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Revue Internationale n° 123 - 4e trimestre 2005

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Quel futur pour l'Humanité ? Guerre impérialiste ou solidarité de classe ?

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En 1867, dans la préface de la première édition de son œuvre célèbre, Le Capital, Karl Marx faisait observer que les conditions économiques de l’Angleterre, premier pays industrialisé, étaient le modèle pour le développement du capitalisme dans les autres pays. Ainsi, la Grande-Bretagne était "le pays de référence" des rapports de production capitalistes. A partir de là, le système capitaliste en ascendance allait dominer le monde. Cent ans plus tard, en 1967, la situation en Grande-Bretagne prenait de nouveau une sorte de signification symbolique et prophétique avec la dévaluation de la livre sterling : cette fois, celle du déclin du monde capitaliste et de sa faillite grandissante. Les événements de l’été 2005 à Londres ont montré que la Grande-Bretagne est encore une fois une sorte de poteau indicateur pour le capitalisme mondial. L’été de Londres a été précurseur à la fois au niveau des tensions impérialistes, c’est à dire du conflit meurtrier entre les Etats nationaux sur la scène mondiale et au niveau de la lutte de classe internationale, c'est-à-dire du conflit entre les deux principales classes de la société : la bourgeoisie et le prolétariat.


Les attentats terroristes du 7 juillet à Londres ont été revendiqués par Al Qaida, en représailles vis-à-vis de la participation des troupes britanniques à l’occupation de l’Irak. Ce mardi matin là, les explosions qui ont eu lieu à une heure de pointe dans les transports en commun, ont brutalement rappelé à la classe ouvrière que c'est elle qui paie pour le capitalisme, non seulement par le travail de forçat et la pauvreté qu'il lui impose, mais aussi dans sa chair et son sang. Les 4 bombes dans le métro londonien et dans un bus ont tué dans l'horreur 52 1 ouvriers, jeunes pour la plupart, et en ont estropié et traumatisé des centaines. Mais les attentats ont eu un impact bien plus grand. Ils voulaient dire aussi que des millions d’ouvriers allaient désormais aller et revenir du travail en se demandant si leur prochain trajet, ou celui de leurs proches, ne serait pas le dernier. En paroles, il n'est pas possible d'exprimer plus de sympathie et de compassion que ne l'ont fait le gouvernement de Tony Blair, le maire de Londres, Ken Livingstone (représentant de l’aile gauche du parti travailliste), les media et les patrons. Mais derrière les mots d’ordre "nous ne céderons pas aux terroristes" et "Londres reste unie", la bourgeoisie faisait savoir que le business devait continuer comme si de rien n’était. Les ouvriers devaient courir le risque de nouvelles explosions dans le réseau des transports s'ils voulaient continuer à profiter "de leur mode de vie traditionnel".

L’impérialisme revient frapper au cœur du capitalisme

Ces attentats ont constitué l’attaque la plus meurtrière contre des civils à Londres depuis la Deuxième Guerre mondiale. La comparaison avec le carnage impérialiste de 1939-45 est entièrement justifiée. Les attentats de Londres, après ceux du 11 septembre à New York et de mars 2004 à Madrid, montrent que l’impérialisme "revient chez lui", dans les principales métropoles du monde.

C’est vrai qu'il n'a pas fallu attendre 60 ans pour voir revenir à Londres des attaques militaires contre ses habitants. La ville a aussi été la cible des bombes des "Provisionals" de l’Armée républicaine irlandaise 2 pendant à peu près deux décennies depuis 1972. La population a déjà eu un avant-goût de la terreur impérialiste. Mais les atrocités du 7 juillet 2005 ne sont pas simplement une répétition de ces expériences ; elles représentent une menace accrue, représentative de la phase actuelle beaucoup plus meurtrière de la guerre impérialiste.

Naturellement, les attentats terroristes de l’IRA constituaient une anticipation de la barbarie des attaques d’Al Qaida. D’un point de vue général, elles étaient déjà l’expression de la tendance à ce que le terrorisme contre les civils devienne, de plus en plus, une méthode favorite de la guerre impérialiste dans la deuxième moitié du 20ème siècle.

Néanmoins, pendant la plus grande partie de la période durant laquelle les attentats de l’IRA se sont produits, le monde était encore divisé en deux blocs impérialistes sous le contrôle des Etats-Unis et de l’URSS. Ces blocs régulaient plus ou moins les conflits impérialistes secondaires isolés entre Etats en leur sein, comme celui entre la Grande-Bretagne et l’Irlande au sein du bloc américain qui ne pouvait tolérer ni permettre qu'un tel conflit prenne une ampleur qui soit de nature à affaiblir le front militaire principal contre l’URSS et ses satellites. En fait, l’ampleur des campagnes de l’IRA visant à éjecter la Grande-Bretagne de l’Irlande du Nord dépendait, et dépend encore en grande partie, du montant du soutien financier accordé par les Etats-Unis à l'IRA. Les attaques terroristes de l’IRA à Londres constituaient donc quelque chose de relativement exceptionnel à l’époque, dans les métropoles des pays avancés. Les principaux théâtres de la guerre impérialiste où les deux blocs s'affrontaient par nations interposées, se situaient en effet à la périphérie du système : au VietNam, en Afghanistan, au Moyen-Orient.

Bien que, parmi les victimes de l’IRA, aient figuré des civils sans défense, les cibles de ses bombes - en dehors d’Irlande du Nord - correspondaient en général à une logique impérialiste plus classique. Ce sont des sites militaires comme les Chelsea Barracks en 1981, ou Hyde Park en 1982 3 qui étaient choisies, ou encore des symboles du pouvoir économique comme Bishopsgate dans la Cité de Londres 4, ou Canary Wharf en 1996 5. Par contre, les attentats d’Al Qaida ciblant les transports publics bondés sont symptomatiques d’une situation impérialiste plus dangereuse au niveau mondial et plus typique des nouvelles tendances internationales résultant d'une situation où il n’y a plus de blocs impérialistes pour imposer un semblant d’ordre vis-à-vis du militarisme capitaliste. "Chacun pour soi" est devenu la devise principale de l’impérialisme, affirmée de la façon la plus violente et la plus cruelle par les Etats-Unis dans leur tentative actuelle de maintenir leur hégémonie sur la scène mondiale. La stratégie unilatérale de Washington, qu’on a vue en différentes circonstances et particulièrement lors de l’invasion et de l’occupation de l’Irak, n’a fait qu’exacerber le chaos militaire. Le développement de l’influence globale d’Al Qaida et des autres seigneurs de guerre impérialistes au Moyen-Orient est le produit de cette mêlée impérialiste générale que les principales puissances impérialistes, opérant les unes contre les autres, sont incapables d’empêcher.

Ainsi, les principales puissances, y compris la Grande-Bretagne, ont activement contribué au développement de la menace terroriste, l’ont utilisée et ont essayé de la manipuler à leur propre profit.

L’impérialisme britannique était déterminé à ne pas être tenu à l’écart de l’invasion américaine en Irak. Il entendait ainsi protéger ses propres intérêts dans la région et conserver son prestige en tant que puissance militaire significative. En créant de toutes pièces un prétexte pour rejoindre la "coalition" américaine avec le fameux dossier sur les armes de destruction massives imaginaires, l’impérialisme britannique a donc pleinement joué son rôle dans la plongée de l’Irak dans le chaos sanglant actuel. L’Etat britannique a contribué à alimenter la campagne terroriste d’Al Qaida contre l’impérialisme occidental. Cette campagne terroriste a certes commencé avant l’invasion de l’Irak, mais ce sont les grandes puissances qui lui ont pour ainsi dire donné le jour. En effet, la Grande-Bretagne, tout comme les Etats-Unis, a participé, pendant les années 1980, à l'entraînement et à l'armement de la guérilla de Ben Laden pour combattre l’occupation de l’Afghanistan par la Russie.

Après le 7 juillet, les principaux "alliés" de la Grande-Bretagne (ses rivaux, en réalité) n’ont pas manqué de faire remarquer que la capitale du pays pouvait être vue comme "Londonistan" - c’est-à-dire un refuge pour les différents groupes islamistes radicaux liés aux organisations terroristes du Moyen-Orient. L’Etat britannique a permis la présence sur son sol de certains individus qu'elle allait jusqu'à protéger, dans l’espoir de pouvoir les utiliser au service de ses intérêts propres au Moyen-Orient, aux dépens d'autres grandes puissances "alliées". Par exemple, la Grande-Bretagne a résisté pendant dix ans aux demandes de l’Etat français concernant l’extradition de Rachid Ramda, suspect dans les attentats à la bombe du métro parisien ! Lui renvoyant la pareille, la direction centrale française des Renseignements généraux (selon le International Herald Tribune, 09/08/05) n’a pas communiqué à ses collègues britanniques le rapport de ses services, écrit en juin, prévoyant que des sympathisants pakistanais d’Al Qaida préparaient un attentat à la bombe en Grande-Bretagne.

La politique impérialiste de la Grande-Bretagne - qui observe les mêmes "principes" que ses rivaux : "faites-le aux autres avant qu’ils ne vous le fassent" - a contribué à ce que des attaques terroristes se déroulent sur son propre sol.

Dans la période actuelle, le terrorisme n’est plus l’exception dans la guerre entre Etats et proto-Etats mais est devenu la méthode privilégiée. Le développement du terrorisme correspond en partie à une absence d’alliances stables entre les puissances impérialistes et est caractéristique d’une période dans laquelle chaque puissance essaie de saper et de saboter le pouvoir de ses rivales.

Dans ce contexte, nous ne devons pas sous-estimer le rôle croissant des opérations secrètes et de guerre psychologique menées par les principales puissances impérialistes sur leur propre population de façon à discréditer leurs rivaux et à fournir un prétexte à leurs initiatives militaires. Ainsi, même en l'absence d'une confirmation officielle qui - sauf coup de théâtre - n'arrivera jamais, il existe de fortes présomptions pour que l’attentat des Twin Towers, ou celui contre les appartements de Moscou, qui ont ouvert la voie à des aventures militaires majeures menées respectivement par les Etats-Unis et la Russie, aient été l’œuvre des services secrets de ces mêmes Etats. L’impérialisme britannique n’est en aucun cas innocent à cet égard. Son engagement camouflé des deux côtés du conflit terroriste en Irlande du Nord est bien connu, de même que la présence de plusieurs de ses agents dans les rangs de la "Real IRA", l’organisation terroriste responsable de l’attentat d’Omagh 6. Plus récemment, en septembre 2005, deux membres du SAS (forces spéciales britanniques) étaient arrêtés à Bassorah par la police irakienne, alors qu’ils étaient, selon certains journalistes, en mission pour exécuter un attentat terroriste 7. Ces exécutants en sous-main ont été ensuite libérés grâce à un assaut de l’armée britannique contre la prison qui les détenait. Sur la base d’événements comme ceux-ci, il est raisonnable de penser que l’impérialisme britannique est lui-même impliqué dans le carnage terroriste quotidien en Irak : probablement pour permettre de justifier sa présence "stabilisatrice" en tant que force d’occupation. C'est l'impérialisme britannique lui-même, en tant qu'ancienne puissance coloniale, qui a mis au point, le premier, le principe sous-jacent du "diviser pour régner" qu’on retrouve en Irak derrière ces tactiques de terreur.

La tendance croissante à l'usage du terrorisme au sein des conflits impérialistes porte l’empreinte de la période finale du déclin du capitalisme, la période de décomposition sociale où c'est l’absence de perspectives à long terme qui domine la société sur tous les plans.

Significatif de cette situation est le fait que les attentats du 7 juillet ont été l’œuvre de kamikazes nés et élevés en Grande-Bretagne. Ainsi, les pays du cœur du capitalisme sont tout autant capables que ceux de la périphérie du système d'engendrer parmi les jeunes cette sorte d’irrationalité qui conduit à l’autodestruction la plus violente et la plus odieuse. Savoir si l’Etat britannique lui-même était impliqué dans les attentats, c’est encore trop tôt pour le dire.

L’horreur arbitraire de la guerre impérialiste revient donc au cœur du capitalisme où vivent les secteurs les plus concentrés de la classe ouvrière. Elle n’est plus désormais réservée au Tiers-Monde mais frappe de plus en plus les métropoles industrielles : New York, Washington, Madrid, Londres. Les cibles ne sont plus désormais expressément économiques ou militaires : elles sont choisies de façon à causer le maximum de victimes civiles.

L’ex-Yougoslavie avait déjà constitué, dans les années 90, une expression de cette tendance au retour de la guerre impérialiste dans les pays centraux du capitalisme. Aujourd’hui, après l'Espagne, c’est la Grande-Bretagne.

La terreur de l’Etat bourgeois

Les londoniens n'ont cependant pas eu affaire qu'à la seule menace mortelle des attentats terroristes en juillet 2005. Le 22 juillet, un jeune électricien brésilien, Jean-Charles de Menezes, a été exécuté alors qu'il se rendait au travail, par 8 balles tirées par la police à la station de métro Stockwell. La police prétend qu'elle l'avait pris pour un kamikaze. La Grande-Bretagne, célèbre pour l’image d’intégrité de Scotland Yard et de son sympathique "bobby" local qui aide les vieilles dames à traverser la rue, a toujours essayé de faire croire que ses policiers étaient au service de la communauté démocratique, qu'ils étaient les protecteurs des droits légaux des citoyens et les garants de la paix. En cette occasion, ce qui est clairement apparu, c’est que la police britannique n’est pas fondamentalement différente de la police de n’importe quelle dictature du Tiers-Monde qui utilise ouvertement ses "escadrons de la mort" pour les besoins de l’Etat. Selon le discours officiel de la police britannique, l’exécution de Jean-Charles a été une erreur tragique. Cependant, à partir du 7 juillet, les détachements armés de la police métropolitaine avaient reçu la directive de "tirer pour tuer" toute personne suspectée d’être un kamikaze. Même après le meurtre de Jean Charles, cette politique a été défendue et maintenue énergiquement. Etant donné la quasi-impossibilité d’identifier ou d’appréhender un kamikaze avant qu’il ne déclenche le détonateur, cette directive donnait effectivement à la police toute latitude pour tirer sur n’importe qui, pratiquement sans aucun avertissement. A tout le moins, la politique mise en place au plus haut niveau permettait de telles "erreurs tragiques", considérées comme d'inévitables effets secondaires du renforcement de l’Etat.

Nous pouvons donc supposer que ce meurtre n’était guère accidentel, en particulier quand nous considérons que la fonction de l’Etat et de ses organes de répression n’est pas celle qu’elle prétend être : un protecteur au service de la population, qui doit souvent faire des choix difficiles entre la défense du citoyen et la protection de ses droits. En réalité, la tâche fondamentale de l’Etat est tout autre : défendre l’ordre existant dans l’intérêt de la classe dominante. Cela veut dire avant tout que l’Etat doit préserver et exhiber son monopole de la force armée. C’est particulièrement vrai en temps de guerre quand il est nécessaire et vital de montrer sa force et d'exercer des représailles. En réponse à des attaques terroristes comme celles du 7 juillet, la première priorité de l’Etat n’est pas de protéger la population – tâche qui, de toutes façons, ne peut être accomplie, excepté pour un très petit nombre de hauts fonctionnaires – mais d'exhiber sa puissance. Réaffirmer la supériorité de la force de l’Etat est alors une nécessité pour maintenir la soumission de sa propre population et inspirer le respect aux puissances étrangères. Dans ces conditions, l’arrestation des vrais criminels est secondaire ou n’a rien à voir avec l’objectif principal.

Ici, une autre comparaison avec la campagne d’attentats de l’IRA est utile. En réponse aux attentats contre des pubs à Birmingham et Guildford 8, la police britannique avait arrêté 10 suspects irlandais, leur avait arraché de fausses confessions, avait fabriqué de toutes pièces des témoignages contre eux et les a condamné à de longues peines de prison. Ce n’est que quinze ans plus tard que le gouvernement a admis qu’une "tragique erreur judiciaire" avait eu lieu. N’étaient-ce pas plutôt des représailles contre la population "étrangère" et "ennemie" ?

Le 22 juillet 2005 a révélé la réalité de ce qui se cache derrière la façade démocratique et humanitaire de l’Etat, construite de façon si sophistiquée en Grande-Bretagne. Le rôle essentiel de l’Etat en tant qu'appareil de coercition n’est pas d’agir pour ou à la place de la majorité de la population, mais contre elle.

Ceci a été confirmé par tout une série de mesures "anti-terroristes" proposées dans la foulée des attentats par le gouvernement Blair pour renforcer le contrôle de l’Etat sur la population en général, mesures qui ne peuvent en aucun cas arrêter le terrorisme islamique. Des mesures telles que l’introduction de la carte d’identité, l’introduction, pour un temps indéterminé, de la politique de "tirer pour tuer", les ordres de contrôle restreignant les déplacements des citoyens, la politique d’écoute téléphonique et de surveillance d'Internet qui doit être officiellement reconnue, la détention de suspects sans accusation pendant trois mois, la mise en place de cours spéciales où les témoignages sont faits à huis clos et sans jury.

Ainsi pendant l’été, l’Etat, comme il l’a déjà fait auparavant, a utilisé le prétexte des attaques terroristes pour renforcer son appareil répressif afin de se préparer à l’utiliser contre un ennemi bien plus dangereux : le prolétariat qui resurgit.

La réponse ouvrière

Le 21 juillet après les attentats manqués à Londres qui ont marqué cette journée, seules les lignes Victoria et Metropolitan du métro étaient officiellement fermées (le 7 juillet, tout le réseau avait été fermé). Mais les lignes Bakerloo et Northern furent aussi fermées ce jour-là à cause des actions ouvrières. Les conducteurs de métro avaient refusé de prendre les trains du fait de l’absence de sûreté et de garanties de sécurité. Ce que cette action a exprimé, même ponctuellement, c'est la perspective de la solution à long terme à cette situation intolérable : la prise en main par les ouvriers de leur propre situation. Cependant, les syndicats ont réagi à cette étincelle d’indépendance de classe aussi vite qu’avaient réagi les services d’urgence aux attentats. Sous leur direction, les conducteurs ont dû retourner au travail en attendant la conclusion des négociations entre syndicats et direction. Ils ont assuré néanmoins qu'ils soutiendraient tout conducteur qui refuserait de conduire, c'est-à-dire qu'ils l’abandonneraient à son propre sort.

Durant les premières semaines d’août, la résistance de la classe ouvrière allait avoir un plus grand impact. Une grève sauvage à l’aéroport de London Heathrow était déclenchée par des employés de la firme Gate Gourmet qui fournit les repas pour les vols de British Airways. Elle a immédiatement suscité une action de solidarité de la part des bagagistes de l’aéroport employés par British Airways ; quelques 1000 travailleurs en tout. Les vols de British Airways ont été cloués au sol plusieurs jours et des images de passagers laissés en plan et de piquets de masse étaient diffusées dans le monde entier.

Les media britanniques ont dénoncé avec fureur l’insolence des ouvriers qui avaient renoué avec la tactique prétendument démodée des grèves de solidarité. Apparemment, les ouvriers auraient dû réaliser que tous les experts, les juristes et autres spécialistes des relations industrielles avaient relégué les actions de solidarité aux livres d’histoire et, pour faire bonne mesure, les avaient rendues illégales 9. Les media essayèrent de dénigrer le courage exemplaire des ouvriers en s’attardant sur les conséquences néfastes de leur action pour les passagers.

Les media ont cependant pris aussi un ton plus conciliant, mais tout aussi hostile à la cause des ouvriers. Ils ont déclaré que la grève résultait de la tactique barbare des propriétaires américains de Gate Gourmet qui avaient annoncé par mégaphone aux ouvriers les licenciements massifs. La grève aurait été une erreur : le résultat inutile d’un management incompétent, une exception à la conduite normale et civilisée des relations industrielles, entre syndicats et direction et grâce à laquelle les actions de solidarité ne sont pas nécessaires. Mais la cause première de la grève n’était pas l’arrogance du petit employeur. En réalité, la tactique brutale de Gate Gourmet n’avait rien d’exceptionnel. Tesco, par exemple, la chaîne de supermarchés la plus grande et la plus rentable en Grande-Bretagne, a récemment annoncé l'entrée en vigueur de la suppression du paiement des jours de maladie de ses employés. Les licenciements massifs ne sont pas non plus le fruit typique de l’absence d’implication des syndicats. En effet, selon le International Herald Tribune (19/08/2005), la porte-parole de British Airways, Sophie Greenyer, "a dit que la compagnie a réussi par le passé à réduire les emplois et les coûts grâce à sa coopération avec les syndicats. BA a supprimé 13 000 emplois au cours des trois dernières années et réduit ses coûts de 850 millions de livres sterling. "Nous avons été capables de travailler de façon raisonnable avec les syndicats pour atteindre ces économies", a-t-elle dit."

C'est la détermination de BA à réduire constamment les coûts opérationnels qui a conduit à pressuriser les salaires et les conditions de vie des ouvriers de Gate Gourmet. A son tour, Gate Gourmet a fait des provocations délibérées pour pouvoir remplacer la main d’œuvre actuelle par des employés d’Europe de l’Est, à des conditions et à des salaires encore pires.

Les réductions de coût auxquelles BA procède sans relâche, ne sont guère inhabituelles, que ce soit dans les transports aériens ou ailleurs. Au contraire, l'intensification de la concurrence sur des marchés de plus en plus saturés est la réponse normale que le capitalisme apporte à l'aggravation de la crise économique.

La grève d’Heathrow n’était donc pas un accident mais un exemple de lutte des travailleurs, contraints de se défendre contre les attaques sauvages croissantes de la bourgeoisie dans son ensemble. La volonté de lutte des ouvriers n’a pas été le seul aspect significatif de la grève. Les actions illégales de solidarité des autres ouvriers de l’aéroport sont d'une importance encore plus grande. En effet, ces employés couraient le risque de perdre leurs propres moyens d’existence en élargissant ainsi la lutte.

Cette expression de solidarité de classe – même brève et embryonnaire – a constitué un souffle d’air dans l’atmosphère suffocante de soumission nationale créée par la bourgeoisie au lendemain des attaques terroristes. Elle a rappelé que ce n'est pas "l’esprit du Blitz" de 1940 qui domine la population de Londres, contrairement à cette époque où elle supportait passivement les bombardements de nuit par la Luftwaffe dans l’intérêt de l’effort de guerre impérialiste.

Au contraire, la grève de Heathrow se situe en continuité avec tout une série de luttes qui ont eu lieu dans le monde depuis 2003, telles que l’action de solidarité des travailleurs d’Opel en Allemagne et l’action solidaire des ouvriers de Honda en Inde 10.

La classe ouvrière internationale resurgit lentement, de façon presque imperceptible, d’une longue période de désorientation après l’effondrement du bloc de l’Est en 1989. Elle avance maintenant à tâtons vers une perspective de classe plus claire.

Les difficultés pour développer cette perspective se sont vite révélées à travers le sabotage rapide effectué par les syndicats de l’action de solidarité à Heathrow. Le Transport and General Workers Union a rapidement mis fin à la grève des bagagistes ; alors les ouvriers licenciés de Gate Gourmet sont restés à attendre le sort que leur réservait l'issue des négociations prolongées entre les syndicats et les patrons.

Néanmoins, la manifestation en Grande-Bretagne de ce resurgissement difficile de la lutte de classe est particulièrement significatif. La classe ouvrière anglaise, après avoir atteint des sommets dans ses luttes avec la grève massive du secteur public en 1979 et la grève des mineurs de 1984/85, a particulièrement souffert de la défaite de cette dernière, défaite que le gouvernement Thatcher a exploitée au maximum, notamment en rendant illégales les grèves de solidarité. C’est pourquoi la réapparition de telles grèves en Grande-Bretagne est plus que bienvenue.

La Grande-Bretagne n’a pas seulement été le premier pays capitaliste ; elle a aussi été témoin de la naissance des premières expressions de la classe ouvrière mondiale et de ses premières organisations politiques, les Chartistes ; elle a hébergé le Conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs. La Grande-Bretagne n’est plus désormais l’axe de l’économie mondiale, mais elle joue toujours un rôle clef dans le monde industrialisé. L’aéroport d’Heathrow est le plus grand du monde. La classe ouvrière britannique a toujours un poids significatif pour la lutte de classe mondiale.

Pendant l’été, c'est en Grande-Bretagne que les enjeux de la situation mondiale ont été mis à nu : d’un côté, la tendance du capitalisme à s’enfoncer dans la barbarie et le chaos, dans une mêlée générale où toutes les valeurs sociales sont détruites ; de l’autre, la grève de l’aéroport de Londres a révélé de nouveau, pendant un bref instant, l’existence de principes sociaux complètement différents basés sur la solidarité illimitée des producteurs, le principe du communisme.

Como

1 Ceci n’inclut pas les 4 kamikazes qui se sont fait exploser

2 Les "Provisionals" de l’IRA s’appelaient ainsi afin de se distinguer de la dite "Official IRA" socialisante, dont ils furent une scission ; l'"Official IRA" ne joua aucun rôle significatif dans la guerre civile qui secoua l’Irlande du Nord à partir des années 1970.

3 Chelsea Barracks est une caserne, située en plein centre de Londres, qui hébergeait à l’époque le régiment des Irish Guards. L’attentat de Hyde Park était dirigé contre une parade militaire de la garde royale.

4 La Cité de Londres est en fait le district financier, une zone d’environ un km2 en plein Central London, qui lui même est une zone du Grand Londres. Canary Wharf est un gratte-ciel emblématique du nouveau quartier d’affaires bâti sur l'emplacement des anciens docks londoniens.

5 On signalera qu’un des attentats les plus meurtriers - contre le centre commercial d’Arndale, en plein centre de Manchester en 1996 - correspondait plutôt à une époque où l’IRA servait d’instrument à la bourgeoisie américaine dans sa campagne d’intimidation contre les vélléités britanniques d’action impérialiste indépendante, et fait donc plutôt partie de la nouvelle époque de chaos qui a vu le surgissement d’Al Qaida.

6 Le "Real IRA" était une scission de l’IRA qui se réclamait de la poursuite du combat contre les britanniques. Le groupe fut responsable d’un attentat à la bombe dans la ville d’Omagh (Irlande du Nord) qui tua 29 civils le 15 août 1998.

7 Voir le site "prisonplanet.com": https://www.prisonplanet.com/articles/september2005/270905plantingbombs.htm [1]

8 La justification de ces attentats, en 1974, était que les pubs ciblés étaient surtout fréquentés par des militaires.

9 Les grèves de solidarité sont effectivement illégales en Grande-Bretagne – une loi à cet effet fut adoptée par le gouvernement Thatcher dans les années 1980 et reconduite par le gouvernement travailliste de Blair.

10 Voir à ce propos, sur notre site, l’article publié par la section du CCI en Inde: https://en.internationalism.org/icconline/2005_hondaindia [2]

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [3]
  • Attentats [4]

Questions théoriques: 

  • Décomposition [5]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Conscience de classe [6]

Cyclone Katrina : le capitalisme est responsable de la catastrophe sociale

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La catastrophe qui a frappé le Sud des Etats-Unis et particulièrement la ville de la Nouvelle Orléans n’est pas, contrairement à ce que nous rabâchent les médias de la bourgeoisie, une conséquence de l’irresponsabilité du président Bush et de son administration. Cette propagande anti-américaine, particulièrement diffusée à cette occasion par les médias en Europe pour discréditer la puissance des Etats-Unis, cache en réalité, aux yeux du prolétariat, le véritable responsable des conséquences dramatiques du passage du cyclone Katrina dans cette région du monde. Les bouleversements climatiques, provoqués en grande partie par l'effet de serre, sont les produits d'une économie capitaliste dont la seule raison d’être est le profit. Ces dérèglements rendent nécessairement les "catastrophes naturelles" beaucoup plus nombreuses et immensément plus destructrices que par le passé. De surcroît, l’absence de moyens de secours, d’équipements spécialisés, de moyens médicaux sont aussi l’expression directe de la faillite du capitalisme.

Un révélateur de la faillite du capitalisme

Tout le monde a vu les images de la catastrophe. Les cadavres boursouflés flottant dans les eaux fétides de l'inondation de la Nouvelle Orléans. Un vieillard assis dans une chaise longue, recroquevillé, mort, tué par la chaleur, la faim et la soif, tandis que d'autres languissent près de lui. Des mères piégées avec leurs jeunes enfants sans rien à manger ni à boire pendant trois jours. Le chaos dans les centres mêmes où les autorités ont appelé les victimes à se réfugier pour leur sécurité. Cette tragédie sans précédent n'a pas eu lieu dans un coin du Tiers-Monde éprouvé par la pauvreté, mais au coeur de la plus grande puissance impérialiste et capitaliste de la planète. Lorsque le tsunami a frappé l'Asie en décembre dernier, la bourgeoisie des pays riches a blâmé l'incompétence politique des pays pauvres pour avoir refusé de réagir aux signes annonciateurs de la catastrophe. Cette fois, il n'y a pas d'excuse de ce genre.

Le contraste aujourd'hui n'est pas entre pays riches et pays pauvres, mais entre les gens riches et les pauvres. Quand l'ordre d'évacuer la Nouvelle Orléans et la côte du Golfe du Mexique est arrivé, de façon typiquement capitaliste, c'était chacun pour soi, chaque famille pour elle. Ceux qui avaient des voitures et pouvaient payer l'essence dont le prix a monté en flèche à cause des compagnies pétrolières, sont partis vers le nord et vers l'ouest pour se mettre en sécurité et trouver refuge dans des hôtels, des motels ou chez des amis ou de la famille. Mais dans le cas des pauvres, la majorité s'est trouvée prise sur la route du cyclone, incapable de fuir. A la Nouvelle Orléans, les autorités locales ont ouvert le stade du Superdome et le centre de conférences comme abri contre le cyclone, mais elles n'ont fourni ni intendance, ni nourriture, ni eau, ni organisation, alors que des milliers de gens dont la grande majorité était des noirs, s'entassaient dans ces bâtiments et y étaient abandonnés.

Pour les gens riches restés à la Nouvelle Orléans, la situation était tout autre. Les touristes et les VIP restés sur place étaient logés dans des hôtels cinq étoiles juste à côté du Superdome, se prélassaient dans le luxe et étaient protégés par des officiers de police armés qui maintenaient la "populace" du Superdome à distance. Au lieu d'organiser la distribution de nourriture et d'eau en stock dans les magasins et les entrepôts, la police est restée bras croisés lorsque les pauvres gens ont commencé à "piller" les biens de première nécessité pour les redistribuer.

Il est vrai que des éléments lumpenisés ont tiré parti de la situation et se sont mis à voler du matériel électronique, de l'argent et des armes, mais il est clair qu'au départ, ce phénomène a commencé comme tentative de survie dans des conditions les plus deshumanisées. Au même moment cependant, la police arme au poing assurait la sécurité des employés des hôtels de luxe envoyés dans une proche pharmacie fouiller tout ce qu'ils pouvaient à la recherche d'eau, de nourriture et de médicaments pour assurer le confort des riches hôtes. Un officier de police a expliqué que ce n'était pas du pillage, mais la "réquisition" de provisions par la police, ce qui est autorisé en cas d'urgence. La différence entre "pillage" et "réquisition", c'est la différence entre être pauvre et être riche.

C'est le système le coupable. L'incapacité du capitalisme à répondre à cette crise avec le minimum de solidarité humaine démontre que la classe capitaliste n'est plus digne de gouverner, que son mode de production est embourbé dans un processus de décomposition sociale - pourrissant littéralement sur pied - qu'il offre à l'humanité un avenir de mort et de destruction.

Le chaos dans lequel tombent, les uns après les autres, les pays d'Afrique et d'Asie ces dernières années, n'est qu'un avant-goût de ce que le capitalisme nous réserve y compris dans les pays industrialisés, et la Nouvelle Orléans aujourd'hui nous fait entrevoir la désolation de ce futur. Comme toujours, la bourgeoisie a rapidement élaboré toutes sortes d'alibis et d'excuses pour ses crises et sa faillite.

Dans sa dernière série d'excuses, elle pleurniche sur le fait qu'elle a fait tout ce qu'elle pouvait ; que c'est une catastrophe naturelle, pas causée par les hommes ; que personne n'aurait pu prévoir la catastrophe naturelle la pire de l'histoire de la nation ; que personne n'avait prévu que les digues maintenant l'eau, rompraient. Les critiques du gouvernement, aux Etats-Unis et à l'étranger, s'en prennent à l'incompétence de l'administration Bush qui a laissé une catastrophe naturelle devenir une calamité sociale.

Tout ce barouf de la bourgeoisie est hors de propos. Son seul but, c'est de détourner l'attention de la vérité qui est que c'est le système capitaliste lui-même qui est responsable. "Nous faisons tout ce que nous pouvons", tel est le cliché le plus répété puisé dans les réserves de la propagande bourgeoise. Ils font "tout ce qu'ils peuvent" pour terminer la guerre en Irak, pour améliorer l'économie, pour améliorer l'éducation, pour mettre fin à la criminalité, pour rendre la navette spatiale sûre, pour arrêter la drogue, etc., etc. Ils ne pourraient ni faire mieux, ni faire autrement. A croire que le gouvernement ne fait aucun choix politique, ne dispose d'aucune possibilité alternative. Quel non sens ! Ils mènent la politique qu'ils ont consciemment choisie - et qui, c'est clair, comporte des conséquences désastreuses pour la société. Quant à l'argument concernant les phénomènes naturels - en opposition à ce que les hommes ont créé, il est vrai que le cyclone Katrina était une force naturelle, mais l'échelle de la catastrophe naturelle et sociale qu'il a entraînée, elle, n'était pas inévitable. Sous tous ses aspects, la catastrophe a été produite et rendue possible par le capitalisme et son Etat.

Le caractère de plus en plus dévastateur des catastrophes naturelles à travers le monde d'aujourd'hui est une conséquence de toutes les politiques irresponsables au niveau de l'économie et de l'environnement que mène le capitalisme dans sa recherche incessante de profit. Les politiques s'expriment autant dans leur incapacité à utiliser la technologie existante pour surveiller les tsunamis et avertir les populations menacées en temps voulu que dans la déforestation des collines dans les pays du Tiers-Monde qui exacerbe la dévastation produite par les inondations liées à la mousson, ou encore dans la pollution irresponsable de l'atmosphère par les gaz à effets de serre qui aggravent le réchauffement global et contribuent probablement aux aberrations climatiques dans le monde.

A ce sujet, il y beaucoup d'indications qui amènent à penser que le réchauffement global a provoqué une augmentation de la température de l'eau et le développement d'un plus grand nombre de dépressions, tempêtes et cyclones tropicaux au cours de ces dernières années. Lorsque Katrina a touché la Floride, c'était un cyclone de Force 1, mais comme il est resté pendant une semaine au dessus des eaux à 32° du Golfe du Mexique, il est devenu une tempête de Force 5 avec des vents à 280 km/heure lorsqu'il a atteint la côte du Golfe. Les gauchistes ont déjà commencé à parler des liens de Bush avec l'industrie pétrolière et de son opposition au Protocole de Kyoto et à présenter cela comme responsable de la catastrophe, mais leur critique s'inscrit dans les discussions au sein de la classe capitaliste mondiale - comme si la mise en oeuvre des accords de Kyoto pouvait vraiment renverser les effets du réchauffement global et si les bourgeoisies des pays en faveur de Kyoto étaient vraiment intéressées à réorganiser les méthodes capitalistes de production. Pire, leur critique évacue le fait que c'est l'administration Clinton qui, tout en se prétendant pro-environnementale, a la première rejeté l'accord de Kyoto.

Le refus de s'occuper du réchauffement global, c'est la position de la bourgeoisie américaine, pas seulement celle de l'administration Bush. De plus, la Nouvelle Orléans avec sa population de presque 600 000 habitants et des banlieues proches comprenant une population encore plus nombreuse, est une ville construite en grande partie en dessous du niveau de la mer, ce qui la rend vulnérable aux inondations en provenance des eaux du Mississipi, du Lac Ponchartrain et du Golfe du Mexique. Depuis 1927, le génie militaire américain a développé et entretenu un système de digues pour empêcher l'inondation annuelle par les eaux du Mississipi, ce qui a permis à l'industrie et à l'agriculture de prospérer à côté du fleuve et à la ville de la Nouvelle Orléans de s'étendre, mais qui a arrêté l'apport de terre et de sédiments qui renouvelaient naturellement les marécages et les marais du delta du Mississipi en aval de la ville vers le Golfe du Mexique. Cela a fait que ces marécages qui fournissaient une protection naturelle à la Nouvelle Orléans en servant de tampon face aux irruptions maritimes, se sont dangereusement érodés et que la ville est devenue plus vulnérable aux inondations de la mer. Ce n'est pas "naturel", c'est créé par l'homme.

Ce n'est pas non plus une force naturelle qui a considérablement réduit la Garde nationale de Louisiane, mais la guerre en Irak dans laquelle une grande partie de ses troupes a été mobilisée, ne laissant que 250 gardes disponibles pour assister la police et les pompiers dans les actions de secours les trois premiers jours après la rupture des digues. Et un pourcentage encore plus grand de gardes du Mississipi a été déployé en Irak.

L'argument selon lequel cette catastrophe n'était pas prévue est aussi un non-sens. Depuis presque 100 ans, scientifiques, ingénieurs et politiciens ont discuté de la façon de faire face à la vulnérabilité de la Nouvelle Orléans vis-à-vis des cyclones et des inondations. Au milieu des années 1980, plusieurs projets ont été développés par différents groupes de scientifiques et d'ingénieurs, ce qui a finalement mené à une proposition, en 1998 (sous l'administration Clinton), appelée Coast 2050. Ce projet comprenait le renforcement et le réaménagement des digues existantes, la construction d'un système d'écluses et la création de nouveaux canaux qui amèneraient des eaux remplies de sédiments afin de restaurer les zones marécageuses tampon du delta ; ce projet requérait un investissement de 14 milliards de dollars sur une période de 10 ans. Il ne reçut pas l'approbation de Washington, non pas sous Bush mais sous Clinton.

L'an dernier, l'armée a demandé 105 millions de dollars pour des programmes de lutte contre les cyclones et les inondations à la Nouvelle Orléans, mais le gouvernement ne lui a accordé que 42 millions. Au même moment, le Congrès approuvait un budget de 231 millions de dollars pour la construction d'un pont vers une petite île inhabitée d'Alaska. Une autre réfutation de l'alibi selon lequel "personne n'avait prévu", c'est qu'à la veille de l'arrivée du cyclone, Michael D. Brown, directeur de la FEMA (Federal Emergency Management Administration), se vantait, dans des interviews télévisés, du fait qu'il avait ordonné la mise sur pied d'un plan d'urgence au cas où le pire scénario catastrophe ait lieu à la Nouvelle Orléans après le tsunami du Sud-Est asiatique, et que la FEMA avait confiance dans le fait qu'elle serait capable de faire face à toute éventualité.

Des rapports en provenance de la Nouvelle Orléans indiquent que ce plan de la FEMA a été mis en oeuvre avec la décision... de renvoyer les camions transportant des dons de bouteilles d'eau, de refuser de distribuer 3700 litres de diesel apportés par les garde-côtes et la coupure des lignes de communication d'urgence utilisées par la police locale dans les banlieues de la Nouvelle Orléans... Brown a même eu le culot d'excuser l'inaction dans le secours aux 25 000 personnes réfugiées dans le centre de conférences, en disant que les autorités fédérales n'avaient pas su avant la fin de la semaine que ces réfugiés étaient là, alors que cela faisait trois ou quatre jours que les informations télévisées donnaient des reportages sur leur situation.

Et bien que le maire Ray Nagin, démocrate, ait vociféré et dénoncé l'inaction de l'Etat fédéral, c'est sa propre administration locale qui n'a fait absolument aucun effort pour fournir une évacuation sûre aux pauvres et aux personnes âgées, qui n'a pris aucune responsabilité dans la distribution de nourriture et d'eau et qui a abandonné la ville au chaos et à la violence.

Seule la classe ouvrière offre une alternative

Des millions d'ouvriers ont été émus par ces souffrances déplorables sur la Côte du Golfe et scandalisés par l'insensibilité de la réponse officielle. Dans la classe ouvrière en particulier existe un immense sens de solidarité humaine authentique envers les victimes de cette calamité. Alors que la bourgeoisie distribue aux victimes sa compassion par petits bouts, un peu pour les noirs, un peu pour les pauvres...la plupart des ouvriers américains ne fait pas de distinction entre elles. Même si le racisme est une carte souvent utilisée par la bourgeoisie pour diviser les ouvriers blancs et les ouvriers noirs, et si divers leaders nationalistes noirs servent le capitalisme en insistant sur le fait que la crise à la Nouvelle Orléans est un problème de noirs contre les blancs, la souffrance des ouvriers pauvres et des miséreux à la Nouvelle Orléans aujourd'hui est odieuse pour la classe ouvrière.

Il ne fait aucun doute que l'administration Bush est une équipe dirigeante inadéquate pour la classe dominante, sujette aux inepties, aux gestes creux et aux réactions lentes face à la crise actuelle, et cela viendra s'ajouter à son impopularité croissante. Mais l'administration Bush n'est pas une aberration ; elle est plutôt un reflet cru de la réalité : les Etats-Unis sont une superpuissance déclinante, dominant un "ordre mondial" qui s'enfonce dans le chaos.

La guerre, la famine et les désastres écologiques, voilà le futur où le capitalisme nous mène. S'il y a un espoir pour l'avenir de l'humanité, c'est que la classe ouvrière mondiale développe la conscience et la compréhension de la véritable nature de la société de classe et prenne en main la responsabilité historique de se débarrasser de ce système capitaliste anachronique et destructeur et de le remplacer par une nouvelle société contrôlée par la classe ouvrière, ayant pour principe la solidarité humaine authentique et la réalisation des besoins humains.


Internationalism,
section du CCI aux Etats-Unis
(4 septembre 2005)

Géographique: 

  • Amérique du Nord [7]

Questions théoriques: 

  • Décomposition [5]

Il y a 100 ans, la révolution de 1905 en Russie (III) - Le surgissement des soviets ouvre une nouvelle période historique ...

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Nous publions ci-dessous la suite de l'article paru dans le numéro précédent de notre Revue internationale. Dans cette première partie, nous avions mis en évidence le changement de période dans la vie du capitalisme ayant constitué la toile de fond au déroulement des événements de 1905 en Russie, le passage de son ascendance à sa décadence. Nous avons également insisté sur les conditions favorables à la radicalisation de la lutte prévalant alors en Russie : l'existence d'une classe ouvrière moderne et concentrée, dotée d'un haut niveau de conscience face aux attaques capitalistes aggravées par les conséquences désastreuses de la guerre russo-japonaise. C'est directement à l'Etat qu'est amenée à se confronter la classe ouvrière pour la défense de ses conditions d'existence et c'est dans les soviets qu'elle s'organise pour assumer cette nouvelle phase historique de sa lutte. La première partie de l'article décrivait comment se sont formés les premiers conseils ouvriers et à quels besoins ils ont correspondu. La seconde partie analyse plus en détail comment se sont constitués les soviets, leur lien avec le mouvement d'ensemble de la classe ouvrière, de même que leurs relations avec les syndicats. En fait, ces derniers, qui ne correspondent déjà plus à la forme d'organisation dont la classe ouvrière a besoin dans la nouvelle période de la vie du capitalisme qui s'ouvre, n'ont pu jouer un rôle positif que parce qu'ils étaient entraînés par la dynamique du mouvement, dans le sillage des soviets et sous leur autorité.

Le point culminant de la révolution de 1905 : le Soviet des députés ouvriers

Les tendances qui s’étaient manifestées à Ivanovo-Vosnesensk trouvèrent leur achèvement dans le Soviet des députés ouvriers de Saint-Pétersbourg.

Le Soviet était le produit du développement des luttes ouvrières à Saint-Pétersbourg. Contrairement à celui d’Ivanovo-Vosnesensk, il n’avait pas surgi directement d’une lutte particulière mais à l’initiative des Mencheviks qui avaient convoqué sa première réunion. Il était tout autant enraciné dans les luttes ouvrières mais était une expression de l'ensemble du mouvement plutôt que d'une partie de celui-ci. Ce fait constituait une avancée, et l’idée qu’il aurait été moins authentiquement prolétarien ou, d’une certaine manière, la créature de la social-démocratie, est l'expression d'un formalisme superficiel. En fait, les révolutionnaires étaient emportés par la vague des évènements et par le développement spontané de la lutte à un rythme qu’ils ne trouvaient pas toujours à leur gré.

Dès son apparition, le Soviet a exprimé sa nature politique : "On décida d’appeler immédiatement le prolétariat de la capitale à la grève politique générale et à l’élection des délégués. "La classe ouvrière, disait l’appel rédigé lors de la première séance, a dû recourir à l’ultime mesure dont dispose le mouvement ouvrier mondial et qui fait sa puissance : la grève générale (…) Dans quelques jours, des évènements décisifs doivent s’accomplir en Russie. Ils détermineront pour de nombreuses années le sort de la classe ouvrière ; nous devons donc aller au-devant des faits avec toutes nos forces disponibles, unifiées sous l’égide de notre commun Soviet (…)." 1 La seconde réunion du Soviet envisageait déjà d'avancer des revendications face à la classe dominante : "Une députation spéciale fut chargée de formuler devant la douma municipale les revendications suivantes : 1°) prendre des mesures immédiates pour réglementer l’approvisionnement des masses ouvrières ; 2°) ouvrir les locaux pour les réunions ; 3°) suspendre toute attribution de provisions, de locaux, de fonds à la police, à la gendarmerie, etc. ; 4°) assigner les sommes nécessaires à l’armement du prolétariat de Pétersbourg qui lutte pour la liberté." 2 Très rapidement, le Soviet devint le point de ralliement des luttes et dirigea la grève de masse ; les syndicats et les comités de grève spécifiques adhéraient à ses décisions. Le Manifeste constitutionnel, signé par le tsar et publié le 18 octobre, peut sembler ne pas être un document particulièrement radical mais, dans le contexte politique de l’époque, il était une expression du rapport de forces entre les classes pendant la révolution et sa portée était significative. Comme l'écrit Trotsky : "Le 17 octobre, le gouvernement du tsar, couvert du sang et des malédictions des siècles, avait capitulé devant le soulèvement des masses ouvrières en grève. Aucune tentative de restauration ne pourrait jamais effacer de l’histoire cet événement considérable. Sur la couronne sacrée de l’absolutisme, la botte du prolétaire avait appliqué sa marque ineffaçable." 3

Les deux mois et demi suivants furent le théâtre d’une épreuve de force entre le prolétariat révolutionnaire, dirigé par le Soviet à qui il avait donné naissance, et la bourgeoisie. Le 21 octobre, confronté à un fléchissement de la grève, le Soviet mit fin à celle-ci et organisa le retour de tous les ouvriers au travail à la même heure, montrant ainsi sa puissance. Une manifestation, en faveur d’une amnistie pour ceux qui avaient été emprisonnés par l’Etat, avait été planifiée pour la fin octobre. Elle fut décommandée face aux préparatifs de la classe dominante pour provoquer des incidents. Ces actions étaient des tentatives de prendre l’avantage dans le conflit de classe qui se dirigeait vers un affrontement inévitable : "Telle était précisément, dans sa direction générale, la politique du Soviet : il regardait bien en face et marchait au conflit inévitable. Cependant, il ne se croyait pas autorisé à en hâter la venue. Mieux vaudrait plus tard." 4 Fin octobre, mobilisant les Cent Noirs de même que la lie du lumpen et des criminels de la société, une vague de pogroms fit quelque 3500 à 4000 tués et 10 000 blessés. Même à Saint-Pétersbourg, la bourgeoisie se préparait à l’affrontement final à travers des attaques ponctuelles et des batailles isolées. La classe ouvrière répondit en renforçant sa milice, prenant les armes et instaurant des patrouilles, ce qui obligea le gouvernement, à son tour, à envoyer des soldats dans la ville.

En novembre, une nouvelle grève se développa, en partie en réponse à l’instauration de la loi martiale en Pologne et d’une cour martiale pour les soldats et les marins de Cronstadt qui s’étaient rebellés. De nouveau confronté à une perte d’élan du mouvement après qu’il eut obtenu quelques concessions, le Soviet mit fin à la grève et les ouvriers retournèrent au travail comme un corps discipliné. Le succès de la grève résidait dans le fait qu’elle avait mis en mouvement de nouveaux secteurs de la classe ouvrière et avait établi le contact avec les soldats et les marins : "D’un seul coup, elle remua les masses de l’armée et, au cours des journées qui suivirent, occasionna une série de meetings dans les casernes de la garnison de Pétersbourg. Au Comité Exécutif, et même aux séances du Soviet, on vit apparaître non seulement des soldats isolés, mais des délégués de la troupe qui prononcèrent des discours et demandèrent à être soutenus ; la liaison révolutionnaire s’affermit parmi eux, les proclamations se répandirent à profusion dans ce secteur." 5 De la même façon, une tentative de consolider le gain de la journée de 8 heures ne put être non plus soutenue et les acquis réalisés furent rapidement perdus une fois que la campagne fut décommandée, mais l’impact sur la conscience de la classe ouvrière demeurait : "Lorsqu’il défendait au Soviet la motion qui devait terminer la lutte, le rapporteur du Comité Exécutif résumait de la manière suivante les résultats de la campagne : "si nous n’avons pas conquis la journée de huit heures pour les masses, nous avons du moins conquis les masses à la journée de huit heures. Désormais, dans le cœur de chaque ouvrier pétersbourgeois retentit le même cri de bataille : Les huit heures et un fusil !"" 6

Les grèves continuaient, avec en particulier un nouveau mouvement spontané chez les cheminots et les télégraphistes, mais la contre-révolution gagnait aussi progressivement en force. Le 26 novembre, le président du Soviet, Georgiy Nosar, était arrêté. Le Soviet reconnaissait alors que l’affrontement était inévitable et prenait une résolution déclarant qu’il continuerait à préparer l’insurrection armée. Les ouvriers, les paysans et les soldats affluèrent au Soviet, soutinrent son appel aux armes et entreprirent les préparatifs. Cependant, le 6 décembre, le Soviet était encerclé et ses membres arrêtés. Le Soviet de Moscou monta alors au créneau, appelant à la grève générale et essayant de la transformer en insurrection armée. Mais déjà la réaction mobilisait massivement et la tentative d’insurrection se transforma en combat d’arrière-garde et en action défensive. Mi-décembre, elle était écrasée. Dans la répression qui suivit, 14 000 personnes furent tuées dans les combats, 1000 exécutées, 20 000 blessées et 70 000 arrêtées, emprisonnées ou exilées.


La bourgeoisie elle-même s'interroge sur les événements de 1905. Comme la nature révolutionnaire de la classe ouvrière est quelque chose qui lui est étranger, le développement de la lutte en une confrontation armée et la défaite du prolétariat lui paraissent être un acte de folie : "Porté par le succès, le Soviet de Pétersbourg succombait à l’hybris 7, à un orgueil démesuré... Au lieu de consolider ses acquis, il devint de plus en plus combatif et même téméraire. Beaucoup de ses dirigeants tenaient le raisonnement selon lequel, si l’autocratie pouvait si facilement être mise à genoux, ne serait-il pas possible d’obtenir de plus en plus de concessions pour la classe ouvrière et de forcer le pas avec une révolution socialiste ? Ils préféraient ignorer le fait que la grève générale n’avait réussi que parce qu’il y avait eu un effort unifié de tous les groupes sociaux ; et ils n’arrivaient pas à comprendre qu’ils ne pouvaient compter sur la sympathie de la classe moyenne que tant que le Soviet concentrait son feu contre l’autocratie." 8 Mais pour les révolutionnaires, la signification de 1905 ne se trouve pas dans des gains immédiats, quels qu’ils soient, mais dans les leçons qui peuvent en être tirées sur le développement des conditions de la révolution, sur le rôle du prolétariat et de l’organisation révolutionnaire et, en particulier, sur les moyens que le prolétariat utilisera pour mener sa lutte : les soviets. Ces leçons n’ont pu être tirées que grâce à "l’orgueil démesuré" et à "la témérité" du prolétariat, qualités dont il aura grand besoin pour parvenir à renverser le capitalisme.


Les Bolcheviks hésitèrent face à la constitution des soviets. A Saint-Pétersbourg, tout en ayant participé à la formation du Soviet, l’organisation bolchevique de la ville adopta une résolution appelant celui-ci à accepter le programme social-démocrate. A Saratov, ils s’opposèrent à la création d’un soviet jusqu’à la fin de novembre ; à Moscou en revanche, après quelque retard, ils participèrent activement au Soviet. Lénine avait beaucoup mieux saisi quelles étaient les potentialités des soviets et, dans une lettre à la Pravda qui n’a pas été publiée, tout début novembre, il critiquait ceux qui opposaient le parti à ces derniers pour défendre l’idée "qu’il [fallait] aboutir absolument à cette solution : et le Soviet des députés ouvriers et le Parti" et argumentait : "Il me paraît inutile d’exiger du Soviet des députés ouvriers qu’il adopte le programme social-démocrate et adhère au Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie." 9 Il continuait en expliquant que le Soviet était issu de la lutte, était le produit de l’ensemble du prolétariat et que son rôle était de regrouper le prolétariat et ses forces révolutionnaires ; toutefois, en voulant regrouper la paysannerie et des éléments de l’intelligentsia bourgeoise au sein du Soviet, il introduisait une confusion significative : "A mon sens, le Soviet des députés ouvriers, en tant que centre révolutionnaire de direction politique, n’est pas une organisation trop large, mais au contraire trop étroite. Le Soviet doit se proclamer gouvernement révolutionnaire provisoire, ou bien en constituer un, en attirant absolument à cet effet de nouveaux députés, non pas seulement désignés par des ouvriers, mais, d’abord par les matelots et les soldats qui partout tendent déjà à la liberté ; en second lieu, par les paysans révolutionnaires, en troisième lieu par les intellectuels bourgeois révolutionnaires. Nous ne craignons pas une composition aussi étendue et aussi diverse, nous la souhaitons même, car sans alliance du prolétariat et de la paysannerie, sans un rapprochement combatif des social-démocrates et des démocrates révolutionnaires, le plein succès de la grande révolution russe serait impossible."


La position de Lénine à l’époque de la révolution et juste après n’était pas toujours claire, et c’était en bonne partie parce qu’il établissait un lien entre les soviets et la révolution bourgeoise, et considérait ceux-ci comme la base d’un gouvernement révolutionnaire provisoire. Cependant, il saisissait de façon claire quelques-uns des aspects les plus fondamentaux caractéristiques des soviets : ils étaient une forme surgissant dans la lutte elle-même, de la grève de masse ; ils regroupaient la classe ; ils étaient une arme de la lutte révolutionnaire ou insurrectionnelle et ils avançaient et reculaient avec la lutte : "Les soviets des députés ouvriers sont des organes de la lutte directe des masses. Ils ont été créés comme des organes de lutte par la grève. Sous la pression de nécessité, ils sont rapidement devenus des organes de lutte révolutionnaire générale contre le gouvernement. Ils se sont trouvés irrésistiblement transformés, par la suite des événements – la grève devenant un soulèvement-, en organes insurrectionnels. Tel est bien le rôle que jouèrent en décembre de nombreux "soviets" et "comités", c’est un fait absolument incontestable. Et les évènements ont montré de la façon la plus claire et la plus convaincante qu’en temps de lutte, la force et la valeur de ces organes dépendent entièrement de la force et du succès de l’insurrection". 10

En 1917, cette compréhension devait permettre à Lénine de saisir le rôle central joué par les soviets.

Les syndicats et les soviets

Une des leçons majeures de 1905 concerne la fonction des syndicats. Nous avons déjà mentionné ce point fondamental : le sugissement des soviets a montré que la forme syndicale était dépassée par le développement de l’histoire ; cependant, il est important de considérer cette question plus en détail.

En Russie, le contexte immédiat était celui où les associations ouvrières avaient été interdites par l’Etat pendant de nombreuses années. C’était le contraire de ce qui se passait dans les pays capitalistes plus avancés dans lesquels les syndicats avaient gagné le droit d’exister et regroupaient des milliers, sinon des millions d’ouvriers. La situation particulière qui prévalait en Russie n’empêchait pas les ouvriers de lutter mais elle impliquait que leurs mouvements tendaient à être tout à fait spontanés et, en particulier, que leurs organisations surgissaient directement de la lutte sous la forme de comités de grève et disparaissaient avec la grève elle-même. La seule forme légale permise était la récolte de fonds de secours.

En 1901, une Association d’aide mutuelle des travailleurs de l’Industrie mécanique fut fondée à Moscou par Sergei Zoubatov et cet exemple fut suivi par la création d’organisations semblables dans d’autres villes. Le but de ces syndicats (créés et montés par la police tsariste) était de séparer les revendications économiques de la classe ouvrière de ses revendications politiques et de permettre la satisfaction des premières afin d'empêcher le surgissement des dernières. Ils n’y arrivèrent pas, d’une part parce que l’Etat ne voulait pas faire la moindre concession qui aurait permis à ces syndicats d'acquérir un minimum de crédibilité et, d'autre part, parce que la classe ouvrière et les révolutionnaires s'employaient à les utiliser à leurs propres fins : "Les zoubatovistes de Moscou trouvèrent une audience dans les ateliers des chemins de fer de la ligne Moscou-Koursk, mais contrairement aux plans de ces "socialistes de la police", les contacts qui se nouaient dans les cantines et les librairies zoubatovistes renforçaient aussi l’organisation des groupes sociaux-démocrates." 11 Confrontés à la vague de grève de masse de 1902-03, qui se répandit dans tout le sud du pays et impliqua quelque 225 000 travailleurs, les syndicats zoubatovistes furent balayés.

A leur place, l’Etat permit la création de "starostes" 12, ou de doyens de fabrique, pour négocier avec la direction. De telles délégations avaient surgi dans le passé à cause de l’absence de toute autre forme d’organisation ; mais, avec la nouvelle loi, afin d’éviter l’apparition de délégués représentant véritablement les intérêts des ouvriers, ces individus ne pouvaient être nommés qu’avec la permission de leurs employeurs, dont ils dépendaient entièrement. Ils ne bénéficiaient d’aucune impunité et pouvaient ainsi être licenciés par les employeurs ou écartés directement par le gouverneur de la région, appointé par l’Etat.

Lorsque la révolution éclata, les syndicats étaient toujours illégaux. Néanmoins, de nombreux syndicats se constituèrent à la suite de la première vague de luttes. A la fin de septembre, 16 syndicats s’étaient constitués à Saint-Pétersbourg, 24 à Moscou et d'autres dans différentes parties du pays. A la fin de l’année, ce nombre s’élevait à 57 à Saint-Pétersbourg et à 67 à Moscou. L’intelligentsia et les professions libérales constituèrent elles aussi des syndicats, y compris les avocats, le personnel médical, les ingénieurs et les techniciens et, en mai, 14 de ces syndicats formèrent l’Union des syndicats.

Quels étaient alors les rapports entre les syndicats et les soviets ? Tout simplement, c’était les soviets qui dirigeaient la lutte, les syndicats étant entraînés et radicalisés sous leur direction. "Au fur et à mesure du développement de la grève d’octobre, le Soviet devenait tout naturellement le centre qui attirait l’attention générale des hommes politiques. Son importance croissait littéralement d’heure en heure. Le prolétariat industriel avait été le premier à serrer les rangs autour de lui. L’Union des syndicats, qui avait adhéré à la grève dès le 14 octobre, dut presque immédiatement se ranger sous son protectorat. De nombreux comités de grève - ceux des ingénieurs, des avocats, des fonctionnaires du gouvernement - réglaient leurs actes sur ses décisions. En s’assujettissant les organisations indépendantes, le Soviet unifia autour de lui la révolution." 13

L’exemple du syndicat des cheminots est instructif parce qu’il montre à la fois l’étendue la plus large et les limites du rôle des syndicats dans cette période révolutionnaire.

Comme nous l’avons déjà vu, les cheminots avaient acquis une réputation de combativité avant 1905 et les révolutionnaires, y compris les Bolcheviks, avaient une influence significative parmi eux. Fin janvier, des vagues de grèves de cheminots se développèrent, d’abord en Pologne et à Saint-Pétersbourg, ensuite en Biélorussie, en Ukraine et sur les lignes de chemin de fer à destination de Moscou. Les autorités firent d’abord quelques concessions, puis essayèrent d’imposer la loi martiale mais ni l’une ni l’autre de ces tactiques ne parvinrent à mettre les ouvriers à genoux. En avril, le Syndicat des employés et des ouvriers des chemins de fer de toutes les Russies fut fondé à Moscou. Au début, le Syndicat semblait être dominé par lestechniciens et les employés de bureau, les ouvriers gardant leurs distances à son égard ; mais cela changea au cours de l’année. En juillet, une nouvelle vague de grèves démarra à la base et, de façon significative, prit immédiatement une forme plus politique. En septembre, comme on l’a déjà rappelé, la Conférence sur les retraites se transforma en "Premier Congrès des délégués des employés des chemins de fer de toutes les Russies ". Cette marée montante de combativité commença à se heurter aux limites du syndicat avec le déclenchement de grèves spontanées en septembre, qui forcèrent les syndicats à agir, comme le remarquait un délégué au Congrès sur les retraites : "Les employés firent grève spontanément ; reconnaissant l’inévitabilité d’une grève dans le chemin de fer Moscou-Kazan, le syndicat pensa nécessaire de soutenir une grève sur les autres voies des connexions avec Moscou." 14 Ces grèves furent l’étincelle qui mit le feu à la grève de masse d’octobre : "Le 9 octobre également, dans une séance extraordinaire du congrès des délégués cheminots à Pétersbourg, on formule et on expédie immédiatement par télégraphe sur toutes les lignes les mots d’ordre de la grève des chemins de fer : la journée de huit heures, les libertés civiques, l’amnistie, l’Assemblée Constituante.

La grève s’étend maintenant à tout le pays et le domine. Elle se défait de toutes ses hésitations. A mesure que le nombre de grévistes augmente, leur assurance devient plus grande. Au dessus des revendications professionnelles, s’élèvent des revendications révolutionnaires de classe. En se détachant des cadres corporatifs et locaux, la grève commence à sentir qu’elle est elle-même la révolution, et cela lui donne une audace inouïe.

Elle court sur les rails et, d’un geste autoritaire, ferme la route derrière elle. Elle prévient de son passage par le fil télégraphique du chemin de fer "La grève ! Faites la grève !" crie-t-elle dans toutes les directions." 15

Les ouvriers de la base passaient au premier plan, submergeant les syndicats de leur passion révolutionnaire : "Entre le 9 et le 18 octobre, il n'a existé aucune note émanant du Bureau central donnant la moindre instruction aux syndicats locaux, et les mémoires des leaders sont remarquablement silencieuses en ce qui concerne les événements de ces jours là. En fait, l’apparition d’une organisation des ouvriers à la base, suscitée par la grève, tendait à renforcer l’influence à la fois des groupes dirigeants locaux et des partis révolutionnaires aux dépens du Bureau central qui n’avait d’indépendant que le nom, en particulier parce que la grève en arrivait à impliquer de nouvelles catégories d’ouvriers." 16 Et même la police tsariste remarquait que "pendant la grève, des comités étaient formés par les grévistes sur chacune des lignes de chemin de fer, pour assurer l’organisation et la direction". 17 Une caractéristique de la grève était l’apparition de "délégués de trains" qui étaient employés pour élargir la grève et maintenir les communications entre les centres de luttes.

Entre octobre et décembre, un grand nombre de nouveaux syndicats furent formés mais, comme le notait un rapport du gouvernement, ils s’engageaient immédiatement dans la lutte politique : "Les syndicats se formaient au début pour réguler les rapports économiques des employés mais, très vite, sous l’influence de la propagande hostile à l’Etat, ils prenaient un aspect politique et commençaient à lutter pour le renversement de l’Etat et de l’ordre social existants." 18 Il s'agit sûrement là d’une description fidèle de l'attitude des ouvriers des chemins de fer qui restèrent sur le devant de la scène de la révolution, participant à la grève et à l’insurrection armée de décembre à Moscou.

Après la révolution, le syndicat des cheminots déclina rapidement. Dans son Troisième Congrès en décembre 1906, alors que le nombre d’ouvriers représentés était manifestement le double de celui de l’année précédente, son activité avait fortement diminué. En février 1907, les sociaux-démocrates se retiraient du syndicat et, en 1908, celui-ci s'effondra.

En Grande-Bretagne, au 19e siècle, la classe ouvrière s’était battue pour créer des syndicats. Au début, ceux-ci ne regroupaient que les ouvriers les plus qualifiés et il a fallu attendre les grandes luttes de la deuxième moitié du siècle pour que les travailleurs non qualifiés puissent surmonter leur dispersion et leur faiblesse et former leurs propres syndicats. En Russie, en 1905, ce sont aussi les ouvriers les plus qualifiés qui les premiers créèrent des syndicats mais, contrairement à ce qui s’était passé en Angleterre, le manque de participation des non qualifiés, des ouvriers de la base, n’était pas une expression d’un manque de conscience de classe et de combativité, mais du niveau élevé de celles-ci. L’absence de syndicats n’avait pas empêché le développement de la conscience de classe et de la combativité qui devaient encore progresser en 1905, en créant les conditions favorables à la grève de masse et à l'apparition du soviet. La forme syndicale a effectivement vu le jour, mais son contenu tendait à s’inscrire dans la nouvelle forme de lutte. Dans le bouillonnement révolutionnaire, les ouvriers ont créé des nouvelles formes de lutte mais ont aussi injecté ce nouveau contenu dans les anciennes formes, les ont submergées et entraînées dans le flot révolutionnaire. L'activité révolutionnaire de la classe ouvrière a clarifié la situation dans la pratique bien des années avant que celle-ci ne soit comprise en théorie : en 1917, c'est vers les soviets que la classe ouvrière s’est tournée quand elle est partie à l’assaut du capital.

1905 annonce la fin de la forme syndicale d'organisation de la classe ouvrière

La révolution de 1917 venait ainsi confirmer la forme d'organisation soviétique comme étant la seule adaptée aux besoins de la lutte de la classe ouvrière dans "l'ère des guerres et des révolutions" (selon les termes utilisés par l'Internationale communiste pour caractériser la période ouverte par la Première Guerre mondiale dans la vie du capitalisme).


La grève de masse de 1905 et sa tentative insurrectionnelle avaient démontré que les conseils ouvriers étaient capables de prendre en charge toutes les fonctions essentielles assumées jusque-là par les syndicats, à savoir constituer des lieux où le prolétariat s'unifiait et développait sa conscience de classe, en particulier sous l'influence de l'intervention des révolutionnaires 19. Mais, alors que dans toute la période précédente, où la classe ouvrière était encore en cours de constitution, les syndicats devaient le plus souvent leur existence à l'intervention des révolutionnaires qui organisaient leur classe, la création du soviet, prise en charge spontanément par les masses ouvrières en lutte, correspond tout à fait à l'évolution même de la classe ouvrière, à sa maturité, à l'élévation de son niveau de conscience et aux conditions nouvelles de sa lutte. En effet, alors que l'action syndicale se concevait essentiellement en étroite collaboration avec les partis parlementaires de masse et autour de la lutte systématique et progressive pour les réformes, le conseil ouvrier correspond au besoin d'une lutte à la fois économique, politique et frontale contre le pouvoir d'Etat, devenue incapable desatisfaire les revendications ouvrières. C'est-à-dire une lutte qui, à travers la forme d'organisation qui ne peut plus être celle du syndicat, soit capable de rallier et d'unir étroitement dans l'action des fractions croissantes et diverses de la classe ouvrière et de constituer le creuset du développement général de sa conscience.

Les événements de 1905 eux-mêmes démontrent dans la pratique que le syndicat, cet outil pour la construction duquel les ouvriers s'étaient battus pendant des décennies, était en train de perdre son utilité pour la classe ouvrière. Si les circonstances en 1905 avaient donné au syndicat la possibilité de jouer encore un rôle positif en faveur de la classe ouvrière, cela n'a été rendu possible que grâce à l'existence même des conseils ouvriers dont les syndicats n'ont cnstitué que des appendices. La sanction de l'histoire a été beaucoup plus cruelle dans les années suivantes envers cet outil désormais inadapté pour la lutte de classe. En effet, dans la première boucherie mondiale, c'est la bourgeoisie des principaux pays belligérants qui s'emparera des syndicats en les mettant au service de l'Etat bourgeois et de l'effort de guerre pour l'encadrement de la classe ouvrière.

Conclusion

La révolution de 1905 est riche de leçons qui sont d’une importance vitale aujourd’hui pour comprendre la période historique, pour dégager quelles sont les tâches et les formes de la lutte révolutionnaire. Les éléments essentiels de la lutte du prolétariat en période de décadence du capitalisme ressortent de la lutte de 1905. Le développement de la crise du capitalisme donné comme objectif à la lutte, le renversement révolutionnaire du capitalisme, tandis que les conséquences de la crise, la guerre, la pauvreté et l’exploitation accrue imposaient à toute lutte réelle de prendre une forme politique. Telle était la situation qui fit surgir les soviets. Ces derniers n’étaient pas spécifiques à la Russie ; ils se sont développés sous différentes formes et à des rythmes différents dans tous les principaux pays capitalistes. Dans les prochains articles de cette série, nous reviendrons sur la signification internationale de la révolution de 1905 et nous nous pencherons sur les leçons que le mouvement ouvrier a été capable d’en tirer.


North, 14/06/05

1 Trotsky, 1905, Chapitre 8 : "La formation du Soviet des députés ouvriers". (Les Editions de Minuit)

2 Ibid.

3 Trotsky, 1905, Chapitre 10 : "Le ministère De Witte".

4 Trotsky, 1905, Chapitre 11 : "Les premiers jours de 'la Liberté' ".

5 Trotsky, 1905, Chapitre 15 : "La grève de novembre".

6 Trotsky, 1905, Chapitre 16 : "Les huit heures et un fusil".

7 Ndlr : L’hybris est une notion de la Grèce antique qui désigne la démesure et la punition dont sont frappés les hommes qui veulent ressembler aux Dieux ou se prétendre leurs égaux.

8 Abraham Ascher, The revolution of 1905, Chapitre 10, "The days of liberty", Stanford University Press 1988.

9 Lénine : Oeuvres complètes, volume 10 : "Nos tâches et le Soviet des députés ouvriers".

10 Lénine, Œuvres complètes, volume 11 : "Dissolution de la Douma et tâches du prolétariat".

11 Henry Reichman, Railwaymen and Revolution : Russia, 1905, Chapitre 5 : "First assaults and Petitioning". (Notre traduction)

12 A l’origine, ce terme désigne un ancien, nommé par les paysans, pour faire la police dans le village, régler les différends et prendre en compte leurs intérêts. On se soumettait toujours aux décisions du staroste.

13 Trotsky, 1905, Chapitre 8 : "La formation du Soviet des députés ouvriers".

14 Henry Reichman, Railwaymen and Revolution : Russia, 1905, Chapitre 7, "The Pension Congress and the October Strike".

15 Trotsky, 1905, Chapitre 7 : "la grève d’octobre".

16 Reichman, ibid.

17 Ibid.

18 Ibid, Chapitre 8 : "The rush to organise".

19 L'attitude des révolutionnaires se distinguait de celle des réformistes particulièrement en ceci : face à toutes les luttes locales et parcellaires, ils mettaient en avant les intérêts communs de tout le prolétariat comme classe mondiale et comme classe historiquement révolutionnaire et non pas la perspective d'un capitalisme social

Histoire du mouvement ouvrier: 

  • Révolution Russe [8]

Approfondir: 

  • Russie 1905 [9]

Questions théoriques: 

  • Communisme [10]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La Révolution prolétarienne [11]

La théorie de la décadence au coeur du matérialisme historique (V)

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De Marx à la Gauche communiste (2e partie) : les prises de position politiques de la 3e Internationale

 

Dans le premier article de cette série publié dans le n°118 de cette revue, nous avons montré en quoi la théorie de la décadence constitue le coeur même du matérialisme historique dans l'analyse de l'évolution des modes de production chez Marx et Engels. C'est à ce titre que nous la retrouverons au centre des textes programmatiques des organisations de la classe ouvrière. Dans le second article, paru dans le n°121 de la Revue Internationale, nous avions vu que les organisations du mouvement ouvrier du temps de Marx, de la 2e Internationale, des gauches marxistes au sein de cette dernière ainsi que de la 3e Internationale - ou Internationale communiste (IC), ont fait de cette analyse l'axe général de leur compréhension de l'évolution du capitalisme afin de pouvoir déterminer les priorités de l'heure. En effet, Marx et Engels ont toujours très clairement exprimé que la perspective de la révolution communiste dépendait de l'évolution matérielle, historique et globale du capitalisme. L’IC, en particulier, fera de cette analyse la trame générale de compréhension de la nouvelle période qui s'est ouverte avec l'éclatement de la Première Guerre mondiale. Tous les courants politiques qui la constitueront reconnaîtront dans le premier conflit mondial la marque de l'entrée du système capitaliste dans sa phase de décadence. Nous poursuivons ici notre survol historique des principales expressions du mouvement ouvrier en examinant un peu plus précisément les prises de position politiques particulières de l'IC sur les questions syndicale, parlementaire et nationale par rapport auxquelles l'entrée du système dans sa phase de déclin a eu des implications très importantes.

Le Premier Congrès de l'IC se tint du 2 au 6 mars 1919, au sommet de l'effervescence révolutionnaire internationale qui se développait plus particulièrement au sein des plus grosses concentrations ouvrières en Europe. Le jeune pouvoir soviétique en Russie existait depuis à peine deux années et demi. Un vaste mouvement insurrectionnel eut lieu en septembre 1918 en Bulgarie. L'Allemagne était en pleine agitation sociale , des conseils Ouvriers s'étaient formés dans tout le pays et un soulèvement révolutionnaire venait d'avoir lieu à Berlin entre les mois de novembre 1918 et février 1919. Une République Socialiste des Conseils Ouvriers s'était même constituée en Bavière ; elle n'allait malheureusement tenir que de novembre 1918 à avril 1919. Une révolution socialiste victorieuse allait éclater en Hongrie au lendemain du Congrès et résister pendant six mois   de mars à août 1919   aux assauts des forces contre-révolutionnaires. D'importants mouvements sociaux, suite aux atrocités de la guerre et aux difficultés d'après-guerre, secouaient tous les autres pays européens.

Dans le même temps, à la suite de la trahison de la social-démocratie qui avait pris fait et cause pour la bourgeoisie au moment de l'éclatement de la guerre en août 1914, les forces révolutionnaires étaient en pleine réorganisation. De nouvelles formations se dégageaient au travers d'un difficile processus de décantation, visant à sauvegarder les principes prolétariens et le maximum de forces des anciens partis ouvriers. Les Conférences de Zimmerwald (septembre 1915) et de Kienthal (avril 1916) qui regroupaient tous les opposants à la guerre impérialiste, avaient puissamment contribué à cette décantation et permis de jeter les premières bases pour la fondation d'une nouvelle Internationale.

 

Dans le précédent article, nous avions vu en quoi, à la suite de l'éclatement de la Première Guerre mondiale, cette nouvelle Internationale avait fait de l'entrée du capitalisme dans une nouvelle période historique son cadre de compréhension des tâches de l'heure. Nous examinerons ici comment ce cadre se retrouvera, explicitement mais aussi implicitement, dans l'élaboration de ses positions programmatiques ; nous mettrons également en évidence en quoi la rapidité du mouvement, dans les difficiles conditions de l'époque, n'a pas permis aux révolutionnaires de tirer toutes les implications politiques de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence sur le contenu et les formes de lutte de la classe ouvrière.

La question syndicale

Lors du Premier Congrès de la 3e Internationale en mars 1919, les premières questions auxquelles les organisations communistes naissantes sont confrontées touchent à la forme, au contenu et aux perspectives du mouvement révolutionnaire qui se développe un peu partout en Europe. La tâche de l'heure n'est plus aux conquêtes progressives dans le cadre d'un développement ascendant du capitalisme : elle est à la conquête du pouvoir face à un mode de production qui a signé sa faillite historique au tournant du siècle avec l'éclatement de la Première Guerre mondiale 1. La forme prise par le combat du prolétariat doit donc évoluer pour correspondre à ce nouveau contexte historique et à ce nouvel objectif.

 

Si l'organisation en syndicats   organes essentiellement de défense des intérêts économiques du prolétariat et regroupant une minorité de la classe ouvrière   était adaptée aux objectifs que s'assignait le mouvement ouvrier dans la phase ascendante du capitalisme, elle n'était plus adaptée en vue de la prise de pouvoir. C'est pourquoi, la classe ouvrière a fait surgir, dès les grèves de masses en Russie en 1905 2, les soviets   ou conseils ouvriers   qui sont des organes regroupant l'ensemble des ouvriers en lutte, dont le contenu est à la fois économique et politique 3 et dont l'objectif fondamental est la préparation à la prise du pouvoir : "Il fallait trouver la forme pratique qui permît au prolétariat d'exercer sa domination. Cette forme, c'est le régime des Soviets avec la dictature du prolétariat. La dictature du prolétariat : ces mots étaient"'du latin" pour les masses jusqu'à nos jours. Maintenant, grâce au système des Soviets, ce latin est traduit dans toutes les langues modernes ; la forme pratique de la dictature est trouvée par les masses populaires. Elle est devenue intelligible à la grande masse des ouvriers grâce au pouvoir des Soviets en Russie, aux Spartakistes en Allemagne, à des organisations analogues dans les autres pays (...)" ("Discours d'ouverture de Lénine au premier congrès de l'IC", cité dans Les quatre premiers congrès de l'IC, 1919-1923, Librairie du Travail, fac-similé réédité par les Editions Feltrinelli).

 

S'appuyant sur l'expérience de la Révolution russe et l'apparition massive des conseils ouvriers dans tous les mouvements insurrectionnels en Europe, l'IC à son Premier Congrès était bien consciente que les luttes conséquentes de la classe ouvrière n'avaient plus pour cadre les organisations syndicales mais bien ces nouveaux organes unitaires que sont les soviets : "En effet, la victoire ne saurait être considérée comme assurée que lorsque seront organisés non seulement les travailleurs de la ville mais aussi les prolétaires ruraux, et organisés non comme auparavant dans les syndicats et coopératives, mais dans les Soviets." ("Discours de Lénine sur ses Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne au Premier Congrès de l'IC"). C'est d'ailleurs la leçon principale qui se dégagera à ce Premier Congrès constitutif de la 3e Internationale qui se donne pour "tâche la plus essentielle" la "propagation du système des Soviets", selon les termes mêmes de Lénine : "Il me semble cependant qu'après bientôt deux ans de révolution nous ne devons pas poser la question de la sorte mais prendre des résolutions concrètes étant donné que la propagation du système des Soviets est pour nous, et particulièrement pour la majorité des pays de l'Europe occidentale, la plus essentielle des tâches. (...) Je désire faire une proposition concrète tendant à faire adopter une résolution dans laquelle trois points doivent particulièrement être soulignés : 1. Une des tâches les plus importantes pour les camarades des pays de l'Europe occidentale consiste à expliquer aux masses la signification, l'importance et la nécessité du système des Soviets (...) 3. Nous devons dire que la conquête de la majorité communiste dans les Soviets constitue la principale tâche dans tous les pays où le pouvoir soviétique n'a pas encore triomphé." (ibid.).

Non seulement la classe ouvrière a fait surgir de nouveaux organes de lutte   les conseils ouvriers  , adaptés aux objectifs et aux contenus nouveaux de sa lutte en période de décadence du capitalisme, mais le Premier Congrès de l'IC mettra également en lumière, aux yeux des révolutionnaires que le prolétariat doit aussi affronter les syndicats qui sont désormais passés avec armes et bagages dans le camp de la bourgeoisie. C’est ce dont témoignent les rapports présentés par les délégués des différents pays. Ainsi, Albert, délégué pour l'Allemagne, dira dans son rapport : "Ces conseils d'usine   fait important à constater   mirent au pied du mur les anciens syndicats, si puissants jusque-là en Allemagne, qui ne faisaient qu'un avec les jaunes, qui avaient interdit aux ouvriers de faire grève, qui étaient contre tout mouvement déclaré des ouvriers et qui avaient partout frappé dans le dos de la classe ouvrière. Ces syndicats sont complètement hors du coup depuis le 9 novembre. Toutes les revendications de salaires ont été lancées sans les syndicats et même contre eux, car ils n'ont défendu aucune revendication de salaires." (cité dans Premier congrès de l'Internationale Communiste, EDI) Il en va de même dans le rapport de Platten sur la Suisse : "Le mouvement syndical en Suisse souffre du même mal que le mouvement allemand. (...) Les ouvriers suisses comprirent très vite qu'ils ne pourraient améliorer leur situation matérielle qu'en transgressant les statuts de leurs syndicats et en engageant la lutte, non pas sous la direction de la vieille Confédération, mais sous une direction élue et choisie par eux. Un Congrès ouvrier fut organisé où se forma un conseil ouvrier... (...) Le Congrès ouvrier se tint malgré la résistance de la direction des syndicats (...)" (ibid.) Cette réalité d'un affrontement, souvent violent, entre le mouvement ouvrier organisé en conseils et les syndicats devenus l'ultime rempart pour la sauvegarde du capitalisme, est une expérience qui traverse les rapports de tous les délégués, à un degré ou un autre 4.

Cette réalité du rôle puissamment contre-révolutionnaire des syndicats sera une découverte pour le parti bolchevique et Zinoviev, dans son rapport concernant la Russie, pourra dire : "Le développement historique de nos syndicats a été tout autre qu'en Allemagne. Ils ont joué un grand rôle révolutionnaire en 1904 et 1905 et ils luttent à présent à côté de nous pour le socialisme. (...) La grande majorité de leurs membres partage les points de vue de notre parti et toutes les décisions sont votées dans notre sens." (Premier congrès de l'IC, EDI) De même, Boukharine, en tant que rédacteur et co-rapporteur de la Plate-forme qui sera votée, déclara : "Camarades, ma tâche consiste à analyser la Plate-forme qui nous est proposée. (...) Si nous avions écrit pour des Russes, nous aurions traité du rôle des syndicats dans le processus de transformation révolutionnaire. Mais, d'après l'expérience des communistes allemands, cela est impossible car ces camarades nous disent que les syndicats allemands sont entièrement opposés aux nôtres. Chez nous, les syndicats jouent le rôle principal dans le processus du travail positif. Le pouvoir soviétique s'appuie précisément sur eux ; en Allemagne c'est le contraire." (Premier congrès de l'IC, EDI). Ceci n'est guère surprenant lorsqu’on sait que les syndicats ne font réellement leur apparition en Russie qu'en 1905, en pleine effervescence révolutionnaire où ils sont entraînés dans le mouvement, souvent sous la dépendance des soviets.. Lorsque le mouvement retombe après l'échec de la révolution, les syndicats tendent aussi à disparaître car, contrairement à ce qui se passait dans les pays occidentaux, l'Etat russe, du fait de son absolutisme, n'était pas en mesure de les intégrer en son sein. En effet, dans la plupart des pays occidentaux développés comme l'Allemagne, la Grande-Bretagne et la France, les syndicats tendaient alors à s'impliquer de plus en plus dans la gestion de la société à travers leur participation à différents organismes et ce qu'on appelle aujourd'hui les commissions paritaires. L'éclatement de la guerre confère à cette tendance son caractère décisif, les syndicats se trouvant alors contraints de choisir explicitement leur camp ; ce qu'ils feront tous, dans les pays cités, en trahissant la classe ouvrière, y compris le syndicat anarcho-syndicaliste CGT en France 5. En Russie, en revanche, avec le développement de la lutte de classe en réaction aux privations et aux horreurs de la Première Guerre mondiale, l'existence des syndicats se trouve de nouveau réactivée. Leur rôle est alors au mieux celui d'auxiliaire des soviets, comme en 1905. Il faut néanmoins signaler que, malgré les conditions défavorables à leur intégration par l'Etat, certains d'entre eux, comme celui des cheminots, étaient déjà très réactionnaires au moment de la période révolutionnaire de 1917.

 

Avec l'inversion de la dynamique de la vague révolutionnaire et l'isolement de la Russie, cette différence dans l'héritage de l'expérience ouvrière va peser sur la capacité de l'Internationale à tirer et homogénéiser toutes les leçons des expériences du prolétariat à l'échelle internationale. La force du mouvement révolutionnaire, qui était encore très grande à l'époque du Premier Congrès, ainsi que la convergence des expériences sur la question syndicale auxquelles se réfèrent tous les délégués des pays capitalistes les plus développés, feront que cette question restera ouverte. Ainsi, le camarade Albert, au nom du praesidium et en tant que co-rapporteur de la Plate-forme de l'IC, conclura sur la question syndicale : "J'aborde maintenant une question capitale qui n'est pas traitée dans la Plate-forme, à savoir celle du mouvement syndical. Nous avons longuement travaillé sur cette question. Nous avons entendu les délégués des différents pays au sujet du mouvement syndical et avons dû constater qu'il n'était pas possible aujourd'hui de prendre sur cette question une position internationale dans la Plate-forme puisque la situation du prolétariat varie considérablement d'un pays à l'autre. (...) Les circonstances sont très différentes selon différents pays, si bien qu'il nous paraît impossible de donner des lignes directrices internationales claires aux ouvriers. Puisque cela n'est pas possible, nous ne pouvons pas trancher la question, et nous devons laisser aux différentes organisations nationales le soin de définir leur position." (Premier congrès de l'IC, EDI) A l'idée de "révolutionnariser" les syndicats, prônée par le seul Reinstein, ancien membre du Socialist Labor Party américain et considéré comme le délégué des Etats-Unis 6, Albert, délégué du Parti communiste d'Allemagne, répondra : "On serait tenté de dire qu'il faut 'révolutionnariser', remplacer les dirigeants jaunes par des dirigeants révolutionnaires. Mais cela n'est pas si facile en réalité car toutes les formes d'organisation des syndicats sont adaptées au vieil appareil d'Etat, parce que le système des Conseils n'est pas praticable sur la base des syndicats de métiers." (ibid,)

 

L'arrêt de la guerre, une certaine euphorie de la "victoire" dans les pays vainqueurs et la capacité de la bourgeoisie, avec l'aide indéfectible des partis sociaux-démocrates et des syndicats, à marier à la fois la répression féroce des mouvements sociaux et l'octroi d'importantes concessions économiques et politiques à la classe ouvrière   comme le suffrage universel et la journée de huit heures  , vont lui permettre de stabiliser peu à peu la situation socio-économique selon les pays. Ceci provoquera un déclin progressif de l'intensité de la vague révolutionnaire qui était justement née en réaction aux atrocités de la guerre et à ses conséquences. Cet épuisement de l'élan révolutionnaire et l'arrêt de la dégradation de la situation économique pèseront d'un poids très lourd sur la capacité du mouvement révolutionnaire à tirer les leçons de toutes les expériences des luttes à l'échelle internationale et à homogénéiser sa compréhension de toutes les implications du changement de période historique sur la forme et le contenu de la lutte du prolétariat. Du fait de l'isolement de la révolution russe, l'IC sera dominée par les positions du parti bolchevique qui sera amené à faire de plus en plus de concessions sous la pression terrible des événements afin d’essayer de gagner du temps et de rompre l'étau qui enserrait la Russie. Trois faits marquant cette involution se matérialiseront entre le Premier et le Deuxième Congrès de l'IC (juillet 1920). D'une part, cette dernière créera en 1920, juste avant son Deuxième Congrès, une Internationale Syndicale Rouge qui se positionnera en concurrence avec l'Internationale des Syndicats 'jaunes' d'Amsterdam (liée aux partis sociaux-démocrates traîtres). D'autre part, la Commission exécutive de l'IC va dissoudre, en avril 1920, son bureau d'Amsterdam pour l'Europe occidentale qui polarisait les positions radicales des Partis communistes en Europe de l'Ouest en opposition à certaines orientations défendues par cette commission, notamment sur les questions syndicale et parlementaire. Et, enfin, Lénine écrivit l'un de ses plus mauvais ouvrages en avril-mai 1920 intitulé La maladie infantile du communisme dans lequel il faisait une critique eronée de ceux qu'il appelait à l'époque les "gauchistes" ; ces derniers représentaient en réalité toutes les expressions de gauche et exprimaient les expériences des bastions les plus concentrés et avancés du prolétariat européen 7. Au lieu de poursuivre la discussion, la confrontation et l'homogénéisation des différentes expériences internationales de luttes du prolétariat, ce renversement de perspective et de position ouvrait la porte à un repli frileux sur les vieilles positions social-démocrates radicales 8.

Malgré le cours des événements qui lui devenait de plus en plus défavorable, l'IC, dans ses thèses sur la question syndicale adoptées au Deuxième Congrès, montrait qu'elle était encore capable de clarifications théoriques puisque, grâce à la confrontation des expériences de lutte dans l'ensemble des pays et à la convergence des leçons sur le rôle contre-révolutionnaire des syndicats, elle avait acquis la conviction, malgré l'expérience contraire en Russie, que ces derniers étaient passés du côté de la bourgeoisie pendant la Première Guerre mondiale : "Les mêmes raisons qui, à de rares exceptions près, avaient fait de la démocratie socialiste non une arme de la lutte révolutionnaire du prolétariat pour le renversement du capitalisme, mais une organisation entraînant l'effort révolutionnaire du prolétariat dans l'intérêt de la bourgeoisie, firent que, pendant la guerre, les syndicats se présentèrent le plus souvent en qualité d'éléments de l'appareil militaire de la bourgeoisie ; ils aidèrent cette dernière à exploiter la classe ouvrière avec la plus grande intensité et à faire mener la guerre de la manière la plus énergique, au nom des intérêts du capitalisme" ("Le mouvement syndical, les comités de fabrique et d'usines", Deuxième Congrès de l'IC). De même, et contrairement aussi à leur expérience en Russie, les Bolcheviks étaient convaincus que les syndicats jouaient désormais un rôle essentiellement négatif, constituaient un frein puissant au développement de la lutte de classe du fait qu'ils étaient contaminés, au même titre que la social-démocratie, par le virus du réformisme.

Cependant, compte tenu du renversement de tendance dans la vague révolutionnaire, de la stabilisation socio-économique du capitalisme et de l'isolement de la révolution russe, la pression terrible des événements amènera l'IC, sous l'impulsion des Bolcheviks, à s'en tenir aux anciennes positions social-démocrates radicales au lieu de poursuivre l'approfondissement politique indispensable à la compréhension des changements dans la dynamique, le contenu et la forme de la lutte de classe dans la phase de décadence du capitalisme. Il ne sera pas étonnant, dès lors, de constater également de très nettes involutions dans les thèses programmatiques qui seront votées au Deuxième Congrès de l'IC, malgré l'opposition de nombreuses organisations communistes représentant les fractions les plus avancées du prolétariat en Europe de l'Ouest. Ainsi, sans argumentation aucune et en contradiction complète avec l'orientation générale du Premier Congrès et avec la réalité concrète des luttes, les Bolcheviks défendront l'idée selon laquelle "Les syndicats qui étaient devenus, pendant la guerre, les organes de l'asservissement des masses ouvrières aux intérêts de la bourgeoisie, représentent maintenant les organes de la destruction du capitalisme" (Les quatre premiers congrès de l’IC). Certes, cette affirmation était immédiatement et fortement nuancée 9, ; mais la porte était désormais ouverte à tous les expédients tactiques consistant à "reconquérir" les syndicats, à les mettre au pied du mur ou à développer une tactique de front unique, tout cela sous le prétexte que les communistes étaient encore largement minoritaires, que la situation était de plus en plus défavorable, qu'il fallait "aller aux masses", etc.

L'évolution rapidement tracée ci-dessus concernant la question syndicale sera identique, à quelques détails près, pour toutes les autres positions politiques développées par l'IC. Après avoir effectué d'importantes avancées et clarifications théoriques, celle-ci régressera au fur et à mesure du recul de la vague révolutionnaire à l'échelle internationale. Il ne nous appartient pas de nous ériger en juge de l'histoire et d'attribuer de bons ou de mauvais points aux uns ou aux autres, mais de comprendre un processus dans lequel chaque composante était partie prenante, avec ses forces et ses faiblesses. Face à l'isolement croissant et sous la pression du recul des mouvements sociaux, chacune des composantes de l’IC sera tentée d'adopter une attitude et des positions déterminées par l'expérience spécifique de la classe ouvrière dans chaque pays. L’influence prédominante des Bolcheviks au sein de l'IC, de facteur dynamique qu'elle était à sa constitution, se transformera progressivement en frein à la clarification, cristallisant les positions de celle-ci essentiellement à partir de la seule expérience de la révolution russe 10.

La question parlementaire

Tout comme pour la question syndicale, la position concernant la politique parlementaire connaîtra une évolution semblable entre, dans un premier temps, une tendance à la clarification qui s'exprime y compris dans les Thèses sur le parlementarisme adoptées au Deuxième Congrès de l'IC et, dans un second temps, une tendance à la cristallisation sur une position de repli à partir de ces mêmes Thèses 11. Mais, plus encore que pour la question syndicale, et c'est ce qui nous préoccupe dans cet article, la question parlementaire sera clairement envisagée dans le cadre de l'évolution du capitalisme de sa phase ascendante à sa phase de décadence. Ainsi, nous pouvons lire dans les Thèses du Deuxième Congrès : "Le communisme doit prendre pour point de départ l'étude théorique de notre époque (apogée du capitalisme, tendances de l'impérialisme à sa propre négation et à sa propre destruction, aggravation continue de la guerre civile, etc.) (...) L'attitude de la 3e Internationale envers le parlementarisme n'est pas déterminée par une nouvelle doctrine, mais par la modification du rôle du parlementarisme même. A l'époque précédente, le Parlement, instrument du capitalisme en voie de développement, a, dans un certain sens, travaillé pour le progrès historique. Dans les conditions actuelles, caractérisées par le déchaînement de l'impérialisme, le Parlement est devenu un instrument de mensonge, de fraude, de violence, de destruction ; des actes de brigandage, oeuvres de l'impérialisme, les réformes parlementaires, dépourvues d'esprit de suite et de stabilité et conçues sans plan d'ensemble, ont perdu toute importance pratique pour les masses laborieuses. (...) Pour les communistes, le Parlement ne peut être en aucun cas, à l'heure actuelle, le théâtre d'une lutte de la classe ouvrière, comme il arriva à certains moments, à l'époque antérieure. Le centre de gravité de la vie politique actuelle est complètement et définitivement sorti du Parlement. (...) Il est indispensable d'avoir constamment en vue le caractère relativement secondaire de cette question (du "parlementarisme révolutionnaire"). Le centre de gravité étant dans la lutte extraparlementaire pour le pouvoir politique, il va de soi que la question générale de la dictature du prolétariat et de la lutte des masses pour cette dictature ne peut se comparer à la question particulière de l'utilisation du parlementarisme." (Les quatre premiers congrès de l'IC, souligné par nous) Malheureusement, ces Thèses ne seront pas conséquentes avec leurs propres prémices théoriques puisque, malgré ces affirmations limpides, l'IC n'en tirera pas toutes les implications dans la mesure où elle va exhorter tous les Partis communistes à un travail de propagande "révolutionnaire" depuis la tribune du Parlement et lors des échéances électorales.

La question nationale

Le Manifeste voté au 1er Congrès de l'IC était particulièrement clairvoyant concernant la question nationale puisqu'il énonçait que dans la nouvelle époque ouverte par la Première Guerre mondiale "L’Etat national, après avoir donné une impulsion vigoureuse au développement capitaliste, est devenu trop étroit pour l’expansion des forces productives." (ibid.). Il en déduisait par conséquent : "Ce phénomène a rendu plus difficile la situation des petits Etats encastrés au milieu des grandes puissances de l’Europe et du monde." (ibid.) Dans ce fait, ces petits Etats étaient eux-mêmes contraints de développer leurs propres politiques impérialistes : "Ces petits Etats, nés à différentes époques comme des fragments des grands, comme la menue monnaie destinée à payer divers tributs, comme des tampons stratégiques, possèdent leurs dynasties, leurs castes dirigeantes, leurs prétentions impérialistes, leurs filouteries diplomatiques. (...) Le nombre de petits Etats s’est accru : de la monarchie austro-hongroise, de l’empire des tsars, se sont détachés de nouveaux Etats qui, aussitôt nés, se saisissent déjà les uns les autres à la gorge pour des questions de frontière." (ibid.) Compte tenu de ces faiblesses dans un contexte devenu trop étroit pour l'expansion des forces productives, l'indépendance nationale est taxée "d'illusoire" et ne laisse d'autre possibilité à ces petites nations que de faire le jeu des grandes puissances en se vendant au plus offrant dans le concert inter-impérialiste mondial : "Leur indépendance illusoire a été basée, jusqu’à la guerre, exactement comme était basé l’équilibre européen sur l’antagonisme des deux camps impérialistes. La guerre a détruit cet équilibre. En donnant d’abord un immense avantage à l’Allemagne, la guerre a obligé les petits Etats à chercher leur salut dans la magnanimité du militarisme allemand. L’Allemagne ayant été vaincue, la bourgeoisie des petits Etats, de concert avec leurs "socialistes" patriotes, s’est retournée pour saluer l’impérialisme triomphant des Alliés et ,dans les articles hypocrites du programme de Wilson, elle s’est employée à rechercher les garanties du maintien de son existence indépendante.(...) Les impérialistes Alliés, pendant ce temps, préparent des combinaisons de petites puissances, anciennes et nouvelles, afin de les enchaîner, les unes les autres par une haine mutuelle et une faiblesse générale." ("Manifeste du Premier Congrès de l’IC", in Les quatre premiers congrès de l'IC)

Cette clairvoyance sera malheureusement abandonnée dès le Deuxième Congrès avec l'adoption des Thèses sur les questions nationale et coloniale puisque toutes les nations, aussi petites soient-elles, ne seront plus considérées comme contraintes de mener une politique impérialiste et de s'imbriquer dans le jeu des grandes puissances. En effet, les nations de la planète seront subdivisées en deux groupes, "la division tout aussi nette et précise des nations opprimées, dépendantes, protégées et oppressives et exploiteuses" (ibid.) impliquant que : "Tout Parti appartenant à la 3e Internationale a pour devoir (...) de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d'émancipation dans les colonies. (...) Les adhérents au Parti qui rejettent les conditions et les Thèses établies par l'IC doivent être exclus du Parti." ("Conditions d'admission des Partis dans l'IC", ibid.) De plus, contrairement à ce qui était justement énoncé dans le Manifeste du 1er Congrès, l'Etat national n'est plus considéré comme "trop étroit pour l'expansion des forces productives" puisque "La domination étrangère entrave le libre développement des forces économiques. C'est pourquoi sa destruction est le premier pas de la révolution dans les colonies(...)" (ibid.). A nouveau ici, nous pouvons constater que l'abandon de l'approfondissement des implications du cadre d'analyse de l'entrée en décadence du système capitaliste amènera progressivement l'IC sur la pente glissante de l'opportunisme.

Conclusion

Loin de nous l'idée de prétendre que l'IC avait une compréhension pleine et entière de la décadence du mode de production capitaliste. Comme nous le verrons dans le prochain article, ce dont l’IC et toutes ses composantes étaient parfaitement conscientes à un degré ou à un autre, c'était qu'une nouvelle époque était née, que le capitalisme avait fait son temps, que la tâche de l'heure n'était plus la conquête de réformes mais la conquête du pouvoir, que le système capitaliste était devenu obsolète et que la classe dominante, la bourgeoisie, était devenue réactionnaire, du moins dans les pays centraux. Ce fut justement une des principales faiblesses de l'IC que de n'avoir pu tirer toutes les leçons de la nouvelle période qui s'était ouverte avec la Première Guerre mondiale concernant la forme et le contenu de la lutte prolétarienne. Au-delà des forces et des insuffisances de l'IC et de ses différentes composantes, cette faiblesse fut avant tout le fruit des difficultés générales rencontrées par le mouvement ouvrier dans son ensemble :

- la profonde division des forces révolutionnaires au moment de la trahison de la social-démocratie et la nécessité de leur recomposition dans les difficiles conditions de la guerre et de l'immédiat après-guerre ;

- le clivage entre pays vainqueurs et pays vaincus qui n'offrait pas des conditions propices à la généralisation du mouvement révolutionnaire ;

- la rapide involution des mouvements de luttes suite à la capacité plus ou moins grande selon les pays à stabiliser la situation économique et sociale au lendemain de la guerre.

Cette faiblesse ne pouvait que s'accroître et il revenait aux fractions de gauche qui se dégageront de l'IC de poursuivre le travail qui n'a pu être réalisé par celle-ci.

 

C. Mcl

 

1 "La 2e Internationale a fait un travail utile d'organisation des masses prolétariennes pendant la longue 'période pacifique' du pire esclavage capitaliste au cours du dernier tiers du 19e siècle et au début du 20e siècle. La tâche de la 3e Internationale sera de préparer le prolétariat à la lutte révolutionnaire contre les gouvernements capitalistes, à la guerre civile contre la bourgeoisie de tous les pays, en vue de la prise des pouvoirs publics et de la victoire du socialisme." (Lénine, novembre 1914, cité par M.Rakosi dans son "Introduction" aux Textes des quatre premiers congrès de l'Internationale communiste, p.7)

2 Lire dans ce numéro 123 de la Revue Internationale de même que dans ses numéros 120 et 122 notre série relative à la révolution de 1905 en Russie et au surgissement des soviets..

3 "A l’époque où le capitalisme tombe en ruines, la lutte économique du prolétariat se transforme en lutte politique beaucoup plus rapidement qu’à l’époque de développement pacifique du régime capitaliste. Tout conflit économique important peut soulever devant les ouvriers la question de la Révolution." ("Le mouvement syndical, les comités de fabrique et d'usines", Deuxième Congrès de l’IC) "La lutte des ouvriers pour l'augmentation des salaires, même en cas de succès, n'amène pas l'amélioration espérée des conditions d'existence, l'augmentation du prix des produits de consommation rendant chaque succès illusoire. La lutte énergique des ouvriers pour l'augmentation des salaires dans tous les pays dont la situation est désespérée, par sa puissance élémentaire, par sa tendance à la généralisation, rend impossibles dorénavant les progrès de la production capitaliste. L'amélioration de la condition des ouvriers ne pourra être atteinte que lorsque le prolétariat lui-même s'emparera de la production." (Plate-forme de l'IC votée à son Premier Congrès)

4 Ainsi, le rapport de Feinberg pour l'Angleterre souligne que : "Les syndicats renoncèrent aux conquêtes arrachées au cours des longues années de lutte, et la direction des trade-unions fit l'union sacrée avec la bourgeoisie. Mais la vie, l'aggravation de l'exploitation, l'élévation du coût de la vie forcèrent les ouvriers à se dresser contre les capitalistes qui utilisaient l'union sacrée dans leur objectif d'exploitation. Ils se virent contraints de demander des augmentations de salaires et à appuyer ces revendications par des grèves. La direction des syndicats et les anciens leaders du mouvement avaient promis au gouvernement de tenir les ouvriers en bride. Mais elles eurent quand même lieu de manière 'non officielle'.'” (ibid., p.113-114) De même, concernant les Etats-Unis, le rapport fait par Reinstein pointait : "Mais il faut souligner ici le fait que la classe des capitalistes américains a été assez pragmatique et rusée pour se doter d'un paratonnerre pratique et efficace grâce au développement d'une grande organisation syndicale anti-socialiste sous la direction de Gompers. (...) Gompers est plutôt un Zoubatov américain (Zoubatov était l'organisateur de "syndicats jaunes" pour le compte de la police tsariste). Il est, et a toujours été, un adversaire décidé de la conception et des buts socialistes, mais il est le représentant d'une grande organisation ouvrière, la Fédération américaine du Travail, fondée sur les rêves d'harmonie entre le capital et le travail et qui veille à ce que la puissance de la classe ouvrière soit paralysée et mise hors d'état de combattre avec succès le capitalisme américain" (ibid., p.82-83). Kuusinen, délégué pour la Finlande, ira dans le même sens dans la discussion sur la Plate-forme de l'IC : "Il y aurait une remarque à faire contre le passage du paragraphe "Démocratie et dictature" où il est question des syndicats révolutionnaires et des coopératives. Chez nous en Finlande, il n'existe pas de syndicats ni de coopératives révolutionnaires et nous doutons qu'il puisse y en avoir chez nous. La forme de ces syndicats et organisations est telle chez nous que, nous en sommes convaincus, le nouveau régime social après la révolution pourra être mieux édifié sans ces syndicats qu'avec eux.." (ibid., p. 134).

5 C'est également la raison pour laquelle ce n'est que bien plus tard que la CNT espagnole a basculé comme un tout dans le camp bourgeois en 1914. La non participation de l'Espagne à la Première Guerre mondiale ne l'a pas mise, en 1914, au pied du mur, ne l'obligeant pas à choisir son camp à ce moment-là.

6 Lire les pages 143 à 145 du livre sur Le Premier Congrès de l'IC aux éditions EDI. Ce même délégué proposera un amendement à la Plate-forme de l'IC allant dans ce sens (cf. p. 148-149 et 223) qui sera repoussé par le Congrès.

7 Ainsi Lénine ira jusqu'à écrire : "D'où la nécessité, la nécessité absolue pour l'avant-garde du prolétariat, pour sa partie consciente, pour le Parti communiste, de louvoyer, de réaliser des ententes, des compromis avec les divers groupes de prolétaires, les divers partis d'ouvriers et de petits exploitants (...)".

8 "Le second objectif qui devient d'actualité et qui consiste à savoir amener les masses à cette position nouvelle (la dictature du prolétariat) propre à assurer la victoire de l'avant-garde dans la révolution, cet objectif actuel ne peut-être atteint sans la liquidation du doctrinarisme de gauche, sans réfutation décisive et élimination complète de ses erreurs." (Lénine dans La maladie infantile du communisme)

9 Les Thèses continuent comme suit : "Mais la vieille bureaucratie professionnelle et les anciennes formes de l'organisation syndicale entravent de toute manière cette transformation du caractère des syndicats."

10 "Le Deuxième Congrès de la 3e Internationale considère comme inadéquates les conceptions sur les rapports du Parti avec la classe ouvrière et avec la masse, sur la participation facultative des Partis communistes à l'action parlementaire et à l'action des syndicats réactionnaires, qui ont été amplement réfutées dans les résolutions spéciales du présent Congrès, après avoir été surtout défendues par le 'Parti communiste ouvrier Allemand' (le KAPD, ndlr), et quelque peu par le "Parti communiste suisse", par l'organe du bureau viennois de l'IC pour l'Europe orientale, Kommunismus, par quelques camarades hollandais, par certaines organisations communistes d'Angleterre, dont la Fédération Ouvrière Socialiste, etc. ainsi que par les IWW d'Amérique et par les Shop Stewards Commitees d'Angleterre, etc." (Les quatre premiers congrès de l'IC, p.47)

11 L'ayant fait en détail concernant la question syndicale, nous ne pouvons ici, dans le cadre de cet article sur la décadence, le faire pour la question parlementaire. Nous renvoyons le lecteur à notre recueil d'articles : "Mobilisation électorale - démobilisation de la classe ouvrière" qui a republié deux articles sur la question, parus respectivement dans Révolution Internationale n°2 en février 1973 et intitulé "Les barricades de la bourgeoisie", et dans Révolution Internationale n°10 en juillet 1974, intitulé "Les élections contre la classe ouvrière".

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [12]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • La décadence du capitalisme [13]

Les trente ans du CCI : s'approprier le passé pour construire l'avenir

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Le 16e congrès du CCI a coïncidé avec ses trente années d’existence. Comme nous l’avions fait lors des dix et des vingt ans du CCI, nous nous proposons avec cet article de tirer un bilan de l’expérience de notre organisation au cours de la période écoulée. Il ne s’agit pas là d’une manifestation de narcissisme : les organisations communistes n’existent pas pour ou par elles-mêmes ; elles sont des instruments de la classe ouvrière et leur expérience appartient à cette dernière. Ainsi, cet article se veut une sorte de remise du mandat confié par la classe à notre organisation au cours des trente années de son existence. Et comme pour toute remise de mandat, il appartient d’évaluer si notre organisation a été capable de faire face aux responsabilités qui étaient les siennes lorsqu’elle a été constituée. C’est pour cela que nous commencerons par examiner ce qu’étaient les responsabilités des révolutionnaires il y a trente ans face aux enjeux de la situation d’alors et comment elles ont évolué par la suite avec les modifications de cette situation.

Les responsabilités des révolutionnaires

La situation dans laquelle s’est constitué le CCI, et qui déterminait les responsabilités qu’il a dû assumer dans ses premières années, est celle de la sortie de la profonde contre-révolution qui s’était abattue sur le prolétariat mondial à la suite de l’échec de la vague révolutionnaire de 1917-23. L’immense grève de mai 68 en France, le "mai rampant" de l’automne 69 en Italie, les grèves de la Baltique en Pologne de l’hiver 1970-71, et bien d’autres mouvements encore, ont révélé que le prolétariat avait soulevé la chape de plomb qui s’était abattue sur lui pendant plus de quatre décennies. Cette reprise historique du prolétariat ne s'était pas seulement exprimée par un resurgissement des luttes ouvrières, dans la capacité de celles-ci de commencer à se dégager du carcan dans lequel les partis de gauche et surtout les syndicats les avaient enserrées pendant des décennies (comme ce fut notamment le cas lors des grèves "sauvages" de "l'automne chaud" italien de 1969). Un des signes les plus probants du fait que la classe ouvrière était enfin sortie de la contre-révolution a été l'apparition de toute une génération d'éléments et de petits groupes en recherche des véritables positions révolutionnaires du prolétariat, remettant en cause le monopole que les partis staliniens exerçaient, avec leurs appendices gauchistes (trotskistes ou maoïstes), sur l'idée même de révolution communiste. Le CCI était lui-même le résultat de ce processus puisqu'il s'est constitué par le regroupement d'un certain nombre de groupes qui avaient surgi en France, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Italie et en Espagne et qui s'étaient rapprochés des positions défendues, depuis 1964, par le groupe Internacionalismo au Venezuela, lui-même impulsé par un ancien militant de la Gauche communiste, MC, qui se trouvait dans ce pays depuis 1952.

Pendant toute une période, l'activité et les préoccupations essentielles du CCI ont donc été déterminées par ces trois responsabilités fondamentales :

  • se réapproprier pleinement les positions, les analyses et les enseignements des organisations communistes du passé puisque la contre-révolution avait abouti à la sclérose ou à la disparition de celles-ci ;
  • intervenir dans la vague internationale de luttes ouvrières ouverte par mai 1968 en France ;
  • poursuivre le regroupement des nouvelles forces communistes dont la formation du CCI avait constitué une première étape.

Cependant, l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes staliniens d'Europe en 1989 a instauré une situation nouvelle pour la classe ouvrière qui a subi de plein fouet toutes les campagnes sur le "triomphe de la démocratie", "la mort du communisme", la "disparition de la lutte de classe", voire de la classe ouvrière elle-même. Cette situation a provoqué un profond recul au sein de la classe ouvrière tant au plan de sa combativité qu'au plan de sa conscience.

Ainsi, les trente ans de vie du CCI se partagent en deux périodes d'une durée équivalente, une quinzaine d'années chacune, aux contours très différents. Si, au cours de la première période, il fallait accompagner les pas progressifs de la classe ouvrière dans le processus de développement de ses combats et de sa conscience, notamment en intervenant activement dans ses luttes, une des préoccupations centrales de notre organisation au cours de la seconde période a été de tenir à contre-courant du désarroi profond que subissait la classe ouvrière mondiale. C'était une épreuve pour le CCI comme pour toutes les organisations communistes puisque celles-ci ne sont pas imperméables à l'ambiance générale dans laquelle baigne l'ensemble de leur classe : la démoralisation et le manque de confiance en elle qui affectaient cette dernière ne pouvaient que se répercuter dans les propres rangs de notre organisation. Et ce danger était d'autant plus important que la génération qui avait fondé le CCI était venue à la politique à partir de 1968 et au début des années 70 dans la foulée de luttes ouvrières de grande ampleur qui pouvaient lui laisser penser que la révolution communiste était déjà près de frapper à la porte de l'histoire.

Ainsi, faire le bilan des trente années de vie du CCI, c'est notamment examiner comment celui-ci a été capable de faire face à ces deux périodes dans la vie de la société et du combat de la classe ouvrière. En particulier, il s'agit de voir comment, face aux épreuves qu'il a dû affronter, il a surmonté les faiblesses inhérentes aux circonstances historiques qui ont présidé à sa constitution et, ce faisant, de comprendre ses éléments de force qui lui permettent de tirer un bilan positif de ces trente années d'existence.

Un bilan positif

En effet, avant que d'aller plus loin, il nous faut constater dès à présent que le bilan que peut tirer le CCI de ses trente années d'existence est largement positif. C'est vrai que la taille de notre organisation et surtout son impact sont extrêmement modestes. Comme nous l'écrivions dans l'article publié à l'occasion des 20 ans du CCI : "Lorsqu'on compare le CCI aux organisations qui ont marqué l'histoire du mouvement ouvrier, notamment les internationales, on peut être saisi d'un certain vertige : alors que des millions ou des dizaines de millions d'ouvriers appartenaient, ou étaient influencés par ces organisations, le CCI n'est connu de par le monde que par une infime minorité de la classe ouvrière." (Revue internationale n°80) Cette situation reste fondamentalement la même aujourd'hui et elle s'explique, comme nous l'avons souvent mis en évidence dans nos articles, par les circonstances inédites dans lesquelles la classe ouvrière a repris son long chemin vers la révolution :

  • rythme lent de l'effondrement économique du capitalisme dont les premières manifestations, à la fin des années 60, avaient servi de détonateur au surgissement historique du prolétariat ;
  • longueur et profondeur de la contre-révolution qui s'était abattue sur la classe ouvrière à partir de la fin des années 20 et qui avait coupé les nouvelles générations de prolétaires et de révolutionnaires de l'expérience des générations qui avaient mené les grands combats du début du 20e siècle et, notamment, de la vague révolutionnaire de 1917-23 ;
  • extrême méfiance des ouvriers qui rejettent l'emprise des syndicats et des partis dits "ouvriers", "socialistes" ou "communistes", à l'égard de toute organisation politique prolétarienne ;
  • poids accru du manque de confiance en soi et de la démoralisation à la suite de l'effondrement des prétendus "régimes communistes".

Cela dit, il faut mettre en évidence le chemin parcouru : alors qu'en 1968 notre tendance politique ne comptait qu'un tout petit noyau au Venezuela et que se formait en France, dans une ville de province, un tout petit groupe capable seulement de publier deux ou trois fois par an une revue ronéotée, notre organisation est aujourd'hui une sorte de référence pour les éléments qui s'approchent des positions révolutionnaires :

  • des publications territoriales dans 12 pays rédigées en 7 langues (anglais, espagnol, allemand, français, italien, néerlandais et suédois) ;
  • plus d'une centaine de brochures et autres documents publiés dans ces mêmes langues ainsi qu'en russe, en portugais, en bengali, en hindi, en farsi et en coréen ;
  • plus de 420 numéros de notre organe théorique, la Revue internationale, publié régulièrement tous les 3 mois en anglais, espagnol et français ainsi que de façon moins fréquente en allemand, italien, néerlandais et suédois.

Depuis sa formation, le CCI a produit une publication tous les 5 jours en moyenne, et ce rythme est actuellement de l'ordre d'une publication tous les 4 jours. A cette production il faut ajouter le site Internet internationalism.org, avec des pages en 13 langues. Ce site reprend les articles de la presse territoriale, de la Revue internationale, les brochures et les tracts sortis sous forme papier mais il comporte également une page spécifiquement Internet, ICConline qui nous permet de faire connaître très rapidement nos prises de position face aux événements d'actualité les plus marquants.

A côté de cette activité de publications, il faut signaler également les milliers de réunions publiques ou de permanences tenues dans 15 pays par notre organisation depuis sa formation permettant aux sympathisants et contacts de venir discuter de nos positions et analyses. Il ne faut pas oublier non plus nos propres interventions orales, les ventes de la presse et distributions de tracts, d'un nombre bien plus élevé encore, dans des réunion publiques, forums ou rassemblements d'autres organisations, dans des manifestations de rue, devant les entreprises, sur les marchés, dans des gares et évidemment au sein des luttes ouvrières.

Encore une fois, tout cela est bien peu si on le compare par exemple, à ce que pouvait être l'activité des sections de l'Internationale communiste au début des années 20, lorsque c'est dans des quotidiens que s'exprimaient les positions révolutionnaires. Mais, comme on l'a vu, on ne peut comparer que ce qui est comparable et la véritable mesure du "succès" du CCI peut être prise par la différence qui le sépare des autres organisations de la Gauche communiste, des organisations qui étaient déjà constituées en 1968 alors que notre propre courant était encore dans les limbes.

Les groupes de la Gauche communiste depuis 1968

A cette époque, il existait quelques organisations se réclamant de la Gauche communiste. Il s'agissait d'une part de groupes se rattachant à la tradition de la Gauche hollandaise, le "conseillisme", principalement représenté en Hollande par le Spartacusbond et Daad en Gedachte, en France par le "Groupe de Liaison pour l'Action des travailleurs" (GLAT) et par Informations et Correspondances ouvrières (ICO), en Grande-Bretagne par Solidarity qui se réclamait plus particulièrement de l'expérience de Socialisme ou Barbarie, disparue en 1964 et provenant d'une scission intervenue dans la 4e Internationale trotskiste au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

En dehors du courant conseilliste, il existait également en France un autre groupe issu de Socialisme ou Barbarie, Pouvoir Ouvrier de même qu'un petit noyau autour de Grandizo Munis (ancien dirigeant de la section espagnole de la 4e Internationale), le "Ferment ouvrier révolutionnaire" (FOR, en espagnol "Fomento Obrero Revolucionario") qui publiait Alarme (Alarma en espagnol).

L'autre courant de la Gauche communiste représenté en 68 était celui se rattachant à la Gauche italienne qui comportait deux branches issues de la scission de 1952 au sein du Partito Comunista Internazionalista d'Italie fondé en 1945 à la fin de la guerre. Il y avait d'un côté le Parti Communiste International "bordiguiste" publiant Programma Comunista en Italie ainsi que Le Prolétaire et Programme Communiste en France et, de l'autre, le courant majoritaire lors de la scission qui publiait Battaglia Comunista et Prometeo.

Pendant un certain temps, quelques uns de ces groupes ont connu un succès incontestable en terme d'audience. Ce fut le cas des groupes "conseillistes" tel ICO qui vit venir à lui toute une série d'éléments que Mai 68 avait éveillés à la politique et qui fut capable, en 1969 et 1970, d'organiser plusieurs rencontres au niveau régional, national et même international (Bruxelles 1969) avec la présence d'un nombre significatif d'éléments et de groupes (dont le nôtre). Mais au début des années 1970, ICO a disparu. Cette mouvance est réapparue à partir de 1975 avec le bulletin trimestriel Échanges auquel participent des éléments de plusieurs pays mais qui ne paraît qu'en langue française. Quant aux autres groupes du courant "conseilliste", ils ont soit cessé d'exister, tel le GLAT au cours des années 70, Solidarity en 1988 ou le Spartacusbond qui n'a pas survécu à la mort de son principal animateur, Stan Poppe en 1991, soit cessé de publier comme Daad en Gedachte à la fin des années 90.

D'autres groupes évoqués plus haut ont également disparu tel Pouvoir Ouvrier dans les années 70 et le FOR au cours des années 90.

Quant aux groupes qui se rattachent au courant de la Gauche italienne, on ne peut pas dire que leur sort soit très brillant non plus.

La mouvance "bordiguiste" a connu peu après la mort de Bordiga, en 1970, plusieurs scissions, dont celle qui a conduit à la formation d'un nouveau "Parti Communiste International" publiant Il Partito Comunista. Cependant, la tendance majoritaire publiant Il Programma Comunista, connaît à la fin des années 70 un développement important dans plusieurs pays ce qui la conduit à en faire pour un temps la principale organisation internationale se réclamant de la Gauche communiste. Mais cette progression a été permise, en grande partie, par une dérive gauchiste et tiers-mondiste de l'organisation. Finalement, le Parti Communiste International est frappé en 1982 par une véritable explosion. L’organisation internationale s’effondre comme un château de cartes, chacun tirant à hue et à dia. La section française disparaît pendant plusieurs années, alors qu’en Italie c’est péniblement que les éléments restés fidèles au bordiguisme "orthodoxe" recommencent au bout de quelque temps à se manifester avec deux publications, Il Programma Comunista et Il Comunista. Aujourd’hui, le courant bordiguiste, s’il conserve une certaine capacité éditoriale en Italie avec trois journaux plus ou moins mensuels, est bien peu présent au niveau international. La tendance qui publie Il Comunista n’a d’autre représentant qu’en France avec Le Prolétaire paraissant tous les trois mois. Celle qui publie Programma Comunista en italien publie Internationalist Papers en langue anglaise tous les un ou deux ans de même que Cahiers Internationalistes en langue française à une fréquence encore moindre. La tendance qui publie en italien Il Partito Comunista (journal "mensuel" paraissant 7 fois par an) et Comunismo (tous les 6 mois) produit également une ou deux fois par an La Izquierda Comunista et Communist Left, respectivement en langues espagnole et anglaise.

Pour ce qui concerne le courant majoritaire lors de la scission de 1952 et qui a conservé, outre les publications, le nom de Partito Comunista Internazionalista (PCInt), nous avons mis en évidence, dans notre article "Une politique opportuniste de regroupement qui ne conduit qu'à des "avortements" (Revue internationale n°121) ses mésaventures dans ses tentatives pour élargir son audience internationale. En 1984, le PCInt s’est regroupé avec la Communist Workers' Organisation qui publie Revolutionnary Perspective pour constituer la Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR). Près de 15 ans plus tard, cette organisation a finalement réussi à s'étendre au delà de ses deux constituants initiaux avec l'intégration, fin des années 1990 début des années 2000, de plusieurs petits noyaux dont le plus actif est celui qui publie Notes Internationalistes – Internationalist Notes au Canada avec une fréquence trimestrielle, alors que Bilan et Perspectives en France paraît moins d'une fois par an et que le Circulo de América Latina (qui est un groupe "sympathisant" du BIPR) n'a pas de publication régulière et se contente essentiellement de publier des prises de position et des traductions en espagnol sur le site Internet du BIPR. Alors qu'il a été formé il y a plus de 20 ans (et que le Partito Comunista Internazionalista existe depuis plus de 60 ans), le BIPR qui, de tous les groupes qui se rattachent au PCInt de 1945, est celui qui a la plus grande extension internationale 1, est aujourd'hui une organisation nettement moins développée que ne l'était le CCI lors de sa constitution.

Plus généralement, à lui tout seul, le CCI produit chaque année plus de publications régulières et dans plus de langues que toutes les autres organisations réunies (une publication tous les 5 jours). En particulier, aucune de ces organisations ne dispose à l'heure actuelle de publication régulière en langue allemande, ce qui, évidemment, est une faiblesse certaine compte tenu de l'importance du prolétariat d'Allemagne dans l'histoire du mouvement ouvrier international et dans l'avenir de celui-ci.

Ce n'est pas avec un esprit de concurrence que nous avons fait cette comparaison entre l'extension de notre organisation et celle des autres groupes qui se réclament de la Gauche communiste. Contrairement à ce que prétendent certains de ces groupes, le CCI n'a jamais tenté de se développer aux dépens d'eux, bien au contraire. Lorsque nous discutons avec des contacts, nous leurs faisons toujours connaître l'existence des autres groupes et nous les encourageons à prendre connaissance de leurs publications 2. De même, nous avons toujours invité les autres organisations à venir prendre la parole dans nos réunions publiques et à y présenter leur presse (en leur proposant même d'héberger leurs militants dans les villes ou les pays où elles ne sont pas présentes 3) de même que nous avons fréquemment déposé en librairie des publications des groupes qui en étaient d'accord. Enfin, nous n'avons jamais eu de politique de "pêche à la ligne" auprès des militants des autres organisations qui développaient des divergences avec les positions ou la politique de celles-ci. Nous les avons toujours encouragés à rester au sein de celles-ci afin d'y mener un débat de clarification 4.

En fait, contrairement aux autres groupes cités qui tous se considèrent comme le seul à pouvoir impulser la formation du futur parti de la révolution communiste, nous pensons qu'il existe un camp de la Gauche communiste qui défend des positions prolétariennes au sein de la classe ouvrière et que celle-ci a tout à gagner du développement de l'ensemble de ce camp. Évidemment, nous critiquons les positions et analyses de ces organisations que nous estimons erronées chaque fois que nous le pensons utile. Mais nos polémiques font partie du débat nécessaire au sein du prolétariat puisque, comme Marx et Engels, nous pensons que, outre son expérience, seule la discussion et la confrontation des positions permettra à celui-ci d'avancer dans sa prise de conscience 5.

En fait, cette comparaison du bilan du CCI avec celui des autres organisations de la Gauche communiste a pour objet essentiel de mettre en relief combien est encore faible l'impact des positions révolutionnaires au sein de la classe du fait des conditions historiques et des obstacles qu'elle rencontre sur le chemin de sa prise de conscience. Elle nous permet de comprendre que le faible impact qui est encore celui du CCI aujourd'hui ne doit nullement être considéré comme un échec de sa politique ou de ses orientations. Bien au contraire : compte tenu des circonstances historiques actuelles, ce que nous avons réussi à faire depuis trente ans doit être considéré comme très positif et souligne la validité des orientations que nous sous sommes données tout au long de cette période. Il nous revient par conséquent d'examiner plus précisément comment ces orientations ont permis d'affronter de façon positive les différentes situations qui se sont succédées depuis la fondation de notre organisation. Et en premier lieu, il nous faut rappeler (car c'était déjà exprimé dans les articles publiés lors du 10e et 20e anniversaires du CCI) quels ont été les principes fondamentaux sur lesquels nous nous sommes basés.

Les principes fondamentaux de la construction de l'organisation

La première chose qu'il nous faut dire avec force, c'est que ces principes ne sont nullement une invention du CCI. C'est l'expérience de l'ensemble du mouvement ouvrier qui a progressivement élaboré ces principes. C'est pour cela que ce n'est nullement de façon platonique que, dans les "positions de base" qui figurent sur le dos de toutes nos publications, nous disons que :

"Les positions des organisations révolutionnaires et leur activité sont le produit des expériences passées de la classe ouvrière et des leçons qu’en ont tirées tout au long de l’histoire ses organisations politiques. Le CCI se réclame ainsi des apports successifs de la Ligue des Communistes de Marx et Engels (1847-52), des trois Internationales (l’Association Internationale des Travailleurs, 1864-72, l’Internationale Socialiste, 1884-1914, l’Internationale Communiste, 1919-28), des fractions de gauche qui se sont dégagées dans les années 1920-30 de la 3e Internationale lors de sa dégénérescence, en particulier les gauches allemande, hollandaise et italienne."

Si nous nous revendiquons des apports des différentes fractions de gauche de l'IC, nous nous rattachons plus particulièrement, pour ce qui concerne la question de la construction de l'organisation, aux conceptions de la Fraction de gauche du Parti communiste d'Italie, notamment comme elles se sont exprimées dans la revue Bilan au cours des années 30. C'est la grande clarté à laquelle était parvenue cette organisation qui avait joué un rôle décisif dans sa capacité, non seulement à survivre, mais aussi à impulser de façon remarquable la pensée communiste.

Nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, développer les positions de la Fraction italienne (FI) dans toute leur richesse. Nous nous limiterons à en résumer les aspects essentiels.

La première question sur laquelle nous nous rattachons à la FI est celle du cours historique : face à la crise mortelle de l'économie capitaliste chacune des classes fondamentales de la société, bourgeoisie et prolétariat, apporte sa propre réponse : la guerre impérialiste pour la première, la révolution pour la seconde. L'issue qui s'imposera finalement est fonction du rapport de forces entre ces classes. Si la Première Guerre mondiale a pu être déclenchée par la bourgeoisie, c'est que le prolétariat avait au préalable été battu politiquement par son ennemi, notamment par la victoire de l'opportunisme au sein des principaux partis de la 2e Internationale. Cependant, la guerre impérialiste elle-même, avec toute sa barbarie balayant les illusions sur la capacité du capitalisme à apporter la paix et la prospérité à la société et des améliorations aux conditions de vie de la classe ouvrière, avait provoqué un réveil de celle-ci. Le prolétariat s'était dressé contre la guerre à partir de 1917 en Russie et en 1918 en Allemagne pour se lancer dans des combats en vue du renversement du capitalisme. L'échec de la révolution en Allemagne, c'est-à-dire le pays le plus décisif, avait ouvert la porte à une victoire de la contre-révolution qui a étendu son emprise dans le monde entier, et particulièrement en Europe avec la victoire du stalinisme en Russie, du fascisme en Allemagne et de l'idéologie "antifasciste" dans les pays "démocratiques". Un des mérites de la Fraction, au cours des années 30, est d'avoir compris que, du fait de cette défaite profonde de la classe ouvrière, la crise aiguë du capitalisme qui avait débuté en 1929 ne pouvait aboutir qu'à une nouvelle guerre mondiale. C'est sur la base de l'analyse de la période considérant que le cours historique n'était pas vers la révolution et la radicalisation des combats ouvriers mais vers la guerre mondiale que la Fraction avait pu comprendre la nature des événements d'Espagne 36 et ne pas tomber dans l'erreur fatale des trotskistes qui y voyaient les débuts de la révolution prolétarienne alors qu'ils constituaient la préparation de la seconde boucherie impérialiste.

La capacité de la Fraction à bien identifier la nature véritable du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat s'accompagnait de la clarté avec laquelle elle concevait le rôle des organisations communistes dans chacune des périodes de l'histoire. En se basant sur l'expérience des différentes fractions de gauche ayant existé dans l'histoire du mouvement ouvrier, notamment de la fraction bolchevique au sein du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (POSDR), mais aussi de l'activité de Marx et Engels depuis 1847, la Fraction à travers sa publication Bilan avait établi la différence entre la forme parti et la forme fraction de l'organisation communiste. Le parti est l'organe que se donne la classe dans les périodes de lutte intense, lorsque les positions défendues par les révolutionnaires ont un impact réel sur le cours de cette lutte. Lorsque le rapport de forces devient défavorable au prolétariat, soit le parti disparaît comme tel, soit il tend à dégénérer dans un cours opportuniste qui l'entraîne vers la trahison au service de la classe ennemie. La défense des positions révolutionnaires revient alors à un organisme à la dimension et à l'impact plus restreints, la fraction. Le rôle de celle-ci est de lutter pour le redressement du parti pour qu'il soit en mesure de jouer son rôle au moment d'une reprise de classe ou bien, lorsque cette tâche devient vaine, de constituer le pont programmatique et organisationnel vers le futur parti, lequel ne pourra se constituer qu'à deux conditions :

  • que la fraction ait pleinement tiré les enseignements de l'expérience passée, et notamment des défaites ;
  • que le rapport de forces entre les classes passe de nouveau à l'avantage du prolétariat.

Un des autres enseignements transmis par la gauche italienne et qui découle de ce qui a été évoqué plus haut, est le rejet de l'immédiatisme, c'est-à-dire d'une démarche qui perd de vue la nature à long terme de la lutte du prolétariat et de l'intervention des organisations révolutionnaires au sein de celui-ci. Lénine faisait de la patience une des qualités principales des Bolcheviks. Il ne faisait que reprendre le combat de Marx et d'Engels contre le fléau de l'immédiatisme 6 qui, du fait de la pénétration permanente dans la classe ouvrière de l'idéologie de la petite bourgeoisie, c'est-à-dire d'une couche sociale qui n'a pas d'avenir, constitue une menace constante pour le mouvement de la classe ouvrière.

Un corollaire de cette lutte contre l'immédiatisme dans laquelle s'est illustrée la Fraction est la rigueur programmatique dans le travail de regroupement des forces révolutionnaires. Contrairement au courant trotskiste, qui privilégiait les regroupements hâtifs basés notamment sur des accords entre "personnalités", la Fraction mettait en avant la nécessité d'une discussion approfondie des principes programmatiques avant que de s'unir à d'autres courants.

Cela dit, cette rigueur sur les principes n'excluait nullement la volonté de discussion avec d'autres groupes. C'est lorsqu'on se sent ferme sur ses convictions qu'on ne craint pas la confrontation avec d'autres courants. Au contraire, le sectarisme, le fait de se considérer comme "seul au monde" et de rejeter tout contact avec les autres groupes prolétariens est, en règle générale, la marque d'un manque de conviction dans la validité de ses propres positions. En particulier, c'est justement parce qu'elle s'appuyait fermement sur les acquis de l'expérience du mouvement ouvrier que la Fraction a su faire preuve d'audace pour passer au crible cette expérience, quitte à remettre en cause certaines positions qui étaient considérées comme des sortes de dogmes par d'autres courants 7. C'est ainsi que, contrairement au courant de la Gauche germano-hollandaise qui, face à la dégénérescence de la révolution en Russie et le rôle contre-révolutionnaire que jouait désormais le parti bolchevique, avait jeté l'enfant avec l'eau du bain en concluant à la nature bourgeoise de la révolution d'Octobre et de ce parti, la Fraction a toujours affirmé bien haut la nature prolétarienne de l'un et de l'autre. Ce faisant, elle a aussi combattu la position du "conseillisme" dans lequel avait glissé la Gauche hollandaise en affirmant le rôle indispensable du parti pour la victoire de la révolution communiste. Cependant, contre le trotskisme qui se réclamait intégralement des 4 premiers congrès de l'Internationale communiste, la Fraction, à la suite du Parti communiste d'Italie du début des années 20, a rejeté les positions erronées de ces congrès, notamment la politique de "front unique". Mais elle est allée encore plus loin en remettant en cause la position de Lénine et du 2e Congrès sur le soutien des luttes de libération nationale et rejoignant ainsi la position défendue par Rosa Luxemburg.

C'est sur l'ensemble de ces enseignements qui avaient déjà été repris et systématisés par la Gauche communiste de France (1945-52) que le CCI s'est basé au moment de sa constitution et c'est ce qui lui a permis d'affronter victorieusement les différentes épreuves qu'il allait affronter du fait, notamment, des faiblesses qui pesaient sur le prolétariat et ses minorités révolutionnaires au moment de la reprise historique de 1968.

Les principes de la Fraction à l'épreuve de l'histoire

La première question qu'il était nécessaire de comprendre face à ce surgissement de la classe était la question du cours historique. Cette question était mal comprise par les autres groupes qui se réclamaient de la Gauche italienne. Ayant formé le Parti en 1945, alors que la classe était encore soumise à la contre-révolution et n'ayant pas ensuite fait la critique de cette formation prématurée, ces groupes (qui continuaient à s'appeler "parti") n'ont plus été capables de faire la différence entre la contre-révolution et la sortie de la contre-révolution. Dans le mouvement de mai 1968 comme dans l'automne chaud italien de 1969, ils ne voyaient rien de fondamental pour la classe ouvrière et attribuaient ces événements à l'agitation des étudiants. Conscients par contre du changement du rapport de forces entre les classes, nos camarades de Internacionalismo (et notamment MC, ancien militant de la Fraction et de la GCF) ont compris la nécessité d'engager tout un travail de discussion et de regroupement avec les groupes que le changement de cours historique faisait surgir. A plusieurs reprises, ces camarades ont demandé au PCInt de lancer un appel à l'ouverture d'une discussion entre ces groupes et à la convocation d'une conférence internationale dans la mesure où cette organisation avait une importance sans commune mesure avec notre petit noyau au Venezuela. A chaque fois, le PCInt a rejeté la proposition arguant qu'il n'y avait rien de nouveau sous le soleil. Finalement, un premier cycle de conférences a pu se tenir à partir de 1973 à la suite de l'appel lancé par Internationalism, le groupe des États-Unis qui s'était rapproché des positions de Internacionalismo et de Révolution Internationale, fondée en France en 1968. C'est en grand partie grâce à la tenue de ces conférences, qui avaient permis une décantation sérieuse parmi toute une série de groupes et d'éléments venus à la politique à la suite de mai 68, qu'a pu se constituer le CCI en janvier 1975. Évidemment, l'attitude de recherche systématique de la discussion avec des éléments même confus mais qui manifestaient une volonté révolutionnaire, une attitude qui avait été celle de la Fraction, avait constitué un élément déterminant dans l'accomplissement de cette première étape.

Cela dit, à côté de tout l'enthousiasme que manifestaient les jeunes éléments qui avaient constitué le CCI ou qui l'avaient rejoint dans les premières années, il pesait un certain nombre de faiblesses très importantes :

  • l'impact du mouvement estudiantin imprégné de conceptions petites-bourgeoises, notamment l'individualisme et l'immédiatisme ("la révolution tout de suite !" était un des slogans des étudiants de 1968) ;
  • la méfiance envers toute forme d'organisation des révolutionnaires intervenant dans la classe du fait du rôle contre-révolutionnaire joué par les partis staliniens ; en d'autres termes, le poids du conseillisme.

Ces faiblesses n'affectaient pas seulement les éléments qui se sont regroupés dans le CCI. Elles étaient au contraire bien plus importantes parmi les groupes et éléments qui étaient restés en dehors de notre organisation laquelle s'était constituée en bonne partie à travers le combat contre elles. Ces faiblesses expliquent le succès éphémère qu'a connu après 1968 le courant conseilliste. Éphémère car lorsqu'on théorise sa non utilité pour le combat de la classe, on a peu de chances de survivre bien longtemps. Elles permettent aussi d'expliquer le succès puis la débandade de Programma comunista : après qu'il n'ait rien compris à la signification et à l'importance de ce qui s'était passé en 1968, ce courant a été soudainement pris de vertige devant le développement international des luttes ouvrières et il a abandonné la prudence et la rigueur organisationnelles qui l'avait caractérisé pendant toute une période. En particulier, son sectarisme congénital et son "monolithisme" revendiqué s'étaient mués en une "ouverture" tous azimuts (sauf à l'égard de notre organisation qu'il continuait de considérer comme "petite-bourgeoise"), notamment envers quantité d'éléments à peine sortis, et de façon incomplète, du gauchisme, en particulier du tiers-mondisme. Le cataclysme qu'il a connu en 1982 était la conséquence logique de l'oubli des principaux enseignements de la Gauche italienne dont pourtant il n'a cessé de se revendiquer.

Dans le CCI, malgré la volonté de ne pas intégrer de façon hâtive de nouveaux militants, ces faiblesses n'ont pas tardé à se manifester. C'est ainsi que notre organisation a connu en 1981 une crise très importante qui a notamment emporté la moitié de sa section en Grande-Bretagne. L'aliment principal de cette crise était l'immédiatisme qui a conduit tout une série de militants, en particulier dans le pays qui, à cette époque, avait connu les luttes ouvrières les plus massives de son histoire (avec 29 millions de jours de grève, la Grande-Bretagne de 1979 se place en 2e position derrière la France de 1968 dans le domaine des statistiques de la combativité ouvrière), à surestimer les potentialités de la lutte de classe et à considérer comme prolétariens des organismes du syndicalisme de base que la bourgeoisie avait fait surgir face au débordement des structures syndicales officielles. En même temps, l'individualisme qui continuait de peser fortement, a conduit à un rejet du caractère unitaire et centralisé de l'organisation : chaque section locale, ou même chaque individu, pouvait se dispenser de la discipline de l'organisation quand il jugeait que ses orientations n'étaient pas correctes. C'est notamment le danger immédiatiste que combat le "Rapport sur la fonction de l'organisation révolutionnaire" (Revue internationale n°29) adopté par la Conférence extraordinaire qui s'est tenue en janvier 1982 pour remettre le CCI sur les rails. :

De même, le "Rapport sur la structure et le fonctionnement de l'organisation des révolutionnaires" (Revue internationale n°33) se donnait pour tâche de combattre l'individualisme et défendait une organisation centralisée et disciplinée (tout en insistant sur la nécessité de mener les débats les plus ouverts et profonds au sein de celle-ci).

Le combat victorieux contre l'immédiatisme et l'individualisme, s'il a permis de sauver l'organisation en 1981, n'a pas éliminé les menaces qui pesaient sur elle : en particulier, le poids du conseillisme, c'est-à-dire la sous-estimation du rôle de l'organisation communiste, s'est cristallisé en 1984 avec la formation d'une "tendance" qui a levé son étendard contre la "chasse aux sorcières", lorsque nous avons engagé le combat contre les vestiges de conseillisme dans nos rangs. Cette "tendance" a finalement quitté le CCI à son 6e Congrès, fin 1985, pour former la Fraction externe du CCI (FECCI) qui se proposait de défendre la "vraie plate-forme" de notre organisation contre sa prétendue "dégénérescence stalinienne" (la même accusation que celle portée par les éléments qui avaient quitté le CCI en 1981).

Ces différents combats ont permis à notre organisation d'assumer globalement sa responsabilité face aux luttes de la classe ouvrière qui se sont menées au cours de cette période comme la grève des mineurs de 1984 en Grande-Bretagne, la grève générale de 1985 au Danemark, l'immense grève du secteur public de 1986 en Belgique, la grève des cheminots et des hôpitaux en 1986 et 1988 en France, la grève dans l'enseignement en Italie en 1987 8.

Cette intervention active dans les luttes ouvrières des années 1980 n'avait pas fait oublier à notre organisation une de préoccupations centrales de la Fraction italienne : tirer les leçons des défaites passée. C'est ainsi qu'après avoir suivi et analysé avec beaucoup d'attention les luttes ouvrières de 1980 en Pologne 9, le CCI, pour la compréhension de leur défaite, s'est penché avec attention sur les caractéristiques spécifiques des régimes staliniens d'Europe de l'Est 10. C'est notamment cette analyse qui a permis à notre organisation, près de deux mois avant la chute du mur de Berlin, de prévoir l'effondrement du bloc de l'Est et de l'URSS, alors que beaucoup de groupes en étaient à analyser ce qui se passait en URSS et dans son glacis (la "perestroïka" et la "glasnost", l'accession au pouvoir de Solidarnosc en Pologne durant l'été 1989), comme une politique de renforcement de ce bloc 11.

De même, la capacité à affronter lucidement les défaites de la classe, que la Fraction possédait au plus haut point et, à sa suite, la Gauche communiste de France, nous a permis, dès avant les événements de l'automne 1989, de prévoir qu'ils allaient provoquer un profond recul dans la conscience du prolétariat : "Même dans sa mort, le stalinisme rend un dernier service à la domination capitaliste : en se décomposant, son cadavre continue encore à polluer l'atmosphère que respire le prolétariat... C'est donc à un recul momentané de la conscience du prolétariat... qu'il faut s'attendre. (...) Compte tenu de l'importance historique des faits qui le déterminent, le recul actuel du prolétariat, bien qu'il ne remette pas en cause le cours historique, la perspective générale aux affrontements de classe, se présente comme bien plus profond que celui qui avait accompagné la défaite de 1981 en Pologne." 12

Cependant, cette analyse ne faisait pas l'unanimité dans le camp de la Gauche communiste et beaucoup pensaient que la disparition honteuse du stalinisme, du fait qu'il avait été le fer de lance de la contre-révolution, allait ouvrir la voie à un développement de la conscience et de la combativité du prolétariat. C'était aussi l'époque où le BIPR pouvait écrire, concernant le coup d'État qui a renversé Ceaucescu à la fin 1989 :

"La Roumanie est le premier pays dans les régions industrialisées dans lequel la crise économique mondiale a donné naissance à une réelle et authentique insurrection populaire dont le résultat a été le renversement du gouvernement en place (…) en Roumanie, toutes les conditions objectives et presque toutes les conditions subjectives étaient réunies pour transformer l'insurrection en une réelle et authentique révolution sociale " (Battaglia Comunista de janvier 1990, "Ceaucescu est mort, mais le capitalisme vit encore").

Enfin, l'effondrement du bloc de l'Est et du stalinisme, de même que les difficultés qu'il allait provoquer pour le combat de la classe ouvrière, n'ont été pleinement compris par notre organisation que parce qu'elle avait été capable auparavant d'identifier la nouvelle phase dans laquelle était entrée la décadence du capitalisme, celle de la décomposition :

"Jusqu'à présent, les combats de classe qui, depuis vingt ans, se sont développés sur tous les continents, ont été capables d'empêcher le capitalisme décadent d'apporter sa propre réponse à l'impasse de son économie : le déchaînement de la forme ultime de sa barbarie, une nouvelle guerre mondiale. Pour autant, la classe ouvrière n'est pas encore en mesure d'affirmer, par des luttes révolutionnaires, sa propre perspective ni même de présenter au reste de la société ce futur qu'elle porte en elle. C'est justement cette situation d'impasse momentanée, où, à l'heure actuelle, ni l'alternative bourgeoise, ni l'alternative prolétarienne ne peuvent s'affirmer ouvertement, qui est à l'origine de ce phénomène de pourrissement sur pied de la société capitaliste, qui explique le degré particulier et extrême atteint aujourd'hui par la barbarie propre à la décadence de ce système. Et ce pourrissement est amené à s'amplifier encore avec l'aggravation inexorable de la crise économique." ("La décomposition du capitalisme", Revue internationale n°57)

"En réalité, l'effondrement actuel du bloc de l'Est constitue une des manifestations de la décomposition générale de la société capitaliste dont l'origine se trouve... dans l'incapacité pour la bourgeoisie d'apporter sa propre réponse, la guerre généralisée, à la crise ouverte de l'économie mondiale." ("La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme", Revue internationale n°62, republié dans la Revue internationale n°107)

Et c'est en s'inspirant là encore de la méthode de la Fraction italienne, pour qui la "connaissance ne peut supporter aucun interdit non plus qu'aucun ostracisme", que le CCI avait mené cette réflexion. C'est parce que, à l'image de la Fraction, le CCI a pour préoccupation de combattre le routinisme, la paresse de la pensée, l'idée "qu'il n'y rien de nouveau sous le soleil" ou que "les positions du prolétariat sont invariantes depuis 1848" (comme le prétendent les bordiguistes) qu'il a pu élaborer cette analyse. C'est en reprenant à son compte cette volonté d'être en éveil permanent devant les faits historiques, quitte à remettre en cause des certitudes confortables et bien établies, que notre organisation avait prévu l'effondrement du bloc de l'Est et la disparition du bloc occidental qui allait suivre, de même qu'elle avait prévu le recul important subi par la classe ouvrière à partir de 1989. En fait, cette méthode de la Fraction dont le CCI se revendique, n'appartient pas en propre à cette dernière, même si elle s'est révélée particulièrement capable d la mettre en oeuvre. C'est la méthode de Marx et Engels qui n'ont jamais hésité à remettre en cause les positions qu'ils avaient adoptées auparavant dès que le commandait la réalité. C'est la méthode de Rosa Luxemburg qui a eu l'audace, devant le congrès de l'Internationale socialiste de 1896, d'appeler à l'abandon d'une des positions les plus emblématiques du mouvement ouvrier, le soutien à l'indépendance de la Pologne et, plus généralement, aux luttes de libération nationale. C'est la méthode revendiquée par Lénine lorsque, face à la stupeur et à l'opposition des Mencheviks et des "vieux Bolcheviks", il annonce qu'il est nécessaire de réécrire le programme du Parti adopté en 1903 et qu'il précise, "gris est l'arbre de la théorie, vert est l'arbre de la vie".

Cette volonté de vigilance du CCI face à tout événement nouveau ne s'applique pas seulement au domaine de la situation internationale. Elle s'adresse également à la vie interne de notre organisation. Nous n'avons, là non plus, rien inventé. Cette démarche, nous l'avons apprise de la Fraction qui ne faisait, pour sa part, que s'inspirer de l'exemple des Bolcheviks, et plus avant, de Marx et Engels, notamment au sein de l'AIT. La période qui a suivi l'effondrement du bloc de l'Est, qui représente à elle seule, comme on l'a vu, près de la moitié de la vie du CCI, a constitué une nouvelle épreuve pour notre organisation qui a dû, tout comme dans les années 80, affronter de nouvelles crises. C'est ainsi que, à partir de 1993, elle a dû engager le combat contre "l'esprit de cercle", tel que le définissait Lénine lors du combat mené au Congrès de 1903 et à sa suite, un esprit de cercle provenant des origines mêmes du CCI à partir de petits groupes où l'élément affinitaire se mêlait à la conviction politique. Cet esprit de cercle en se perpétuant, et avec la pression croissante de la décomposition, tendait de plus en plus à favoriser des comportements claniques au sein du CCI menaçant son unité, voire sa survie. Et de la même façon que les éléments les plus marqués par cet esprit, y compris nombre de membres fondateurs du parti comme Plekhanov, Axelrod, Zassoulitch, Potressov et Martov, s'étaient opposés et éloignés des Bolcheviks pour former la fraction menchevique à partir ou à la suite de ce congrès, un certain nombre de "membres éminents" du CCI (comme les appelait Lénine) n'ont pas supporté ce combat et ont fui l'organisation à ce moment-là (1995-96). Cependant, le combat contre l'esprit de cercle et le clanisme n'avait pas été mené à fond et ces éléments délétères sont revenus à la charge en 2000-2001. Les mêmes ingrédients que ceux de la crise de 1993 étaient présents dans celle de 2001, mais il faut y ajouter une usure de la conviction communiste d'un certain nombre de militants, usure aggravée par le recul prolongé de la classe ouvrière et le poids accentué de la décomposition. C'est ce qui explique que des membres de longue date du CCI, soit ont abandonné toute préoccupation politique, soit se sont transformés en des maîtres chanteurs, des voyous et même des mouchards bénévoles 13. Lorsque, peu avant sa mort en 1990, notre camarade MC soulignait l'importance du recul qu'allait subir la classe ouvrière, il disait que c'était maintenant qu'on allait voir les vrais militants, c'est-à-dire ceux qui ne perdent pas leurs convictions face aux moments difficiles. Les éléments qui, en 2001, ont démissionné ou constitué la FICCI, ont fait la preuve de cette altération des convictions. Une nouvelle fois, le CCI a mené le combat pour la défense de l'organisation avec la même détermination qui l'avait animé les fois précédentes. Et cette détermination, nous la devons notamment à l'exemple de la Fraction italienne. Au plus profond de la contre-révolution, celle-ci avait mis en avant le mot d'ordre "ne pas trahir". Pour sa part, puisque le recul de la classe ne signifiait pas le retour de la contre-révolution, le CCI avait adopté comme mot d'ordre "tenir". Certains sont allés jusqu'à trahir, mais l'ensemble de l'organisation a tenu, et s'est même renforcée grâce, notamment, à la volonté de poser avec le plus de profondeur théorique possible les questions d'organisation, comme l'avaient fait, en leur temps, Marx, Lénine et la Fraction. Les deux textes déjà publiés dans notre Revue, "La question du fonctionnement de l'organisation dans le CCI" (n°109) et "La confiance et la solidarité dans la lutte du prolétariat" (n°111 et 112), sont un témoignage de cet effort théorique face aux questions d'organisation.

De même, le CCI a apporté une réponse très ferme à ceux qui prétendaient que les nombreuses crise traversées par notre organisation étaient la preuve de sa faillite :

"C’est parce que le CCI lutte contre toute pénétration de l’opportunisme qu’il apparaît comme ayant une vie mouvementée, faite de crises qui se répètent. C’est notamment parce qu’il a défendu sans concession ses statuts et l’esprit prolétarien qu’ils expriment qu’il a suscité la rage d’une minorité gagnée par un opportunisme débridé, c'est-à-dire un abandon total des principes, en matière d'organisation. Sur ce plan, le CCI a poursuivi le combat du mouvement ouvrier, de Lénine et du parti bolchevique en particulier, dont les détracteurs stigmatisaient les crises à répétition et les multiples combats sur le plan organisationnel. A la même époque, la vie du parti social-démocrate allemand était beaucoup moins agitée mais le calme opportuniste qui la caractérisait (altéré seulement par des "troublions" de gauche comme Rosa Luxemburg) annonçait sa trahison de 1914. Les crises du Parti bolchevique construisaient la force qui a permis la révolution de 1917." ("15e Congrès du CCI : Renforcer l'organisation face aux enjeux de la période", Revue internationale n°114)

Ainsi, la capacité du CCI à faire face à ses responsabilités tout au long de ses trente années d'existence, nous la devons en très grande partie aux apports de la Fraction italienne de la Gauche communiste. Le secret du bilan positif que nous tirons de notre activité au cours de cette période, c'est dans notre fidélité aux enseignements de la Fraction et, plus généralement, à la méthode et à l'esprit du marxisme qu'elle s'était pleinement appropriés 14.

La Fraction s’est trouvée prise au dépourvu et désarmée face à l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale. C’est parce que sa majorité, derrière Vercesi, avait à ce moment-là abandonné les principes qui avaient fait sa force auparavant, notamment face à la guerre d’Espagne. Au contraire, c’est en s’appuyant sur ces principes que le petit noyau de Marseille a pu reconstituer la Fraction au cours de la guerre, poursuivant un travail politique et de réflexion exemplaire. Mais à son tour, la Fraction «maintenue» a abandonné ses principes fondamentaux à la fin de de la guerre, en décidant majoritairement de se dissoudre et de rejoindre individuellement le Partito Comunista Internazionalista qui s’était formé en 1945. C’est alors à la Gauche communiste de France qu’il est revenu de reprendre à son compte les acquis fondamentaux de la Fraction, de poursuivre leur élaboration préparant ainsi le cadre politique qui allait permettre au CCI de se constituer, d’exister et de progresser. En ce sens, pour nous, l'évocation des trente ans de notre organisation devait se concevoir comme un hommage au travail remarquable effectué par ce petit groupe de militants exilés qui ont fait vivre la flamme de la pensée communiste dans la plus noire période de l'histoire. Un travail qui, s'il est grandement méconnu aujourd'hui et largement ignoré par ceux qui pourtant se réclament de la Gauche italienne, s'avérera de plus en plus comme déterminant pour la victoire finale du prolétariat.

Une nouvelle génération de combattants communistes

Grâce notamment aux enseignements que nous ont légués la Fraction et la GCF, transmis et élaborés infatigablement par notre camarade MC jusqu'à sa mort, le CCI est aujourd'hui en ordre de marche pour accueillir dans ses rangs une nouvelle génération de révolutionnaires qui s'approche de notre organisation et que la tendance à la reprise des combats de classe depuis 2003 va renforcer en nombre et en enthousiasme. Notre dernier congrès international le constatait : on assiste à l'heure actuelle à une augmentation sensible du nombre de nos contacts et des nouvelles adhésions. " Et ce qui est remarquable, c'est qu'un nombre significatif de ces adhésions est le fait d'éléments jeunes, qui n'ont pas eu à subir et à surmonter les déformations provoquées par le militantisme dans les organisations gauchistes. Des éléments jeunes dont le dynamisme et l'enthousiasme remplace au centuple les "forces militantes" fatiguées et usées qui nous ont quittés." ("16e Congrès du CCI - Se préparer aux combats de classe et au surgissement de nouvelles forces révolutionnaires", Revue internationale n°122)

Trente ans, c'est pour l'espèce humaine l'âge moyen d'une génération. Ce sont des éléments qui pourraient être les enfants (et quelquefois sont les enfants) des militants qui ont fondé le CCI qui s'approchent de nous aujourd'hui ou nous ont d'ores et déjà rejoints.

Ce que nous disions dans le Rapport sur la situation internationale présenté au 8e congrès du CCI est en train de se concrétiser :

"Il fallait que les générations qui avaient été marquées par la contre-révolution des années 30 à 60 cèdent la place à celles qui ne l'avaient pas connue, pour que le prolétariat mondial trouve la force de surmonter celle-ci. D'une façon similaire (bien qu'il faille modérer une telle comparaison en soulignant qu'entre la génération de 68 et les précédentes il y avait une rupture historique, alors qu'entre les générations qui ont suivi, il y a continuité), la génération qui fera la révolution ne pourra être celle qui a accompli la tâche historique essentielle d'avoir ouvert au prolétariat mondial une nouvelle perspective après la plus profonde contre-révolution de son histoire."

Et ce qui vaut pour la classe ouvrière vaut aussi pour sa minorité révolutionnaire. Cependant, la plupart des "vieux" sont toujours là, même si leurs cheveux sont devenus gris (quand il leur en reste !). La génération qui a fondé le CCI en 1975 est prête à transmettre aux "jeunes" les enseignements qu'elle a reçus de ses aînés, et aussi les enseignements qu'elle a acquis au cours de ces trente années, pour que le CCI se rende de plus en plus capable d'apporter sa contribution à la formation du futur parti de la révolution communiste.

Fabienne

1 En particulier, c'est la seule organisation qui publie de façon significative en langue anglaise (une dizaine de numéros par an).

2 Il vaut la peine de signaler que les camarades de Montréal qui publient Notes Internationalistes avaient d'abord contacté le CCI qui les avait encouragés à prendre contact avec le BIPR. Finalement, c'est vers cette organisation que s'étaient tournés ces camarades. De même, lors d'une rencontre avec nous, un camarade de la CWO, la branche britannique du BIPR, nous avait dit très franchement que les seuls contacts de cette organisation en Grande-Bretagne étaient ceux du CCI qui les avait encouragés à prendre contact avec les autres organisations de la Gauche communiste.

3 Voir par exemple à ce propos la lettre que nous avions adressée aux groupes de la Gauche communiste le 24 mars 2003 publiée dans l'article "Propositions du CCI aux groupes révolutionnaires pour une intervention commune face à la guerre" dans la Revue internationale n°113.

4 C'est ainsi que nous écrivions dans la Revue internationale n°33 ("Rapport sur la structure et le fonctionnement des organisations révolutionnaires") :

"Dans le milieu politique prolétarien, nous avons toujours défendu cette position [si l'organisation fait fausse route, la responsabilité des membres qui estiment défendre une position correcte n'est pas de se sauver eux-mêmes dans leur coin, mais de mener une lutte au sein de l'organisation afin de contribuer à "la remettre dans le doit chemin"]. Ce fut le cas notamment lors de scission de la section d'Aberdeen de la "Communist Worker's Organisation" et de la scission du Nucleo Comunista Internazionalista d'avec Programme Communiste. Nous avions alors critiqué le caractère hâtif des scissions basées sur des divergences apparemment non fondamentales et qui n'avaient pas eu l'occasion d'être clarifiées par un débat interne approfondi. En règle générale, le CCI est opposé aux "scissions" sans principes basées sur des divergences secondaires (même lorsque les militants concernés posent ensuite leur candidature au CCI, comme ce fut le cas d'Aberdeen)."

5 "Pour la victoire définitive des propositions énoncées dans le Manifeste, Marx s'en remettait uniquement au développement intellectuel de la classe ouvrière, qui devait résulter de l'action et de la discussion communes." (Engels, préface à l'édition allemande de 1890 du Manifeste Communiste qui reprend presque mot pour mot ce qui est dit dans sa préface de l'édition anglaise de 1888)

6 C'est ainsi que Marx et Engels ont dû combattre au sein de la Ligue des communistes en 1850 contre la tendance Willich-Schapper qui, malgré la défaite subie par la révolution de 1848, voulait "la révolution tout de suite" : "Nous, nous disons aux ouvriers : 'Vous avez à traverser quinze, vingt, cinquante ans de guerres civiles et de luttes entre les peuples, non seulement pour changer les conditions existantes, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre aptes à la direction politique'. Vous, au contraire, vous dites : 'Il nous faut immédiatement arriver au pouvoir, ou bien nous n'avons plus qu'à aller nous coucher'". (Intervention de Marx à la réunion du Conseil général de la Ligue du 15/09/1850)

7 "Les cadres pour les nouveaux partis du prolétariat ne peuvent sortir que de la connaissance profonde des cause des défaites. Et cette connaissance ne peut supporter aucun interdit non plus qu'aucun ostracisme." (Bilan n°1, novembre 1933)

8 Notre article consacré aux 20 ans du CCI rend compte plus en détail de notre intervention dans les luttes ouvrières de cette période.

9 Voir à ce propos "Grèves de masse en Pologne 1980 : une nouvelle brèche s'est ouverte", "La dimension internationale des luttes ouvrières en Pologne", "A la lumière des événements de Pologne, le rôle des révolutionnaires", "Perspectives de la lutte de classe internationale : une brèche ouverte en Pologne", "Un an de luttes ouvrières en Pologne", "Notes sur la grève de masse", "Après la répression en Pologne" dans la Revue internationale n°23, 24, 26, 27 et 29.

10 "Europe de l’Est : Crise économique et armes de la bourgeoisie contre le prolétariat", Revue internationale n°34

11 Voir à ce sujet dans la Revue internationale n°60 les "Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est" ainsi que ce que nous avons écrit à leur propos dans l'article "Les 20 ans du CCI" dans la Revue n°80.

12 "Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est", op.cit.

13 Sur la crise du CCI de 2001 et les comportements de la prétendue "fraction interne du CCI" (FICCI), voir en particulier "15e Congrès du CCI : Renforcer l'organisation face aux enjeux de la période", Revue internationale n°114.

14 En ce sens, la cause du bilan bien moins positif que peuvent tirer de leur propre activité les autres organisations qui se réclament aussi de la Gauche italienne tient au fait que leur revendication de l'héritage de celle-ci est essentiellement platonique.

Conscience et organisation: 

  • Courant Communiste International [14]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [12]

Le seul avenir, c'est le communisme

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Nous entamons, avec cet article, le troisième volume de notre série sur le communisme entreprise il y a presque 15 ans. Le deuxième volume de la série se terminait (dans la Revue internationale n°111) sur l'épuisement de la vague révolutionnaire internationale qui avait ébranlé le capitalisme mondial jusque dans ses fondations et, plus particulièrement, par une description audacieuse de la culture communiste du futur, esquissée par Trotsky dans ses travaux de 1924, Littérature et révolution. La clarification de ses buts généraux constitue un élément constant de la lutte du mouvement prolétarien. Au cours de cette série, nous avons cherché à apporter notre part dans cette lutte, non seulement en racontant à nouveau son histoire - et c'est déjà très important étant donné la terrible distorsion à laquelle l'idéologie dominante soumet l'histoire réelle du prolétariat - mais aussi en cherchant à explorer des domaines nouveaux et depuis longtemps négligés, à développer une compréhension plus profonde de l'ensemble du projet communiste. Dans les prochains articles, nous poursuivrons donc selon la ligne chronologique qu'a suivie la série jusqu'ici, en étudiant en particulier les contributions sur les problèmes de la période de transition qu'ont faites les fractions communistes de gauche pendant la période de contre-révolution qui a suivi cette défaite historique de la classe ouvrière. Mais, avant de démarrer tout de suite sur ces questions qui concernent les nouvelles élaborations théoriques dans le mouvement ouvrier sur les problèmes du communisme et de la période de transition à la lumière de la première expérience de prise du pouvoir par le prolétariat révolutionnaire, nous pensons qu'il est utile et nécessaire de clarifier les buts et la méthode de la série. D'une part, en revenant une fois de plus au début : à la fois au début de la série et au début du marxisme lui-même. D'autre part, en récapitulant les principaux arguments développés dans les deux premiers volumes de la série qui rendent compte des apports et de la clarification qui ont eu lieu sur le contenu du communisme avec le développement de l'expérience historique du prolétariat. Cela nous fournira ainsi un solide point de départ pour examiner les questions que les révolutionnaires des années 1930 et 1940 ont posées afin de poursuivre sur les conditions de la révolution prolétarienne à notre époque.

Dans ce n°123 de la Revue, nous examinerons en détail un texte fondamental du jeune Marx : la lettre à Arnold Ruge 1 de septembre 1843, un texte souvent cité mais rarement analysé en profondeur. Il y a plus d'une raison pour revenir sur la lettre à Ruge. Pour Marx comme pour la vision marxiste, il ne s’agit pas de simplement lutter pour une nouvelle forme d’économie qui remplacerait le capitalisme lorsque celui-ci atteint ses limites historiques. Il ne s’agit pas non plus de militer pour la simple émancipation de la classe ouvrière. Comme l’a dit Engels plus tard, il s’agit pour l’ensemble de l’espèce humaine de "passer du règne de la nécessité au règne de la liberté", de libérer la totalité des potentialités que l’homme porte en lui-même et qui se sont trouvées contenues, bridées, voire opprimées depuis la préhistoire d’abord du fait du faible développement des forces productives et de la civilisation ensuite de par l'existence de la société de classes. La lettre à Ruge nous ouvre une voie dans cette problématique, en insistant sur le fait que nous sommes à la veille d'un réveil général de l'espèce humaine. Et nous pourrions même aller plus loin : comme Marx devait le défendre dans Les Manuscrits économiques et philosophiques, dits Manuscrits de 1844, la résurrection de l'homme est en même temps la résurrection de la nature ; si l'homme devient conscient de lui-même à travers le prolétariat, alors la nature devient consciente d'elle-même à travers l'homme. Il est certain que ce sont des questions qui nous mènent à chercher à comprendre quelles sont les aspirations les plus profondes de l'être humain.

Les grandes lignes des réponses ne sont pas l'invention d'un brillant penseur individuel, Marx, mais la synthèse théorique des possibilités réelles présentes dans l'histoire. La lettre à Ruge illustre très bien le processus d'évolution de Marx du milieu philosophique au mouvement communiste. Nous avons déjà traité de cette question dans le deuxième article de la série ("Comment le prolétariat a gagné Marx au communisme", dans la Revue internationale n°69) dans lequel nous avons montré que la trajectoire politique de Marx constitue elle-même une illustration de la position adoptée dans Le Manifeste communiste : la vision des communistes n'est pas l'invention d'idéologues individuels mais l'expression théorique d'un mouvement vivant, le mouvement du prolétariat. Nous avons montré en particulier comment l'implication de Marx dans les associations ouvrières à Paris en 1844 a joué un rôle décisif pour gagner celui-ci à un mouvement communiste qui l'avait précédé et était né indépendamment de lui. L'étude de la lettre à Ruge et d'autres travaux de Marx avant son arrivée à Paris montre clairement qu'il ne s'agissait pas d'une "conversion" soudaine mais du point culminant d'un processus qui était déjà en développement. Mais cela ne change pas la thèse de base. Marx n'était pas un philosophe solitaire qui concoctait des recettes pour l'avenir dans la sécurité de sa cuisine ou de sa bibliothèque. Il a évolué vers le communisme sous l'attraction d'une classe révolutionnaire qui a su s'approprier et intégrer l'ensemble des talents indubitables de Marx comme penseur dans la lutte pour un monde nouveau. Et la lettre à Ruge, comme nous le verrons, constitue déjà le début d'une expression claire de cette réalité biographique à travers une démarche théorique cohérente sur la question de la conscience.

De la critique de l'aliénation au matérialisme historique

En septembre 1843, Marx a passé une période de "vacances" pendant plusieurs mois à Kreuznach, en partie du fait de la lourde censure prussienne qui l'avait privé de la responsabilité de publier Die Rheinische Zeitung (La Gazette rhénane). Le journal avait été fermé après avoir publié un certain nombre d'articles "subversifs" dont l'article de Marx sur les souffrances des vignerons de Moselle. Marx utilisa la liberté qui lui était de ce fait accordée pour réfléchir et écrire. Il traversait une période cruciale de son évolution, celle de la transition entre un point de vue démocrate radical et une position explicitement communiste qu'il allait déclarer l'année suivante à Paris.

On a beaucoup écrit sur le "jeune Marx", en particulier sur ses travaux des années 1843-44. Certains des documents les plus importants de cette période n'ont été connus que bien après sa mort : les Manuscrits de 1844 notamment, qu'il écrivit à Paris, ne furent publiés qu'en 1932.

De ce fait, beaucoup des premiers travaux de Marx n'étaient pas connus des marxistes eux-mêmes pendant une longue période du mouvement ouvrier - y compris toute la période de la 2e Internationale et de la formation de la 3e. Certaines explorations des plus audacieuses contenues dans les Manuscrits de 1844 - des éléments-clés concernant le concept d'aliénation ainsi que le contenu de l'expérience humaine dans une société qui a dépassé l'aliénation - n'ont pu être intégrés dans l'évolution de la pensée marxiste pendant toute cette période.

Ceci a donné lieu à un certain nombre d'interprétations idéologiques avec diverses gradations qui oscillent généralement entre deux pôles. Un pôle est personnifié par ce porte-parole de la forme la plus sénile de l'intellectualisme stalinien, Louis Althusser, pour qui les premiers écrits de Marx peuvent être relégués à la catégorie de l'humanisme sentimental et de l'inconscience de la jeunesse. Et c'est par "sagesse" qu'ils auraient été mis plus tard au rancart par un Marx scientifique mettant l'accent sur l'importance centrale des lois objectives de l'économie. Ce qui, si on parvient à passer du sublime charabia de la théorie althussérienne à son application bien plus compréhensible dans le monde de la politique, revient à se diriger non vers la fin de l'aliénation mais vers le programme bien plus réalisable du capitalisme d'Etat de la bureaucratie stalinienne. L'autre pôle en est l'image miroir, celle d'un Marx stalinien pragmatique : c'est l'idéologie qu'embrasse toute une congrégation de catholiques, d'existentialistes et autres philosophes qui, eux aussi, voient une continuité entre les derniers travaux de Marx et les plans quinquennaux en URSS, mais qui nous chuchotent qu'il existe un autre Marx, un Marx jeune, romantique et idéaliste, un Marx qui offre une alternative à l'appauvrissement spirituel que subit l'Occident matérialiste. Entre ces deux pôles existent toutes sortes de théoriciens, – dont certains sont proches de l'Ecole de Francfort 2 et des travaux de Lucio Colletti 3, tandis que d'autres sont partiellement influencés par certains aspects du communisme de gauche (par exemple, la publication Aufheben en Grande-Bretagne) - qui ont utilisé le fait que la 2e Internationale s'appuyait sur Engels plutôt que sur les premiers écrits philosophiques de Marx pour creuser un fossé infranchissable, pas tant entre le jeune et le vieux Marx qu’entre Marx et Engels ou entre Marx et les 2e et 3e Internationales. Dans les deux cas, les méchants de la pièce trahiraient la pensée de Marx par une distorsion mécaniste et positiviste.

Ces mauvaises recettes sont saupoudrées de quelques vérités. Il est vrai que la période de la 2e Internationale en particulier a vu le mouvement ouvrier devenir de plus en plus vulnérable à la pénétration de l'idéologie dominante, et c'était le cas autant sur le plan de la théorie générale (en philosophie, sur le problème du progrès historique, sur les origines de la conscience de classe) qu'au niveau de la pratique politique (comme sur la question parlementaire, sur le programme minimum et le programme maximum, etc.). Il est aussi possible que la non connaissance des premiers écrits de Marx ait accentué cette vulnérabilité, parfois par rapport aux problèmes les plus fondamentaux. Engels, entre autres, n'a jamais nié que Marx était le plus profond penseur des deux et, par endroits, le travail théorique d'Engels aurait certainement pu être plus approfondi s'il avait pleinement assimilé certaines questions que Marx pose avec insistance dans ses premiers travaux. Mais ce qui fait défaut à toutes ces démarches qui établissent des oppositions, c'est le sens de la continuité dans la pensée de Marx et de la continuité du courant révolutionnaire qui, avec toutes ses faiblesses et ses déficiences, s'est approprié la méthode marxiste pour faire avancer la cause du communisme. Dans de précédents articles de cette série, nous avons combattu l'idée qu'il existait un fossé infranchissable entre la 2e Internationale et le marxisme authentique, avant ou après celle-ci (voir la Revue internationale n°84, "La social-démocratie fait avancer la cause du communisme") ; nous avons également répondu à la tentative d'opposer Marx à Engels sur le plan philosophique (voir "La transformation des rapports sociaux" dans la Revue internationale n°85 qui rejette l'idée avancée par Schmidt - et Colletti - selon laquelle le concept de dialectique de la nature n'existerait pas chez Marx). Et, avec Bordiga, nous insistions sur la continuité qui existe fondamentalement entre Marx des Manuscrits de 1844 et Marx auteur du Capital qui n'a pas abandonné son point de vue de départ mais cherche à lui donner un fondement solide et une base plus scientifique, avant tout en développant la théorie du matérialisme historique et une étude plus profonde de l'économie politique du capitalisme (voir la Revue internationale n°75, "Le Capital et les principes du communisme").

Un coup d’œil aux travaux de Marx dans sa phase immédiatement "pré-communiste" de 1843 confirme pleinement cette façon d'aborder le problème. Durant la période précédente, Marx s'était trouvé de plus en plus confronté aux idées communistes. Par exemple, lorsqu'il publiait encore Die Rheinische Zeitung, il avait assisté dans les bureaux du journal de Cologne aux réunions d'un cercle de discussion, animé par Moses Hess 4 qui s'était déjà déclaré en faveur du communisme. Il est certain que Marx ne s'est jamais engagé envers une cause à la légère. De même qu'il avait longuement réfléchi avant de devenir un disciple de Hegel, de même il refusa d'adopter les théories communistes de façon superficielle et pensait que beaucoup des formes existantes de communisme étaient grossières et peu développées - se présentant comme des abstractions dogmatiques, comme il l'écrit dans sa lettre de septembre 1843 à Ruge. Dans une précédente lettre à Ruge (novembre 1842), il écrivait : "(…) je tenais pour déplacée, que dis-je, pour immorale, l'introduction subreptice de dogmes communistes et socialistes, donc d'une nouvelle conception de la vie, dans des compte-rendus de théâtre, etc., qui n'ont rien à voir avec elle, et que je désirais une discussion toute différente et plus approfondie du communisme, si ce sujet devait venir en discussion."

Le dépassement de la séparation entre l'individu et la communauté

Mais un examen rapide des textes qu'il a écrits pendant cette période montre que son évolution vers le communisme avait déjà commencé. Si on prend le principal texte qu'il a écrit pendant son séjour à Kreuznach, la Critique de la philosophie du droit de Hegel, un texte long et incomplet, difficile à lire, il montre que Marx bataille avec la critique de Hegel que fait Feuerbach. Marx était particulièrement influencé par la critique pertinente avancée par Feurerbach aux spéculations idéalistes de Hegel. Feuerbach mettait en évidence que c'est l'existence qui produit la conscience et non l'inverse. Cette méthode alimente la critique de l'Etat, considéré par Hegel comme l'incarnation de l'Idée et non comme le reflet des réalités les plus terrestres de la vie humaine. Les prémisses d'une critique fondamentale de l'Etat en tant que tel étaient déjà établies. Dans la Critique de 1843, Marx considérait déjà l'Etat - y compris l'Etat moderne avec ses députés - comme une expression de l'aliénation de la société humaine. Et bien que Marx comptât encore à l'époque sur l'avènement du suffrage universel et d'une république démocratique, il regardait dès le départ au-delà de l'idéal d'un régime politique libéral ; en effet, dans les formulations encore hybrides de la Critique, Marx défend l'idée que le suffrage universel ou plutôt la démocratie radicale annoncent le dépassement de l'Etat et de la société civile (c'est-à-dire bourgeoise). "Dans l'Etat politique abstrait, la réforme du droit de vote est une dissolution de l'Etat, mais de même la dissolution de la société civile."

De façon embryonnaire se dessine déjà le but qui a animé le mouvement marxiste dans toute son histoire : le dépérissement de l'Etat.

Dans le texte La question juive aussi, rédigé vers la fin 1843, Marx regarde au-delà de la lutte pour l'abolition des entraves féodales - il s'agissait, dans ce cas, des restrictions des droits civils des Juifs dont Marx considérait l'abolition comme un pas en avant, contrairement aux sophismes de Bruno Bauer. Marx montre les limites inhérentes à la notion même de droits civils qui ne signifient rien d'autre que les droits du citoyen atomisé dans une société d'individus en concurrence. Pour Marx, l'émancipation politique - en d'autres termes les buts que se donne la révolution bourgeoise qui était encore à accomplir dans une Allemagne arriérée - ne devait pas être confondue avec une émancipation sociale authentique qui permettrait à l'humanité de s'affranchir de la domination de pouvoirs politiques étrangers ainsi que de la tyrannie de l'échange. Cela impliquait le dépassement de la séparation entre l'individu et la communauté. Il n'utilise pas le terme de communisme, mais les implications de son point de vue sont déjà évidentes (voir "Marx et la question juive" dans la Revue internationale n°114).

Pour finir, dans son Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, un texte plus court mais bien plus centré (rédigé fin 1843 ou début 1844), les pas qu'accomplit Marx sont énormes - et cela prendrait un article à lui seul pour leur rendre justice. Pour les résumer aussi brièvement que possible, ils comportent deux volets : d'abord, Marx y développe sa fameuse critique de la religion qui va déjà bien au-delà des critiques rationalistes bourgeoises des Lumières et établit que la puissance de la religion provient de l'existence d'un ordre social qui doit nier les besoins humains ; ensuite, pour la première fois, le prolétariat y est identifié comme l'agent de la révolution sociale : "(…) une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, (…) une sphère (…) qui ne puisse s'émanciper, sans s'émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complète de l'homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l'homme."

L'émancipation du prolétariat est indissociable de l'émancipation de toute l'humanité : la classe ouvrière ne se libère pas seule de l'exploitation ; elle ne s'établit pas éternellement comme classe dominante ; elle agit en tant que porteur et expression de tous les opprimés ; de même, elle ne se contente pas de se débarrasser et de débarrasser l'humanité du capitalisme, mais elle doit permettre à l'humanité de surmonter le cauchemar que font peser sur elle toutes les formes d'exploitation et d'oppression qui ont existé auparavant.

Le prolétariat, agent du changement révolutionnaire

Il faut ajouter que ces deux derniers textes ainsi que la série de "Lettres à Ruge" ont été publiés dans l'unique édition des Deutsche-Französische Jahrbücher (Les Annales franco-allemandes) en février 1844. Ce journal était le fruit de la collaboration de Marx avec Ruge, Engels et d'autres 5. Marx avait mis beaucoup d'espoirs dans cette entreprise dont il espérait qu'elle pourrait remplacer les Deutsche Jahrbücher (Annales allemandes), interdites, de Ruge et permettre de développer des liens étroits entre révolutionnaires français et allemands ; en fin de compte, aucun collaborateur français ne répondit à ses espoirs et toutes les contributions vinrent des Allemands. Il est très intéressant de noter qu'en août-septembre 1843, Marx avait rédigé un court projet de programme pour l'orientation de cette publication :

"Les articles de nos Annales seront écrites par des Allemands ou des Français et traiteront :

1) des hommes et des systèmes qui ont acquis une influence, utile ou dangereuse, et des questions politiques d'actualité, qu'elles concernent les constitutions, l'économie politique ou les institutions publiques et morales.

2) Nous publierons une revue de presse qui, par certains aspects, sera une critique féroce de la servilité et de la bassesse que montrent certaines publications, et qui attirera l'attention sur les efforts valables manifestés par d'autres au nom de l'humanité et de la liberté.

3) Nous inclurons une revue de la littérature et des publications de l'ancien régime en Allemagne qui décline et se détruit lui-même et, pour finir, une revue des livres des deux nations qui marquent le commencement et la poursuite de l'ère nouvelle dans laquelle nous entrons."

De ce document, nous pouvons souligner deux aspects. Le premier, c'est que déjà à cette époque, la préoccupation de Marx était militante ; rédiger un projet de programme pour une publication, même bref et général, c'est considérer cette publication comme l'expression d'une action organisée. Cette dimension de la vie de Marx - l'engagement dans une cause et la nécessité de construire une organisation de révolutionnaires - constitue une marque fondamentale de l'influence du prolétariat sur Marx "l'homme et le combattant" - pour utiliser le titre de la biographie de Marx par Nicolaïevski écrite en 1936.

Le deuxième, c'est que lorsque Marx parle d'une "ère nouvelle", il faut garder à l'esprit le fait que, tandis qu'en Allemagne et dans une grande partie de l'Europe, l'ère nouvelle signifiait le renversement du féodalisme et la victoire de la bourgeoisie démocratique, l'engagement de Marx et Engels envers le communisme au départ comportait une forte tendance à combiner la révolution bourgeoise avec la révolution prolétarienne et qu'ils pensaient que cette dernière viendrait rapidement après la première. C'est clair dans le fait que Marx voit le prolétariat comme l'agent du changement révolutionnaire même dans l'Allemagne arriérée et c'est encore plus clair dans la démarche du Manifeste communiste comme dans la théorie de la révolution permanente élaborée dans le sillage des soulèvements de 1848. Si on applique cette vision aux travaux de Marx en 1843 et 1844, on doit déduire que lorsqu'il prévoyait une "ère nouvelle", Marx fixait moins son regard sur une lutte purement transitoire vers une république bourgeoise et bien plus sur la lutte qui devait s'ensuivre pour une société réellement humaine libérée de l'égoïsme et de l'exploitation capitalistes. Ce qui a animé Marx pendant toute sa vie, c'est avant tout la conviction qu'une telle société était possible. Il devait plus tard reconnaître avec plus de lucidité que la lutte immédiate pour un tel monde n'était pas encore à l'ordre du jour de l'histoire et que l'humanité devait encore passer par le calvaire du capitalisme pour que les bases matérielles de la nouvelle société soient établies. Il n'a cependant jamais dévié de son inspiration initiale.

Le marxisme n'est pas un système clos

Cela n'a donc pas de sens d'établir une distinction rigide entre le jeune et le vieux Marx. Les textes de 1843-44 constituent tous des étapes décisives vers une vision communiste pleinement développée du monde, avant même qu'il se soit lui-même consciemment ou explicitement défini comme communiste. De plus, la rapidité de l'évolution de Marx pendant cette période est tout à fait remarquable. Après avoir produit les textes déjà mentionnés, il déménagea à Paris. Pendant l'été 1844, manifestement influencé par son implication directe dans les associations ouvrières communistes de cette ville, Marx a rédigé les Manuscrits économiques et philosophiques (Manuscrits de 1844) dans lesquels il prit parti pour le communisme ; fin août, il rencontre Engels qui contribua à une compréhension bien plus directe du fonctionnement du système capitaliste. Leur collaboration eut un effet dynamisant sur le travail de Marx et, en 1845, avec les "Thèses sur Feuerbach" et L'idéologie allemande, il était capable de présenter l'essence de la théorie matérialiste de l'histoire. Et comme le marxisme, contrairement à ce que ses détracteurs prétendent, n'est pas un système clos, ce processus en évolution et en auto-développement devait continuer jusqu'à la fin de la vie de Marx (voir par exemple l'article de cette série sur "Marx de la maturité" dans la Revue internationale n°81 qui rapporte comment Marx s'est mis à apprendre le russe afin de traiter de la question russe sur laquelle il a apporté des réponses incomprises de certains de ses "disciples" les plus rigides).

C'est à la lumière de ce que nous venons de dire qu'il faut lire la lettre de septembre 1843 que nous reproduisons entièrement ci-dessous. Ce n'est pas par hasard si toute la série de lettres a été publiée dans les Deutsche-Französische Jahrbücher ; à l'époque elles étaient déjà considérées comme une contribution à l'élaboration d'un nouveau programme ou, au moins, d'une nouvelle méthode politique ; la dernière lettre est la plus "programmatique" de toutes. Au cours des lettres, on peut suivre comment Marx décide de quitter l'Allemagne où ses perspectives sont de plus en plus précaires à la fois à cause de désaccords familiaux et de tracasseries de la part des autorités. Dans la lettre de septembre, Marx confesse qu'il est de plus en plus difficile de respirer en Allemagne et pense aller en France - le pays des révolutions où la pensée socialiste et communiste se développait à profusion dans toutes sortes de directions. Ruge, ancien éditeur des Deutsche Jahrbücher interdites, était volontaire pour participer à la création d'Annales franco-allemandes - même si leurs points de vue allaient diverger lorsque Marx adopta un point de vue explicitement communiste. Ruge avait fait part auparavant à Marx de son sentiment de découragement à la suite de son expérience avec la censure allemande et à cause de l'atmosphère philistine qui prévalait en Allemagne. Aussi, l'avant-dernière lettre de Marx à Ruge (écrite à Cologne en mai 1843) est-elle dédiée en partie à l'état d'esprit de Ruge et nous donne une bonne vision de l'optimisme de Marx à l'époque : "Nous devons pour notre part mettre le vieux monde en pleine lumière et travailler positivement à la formation du nouveau. Plus les événements propres à l'humanité pensante nous laisseront du temps pour réfléchir et ceux propres à l'humanité souffrante le temps pour nous rassembler, plus achevé sera le produit qui fera son apparition dans le monde et que notre époque porte présentement en son sein".

La lutte contre le dogmatisme

Quand Marx écrit la lettre de septembre, le moral de Ruge est remonté. Marx esquisse avec enthousiasme la démarche politique qui doit sous-tendre l'entreprise qu'ils proposent. Pour commencer, il insiste pour éviter les démarches dogmatiques. Il faut se rappeler que c'était l'âge d'or du socialisme utopique dont les diverses variantes se basaient, presque toutes, sur des spéculations abstraites concernant la façon de gérer une société nouvelle et plus équitable, et avaient peu de rapport, sinon aucun, avec les luttes concrètes qui se déroulaient dans le monde alentour. Dans bien des cas, les utopistes manifestaient un mépris dédaigneux à la fois pour les revendications de l'opposition démocratique au féodalisme et pour les revendications économiques immédiates de la classe ouvrière naissante ; et pour faire aboutir le nouvel ordre social, ils parvenaient rarement à avoir d' autre projet que celui de mendier auprès de riches philanthropes bourgeois. C'est pourquoi Marx rejette la plupart des types de socialisme qui lui sont contemporains en les considérant comme des formes dogmatiques qui affrontent le monde avec des schémas pré-établis et qui jugent indignes de leur attention les luttes politiques concrètes. En même temps, Marx montre clairement qu'il connaît les différentes tendances du mouvement communiste et qu'il considère certaines d'entre elles - il mentionne Proudhon et Fourier 6 - dignes d' attention. Mais la clé de sa vision reste la conviction qu'un monde nouveau ne peut venir du ciel mais sera le résultat des luttes qui se déroulent dans le monde. D'où le fameux passage : "Rien ne nous empêche donc de prendre pour point d'application de notre critique la critique de la politique, la prise de position en politique, c'est-à-dire les luttes réelles, de l'identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! Nous apportons au monde les principes que le monde a lui-même développés en son sein. Nous ne lui disons pas : laisse là tes combats, ce sont des fadaises ; nous allons te crier le vrai mot d'ordre du combat. Nous lui montrons simplement pourquoi il combat exactement, et la conscience de lui-même est une chose qu'il devra acquérir, qu'il le veuille ou non".

Au fond, comme Lukacs le souligne dans son texte de 1920, "La conscience de classe", c'est déjà une analyse matérialiste : il ne s'agit pas d'apporter la conscience à quelque chose d'inconscient - l'essence de l'idéalisme - mais de rendre conscient un processus qui évolue déjà dans cette direction, un processus conduit par une nécessité matérielle qui contient aussi la nécessité de devenir conscient de lui-même.

Il est vrai que Marx parle en grande partie de la lutte pour l'émancipation politique - pour l'achèvement de la révolution bourgeoise, avant tout en Allemagne. L'insistance qu'il porte sur la critique de la religion, sur la nécessité d'intervenir dans les questions politiques du moment, concernant par exemple la différence entre le système des grands propriétaires et celui du gouvernement de représentants, le confirme, tout comme l'idée selon laquelle il est possible que ces activités critiques "intéressent pratiquement un grand parti" - c'est-à-dire influencent la bourgeoisie libérale. Mais n'oublions pas que Marx était à la veille de concevoir le prolétariat comme l'agent de la transformation sociale, conclusion qui devait vite être appliquée à l'Allemagne féodale et aux pays plus développés d'un point de vue capitaliste. De ce fait, la méthode peut aussi être appliquée - et en fait l'est plus spécifiquement - à la lutte prolétarienne pour des revendications immédiates, qu'elles soient économiques ou politiques. Ceci constitue en fait un profonde anticipation de la lutte contre une vision sectaire du socialisme que Bakounine allait incarner plus tard ; on peut aussi faire le lien avec la formulation de L'idéologie allemande qui définit le communisme comme "le mouvement réel qui abolit l'état de choses existant", qui situe la conscience révolutionnaire dans l'existence d'une classe révolutionnaire et qui définit explicitement la conscience communiste comme une émanation historique du prolétariat exploité. La continuité avec les "Thèses sur Feuerbach" - où il est dit que les éducateurs doivent aussi être éduqués - est aussi évidente. L'ensemble de ces travaux apporte un avertissement de première heure à tous ceux qui plus tard allaient se considérer comme les "sauveurs" du prolétariat - tous ceux qui voient la conscience socialiste apportée aux humbles ouvriers d'en bas depuis un lieu exalté en haut.

Le communisme en continuité de toute l'histoire de l'humanité

Les derniers paragraphes résument la démarche de Marx vis-à-vis de l'intervention politique, mais nous emmènent aussi vers une réflexion plus profonde :

"Il nous faut donc prendre pour devise : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l'analyse de la conscience mythifiée et obscure à elle-même, qu'elle apparaisse sous une forme religieuse ou politique. Il sera avéré alors que le monde possède une chose d'abord et depuis longtemps en rêve et que pour la posséder réellement, seule lui manque la conscience claire. Il sera avéré qu'il ne s'agit pas d'une solution de continuité profonde entre le présent et le passé, mais de la réalisation des idées du passé. Il sera avéré enfin que l'Humanité ne commence pas un travail nouveau, mais qu'elle parachève consciemment son travail ancien.

Nous pouvons donc résumer d'un mot la tendance de notre journal : prise de conscience, clarification opérée par le temps présent sur ses propres luttes et ses propres aspirations. C'est là un travail et pour le monde et pour nous. Il ne peut être que l’œuvre de beaucoup de forces réunies. Il s'agit de se confesser, rien de plus. Pour se faire remettre ses péchés, l'Humanité n'a besoin que de les appeler enfin par leur nom".


Dans le très grand roman de George Eliot, dans la vie sociale anglaise du milieu du 19e siècle, Middlemarch, il y a un personnage qui s'appelle Casaubon, rat de bibliothèque érudit, homme d'église indépendant qui dédie sa vie à écrire un travail monumental et qui se veut définitif intitulé The Key of All Mythologies (La clé de toutes les mythologies).

Ce travail ne sera jamais achevé et exprime symboliquement le divorce entre la vie humaine réelle et les passions. Mais nous pouvons aussi considérer cette histoire comme celle de l'érudition bourgeoise en général. Dans sa phase d'ascendance, la bourgeoisie a développé le goût des questions universelles et la recherche de réponses universelles mais, dans sa phase de décadence, elle a de plus en plus abandonné cette recherche qui menait à la conclusion inconfortable selon laquelle, en tant que classe, elle était destinée à disparaître. L'échec de Casaubon est une anticipation de l'impasse intellectuelle de la pensée bourgeoise.

Marx, au contraire, en quelques brèves remarques, nous offre les débuts d'une démarche qui donne vraiment la clé de toutes les mythologies ; car de la même manière que, dans sa lettre de septembre, Marx écrit que la religion est l’abrégé des combats théoriques de l’humanité, nous pouvons dire que la mythologie est l’abrégé de la vie psychique de l’humanité depuis ses origines, de ses limites comme de ses aspirations, et l’étude des mythes peut nous éclaircir quant aux besoins qui les ont fait surgir.


David McLellan, auteur d’une des meilleures biographies de Marx depuis Mehring, commente que "la notion de salut à travers une "réforme de la conscience" était évidemment très idéaliste. Mais c'était très typique de la philosophie allemande de l'époque" (Karl Marx, His Life and Thought, 1973). Mais c'est certainement une façon très statique de considérer cette formulation de Marx. Si on prend en compte le fait que Marx voyait déjà cette "réforme de la conscience" comme le produit de luttes réelles, si on se rappelle que Marx commençait déjà à voir le prolétariat comme le porteur de cette conscience "réformée", il est évident que Marx évoluait déjà au-delà des dogmes de la philosophie allemande de l'époque. Comme Lukacs l'a clairement montré plus tard dans les articles du recueil Histoire et conscience de classe, le prolétariat, première classe à être exploitée et révolutionnaire à la fois, n'a pas besoin de mystifications idéologiques. Sa conscience de classe est donc pour la première fois une conscience claire et lucide qui marque une rupture fondamentale avec toutes les formes d'idéologies 7. La notion d'une conscience claire, intelligible à elle-même, est intimement liée au mouvement de Marx vers le prolétariat. Et c'est ce même mouvement qui devait permettre à Marx et Engels d'élaborer la théorie matérialiste de l'histoire qui reconnaissait que le communisme n'était plus un "bel idéal" parce que le capitalisme avait créé les prémisses matérielles d'une société d'abondance. Les bases de cette compréhension allaient être développées deux ans plus tard seulement, dans L'idéologie allemande.

Le prolétariat se considère comme le défenseur de tout ce qui est humain

On pourrait aussi reprocher aux formulations utilisées par Marx dans la lettre de septembre d'être encore prisonnières d'un cadre humaniste, d'une vision de l'humanité "au-dessus de toutes les classes", mais comme on l'a montré, Marx tendait déjà vers le mouvement prolétarien, et il semble clair que les restes d'humanisme ne constituaient pas un obstacle à l'adoption d'un point de vue de classe. A côté de cela, il est non seulement autorisé mais nécessaire de parler de l'humanité, de l'espèce comme une réalité et non comme une abstraction si nous voulons comprendre la vraie dimension du projet communiste. Car tout en étant la classe communiste par excellence, le prolétariat ne commence pas pour autant "une nouvelle oeuvre". Les Manuscrits de 1844, comme on l'a vu, posent clairement que le communisme se base sur toute la richesse du passé de l'humanité ; de même, ils défendent que "Le mouvement entier de l'histoire est donc, d'une part, l'acte de procréation réel de ce communisme - l'acte de naissance de son existence empirique - et, d'autre part, il est pour sa conscience pensante, le mouvement compris et connu de son devenir".

Le communisme est donc l’œuvre de l'histoire et le communisme du prolétariat constitue la clarification et la synthèse de toutes les luttes passées contre la misère et l'exploitation. C'est pourquoi Marx, entre autres, a désigné Spartacus comme la figure historique qu'il admirait le plus. Si on regarde encore plus loin en arrière, le communisme du futur, retrouvera à un degré bien supérieur l'unité dans laquelle l'humanité a vécu pour la plus grande part de son existence historique et qui prévalait dans les communautés tribales primitives, avant l'avènement des divisions de classe et l'exploitation de l'homme par l'homme. Le prolétariat se considère comme le défenseur de tout ce qui est humain. Tout en dénonçant férocement l'inhumanité de l'exploitation, il ne prêche pas une attitude de haine envers des exploiteurs individuels, pas plus qu'il ne considère avec mépris et supériorité les autres classes et couches sociales opprimées, du passé et du présent. La vision selon laquelle le communisme veut dire la suppression de toute culture car, jusqu'ici, elle aurait appartenu aux exploiteurs, a été vigoureusement combattue comme du communisme "vulgaire" dans les Manuscrits de 1844. Cette tradition négative a toujours été un fléau pour le mouvement ouvrier, par exemple dans certaines formes d'anarchisme qui trouvent leurs délices à saccager et à détruire les symboles culturels du passé ; et la décadence du capitalisme, en particulier quand elle s’est trouvée combinée à la contre-révolution stalinienne, a engendré des caricatures encore plus hideuses telles que les campagnes maoïstes contre Beethoven et autres artistes pendant la prétendue "révolution culturelle". Mais des attitudes simplistes et destructrices envers la culture du passé se sont manifestées aussi pendant les jours héroïques de la Révolution russe, lorsque les organes de répression, comme la Tcheka notamment ont souvent exhibé une attitude dure et vengeresse envers les "non prolétaires", parfois quasiment considérés comme congénitalement inférieurs à de "purs" prolétaires. La reconnaissance marxiste du rôle historique de la classe ouvrière n'a rien de commun avec ce genre "d'ouvriérisme", avec l'adoration du prolétariat en toutes circonstances pas plus qu’avec le philistinisme qui rejette toute la culture du vieux monde (voir notamment l'article de cette série sur "Trotsky et la culture prolétarienne" dans la Revue internationale n°109). Le communisme du futur intégrera tout ce qu'il y a de meilleur dans les tentatives culturelles et morales de l'espèce humaine.

Amos

Lettre de Marx à Arnold Ruge, septembre 1843


Kreuznach, septembre 1843.


J’ai le plaisir de voir que vous êtes résolu et qu’après avoir tourné vos regards vers le passé, vous tendez vos pensées vers l’avenir, vers une entreprise nouvelle. Donc vous êtes à Paris, vieille École supérieure de la philosophie -obsit omen ! (sans vouloir en cela voir un mauvais présage) - et capitale du nouveau monde. Ce qui est nécessaire finit toujours par se faire. En conséquence, je ne doute pas que l’on vienne à bout de tous les obstacles, dont je n’ignore pas qu’ils sont sérieux. Mais, que l’entreprise soit menée ou non à bien, je serai de toute façon à la fin de ce mois à Paris, car avec l’air d’ici on attrape une mentalité d’esclave et il n’y a absolument pas place en Allemagne pour une activité libre.


En Allemagne tout est réprimé par la force ; une véritable anarchie de l’esprit, le règne de la bêtise incarnée se sont abattus sur nous, et Zurich obéit en cela aux consignes de Berlin. Il devient de plus en plus clair qu’il faut chercher un nouveau point de rassemblement pour les têtes qui pensent vraiment et les esprits vraiment libres. Je suis persuadé que notre projet irait au-devant d’un besoin réel, et en fin de compte il faut bien que les besoins réels trouvent une satisfaction réelle. Je ne doute donc pas de la réussite de l’entreprise, pour peu qu’on s’y mette avec sérieux.

Il semble y avoir plus grave encore que les obstacles extérieurs : ce sont les difficultés intérieures au mouvement.

Car si personne n’a de doute sur le "d’où venons-nous ?", il règne en revanche une confusion d’autant plus grande sur le "où allons-nous ?". Non seulement une anarchie générale fait rage parmi nos réformateurs sociaux, mais chacun de nous devra bientôt s’avouer à lui-même qu’il n’a aucune idée exacte de ce que demain devra être. Au demeurant c’est là précisément le mérite de la nouvelle orientation : à savoir que nous n’anticipons pas sur le monde de demain par la pensée dogmatique, mais qu’au contraire nous ne voulons trouver le monde nouveau qu’au terme de la critique de l’ancien. Jusqu’ici, les philosophes gardaient dans leur tiroir la solution de toutes les énigmes, et ce brave imbécile de monde exotérique 8 n’avait qu’à ouvrir tout grand le bec pour que les alouettes de la Science absolue y tombent toutes rôties. La philosophie s’est sécularisée et la preuve la plus frappante en est que la conscience philosophique elle-même est impliquée maintenant dans les déchirements de la lutte non pas seulement de l’extérieur, mais aussi en son intérieur. Si construire l’avenir et dresser des plans définitifs pour l’éternité n’est pas notre affaire, ce que nous avons à réaliser dans le présent n’en est que plus évident; je veux dire la critique radicale de tout l’ordre existant, radicale en ce sens qu’elle n’a pas peur de ses propres résultats, pas plus que des conflits avec les puissances établies.


C’est pourquoi je ne suis pas d’avis que nous arborions un emblème dogmatique. Au contraire, nous devons nous efforcer d’aider les dogmatiques à voir clair dans leurs propres thèses. C’est ainsi en particulier que le communisme est une abstraction dogmatique, et je n’entends pas par là je ne sais quel communisme imaginaire ou simplement possible, mais le communisme réellement existant, tel que Cabet, Dézamy, Weitling 9, etc. l’enseignent. Ce communisme-là n’est lui-même qu’une manifestation originale du principe de l’humanisme. Il s’ensuit que suppression de la propriété privée et communisme ne sont nullement synonymes et que, si le communisme a vu s’opposer à lui d’autres doctrines socialistes, comme celles de Fourier, Proudhon, etc., ce n’est pas par hasard, mais nécessairement, parce que lui-même n’est qu’une actualisation particulière et partielle du principe socialiste.

Et le principe socialiste dans son ensemble n’est à son tour que l’une des faces que présente la réalité de la véritable essence humaine. Nous devons nous occuper tout autant de l’autre face, de l’existence théorique de l’homme, autrement dit, faire de la religion, de la science, etc., l’objet de notre critique. De plus nous voulons agir sur nos contemporains, et plus particulièrement sur nos contemporains allemands. La question est : comment s’y prendre ? Deux ordres de fait sont indéniables. La religion d’une part, la politique de l’autre, sont les sujets qui sont au centre de l’intérêt dans l’Allemagne d’aujourd’hui ; il nous faut les prendre comme point de départ dans l’état où elles sont et non pas leur opposer un système tout fait du genre du Voyage en Icarie. La raison a toujours existé, mais pas toujours sous sa forme raisonnable. On peut donc rattacher la critique à toute forme de la conscience théorique et pratique et dégager, des formes propres de la réalité existante, la réalité véritable comme son Devoir-Être et sa destination finale. En ce qui concerne la vie réelle même, l’État politique, là même où il n’est pas pénétré consciemment par les exigences socialistes, renferme dans toutes ses formes modernes les exigences de la raison. Et il ne s’en tient pas là. Il suppose partout la raison réalisée, mais par là même sa destination idéale entre en contradiction avec ses prémisses réelles.

A partir de ce conflit de l’État politique avec lui-même se développe donc partout la vérité des rapports sociaux. De même que la religion est l’abrégé des combats théoriques de l’humanité, l’État politique est l’abrégé de ses combats pratiques. L’État politique est donc l’expression, sous sa forme propre - sub specie rei publicœ [sous forme politique] - de toutes les luttes, nécessités et vérités sociales. Ce n’est donc nullement s’abaisser et porter atteinte à la hauteur des principes que de faire des questions spécifiquement politiques -par exemple la différence entre le système des trois ordres et le système représentatif- l’objet de la critique. Car cette question ne fait qu’exprimer en termes de politique la différence entre le règne de l’Homme et le règne de la propriété privée. Donc non seulement la critique peut, mais elle doit entrer dans ces questions politiques (qui dans l’idée des socialistes vulgaires sont bien au-dessous d’elle). En démontrant la supériorité du système représentatif sur le système des ordres, elle intéresse pratiquement un grand parti dans la Nation. En élevant le système représentatif de sa forme politique jusqu’à sa forme généralisée et en dégageant la signification véritable qu’il renferme, elle oblige du même coup ce parti à aller au-delà de lui-même, car triompher reviendrait pour lui à se supprimer.

Rien ne nous empêche donc de prendre pour point d’application de notre critique la critique de la politique, la prise de position en politique, c’est-à-dire les luttes réelles, de l’identifier à ces luttes. Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, à genoux devant elle ! Nous apportons au monde les principes que le monde a lui même développés dans son sein. Nous ne lui disons pas : laisse là tes combats, ce sont des fadaises ; nous allons te crier le vrai mot d’ordre du combat. Nous lui montrons seulement pourquoi il combat exactement, et la conscience de lui-même est une chose qu’il devra acquérir, qu’il le veuille ou non.

La réforme de la conscience consiste simplement à donner au monde la conscience de lui-même, à le tirer du sommeil où il rêve de lui-même, à lui expliquer ses propres actes. Tout ce que nous visons ne peut rien être d’autre que de réduire, comme Feuerbach l’a déjà fait avec sa critique de la religion, les questions religieuses et politiques à leur forme humaine consciente d’elle-même.

Il nous faut donc prendre pour devise : réforme de la conscience, non par des dogmes, mais par l’analyse de la conscience mythifiée et obscure à elle-même, qu’elle apparaisse sous une forme religieuse ou politique. Il sera avéré alors que le monde possède une chose d’abord et depuis longtemps en rêve et que pour la posséder réellement seule lui manque la conscience claire. Il sera avéré qu’il ne s’agit pas d’une solution de continuité profonde entre le présent et le passé, mais de la réalisation des idées du passé. Il sera avéré enfin que l’Humanité ne commence pas un travail nouveau, mais qu’elle parachève consciemment son travail ancien.

Nous pouvons donc résumer d’un mot la tendance de notre journal : prise de conscience, clarification opérée par le temps présent sur ses propres luttes et ses propres aspirations. C’est là un travail et pour le monde et pour nous. Il ne peut être que l’oeuvre de beaucoup de forces réunies. Il s’agit de se confesser, rien de plus. Pour se faire remettre ses péchés, l’Humanité n’a besoin que de les appeler enfin par leur nom.

Karl Marx


1 Arnold Ruge (1802-1880) : jeune hégélien de gauche, collabora avec Marx aux Deutsche-Französische Jahrbücher puis rompit avec lui. En 1866, il devint bismackien.

2 L'Ecole de Francfort a été fondée en 1923. Elle avait au départ comme objectif d'étudier les phénomènes sociaux. Plus qu'un institut de recherche sociale, elle est devenue, après la guerre, l'expression d'un courant de pensée d'intellectuels (Marcuse, Adorno, Horkheimer, Pollock, Grossmann, etc.) se réclamant d'une pensée "marxienne".

3 Lucio Colletti (1924-2001) : philosophe italien qui a établi une filiation de Marx avec Kant (et non avec Hegel). Auteur de plusieurs écrits dont Le marxisme et Hegel et une Introduction aux premiers écrits de Marx. Membre du PC d'Italie, il s'est rapproché de la social-démocratie pour finir sa carrière politique comme député du gouvernement Berlusconi.

4 Moses Hess (1812-1875) : jeune hégélien, cofondateur et collaborateur de la Rheinische Zeitung. Fondateur du "socialisme vrai" dans les années 1840.

5 En plus des textes mentionnés, les Deutsche-Französische Jahrbücher contenaient aussi la lettre de Marx à l'éditeur de la Allgemeine Zeitung d'Augsburg, (La Gazette universelle), deux articles d'Engels : "Esquisse d'une Critique de l'économie politique" et une revue de presse par Thomas Carlyle "Passé et présent". Marx avait écrit en octobre 1843 à Feuerbach dans l'espoir qu'il participe à la revue, mais apparemment Feuerbach n'était pas prêt à passer du terrain de la théorie à celui de l'action politique.

6 Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) : économiste français. Marx a fait dans son ouvrage, Misère de la philosophie, une critique de ses doctrines économiques. Charles Fourier (1772-1837) : socialiste utopiste français qui a exercé une influence considérable sur le développement des idées socialistes.

7 Ce n'est pas par hasard si, dans ces articles, Lukacs a aussi été un des premiers - bien qu'il ne connût pas les Manuscrits de 1844 à l'époque - à revenir sur la question de l'aliénation qu'il a étudiée à travers le concept de réification.

8 C’est-à-dire les non-initiés, par opposition à l’ésotérisme des philosophes.

9 Wilhelm Weitling : (1808-1871) : ouvrier tailleur, leader des débuts du mouvement ouvrier allemand et qui prônait le communisme égalitaire. Théodore Dézamy (1803-1850) : un des premiers théoriciens du communisme. Etienne Cabet (1788-1856) : communiste utopique français, auteur du Voyage en Icarie.

Questions théoriques: 

  • Communisme [10]

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