue de la classe ouvrière, cette 2ème guerre s'est soldée par une très lourde et cuisante défaite du prolétariat. En 1917-18 la guerre est interrompue par le réveil révolutionnaire de la classe qui, partant du refus de continuer la guerre, va jusqu'à transformer celle-ci en guerre civile contre le régime capitaliste. En 1943-45, devant les premières manifestations -bien qu’embryonnaires en Allemagne et en Italie- d'un prolétariat se refusant à la guerre, le capitalisme, se souvenant de l'expérience de 1917-18, fait de cette menace éventuelle le centre de ses préoccupations. La stratégie des opérations de la guerre s'en ressentira : l'atermoiement des "alliés" en 1943, en Italie, laissant se consolider les forces de l'Axe en Italie du nord, la "miraculeuse" libération de Mussolini lui permettant de reconstruire un gouvernement "national" et une "république sociale", le recul volontaire de l'armée russe devant Varsovie pendant qu'on provoque "l'insurrection" dans ce centre ouvrier afin de permettre à Hitler d'exterminer par milliers les insurgés, le piétinement militaire devant Budapest -autre centre ouvrier-, d'une part la propagande et la mobilisation dans la "résistance" en France, le déchaînement d'un sentiment chauvin, dans tous les pays d'Europe, au nom de la libération nationale et de la lutte contre le fascisme, d'autre part les alliés qui refusent tout armistice avec l'Allemagne, après la chute de Hitler, pour détruire systématiquement toutes les concentrations ouvrières, qui empêchent le retour des soldats allemands dans leur foyer, dispersant ainsi des millions d'ouvriers allemands retenus comme prisonniers de guerre, tout cela ne peut que relever d'un plan d'ensemble soigneusement préparé et scrupuleusement exécuté.
Dans ce sens et dans ces limites, on peut dire que le capitalisme a transformé la fin de la 2ème guerre mondiale en guerre civile préventive contre le prolétariat pour étouffer dans le germe toute velléité de manifestation et toute possibilité de troubles révolutionnaires.
Avec la fin des hostilités, l'effort du capitalisme tendait, en premier lieu, à reconstruire et à développer les organisations traditionnelles des ouvriers : les syndicats. Ces organisations avaient depuis longtemps perdu leur raison d'être. Elles correspondaient à une étape donnée du développement de la société capitaliste et de la lutte de classe. Tant que le capitalisme avait encore des possibilités de développement et d'épanouissement, la révolution sociale ne pouvait se poser pour le prolétariat comme nécessité pratique immédiate. Le prolétariat lutte alors à l'intérieur du régime capitaliste pour arracher à la bourgeoisie des concessions. Sur le plan politique social, c'est la lutte pour la liberté d'association, de presse, de réunion, le droit de vote. Sur le plan économique, c'est la lutte pour de plus hauts salaires, pour la diminution des heures de la journée de travail, pour le droit de grève. En un mot, c'est la période où le prolétariat ne se pose pas pour but immédiat (parce que les conditions historiques ne la posent pas) la transformation de la société mais, essentiellement, des réformes à l'intérieur de la société bourgeoise qui s'expriment par la participation aux élections et à son organisation corporatiste : le syndicat.
Toute différente est la période historique présente. Le capitalisme a épuisé toute possibilité d'expansion et, partant, de développement. Désormais son existence ne peut s'accompagner que de destructions économiques et de troubles politiques. C'est la crise permanente du capitalisme. Désormais le capitalisme est dans l'impossibilité d'accorder des réformes en faveur des ouvriers. Il est dans la nécessité de réduire d'une façon continue le niveau de vie des masses travailleuses, de centraliser, pour sa défense, toutes ses forces entre les mains de l'État, de substituer le totalitarisme à ses formes démocratiques et de vivre dans une guerre permanente. Dans cette période où la tâche historique du prolétariat devient une tâche pratique immédiate, le programme de luttes pour des réformes devient un obstacle à sa lutte sociale nécessaire, un moyen de réincorporation et de maintien du prolétariat dans le cadre du régime existant. Les organisations traditionnelles comme les syndicats ne peuvent plus remplir une fonction qui a cessé d'exister, qui ne peut plus exister. Ces organisations, ayant perdu leur contenu, ne gardant que leur construction extérieure -qui, elle-même, par sa structure, se situe sur le terrain du capitalisme- acquièrent une fonction nouvelle. Les organisations syndicales deviennent des rouages de l'État capitaliste, servant de casernes où les masses ouvrières sont enfermées, emprisonnées et plus étroitement contrôlées.
Jamais les syndicats n'ont été aussi forts qu'aujourd'hui, regroupant des millions et des millions d'adhérents dans chaque pays, et jamais, dans le même temps, le mouvement ouvrier n'a été aussi faible, aussi domestiqué qu'à présent. L'un va avec l'autre, l'un exprime l'autre.
Depuis 1945, on a assisté à bien des grèves un peu dans tous les pays, des grèves aussi formidables par leur durée que par leur nombre, des grèves dans les industries de base comme la métallurgie, les mines et les transports. Mais toutes ces grèves n'ont eu pour résultat que l'aggravation des conditions de vie des ouvriers, en même temps qu'elles se soldaient par un affaiblissement toujours plus grand de la combativité ouvrière et un renforcement indéniable de l'État capitaliste. Tel est le bilan indiscutable des luttes ouvrières depuis la cessation des hostilités. Pourquoi cela ?
Parce que toutes ces luttes se font sur un terrain impropre au prolétariat. La lutte pour des revendications immédiates en vue d'améliorations partielles, pour des revendications uniquement économiques, conduites sur une base professionnelle, en même temps qu'elles sont dans l'impossibilité -dans la période présente du capitalisme décadent- d'être satisfaites, ne peuvent que fourvoyer le prolétariat, disperser ses forces et le détourner de l'unique terrain efficace : le terrain social.
Le chemin où sont engagées les luttes ouvrières ne mène qu'à l'impasse. L'orientation économique de ces luttes est une orientation de défaite. Toutes les forces du capitalisme s'emploient pour maintenir le prolétariat sur ce terrain.
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L'évolution historique impose au prolétariat un problème à résoudre : ou accomplir la révolution, édifier la société socialiste et sauver l'humanité, ou subir le capitalisme avec toutes ses conséquences. Le capitalisme ne peut subsister impunément. Comme tout système social ayant épuisé les conditions historiques qui lui ont donné naissance, le capitalisme est devenu non seulement une entrave au développement de la société mais, en dégénérant et en se putréfiant, il menace l'existence même de l'humanité.
Après avoir puissamment contribué au développement des forces productives, le capitalisme ne produit plus que les moyens de leur destruction : production massive des armes, perfectionnement des engins de mort, canons, gaz asphyxiant, guerre bactériologique, V1, V2, forteresses volantes, bombes atomiques, engins de mort sur terre, sur mer, dans l'air. La production capitaliste n'est désormais qu'une économie de destruction. Depuis 1914 le capitalisme a détruit non seulement la production courante mais il a entraîné dans la destruction des richesses accumulées des siècles de productions antérieures. Cette course à la destruction ne fait que s'accélérer d'année en année.
La "reconstruction" tant prônée par les charlatans ou les imbéciles est une duperie éhontée. La question de savoir aux dépens de qui se fera cette "reconstruction" est un faux problème. Il n'existe pas en réalité. Le capitalisme n'a ni la force ni la liberté de faire de la "reconstruction".
L'aggravation de la famine dans le monde depuis la fin des hostilités n'est pas la rançon exigée par une inexistante "reconstruction" mais la conséquence de la continuation de la destruction qui se poursuit sous forme de guerres localisées, d'intensification de la production des moyens de destruction en vue de la guerre généralisée intercontinentale de demain.
La perspective qui s'ouvre devant le prolétariat et l'humanité entière est celle de la BARBARIE : barbarie économique dans le recul des forces de production, barbarie dans la destruction des richesses sociales, barbarie dans les conditions de vie, barbarie dans les rapports entre les hommes. Dans cette rage de destruction forcenée, le capitalisme décadent risque d'entraîner l'humanité entière. Le massacre de quelques dizaines de millions d'êtres humains durant la 2ème guerre n'aura été qu'une répétition en miniature de ce qui attend l'humanité demain.
Faut-il donc que des villes entières soient transformées en ruines fumantes, faut-il donc que le globe entier soit devenu un seul et immense incendie, faut-il donc que, par centaines de millions, se comptent les cadavres et que non des fleuves mais des océans soient rougis de sang pour que le prolétariat comprenne l'immensité de sa responsabilité et de sa mission historique et qu'enfin, sortant de sa torpeur et se ressaisissant, il réalise en acte son vieux cri révolutionnaire :
DEBOUT LES DAMNÉS DE LA TERRE
DEBOUT LES FORÇATS DE LA FAIM...
LE MONDE DOIT CHANGER DE BASE
Nous ne sommes rien, SOYONS TOUT.
"Internationalisme"
L'entrée dans la scène politique de De Gaulle a été saluée, dans la mare aux crapauds de la politique, par un véritable tollé général. Chaque parti voyait naître un concurrent -disons-le immédiatement- plus redoutable en apparence qu'en réalité.
Rappelons brièvement certains faits : la politique bourgeoise française avant l'arrivée au pouvoir de Blum, comme l'âne de Buridan, ne savait pas si elle devait boire à la source russe ou dans le râtelier américain d'abord. Avec Blum la France subit un net coup de barre en direction du bloc américain. Depuis cette époque, une série de mesures économiques fort démagogiques -baisse nominale des prix, déflation illusoire traduisant plus un embarras de crédit qu'un assainissement du Trésor- avaient été appliquées dont le pays n'a pas encore senti les effets bienheureux. Car il semble que la conjoncture économique se fiche pas mal des décisions gouvernementales et, pire encore, les ignore.
Cette situation politique poursuit un axe de direction bien américain tandis que, économiquement, sur le plan intérieur, nous assistons à une difficulté à faire démarrer le plan Monnet malgré l'aide de l'emprunt de Washington- qui se traduit, sur le plan immédiat, par un amoindrissement du pouvoir d'achat des ouvriers et par une réduction du ravitaillement.
Tout en tenant compte de la période de morte-saison qui se situe entre février et mai, le problème de la soudure du blé devient aussi angoissant qu'au pire moment de l'Occupation. La viande traîne sa crise depuis pas mal de mois ; le vin n'a non seulement pas augmenté mais on parle de réduire la ration. Le sucre, dont on nous avait généreusement octroyé 250 grammes supplémentaires par mois, vient d'être ramené à ses modestes limites de 500 grammes.
Le gouvernement peut très bien stigmatiser "ceux qui essaient de profiter de ces difficultés, il n'en reste pas moins vrai que ces difficultés, loin d'être momentanées, persistent et persisteront en s'aggravant à l'avenir. Donner de beaux discours et des élections "progressistes" comme solutions à ces difficultés montre bien l'impasse où la prétendue paix conduit les pays qui se prétendent démocratiques.
Mais, revenons à De Gaulle pour rechercher une part l'importance politique de son geste, d'autre part l'emploi que comptent en faire les partis de la bourgeoisie, du PRL au PC ainsi que les annexes gauches et droites de ces partis tels le PCI ou les anarchistes, grands claironneurs de mot-d’ordres d'agitation dans le vide.
De Gaulle, par certains côtés, peut être mis en parallèle avec Boulanger. En effet, tous les deux ont raté le moment psychologique de la prise du pouvoir, Boulanger en s'enfuyant en Belgique, De Gaulle en hésitant pendant 2 ans pour, en janvier 1946, démissionner du pouvoir. Seulement Boulanger s'est suicidé sur la tombe de sa bien-aimée et là s'arrête la comparaison.
De Gaulle, après son silence de près de 1 an, voyant qu'au travers des difficultés du pays jamais personne n'a songé à supplier le "sauveur" de revenir à la barre de l'État, rentre par la porte de service dans l'arène politique. Mais il rentre après avoir murement réfléchi sur certaines constatations fort décevantes.
La politique de "la grandeur de la France", de l'indépendance totale de la "patrie" -et il faut l'entendre dans le sens de non-vassalisation du pays à un bloc ou à un autre -, la politique de prestige et de grande puissance n'a servi qu'à lui aliéner l'aide américaine et à lui fournir un symbolique "acte de majorité" avec l'accord franco-russe.
Lui, qui voulait faire jouer à la France un rôle d'arbitre entre les 2 blocs, n'a réussi effectivement qu'à se voir, par l'attitude de méfiance des États-Unis à son égard, rejeté, même contre sa volonté et sa pensée réelle, dans le bloc russe (rappelons un fait amusant : l'accord franco-russe, symbole de notre majorité politique, nous a rapporté une aide symbolique en céréales de la part de la Russie, c'est-à-dire quelques sacs de blé).
De Gaulle, avant sa démission, se trouvait obligé de lutter contre le courant qui le dirigeait -parce qu'il ne voulait pas se rallier au bloc américain- vers la Russie. Bien qu'il ait multiplié, en 1945, des démarches pour se rapprocher des États-Unis, ces démarches n'ont eu aucun succès.
Et c'est la crise qui s'ouvre en janvier 1946 avec la démission de De Gaulle. Le problème qui se posait à ce moment-là était : quelle influence politique allait diriger la France ?
La SFIO avait donné assez de garanties de soumission à l'Amérique. Depuis, à part une brève interruption, les socialistes n'ont pas cessé de diriger les intérêts de la France vers le bloc occidental.
De Gaulle a mis près de 6 ans pour se rendre compte du caractère irréalisable de son idée politique. Pendant une année de réflexion, il a dû arriver à rejeter et à renier toutes ses anciennes idées politiques pour se proclamer le champion de l'amitié franco-américaine.
S'il a cru avoir bien choisi le moment pour sa rentrée en scène, il doit être fort déçu aujourd'hui de son manque de flair politique. Son arlequinade de rassemblement est bien maigre. N'était-ce sa personnalité passée, ses chances de succès auraient été bien moindres qu'elles ne le sont aujourd'hui.
Son geste pourtant est important car il permet de concrétiser, dans la politique intérieure de la France, l'existence de deux blocs bourgeois rattachés internationalement aux deux blocs impérialistes du monde ; non par le fait que De Gaulle serait le leader d'un des blocs intérieurs mais parce qu'il a clairement exprimé leur existence dans ses différents discours.
A-t-il des possibilités de supplanter la SFIO auprès des américains ? Nous ne le croyons pas et l'avenir en décidera. Mais il ne faudrait pas voire là un changement d'orientation politique en France ; ce serait uniquement un changement sans importance de clique ministérielle (et dire qu'en se rangeant du côté russe l'avenir politique de De Gaulle était fait).
Le 2ème point à analyser est celui de savoir quel emploi les partis comptent faire du nouveau rassemblement gaulliste. Comme nous l'avons dit dans la première phrase de notre article : un tollé général a suivi l'annonce de la formation du RPF.
Le MRP et la SFIO craignaient de se voir grignoter sur leur droite ; le MRP surtout qui, jusqu'à présent aux yeux de sa clientèle électorale, faisait figure de parti officieux de De Gaulle. Les radicaux n'ont plus rien à perdre après avoir été tellement rogné par les autres partis, mais ils essaient quand même de regagner une certaine influence par leur dénonciation de la politique du pouvoir personnel. Simple battage démagogique.
Les staliniens, eux, ne craignent pas de perdre leur clientèle électorale ; mais le RPF leur permettrait de construire un nouveau monstre réactionnaire devant galvaniser les masses autour du PC. Avec les incidents indochinois et malgaches, les staliniens essayaient de faire figure d'opposition, tout en faisant attention de plier l'échine chaque fois que le problème de la solidarité gouvernementale était posé. L'opposition s'exprimait par la bouche d'un Marty pour calmer les troupes trop dégoûtées de la collaboration sacrée, nationale. La voie de la raison et de la fermeté prenait la figure de Thorez pour calmer les petits-bourgeois apeurés de perdre leurs lambeaux de propriété, ce qui ne fait qu'aggraver leur misère. Quant à Duclos, il parle, ruse avec lui-même, croyant duper ses adversaires politiques. Il parle encore...
L'intérêt du RPF pour le PC réside essentiellement dans la possibilité de crier : "La République est en danger !", et sonner le rassemblement du peuple français autour du "seul parti de la renaissance et de défense de la patrie", nous avons nommé le PC. Et voilà des comités de vigilance -patronnés par le PC, la CGT, l'Union des Femmes Françaises, le Front National- poussant comme des champignons après la pluie. Objet : la défense de la République contre les attaques de la réaction gaulliste.
Ces comités semblent regrouper un grand nombre d'organisations. En fait, toute cette somme de noms se résume dans le PC. Seulement c'est une possibilité, pour les staliniens, d'inviter le MRP, les radicaux et la SFIO à entrer dans ces comités, espérant par-là les entraîner à certaines actions en faveur du bloc russe ou à les dénoncer en cours de route sous prétexte qu'ils pactisent avec la réaction.
C'est la vieille tactique du front unique qui ressort encore une fois. Mais, comme toujours, les staliniens n'enfermeront personne d'autre qu'eux-mêmes.
En effet, après le tollé général, les partis se sont mis à réfléchir : rejeter De Gaulle c'est tomber dans les comités de vigilance, en d'autres termes c'est faire le jeu russe. Rejoindre De Gaulle c'est perdre la clientèle électorale et, peut-être, indisposer l'Amérique qui ne semble pas encore bien disposée à son égard. Changer de coursier en pleine course est toujours mauvais.
Aussi on s'aperçoit dès maintenant, après quelques jours de grandes violences oratoires, que le péril De Gaulle n'est pas si grand et que le RPF est un nouveau parti fort démocratique, pouvant même adhérer aux comités de vigilance. Les hommes qui l'ont suivi sont généralement considérés comme étant de "gauche".
Le Bureau politique provisoire du RPF est composé d'hommes politiques tels Malraux -stalinophile pendant la guerre d'Espagne, résistant puis colonel de maquis et de FTP -, tels Paul Fort l'ancien secrétaire de la SFIO, tels Soustelle l'UDSR, ancien ministre d'un gouvernement tripartite quelconque et actuellement secrétaire général provisoire du RPF. Ces hommes ont donné autant de preuves de leur attachement à la cause dite "de gauche" que les Blum ou les Thorez. Un homme de droite comme Capitant passe au deuxième plan. Et la manœuvre devient classique puisque la politique des partis dits "ouvriers" sert mieux la politique de la bourgeoisie française, en enchaînant la classe ouvrière, que les partis de droite. Le RPF sera de "gauche" comme les social-patriotes et le parti de "la renaissance française" communément appelé PC.
Beaucoup de bruit pour rien, semble-t-il ? Eh bien non, nous ne le pensons pas. De la même façon que l'on peut comprendre les discours de Churchill comme étant la voix officieuse du gouvernement Attlee, qui ne peut officiellement tenir un langage directement anti-russe, de même De Gaulle joue ce rôle auprès du gouvernement Ramadier. De Gaulle a été un élément actif pour augmenter la clarté de l'opposition EU-Russie, sur le plan français, en prenant position nettement pour le bloc EU-GB.
Enfin, comme sur un autre plan il a donné la base à un autre rassemblement du peuple français, malgré la quasi-indifférence de la masse au débat De Gaulle, ce dernier a permis aux partis dits "ouvriers" de trouver un dérivatif pour calmer moralement le ventre des masses en leur montrant un danger réactionnaire - De Gaulle - bien mis en scène, pouvant cacher ou au moins voiler la situation fort menacée et fort menaçante pour l'avenir : la 3ème guerre mondiale.
Mousso
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Nous apprenons, en dernière heure, que le parti socialiste a invité les autres partis du gouvernement à prendre contact avec lui pour étudier les moyens de lutter contre les menaces réactionnaires, sans dire d'où elles viennent. Au front unique par la base des staliniens, en vue de l'éternelle possibilité de noyautage, la SFIO répond par un front unique par le haut, c'est-à-dire par les organismes dirigeants.
La conférence de Moscou s'est terminée sans que les 4 ministres des Affaires étrangères aient pu rédiger le traité de paix avec l'Autriche et, encore moins, le traité de paix avec l'Allemagne. Il est vrai que le problème était ardu car il ne s'agissait pas simplement d'un pillage de l'économie allemande pour payer, sur le dos du vaincu, les frais de la guerre. En effet, si les réparations étaient le seul enjeu des 2 traités, la politique de la division de l'Allemagne en zones aurait pu être la base d'un accord lequel, tout en n'étant pas favorable équitablement aux quatre grands, leur donnait quand même les moyens de récupérer les dépenses de cette guerre. Des contestations de zones de pillage n'auraient pu retarder la conclusion du traité, au moins avec l'Autriche si ce n'est avec l'Allemagne aussi.
Mais nous pensons réellement, et sans aucun machiavélisme, que la partie qui se jouait à Moscou était surtout d'un ordre politique. Le problème de la reconstitution de l'État allemand, de sa force, de sa concentration, de son rôle dans la politique mondiale ne relève pas d'une crainte de voir à nouveau l'Allemagne menaçante. La querelle entre Marshall et Molotov au sujet des différents projets de traité ou de pacte à 4 n'est pas axée sur un problème de démocratisation comme on voudrait le faire croire. L'influence que l'un quelconque des 2 blocs pourra prendre en Allemagne est étudiée de très près par chaque bloc. Au travers des différents partis bourgeois allemands, tel le SED pour les russes, les partis social-patriotes et social-chrétiens pour les anglo-américains, les deux clans impérialistes se livrent une guerre d'influence et de chantage dont les répercussions se font sentir dans le comité de contrôle inter-allié à Berlin, et par la politique du rideau de fer qui se relève et s'abaisse alternativement de quelque côté que l'on se trouve.
Comme les allemands votent pour ceux qui les dominent, les 2 blocs cherchent, au travers de projets et contre-projets, à s'assurer le maximum de possibilités de s'étendre sur l'Allemagne tout en limitant les possibilités du bloc adverse. La Russie soulève le problème du contrôle international de la Ruhr, les anglo-américains celui de la Silésie. Et chacun fait la sourde oreille aux propositions des autres. Cet acharnement à ne pas vouloir partager l'Allemagne prouve l'importance de ce secteur, pas seulement pour l'équilibre de l'économie mondiale mais, en plus, comme point stratégique et politique dont la possession assure un avantage dans la lutte entre les clans impérialistes, lutte qui ne peut aboutir qu'à une compétition armée.
La lutte entre les pays de l'Axe et les alliés anglo-américano-russe s'est déroulée pacifiquement pendant près de 6 ans sur les plans économique et diplomatique, avec des tentatives d'accommodements dont Munich fut le point culminant ; cette lutte pacifique ne pouvait finir que dans la guerre, de même que l'antagonisme américano-russe ne peut se résoudre que dans une 3ème guerre mondiale. Le pacte à 4 de Marshall rappelle singulièrement le pacte à 4 de Chamberlain avant 1939 et ne peut avoir que la même issue.
Ceux qui, dans l'avant-garde révolutionnaire, voyaient en Munich et dans le pacte germano-russe un arrangement effectif, écartant la menace de guerre généralisée inter-impérialiste pour ne voir que l'expression de la solidarité capitaliste contre le prolétariat, considèrent aujourd'hui la conférence de Moscou comme une étape vers un arrangement et un compromis impérialiste. Il semble donc que la guerre de 1939-45 ne leur a rien appris. Mais, à l'encontre de Munich, Moscou n'a même pas enregistré le plus petit accord possible. Marshall a raison de déclarer que le seul fait positif de la conférence a été de faire ressortir clairement les divergences d'intérêts impérialistes des 2 blocs.
Cependant cela n'est pas tout à fait exact. Il y a d'abord l'intégration de la France dans la zone d'influence américaine avec l'accord tripartite sur la Sarre et la Ruhr ; ensuite le refus des anglais de réviser le pacte anglo-russe, le rendant ainsi caduc. Un fait anecdotique mais symptomatique a surgi au lendemain de la conférence : les correspondants étrangers, entre autres Rosenfeld, n'ont pu dicter la fin de leur article par téléphone, la censure ayant été rétablie aussitôt après la fin de la conférence -mouvement d'humeur des russes.
La Russie sort isolée de cette conférence et, ce qui est pire, le déficit économique de ce pays ne trouvera pas l'aide de l'Amérique qui se gardera bien de le combler. Aussi voit-on déjà les partis staliniens des différents pays sous influence américaine réagir par un certain mouvement d'opposition qui prend prétexte de tout. En Belgique, les staliniens, bien que n'étant pas au gouvernement, sortent de leur réserve pour se jeter dans l'opposition. En France, les débats sur le problème malgache font ressortir encore plus clairement cette nouvelle politique d'opposition des staliniens. De leur côté, les EU répliquent par des enquêtes sur le PC américain et par des interdictions de s'organiser dans l'État de New-York.
Enfin, dans ces deux galères américaine et russe, que l'on veut présenter comme étant un dilemme pour le prolétariat, les trotskistes impénitents se font remarquer, avec acharnement, dans les petits milieux qu'ils touchent. Sans rien comprendre aux événements passés et à l'expérience russe, ils reprennent leur vieux slogan de défense inconditionnée de la Russie "dégénérée" mais prolétarienne.
La "Vérité" de ces dernières semaines publie des articles alarmistes avec forces cartes géographiques à l'appui. Elle dénonce l'encerclement de "la Russie des soviets" par l'impérialisme américain. Pour les trotskistes, il ne fait aucun doute que, sous couvert de l'antagonisme anti-russe et des mesures prises contre les partis staliniens, les E-U ne visent personne d'autre que la révolution d'Octobre et le prolétariat mondial. Aussi se mettent-ils à mobiliser les ouvriers pour la défense du stalinisme et de l'État russe.
L'enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions ; mais les intentions des trotskistes ne peuvent les empêcher d'être un rouage -tout petit il est vrai- de l'enfer capitaliste et de la prochaine boucherie généralisée du prolétariat.
Sadi
Ici, nous ne voulons pas nous occuper du passé de la question -quoique cela en vaudrait la peine- mais de l'application pratique, actuelle du mot d'ordre et de ses conséquences directes : lutte d'émancipation nationale. Le mot d'ordre du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" et le principe que la lutte d'émancipation nationale est "progressiste" sont choses couramment admises et revendiquées comme "position" par des courants politique de "gauche" : trotskistes, anarchistes et leurs satellites.
Dans la Gauche communiste elle-même, un certain courant n'a-t-il pas été jusqu'à affirmer que de telles "luttes" pouvaient être des symptômes d'un mouvement révolutionnaire qui va bientôt commencer, et cela sans se revendiquer, bien entendu, de la position du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" et de "l'émancipation nationale".
L'empire colonial français est actuellement secoué par de profonds séismes. C'est une occasion favorable d'étudier d'un peu près et de voir comment se passent les choses actuellement dans ce domaine.
Il n'y a que quelques semaines, depuis que des renforts ont dû y être envoyés d'urgence, que la presse française fait une large place à "la campagne d'Indochine". En réalité il n'y a jamais eu de situation calme et stable en Indochine depuis 1943-44. Il faut d'ailleurs bien le dire : en période "normale", l'effervescence y est déjà permanente et, depuis la conquête française, il y a eu déjà de nombreuses manifestations, bagarres et même des insurrections organisées.
Quoique l'histoire officielle situe aux environs de 1892 la conquête définitive du Tonkin, commencée en 1873-85, ce n'est que vers 1905 que la "pacification" définitive peut être située avec exactitude. Cette pacification devait être de courte durée puisqu'en 1908 éclate une insurrection à caractère nettement politique et nationaliste. Ensuite la lutte se poursuit sans cesse : grèves, manifestations, attentats ; le tout est dirigé clandestinement par les nationalistes.
En 1923-24 Ho-Chi-Minh fonde le parti communiste annamite. Le parti est exclusivement clandestin. La propagande est apportée d'une part par les navigateurs -qui sont à l'époque parmi les éléments les plus avancés- et d'autre part par les étudiants qui vont en France et dont certains éléments forment (en France même) une puissante organisation annamite de la 3ème Internationale.
Ho-Chi-Minh a été d'abord, en France, membre de la SFIO et a suivi ensuite, au moment de la scission du congrès de Tours, ceux qui devaient former le PC[1].
1930 marque de nouveau, dans la vie de l'Indochine, une date importante. Il faut le dire de suite entre parenthèses : les éléments annamites - comme nous le verrons plus tard pour tous les éléments coloniaux - puisent beaucoup dans la métropole par les étudiants qui y vont et s'y constituent en groupes politiques militants ; il faut donc toujours comprendre, quand nous parlons par exemple de l'Indochine du point de vue politique, à la fois le pays lui-même et les nationaux qui sont partis dans la métropole et qui font le va-et-vient, toujours renouvelés par de fraîches recrues ; c'est de la métropole d'où, tous les ans, partent des jeunes gens formés universitairement, mais aussi politiquement.
Or, en 1930 se situent à la fois les célèbres insurrections de Yen-Baï et, à cette occasion, l'expulsion de l'opposition trotskiste qui forme un parti à part et publie le journal "La lutte". C'est Ta-Thu-Thau (assassiné il y a peu de temps) qui en est le principal fondateur et animateur. Soulignons, une fois de plus, que les 2 sections, la section annamite en France et celle en Indochine, sont complémentaires. Ta-Thu-Thau a été, avant de former le parti trotskiste annamite, un membre connu de l'opposition trotskiste en France.
Nous avons donc en présence, avant l'Occupation de l'Indochine par les japonais, d'une part une tradition de luttes clandestines nationalistes où interviennent différents partis, depuis les monarchistes jusqu'aux trotskistes en passant par les démocrates, les républicains et les staliniens, et d'autre part l'administration coloniale française.
Il n'y a pas en Indochine, à proprement parler, de prolétariat -au sens industriel, européen du terme- mais une population indigène où tous les individus sont réellement des prolétaires. Les étudiants indigènes, qui reviennent des universités françaises avec des diplômes d'ingénieurs, d'agrégés ou de docteurs en médecine, ne peuvent exercer au même titre, au même taux, sur un pied d'égalité avec les français possesseurs des mêmes titres émanant des mêmes universités[2]. Les couches paysannes sont d'une pauvreté inimaginable. La littérature nous a familiarisés avec la misère créée aux Indes et en Chine par les cataclysmes de la nature. La nature, les saisons, les moindres phénomènes naturels y dominent directement la vie de l'homme et particulièrement des paysans. En Indochine, la paysannerie n'est même pas, à proprement parler, une paysannerie. La terre y est morcelée à un tel point que les paysans vivent comme des animaux, sur un petit carré de terre qui ne suffit même pas à les nourrir et à nourrir leur famille.
Cette situation de misère et de famine entretenue permet de trouver une main-d’œuvre à bon marché (être larbin de colons est une situation enviable ; c'est une sorte de servage ou d'esclavage entretenu par le capitalisme qui lui permet de réaliser de grandes choses à bon marché). C'est ainsi que l'administration française peut être fière des routes et des chemins de fer qu'elle a construits. Elle peut être encore plus fière des prix de revient en main d'œuvre et du sang indigène qu'elle a fait couler. Le progrès capitaliste doit malheureusement faire couler bien du sang pour faire profiter à toute cette racaille colonialiste sans scrupules et l'engraisser.
Nous avons, du côté de l'administration française, plusieurs éléments :
Devant une administration française colonialiste, profondément corrompue qui les écrase, les intellectuels indigènes préparent les masses indigènes misérables à la lutte, les entraînent et les éduquent politiquement dans les croyances "démocratiques" et les principes de la libération nationale. Mais toujours, les manifestations et insurrections sont réprimées dans le sang par une force armée d'aventuriers, qui prend à cette répression un plaisir infini.
C'est dans cette atmosphère, en y ajoutant l'effervescence constante des peuples qui l'entourent, Inde et Chine, que l'Indochine est occupée par les japonais. Avec l'occupation japonaise la situation change. Bao-Daï, l'empereur, est obligé de rester sur son trône mais ne participe pas à la politique collaboratrice de l'amiral Decoux. C'est sous l'administration du gouverneur général pétainiste, l'amiral Decoux, que les peuples d'Indochine sont pressurés au maximum : tout d'abord, le peu de ravitaillement qui peut être extirpé sert à nourrir les occupants et à envoyer au Japon ; ensuite les japonais font construire des nouvelles routes stratégiques, des nouveaux chemins de fer et de nouvelles fortifications ; enfin tous les chefs de partis nationalistes, de la droite à la gauche (surtout la gauche) sont déportés à l'île Poulo condor ou en Nouvelle-Calédonie. Les déportations s'accélèrent, ce qui n'empêche pas un fort mouvement de résistance de se constituer.
Ho-Chi-Minh forme la résistance nationale antifasciste où entrent tous les partis nationalistes à tendance antifasciste : démocrates-chrétiens, démocrates, républicains, socialistes et staliniens.
Les français d'Indochine forment leur mouvement de résistance à part. Les trotskistes enfin ne font pas partie officiellement du mouvement de résistance annamite, non pas parce qu'ils se refusent, eux, à y entrer mais parce que les staliniens s'y opposent. Ils agissent donc à leur manière, noyautage, etc. et se revendiquent avant tout du principe de la libération nationale.
La résistance annamite engage rapidement la lutte armée avec les japonais grâce à du matériel américain parachuté et, en 1942-43, livrent 2 véritables batailles militaires, une à Doluong et une plus importante à Thaïnguyeng.
Nous voyons donc que, au départ et historiquement, le mouvement de libération nationale est profond et puissant. Tous les partis politiques annamites posent comme but immédiat la "libération nationale". Pour les uns c'est le but final et pour les autres une simple "étape vers la révolution socialiste". Il s'agit, en réalité, de l'expression, d'un besoin et d'un désir d'une bourgeoisie nationale de s'émanciper. Dans toutes ces luttes d'émancipation nationale contre un puissant impérialisme, il est extrêmement intéressant de noter, de part et d'autre, deux expressions politiques typiques et La classiques de la bourgeoisie et du capitalisme ; deux expressions qui ne peuvent pas vivre l'une sans l'autre et qui sont complémentaires :
La "démocratie" et "l'indépendance nationale" sont des expressions traditionnelles de la bourgeoisie et du capitalisme, qui ont des racines profondes dans l'Histoire depuis la révolution bourgeoise. Les premières "Chartes des Droits" ont été proclamées et imposées de haute lutte à la noblesse. L'invention de l'imprimerie devait servir cet effort de lutte de classe en répandant les "Chartes" et l'idéologie de la "Réforme". Mais, dans la période révolutionnaire de la bourgeoisie, cette idéologie démocratique d'émancipation nationale correspondait à des besoins réels étayés sur une révolution économique qui devait transformer le monde. Certes, le capitalisme, en même temps qu'il se développait et avait besoin, dans sa lutte, de ces mots d'ordre, n'en allait pas moins à la conquête de "peuples arriérés". Et c'est en vue de "leur porter la civilisation" qu'il les opprimait. Les peuples coloniaux "libérés" par le capitalisme devaient subir de sa part une exploitation qui, par la misère qu'elle a créée, laisse loin derrière elle le féodalisme et sa misère.
Dans le féodalisme il s'agit surtout d'une misère du système lui-même, croupissant et bâtard, tandis que le capitalisme entretient dans les colonies une misère voulue dans laquelle des richesses sont immenses. C'est ce qui nous fera mieux comprendre que toutes ces idéologies bourgeoises, nationales, démocratiques, qui sont l'expression de la misère entretenue par un capitalisme puissant et plus avancé, sont en même temps une soupape à cette misère, rien de plus. La bourgeoisie pouvait réellement promettre une amélioration des conditions de vie par rapport au féodalisme parce que son système économique promettait, par lui-même, un développement des richesses. Le capitalisme ne prévoyait pas, dans son idéalisme, qu'il serait amené, par les contradictions de tout système d'exploitation, à accroître la misère de l'humanité. Au début, le capitalisme représente un espoir d'enrichissement et un enrichissement réel de la société. Mais aujourd'hui, "l'émancipation nationale" et l'idéal démocratique "des peuples opprimés par d'autres" ne sont rien de plus qu'une expression de leur misère, sans aucun espoir d'améliorations réelles dans la solution qu'ils veulent donner ; en effet, une solution capitaliste d'aujourd'hui, c'est la continuation d'un régime de misère, quelle qu'en puisse être la forme ; et la démocratie est un songe creux que la réalité vient détruire. Un gouvernement quelconque peut toujours combattre pour la démocratie ; mais quelle est la signification de ce combat si le monde capitaliste d'aujourd'hui, ne permet aucune démocratie ?
La vérité c'est que la lutte d'émancipation nationale est une idéologie bourgeoise dépassée par le capital lui-même mais qui permet à celui-ci de maintenir, par la misère, une expression idéologique de cette misère, qui sert uniquement au capitalisme à maintenir la misère dans l'orbite d'un système qui ne peut que perpétuer la misère. La libération, l'indépendance nationale est concrètement impossible, irréalisable dans le monde capitaliste actuel. Les grands blocs impérialistes dirigent la vie de tout le capitalisme ; aucun pays ne peut s'échapper hors d'un bloc impérialiste sans aussitôt retomber sous la coupe d'un autre. Il peut toujours exprimer l'envie de sortir des compétitions impérialistes, de se placer "en dehors" ou "au-dessus" d'elles ; mais s'il ne peut en sortir, qu'importe la sincérité ou la non-sincérité des discours. Qu'importe si les annamites sont sincères dans leur nationalisme et si Ho-Chi-Minh ne l'est pas. Qu'importe si un De Gaulle, quand il affirme qu'il veut être en dehors des compétitions de blocs, est ou n'est pas sincère, si la réalité fait de ces considérations morales une bouchée et démontre que De Gaulle, étant contre le bloc russe, doit se retourner avec le bloc américain, et Ho-Chi-Minh contre le bloc américain ne peut pas rester sans servir, peut-être sans le vouloir, les intérêts lointains ou immédiats du bloc russe. Il est absolument évident que les mouvements de libération nationale ne sont pas que des pions que Staline et Trumann déplacent à leur guise l'un contre l'autre. Il n'en reste pas moins vrai que le résultat est le même. Ho-Chi-Minh, expression de la misère annamite, s'il veut asseoir son pouvoir de misère, devra, tout en faisant lutter ses hommes avec l'acharnement du désespoir, être à la merci de compétitions impérialistes et se résigner à embrasser la cause d'un quelconque d'entre eux, ou bien capituler devant la France. Sa lutte n'en aura pas moins servi l'un ou l'autre.
Tant que le mouvement de libération nationale peut servir, dans la guerre contre les japonais ; les "alliés" le regardent favorablement. Les américains ont livré un matériel nombreux et moderne aux résistants annamites et français. Vient ensuite la reddition japonaise et la situation se complique.
Du point de vue de l'exploitation industrielle, l'Indochine présente peu d'intérêt, à part quelques usines. L'agriculture y est profondément retardataire. Ce n'est pas ce qui attire les étrangers.
C'est la position géographique de l'Indochine qui en fait une plaque tournante entre le Pacifique et la Mer de Chine d'une part et l'Océan Indien d'autre part. C'est le lieu de passage de toutes les routes aériennes et c'est surtout la voie d'accès, la jonction des routes qui vont vers l'Inde et le Siam d'un côté et vers la Haute Chine d'autre part.
La France n'ayant pas été présente aux conférences de Yalta et Postdam, les trois grands s'étaient contentés de fixer à Yalta l'occupation de l'Indochine par les chinois et les anglais. Au nord du 16ème parallèle, passant par Tourane, devaient occuper les chinois et au sud les anglais. C'était une sorte de compromis -comme tout ce qui a été fait à chaque conférence des grands- qui, en attendant qu'on y voie plus clair, sanctionnait le chaos.
Et en fait, c'était bien le chaos, mais un chaos prévu et presque organisé où chacun devait tenter sa chance et, qui sait, remporter une situation intéressante. Au moment de la capitulation du Japon, le Viet-Minh s'établit au pouvoir, non sans avoir eu à évincer le mouvement de résistance français qui le revendiquait. Choisissant Hanoï pour capitale, le nouveau pouvoir eut, dès lors, affaire à toutes les hyènes impérialistes qui se disputaient l'Indochine : les USA et la Chine d'une part, l'Angleterre et le Siam de l'autre[3]. La France, elle, revendiquait de droit ses colonies d'Extrême-Orient.
Il n'y a qu'à lire les articles du "Monde" sur ce sujet pour se rendre compte du marasme dans lequel a été plongée l'Indochine depuis la capitulation du Japon. Trafic d'armes par des missions américaines pour le compte personnel de quelques chefs de mission, mais dont le but était bien de tirer quelques avantages pour leur pays et, notamment, le contrôle des routes stratégiques qui mènent aux centres de Haute Chine.
Tout cela, ils espéraient l'obtenir en soudoyant quelques membres du Viet-Minh, en distribuant des vivres aux populations, en faisant des tractations avec Ho-Chi-Minh qui temporisait, prenait les armes mais ne se compromettait pas.
Vint l'occupation chinoise dans le nord, utilisant au nord du 16ème parallèle des armées qui étaient gênantes à l'intérieur de la Chine mais qui pouvaient vivre en Indochine grâce au pillage. En fait, les chinois ont fait un pillage désordonné de tout ce qui pouvait y être pillé. Mais ils ont surtout essayé de jouer leur jeu politique avec le Viet-Minh. Ils y ont placé leurs hommes et ont cherché à l'influencer. Peine perdue. Ho-Chi-Minh a cédé sous la pression du moment et des événements, mais a profité d'un revers de la situation pour expulser les gêneurs des postes principaux. Les anglais ont eu aussi leur espoir quand ils ont occupé la moitié au sud du 16ème parallèle. Mais ils se sont vite rendu compte qu'il faudrait se battre avec le Viet-Minh et ont laissé cela à ceux qui devaient venir par la suite. Ils se sont contentés de désarmer les japonais, de les laisser libres et d'occuper militairement, laissant au Viet-Minh l'illusion du pouvoir. Ils libèrent les français que les japonais ont mis en camp de concentration et, somme toute, laissent l'anarchie se développer. "Le Monde" donne des détails de l'influence étrangère avec suffisamment de clarté et d'objectivité pour qu'il nous soit inutile de la faire ici. Pendant toute cette période, le jeu de l'influence étrangère s'est attaqué au Viet-Minh d'une part et d'autre part de créer des bases d'intrigues en Indochine. Mais D'Argenlieu, l'homme de la banque d'Indochine nommé haut-commissaire de la République, et Leclerc avec son armée y sont envoyés en octobre 1943. La bourgeoisie française espérait "rétablir l'ordre" et revenir au bon vieux colonialisme d'antan. Elle avait compté sans la force que représentent le Viet-Minh et la résistance annamite dont Ho-Chi-Minh, nous l'avons vu, est un représentant important et qui a des raisons d'être populaire. C'est alors qu'après avoir compris en paroles l'importance des forces de la résistance en Indochine, la politique française tenta d'endormir le Viet-Minh en faisant le simulacre de vouloir traiter avec Ho-Chi-Minh. Promenée en France, la délégation du Viet-Minh doit écouter les belles promesses et avoir la patience de subir les lenteurs dont elle comprend la signification. Mais Ho-Chi-Minh n'est plus un enfant en politique. Tout en ne cessant de proclamer son désir de faire la paix avec la France, à condition que son gouvernement soit reconnu, il garde l'œil ouvert. Enfin, un modus vivendi est signé en France entre Ho-Chi-Minh et Marius Moutet après des mois de vains atermoiements et pendant que la lutte se poursuit en Indochine. Le modus vivendi devait prendre effet le 1er octobre 1946. En fait, il semble avoir été respecté par le Viet-Minh fatigué et désireux d'obtenir enfin la paix. Paix de courte durée : la France a profité de l'accalmie pour renforcer ses troupes et le 9 novembre 1946, sur une querelle de douane qui éclate entre l'Administration vietnamienne et les troupes françaises, la lutte reprend. Il s'agissait du contrôle de la douane à Haïphong, mais tout autre prétexte eût été bon. D'un côté, la rage et la folie des colonialistes français, l'armée de l'autre et des éléments que les colonialistes avaient réussi à dresser contre le gouvernement nationaliste, devaient exciter la résistance annamite à des massacres et à une lutte sanguinaire. L'exacerbation de la lutte a poussé, dans certains secteurs, à des horreurs immondes de part et d'autre du front. Des documents qui sont entre les mains du comité France-Viet-Nam, en France, en témoignent.
Les armées françaises se conduisent en Indochine comme les troupes fascistes allemandes se sont conduites en France. L'Indochine - qui a connu sous les japonais des luttes sanglantes entre résistants et occupants de l'Axe - a affaire aux mêmes méthodes sanguinaires et aux mêmes cliques militaires. Ils ont eu des Oradour japonais, ils ont maintenant des Oradour français. De la part de la résistance annamite, la réponse n'est pas moins sanglante. Le sang appelle le sang et on peut dire que la guerre d'Indochine égale en horreur et dépasse en durée la guerre que nous avons connue entre la résistance et les troupes allemandes. La France pratique là-bas la même politique que l'Allemagne, en Europe, pendant la guerre mondiale, en soutenant dans les provinces des gouvernements fantoches et un séparatisme qui, au début, était presque inexistant, ne reposant sur aucune base historique ou traditionnelle réelle (Cochinchine), mais qui devait se développer à la faveur de l'affaiblissement du Viet-Minh.
La guerre se poursuit. Les éléments résistants sont forts. La situation est catastrophique. La seule issue, pour la France qui est pauvre et affaiblie, est de traiter et d'essayer de trouver un nouveau compromis.
De part et d'autre, il semble que la situation soit mure pour aboutir à un compromis ; compromis qui, n'en doutons pas, entamera largement les revendications "démocratiques" du Viet-Minh. Des milliers de morts, des luttes sanguinaires et des résultats négatifs, tel est le bilan de ce qui, pour les uns (la bourgeoisie annamite), est une lutte qui correspond à des intérêts réels et, pour les autres (les trotskistes et autres), une lutte qui fait "monter" une marche sur l'escalier irréel du socialisme réformiste. Lutte sanglante, résultats négatifs.
Le régime capitaliste, nous le savons tous, ne peut plus régner qu'en semant partout les ruines et la mort. Mais le résultat des luttes menées par la résistance indochinoise n'est négatif que pour la résistance nationale elle-même et pour ceux qui espèrent arriver un jour au socialisme par le soutien à de telles luttes. Pour le capitalisme, ces combats ne sont pas négatifs. Ils servent toujours le capitalisme en général, en affaiblissant les forces des couches révolutionnaires, ainsi qu'un bloc impérialiste au détriment de l'autre du fait que le combat est dirigé contre l'un ou contre l'autre.
Mais il serait simpliste de considérer, par exemple, qu'un tel (Ho-Chi-Minh) ou un tel (le Sultan du Maroc) est à LA SOLDE du bloc russe ou du bloc américain. Ce n'est pas, au départ, dans l'intention ni dans le but de leurs luttes que ces mouvements profitent à tel ou tel bloc impérialiste, mais dans leurs résultats. La misère les engendre et ils s'appuient sur elle ; ils ne peuvent que perpétuer la misère ; ils ne servent en rien la cause du socialisme et ils ne sont en rien une étape vers la révolution. Les solutions qu'ils tentent d'apporter à des problèmes capitalistes, ne sortant pas de l'orbite du capitalisme, ils ne peuvent que perpétuer et servir le capitalisme.
Dans la situation internationale présente, où la guerre se précise à chaque conférence, où les grands blocs impérialistes sont à l'affût du moindre événement qui puisse porter préjudice à son ennemi, on voit de tous côtés une effervescence des "peuples opprimés". Pour les bourgeoisies nationales des petits pays ou des colonies, il y a toujours à exploiter les désaccords politiques entre les grands impérialismes, mais ce genre de spéculations fait partie intégralement du cours historique qui va vers la guerre et l'accentue, créant de nouvelles bases de compétitions. Le Moyen-Orient est le lieu où toutes les intrigues possibles se jouent ; les arabes et les juifs ne font que payer de leur sang des compétitions où leur idéal n'est pour rien et où ils n'ont aucun espoir d'en récolter une seule parcelle.
En Asie, les compétitions entre le bloc russe et le bloc américain ont leurs expressions indirectes en Inde, dans les bagarres entre musulmans et hindous, où les musulmans, soutenus dans le temps par les anglais contre les hindous, sont combattus aujourd'hui par les hindous et par les anglais parce que la création de l'État indépendant du Pakistan serait un danger pour l'impérialisme américain ; en Chine également, les partisans et les "communistes" chinois et les gouvernementaux se font une guerre où il s'agit en réalité d'une compétition beaucoup plus vaste qu'une simple affaire chinoise ; russes et américains y sont directement aux prises.
En Indochine, un mouvement de résistance qui a refusé de faire le jeu américain et le jeu anglais, qui combat l'impérialisme français, est un danger pour ceux-ci. Avant la guerre de 1914-18, les compétitions impérialistes dans les colonies ont eu leur expression à Fachoda (1898), Agadir (1911), dans l'affaire du chemin de fer de Bagdad, etc., et avant la guerre de 1939-45, c'est l'Érythrée, la Chine, l'Espagne et la Tchécoslovaquie qui sont des expressions de la concrétisation des contradictions inter-blocs. Aujourd'hui, c'est tantôt en Indonésie, tantôt en Iran, en Palestine, en Chine, etc. Ici les blocs impérialistes sont en présence directement de part et d'autre, là ils semblent se désintéresser. Mais le cours vers la guerre s'accentue, la conférence de Moscou révèle le degré de l'antagonisme et le feu s'allume un peu partout d'une façon anarchique. Les USA sont prêts à soutenir, de tous les côtés, ceux qui veulent bien entrer dans leur jeu. Les missionnaires américains sillonnent les colonies françaises avec des carnets de chèques dans leur bible. L'effondrement de l'impérialisme français donne des espoirs à ces requins d'"alliés". Être "alliés" ne veut pas dire être poire ; les américains l'ont bien montré. De plus, les bases stratégiques étant en compétition doivent à tout prix rester du côté du bloc américain.
Au point de vue de la lutte de classes, tous ces événements, s'ils éveillent un intérêt puissant du côté capitaliste bourgeois, laissent les ouvriers dans la plus profonde indifférence. Ce n'est pas par hasard que les ouvriers mènent la bataille de la production en France pour permettre, par cet effort, de mâter la résistance annamite, qu'ils acceptent impôts et restrictions sans cesse accrus et que le champ est libre aux compétitions impérialistes et à la marche vers la guerre.
PHILIPPE
[1] Nous le voyons ensuite représentant de l'Asie au Komintern, du temps de Lénine et Trotsky. Ensuite il est membre de la mission Borodine en Chine. Avant la guerre de 1939, il voyage dans le Sud-est asiatique et y organise des mouvements nationalistes.
[2] Au point qu'un indigène diplômé d'université qui se fait naturaliser doit repasser ses diplômes.
[3] Lire "Le Monde" des 13, 14, 15 et 16 avril – Les intrigues étrangères en Indochine.
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