La pandémie du coronavirus est en train de faire des milliers de morts à travers le monde. Pourquoi ? Parce que les recherches sur ce type de virus, connu depuis longtemps, ont été abandonnées car estimées non rentable ! Parce que lorsque l’épidémie a démarré, il était plus important aux yeux de la bourgeoisie chinoise de tout faire pour masquer la gravité de la situation afin de protéger son économie et sa réputation, n’hésitant pas à proférer tous les mensonges et à faire pression sur les médecins tirant la sonnette d’alarme ! Parce que dans tous les pays, les mesures de confinement ont été chaque fois prises trop tard, les États ayant pour préoccupation première de “ne pas bloquer l’économie”, de “ne pas faire souffrir les entreprises” ! Parce que, partout, il manque des masques, du gel hydro-alcoolique, des moyens pour dépister la maladie, des lits d’hôpitaux, des respirateurs et des places en réanimation ! Faut-il rappeler qu’en France les urgentistes et les internes sont en grève depuis plus d’un an pour dénoncer le manque catastrophique de moyens humains et matériels des hôpitaux ? (1) Les dirigeants osent aujourd’hui parler de protéger les plus démunis face au virus, les personnes âgées, alors même que les agents des maisons de retraites médicalisées, les EHPAD, ont eux aussi fait grève pendant plus d’un an, indignés par la maltraitance dont sont victimes les “résidants” à cause du manque de personnel et donc de temps pour s’occuper d’eux ! En France, pourtant deuxième puissance économique européenne, il est impossible de se procurer le moindre masque. Au sein même des services de pneumologie, en première ligne de la pandémie, les médecins doivent se contenter de trois masques par jour ! En Italie, la même situation honteuse et indigne prédomine. Les salariés sont nombreux à être contraints d’aller au travail, souvent entassés par millions dans les transports en commun, car officiellement “indispensables à la continuité économique du pays”… comme les usines du secteur automobile ! Ils se retrouvent entassés sur des chaînes de production, sans aucune précaution, aucun masque, aucun savon. Des grèves ont d’ailleurs éclaté ces derniers jours dans ce pays. Voici le bref extrait d’un témoignage venant de Bologne : “Les ouvriers ne sont pas de la viande de boucherie”. “Les grèves dans les chaînes d’usine se multiplient. Obligés de travailler sans aucune protection pour leur santé, les ouvriers sont en révolte : “je suis obligé de travailler dans un environnement de travail mettant en danger ma santé, celle de mes proches, de mes camarades de travail, des personnes que je rencontre”. (…) À l’intérieur des entrepôts et des usines ne valent pas tous les sages préceptes que nous écoutons tous les jours. Dans beaucoup de ces endroits, il y a l’absence presque totale des conditions minimales indispensables pour éviter la prolifération du virus :
– la présence de travailleurs en nombre significatif dans des espaces réduits et entassés de marchandises n’a jamais été remise en question ;
– (…) il manque même de savon dans les toilettes !
– gants et masques ? Des prétentions inutiles de ceux qui n’ont pas envie de travailler disent les maîtres. (…)
– Interventions publiques pour vérifier le respect de ces petites attentions ? C’est de la part de la force publique en cas de grève”.
Le cri de ralliement de ces grèves est “Vos profits valent plus que notre santé !” Telle est en effet la réalité sous le capitalisme, ce système d’exploitation décadent. Mais ces luttes montrent aussi qu’un espoir existe. La classe ouvrière est porteuse de solidarité, de dignité et d’unité. Elle est porteuse d’un monde où la recherche de profit n’aura plus cours, où “l’internationale sera le genre humain”.
Face à cette pandémie, il faut non seulement développer la solidarité, veiller sur les plus démunis, mais aussi développer notre réflexion sur ce qu’est le capitalisme, pourquoi il pourrit ainsi sur pied, et d’en discuter, chaque fois que possible, afin de nourrir la conscience collective de la nécessité de le renverser. C’est à cette réflexion que veut contribuer l’article ci-dessous.
Les prévisions les plus pessimistes se confirment et l’OMS doit reconnaître qu’il s’agit d’une pandémie mondiale qui s’est déjà étendue à au moins 117 pays sur tous les continents, que le nombre de personnes touchées dépasse 120 000, que le nombre de décès dans les premières semaines de la pandémie est supérieur à 4 000, etc. Ce qui a commencé comme “un problème” en Chine est aujourd’hui devenu une crise sociale dans les principales puissances capitalistes de la planète (Japon, États-Unis, Europe occidentale, etc.). Rien qu’en Italie, le nombre de décès dépasse déjà ceux causés dans le monde entier par l’épidémie de SRAS de 2002-2003. Les mesures draconiennes de contrôle de la population prises, il y a un mois, par les autorités chinoises “tyranniques”, telles que l’enfermement de millions de personnes, (2) et celles d’un véritable “darwinisme social”, consistant à exclure des services hospitaliers tous ceux qui ne sont pas “prioritaires” dans la lutte pour contenir la maladie, sont aujourd’hui monnaie courante dans de nombreuses grandes villes de tous les pays démocratiques touchés sur tous les continents.
Les médias bourgeois nous bombardent en permanence de données, de recommandations et d’ “explications” sans fin sur ce qu’ils veulent nous présenter comme une sorte de fléau, une nouvelle catastrophe “naturelle”. Mais cette catastrophe n’a rien de “naturel” ; elle est le résultat de la dictature asphyxiante du mode de production capitaliste sénile sur la nature, et en son sein, l’espèce humaine.
Les révolutionnaires n’ont pas la compétence pour se livrer à des études épidémiologiques ou pour faire des pronostics sur l’évolution des maladies. Notre rôle est d’expliquer, sur une base matérialiste, les conditions sociales qui rendent possible et inévitable l’apparition de ces événements catastrophiques. Nous devons donc clairement indiquer que l’essence du système capitaliste est de faire passer l’exploitation, le profit et l’accumulation avant les besoins humains. Un capitalisme différent, bienveillant, n’est pas possible. Mais nous pouvons aussi affirmer que ces mêmes rapports de production capitalistes qui, à un moment de l’histoire, ont pu permettre un énorme progrès des forces productives (de la science, d’une certaine domination sur la nature pour contenir les souffrances qu’elle imposait aux hommes…) sont devenus aujourd’hui un obstacle à leur développement. Nous devons également expliquer comment la prolongation, pendant des décennies, de la phase de décadence capitaliste, a conduit, en l’absence de solution révolutionnaire, à l’entrée dans une nouvelle phase : celle de la décomposition sociale, (3) où toutes ces tendances destructrices sont encore plus concentrées, plongeant dans la démultiplication du chaos, de la barbarie, de l’effondrement progressif des structures sociales qui garantissent un minimum de cohésion sociale, menaçant même la vie telle que nous la connaissons sur la planète.
Élucubrations d’une poignée de marxistes dépassés ? Certainement pas. Les scientifiques qui parlent le plus rigoureusement du développement de l’actuelle pandémie du Covid-19 affirment que la prolifération de ce type d’épidémie est causée, entre autres, par la détérioration accélérée de l’environnement, qui entraîne une plus grande contagion à partir d’animaux (zoonoses) qui sont proches des concentrations humaines pour survivre. En même temps elles sont favorisées par le surpeuplement de millions d’êtres humains dans des mégapoles qui provoquent des courbes de contagion véritablement vertigineuses. Comme nous l’expliquions dans notre précédent article sur le Covid-19, (4) certains médecins en Chine avaient en effet tenté de mettre en garde contre un nouveau risque d’épidémie de coronavirus, à partir de décembre 2019, mais ils ont été directement censurés et réprimés par l’État, car cela menaçait l’image d’une puissance mondiale de premier plan à laquelle aspire le capital chinois.
Le CCI n’est pas non plus le premier à insister sur le fait que l’un des principaux moteurs de la propagation de cette pandémie est le manque croissant de coordination des politiques au sein des différents pays, qui est l’une des caractéristiques du capitalisme, mais qui est renforcé par l’avancée du “chacun pour soi” et du “repli sur soi”, qui caractérisent les États et les capitalistes dans la phase de décomposition de ce système et qui tend à imprégner tous les rapports sociaux.
Nous ne découvrons rien de nouveau lorsque nous soulignons que le danger de cette maladie ne réside pas tant dans le virus lui-même, mais dans le fait que cette pandémie se déroule dans un contexte de détérioration énorme, sur des décennies et à l’échelle mondiale, des infrastructures sanitaires. C’est en fait “l’administration” de ces structures de plus en plus réduites et défectueuses qui dicte les politiques des différents États pour tenter de retarder l’annonce de l’apparition de nouveaux cas, quitte à prolonger l’effet de cette pandémie dans le temps. Cette dégradation irresponsable des ressources accumulées par des décennies de travail humain (des connaissances, de la technologie, etc.) ne traduit-elle pas un manque absolu de perspective, une absence totale de préoccupation pour l’avenir de l’espèce humaine, caractéristiques d’une forme d’organisation sociale (le capitalisme) en décomposition ?
Bien sûr, il y a eu d’autres épidémies extrêmement mortelles dans l’histoire de l’humanité. De nos jours, il est facile de trouver dans les “médias” bourgeois des enquêtes et des ouvrages sur la façon dont la variole et la rougeole, le choléra ou la peste ont causé des millions de morts. Ce qui manque dans ce genre d’affirmations, c’est une explication selon laquelle la cause de ces décès est essentiellement une société de pénuries, tant en termes de conditions de vie que de connaissances sur la nature. Le capitalisme pose, précisément, la possibilité historique de dépasser cette étape de pénurie matérielle et, à travers le développement des forces productives, de jeter les bases d’une abondance qui pourrait permettre une véritable unification et une libération de l’humanité dans une société communiste. Si on considère le XIXe siècle, c’est-à-dire le stade de l’expansion capitaliste maximale, on peut voir comment la santé, et donc la maladie, n’est plus perçue comme une fatalité, comment il y a un progrès non seulement dans la recherche mais aussi dans la communication entre les différents chercheurs, comment il y a un réel changement orienté vers une approche plus “scientifique” de la médecine. (5) Et tout cela a une application dans la vie quotidienne des populations : depuis les mesures visant à améliorer l’hygiène publique jusqu’aux vaccins, depuis la formation des spécialisations médicales jusqu’à la construction d’hôpitaux. L’augmentation de la population (de un à deux milliards de personnes) et surtout de l’espérance de vie (de 30 à 40 ans au début du XIXe siècle à 50-65 ans en 1900) est essentiellement due à cette avancée de la science et de l’hygiène. Rien de tout cela n’a été fait par la bourgeoisie dans un esprit altruiste pour les besoins de la population. Le capitalisme est né “en dégoulinant de sang et de boue”, comme l’a dit Marx. Mais au milieu de cette horreur, son but, c’est d’obtenir la rentabilité maximale de la force de travail, des connaissances acquises par ses esclaves salariés au cours des décennies d’apprentissage des nouvelles procédures de production, d’assurer la stabilité du transport des fournitures et des marchandises, etc. Cela a rendu la classe exploiteuse “intéressée” (au moindre coût, il est vrai) à prolonger la vie active de ses salariés, à assurer la reproduction de cette marchandise qu’est la force de travail, à augmenter la plus-value relative par l’accroissement de la productivité de la classe exploitée.
Cette situation s’est inversée avec le changement de période historique, passant d’une période ascendante du capitalisme à sa décadence que nous, révolutionnaires, avons placée, à la suite de l’Internationale Communiste, à partir de la Première Guerre mondiale. (6)
Ce n’est pas un hasard si, vers 1918, s’est produite l’une des épidémies les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité : la grippe dite “espagnole” de 1918-19. Dans l’ampleur de cette pandémie, on constate que ce n’est pas tant la virulence de l’agent pathogène que les conditions sociales caractéristiques de la guerre impérialiste dans la décadence capitaliste (dimension globale du conflit, impact de la guerre sur la population civile des principales nations, etc.). C’est ce qui explique l’ampleur prise par cette catastrophe : 50 millions de morts, alors que le bilan de la Première Guerre mondiale a été évalué à 10 millions de tués.
Cette guerre et cette horreur ont connu un deuxième épisode, encore plus terrifiant, lors de la Seconde Guerre mondiale. Les atrocités du premier carnage impérialiste, comme l’utilisation de gaz asphyxiants, ont été laissées momentanément de côté avant le déchaînement des barbaries de la guerre mondiale de 1939-1945 par toutes les puissances rivales : l’utilisation d’êtres humains pour des expérimentations par les Allemands et les Japonais, mais aussi de la part des puissances dites démocratiques (l’anthrax a été expérimenté par les Britanniques, les Nord-américains ont commencé leurs expériences avec le napalm contre le Japon et testé les amphétamines sur leurs propres soldats), pour atteindre leur apogée avec l’utilisation de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki.
Et dans la prétendue période de “paix” qui suit ? Il est vrai que les principales puissances capitalistes ont mis en place des systèmes de santé, sur le modèle du NHS britannique créé en 1948 (et qui est considéré comme l’un des points de repère fondateurs du soi-disant “État-providence”), pour fournir des soins de santé “universels” qui visaient, entre autres, à prévenir des épidémies comme la grippe espagnole. Le capitalisme humanitaire était-il devenu une conquête des travailleurs ? Certainement pas. Le but de ces mesures était d’assurer la réparation, au moindre coût, d’une main-d’œuvre (une denrée rare car la guerre a entraîné dans la tombe d’importants secteurs du prolétariat) et d’assurer tout le processus productif de la reconstruction. Cela ne signifie pas que les “remèdes” employés ne deviennent pas eux-mêmes des sources de nouveaux maux. On le voit, par exemple, dans l’usage des antibiotiques prescrits pour enrayer les infections mais qui, en fonction des besoins de la productivité capitaliste, sont prescrits à tout-va pour raccourcir les périodes d’arrêt-maladie. Cela a fini par provoquer un problème majeur de résistances bactériennes (les dénommés “superbactéries”) qui finissent par réduire l’arsenal thérapeutique pour attaquer les infections. Cela se manifeste également par l’augmentation de maladies telles que l’obésité et le diabète, causées par une détérioration du régime alimentaire de la classe ouvrière (c’est-à-dire une dévalorisation de la reproduction de la force de travail de la classe exploitée) et des couches les plus pauvres de la société, au point que l’utilisation par le capitalisme de la technologie alimentaire est un facteur qui répand l’obésité. Nous pouvons également voir comment les médicaments délivrés pour rendre plus supportable la douleur croissante que ce système d’exploitation inflige à la population active ont conduit à des phénomènes tels que l’épidémie causée par l’usage intensif de substances opiacées qui, jusqu’à l’arrivée du coronavirus, était, par exemple, le premier problème de santé aux États-Unis, ayant causé plus de décès que toutes les victimes de la guerre du Vietnam.
La pandémie du Covid-19 ne peut être séparée du reste des problèmes qui pèsent sur la santé de l’humanité. Au contraire, ils montrent que la situation ne peut qu’empirer si elle reste soumise au système de santé déshumanisé et commercialisé qu’est le système de santé capitaliste du XXIe siècle. L’origine des maladies aujourd’hui n’est pas tant le manque de connaissances ou de technologie de la part de l’humanité. De même, les connaissances actuelles en épidémiologie devraient permettre de contenir une nouvelle épidémie. Par exemple : à peine deux semaines après la découverte de la maladie, les laboratoires de recherche avaient déjà réussi à séquencer le virus à l’origine de Covid-19. L’obstacle que la population doit surmonter est que la société est soumise à un mode de production qui profite à une minorité sociale. Ce que l’on constate, c’est que la course à la mise au point d’un vaccin, au lieu d’être un effort collectif et coordonné, est en réalité une guerre commerciale entre laboratoires. Les besoins humains authentiques sont subordonnés aux lois de la jungle capitaliste. La concurrence acharnée pour arriver le premier sur une part du marché et pouvoir profiter de cet avantage est la seule chose qui importe à tout capitaliste.
Lors de notre récent 23e Congrès international, nous avons adopté une résolution sur la situation internationale, dans laquelle nous avons repris et revendiqué la validité de ce que nous avions écrit dans nos Thèses sur la décomposition :
“Les thèses de mai 1990 sur la décomposition mettent en évidence toute une série de caractéristiques dans l’évolution de la société résultant de l’entrée du capitalisme dans cette phase ultime de son existence. Le rapport adopté par le 22e congrès a constaté l’aggravation de l’ensemble de ces caractéristiques comme, par exemple :
– “la multiplication des famines dans les pays du “tiers-monde” ;
– la transformation de ce même “tiers-monde » en un immense bidonville où des centaines de millions d’êtres humains survivent comme des rats dans les égouts ;
– le développement du même phénomène au cœur des grandes villes des pays “avancés” ;
– les catastrophes “accidentelles” qui se sont multipliées ces derniers temps (…) les effets de plus en plus dévastateurs, sur le plan humain, social et économique des catastrophes “naturelles” ;
– la dégradation de l’environnement qui atteint des proportions ahurissantes”.
Ce que nous pouvons constater aujourd’hui, c’est que ces manifestations sont devenues le facteur décisif de l’évolution de la société capitaliste, et que ce n’est qu’à partir d’elles que l’on peut interpréter l’émergence et le développement d’événements sociaux de grande ampleur. Si nous regardons ce qui se passe avec la pandémie du Covid-19, nous pouvons voir l’importance de l’influence de deux éléments caractéristiques de la phase de décomposition :
Tout d’abord, la Chine n’est pas seulement le cadre géographique de l’origine des épidémies les plus récentes avec l’épidémie de SRAS en 2002-2003 ou le Covid-19. Au-delà de cet élément circonstanciel, il est nécessaire de comprendre les caractéristiques du développement du capitalisme chinois au stade de la décomposition du capitalisme mondial et son influence sur la situation actuelle. La Chine est devenue en quelques années la deuxième puissance mondiale avec une importance énorme dans le commerce et l’économie de la planète, profitant d’abord du soutien des États-Unis après leur changement de bloc impérialiste (en 1972), et, après la disparition de ces blocs en 1989, comme le principal bénéficiaire de la “mondialisation”. Mais, précisément à cause de cela, “la puissance de la Chine porte tous les stigmates du capitalisme en phase terminale : elle est basée sur la surexploitation de la force de travail du prolétariat, le développement effréné de l’économie de guerre du programme national de “fusion militaro-civile”, et s’accompagne de la destruction catastrophique de l’environnement, tandis que la “cohésion nationale”, est basée sur le contrôle policier des masses soumises à l’éducation politique du Parti unique (…) En fait, la Chine n’est qu’une métastase géante du cancer généralisé militariste de tout le système capitaliste”. (7)
Le développement de la Chine, qui est tant de fois mis en avant comme illustration de la pérennité de la force du capitalisme, est en fait la principale manifestation de sa décrépitude. Le rayonnement de ses conquêtes technologiques ou de son expansion à travers le monde grâce à des initiatives spectaculaires telles que la nouvelle “route de la soie”, ne peut nous faire perdre de vue les conditions de surexploitation énormes (journées de travail épuisantes, salaires de misère, etc.) dans lesquelles survivent des centaines de millions de travailleurs, dans des conditions de logement, d'alimentation, de culture, qui sont énormément arriérées, et qui, de plus, s'épuisent de plus en plus. Par exemple, les dépenses de santé par habitant, déjà bien maigres, ont diminué de 2,3 %. Autre exemple édifiant : des aliments qui sont produits avec très peu de normes d’hygiène ou directement en dehors de celles-ci, comme avec la consommation de viande d’animaux sauvages issue du marché noir. Ces deux dernières années, la pire épidémie de l’histoire de la grippe porcine africaine s’est propagée en Chine, obligeant à l’abattage de 30 % de ces animaux et entraînant une hausse de 70 % du prix de la viande de porc.
Le deuxième élément qui montre l’impact croissant de la décomposition capitaliste est l’érosion du minimum de coordination ayant existé entre les différents capitaux nationaux. Il est vrai que, comme l’a analysé le marxisme, le maximum d’unité auquel le capitalisme peut aspirer (même à contrecœur) est l’État national, et donc un super-impérialisme n’est pas possible. Cela ne signifie pas que, lors de la division du monde en blocs impérialistes, toute une série de structures n’aient pas été créées, de l’UNESCO à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui ont tenté de gérer un minimum d’intérêts communs entre les différents capitaux nationaux. Mais cette tendance à un minimum de coordination se dégrade à mesure que le stade de décomposition capitaliste progresse. Comme nous l’avons également analysé dans la résolution déjà citée sur la situation internationale de notre 23e congrès : “L’aggravation de la crise (ainsi que les exigences de la rivalité impérialiste) met à l’épreuve les institutions et les mécanismes multilatéraux”. (Point 20).
C’est ce qui ressort, par exemple, du rôle joué par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La coordination internationale face à l’épidémie de SRAS en 2002-2003, ainsi que la rapidité de certaines découvertes (8) dans les laboratoires du monde entier, expliquent la faible incidence d’un virus issu d’une famille très similaire à celle de l’actuel Covid-19. Ce rôle a toutefois été remis en question par la réponse disproportionnée de l’OMS à l’épidémie de grippe A de 2009, dans laquelle l’alarmisme de l’institution a servi à provoquer des ventes massives de l’antiviral “Tamiflu” fabriqué par un laboratoire dans lequel l’ancien secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, avait un intérêt direct. Depuis lors, l’OMS a été presque reléguée au rôle d’une ONG qui fait des “recommandations” pontifiantes mais qui est incapable d’imposer ses directives aux différents capitaux nationaux. Ils ne sont même pas capables d’unifier les critères statistiques pour comptabiliser les personnes infectées, ce qui ouvre la voie à chaque capital national pour tenter de dissimuler, le plus longtemps possible, l’impact de l’épidémie dans leurs pays respectifs. Cela s’est produit non seulement en Chine, qui a tenté de cacher les premiers signes de l’épidémie, mais aussi aux États-Unis, qui tentent de pousser sous le tapis les chiffres de personnes touchées afin de ne pas révéler un système de santé déficient basé sur l’assurance privée, auquel 30 % des citoyens américains n’ont pratiquement pas accès. L’hétérogénéité des critères d’application des tests de diagnostic, ou les différences entre les protocoles d’action dans les différentes phases, ont sans aucun doute des répercussions négatives pour contenir la propagation d’une pandémie mondiale. Pire encore, chaque capital national adopte des mesures d’interdiction d’exporter des équipements de protection et d’hygiène ou des appareils respiratoires comme l’ont fait, par exemple, l’Allemagne de Merkel ou la France de Macron pour les masques. Ce sont des mesures discriminatoires favorisant la défense de l’intérêt national au détriment de besoins humains pouvant être plus urgents dans d’autres pays.
La propagande médiatique nous bombarde constamment d’appels à la responsabilité individuelle des citoyens, à “l’union sacrée”, afin de prévenir l’effondrement des systèmes de santé qui, dans de nombreux pays, montrent des signes d’épuisement (épuisement des travailleurs, manque de ressources matérielles et techniques, etc.) La première chose à dénoncer est que nous sommes confrontés à la chronique d’une catastrophe annoncée. Non pas à cause de “l’irresponsabilité” des “citoyens” mais à cause de décennies de réduction des dépenses de santé, du nombre de travailleurs de la santé et des budgets de maintenance des hôpitaux et de la recherche médicale. (9) Ainsi, par exemple, en Espagne, l’un des pays les plus proches de cet “effondrement” que nous sommes appelés à éviter, les plans de réduction successifs ont entraîné la disparition de 8 000 lits d’hôpitaux, avec des lits de soins intensifs inférieurs à la moyenne européenne et avec un matériel en mauvais état de conservation (67 % des appareils respiratoires ont plus de 10 ans). La situation est très similaire en Italie et en France. En Grande-Bretagne, pays qui avait été présenté comme le modèle de soins de santé universel, on a assisté à une dégradation continue de la qualité des soins au cours des 50 dernières années, avec plus de 100 000 postes vacants à pourvoir dans le personnel de santé. Et tout cela, c’était déjà avant le Brexit !
Ce sont ces mêmes travailleurs de la santé qui ont vu leurs conditions de vie et de travail se détériorer systématiquement, confrontés à une pression croissante pour fournir des soins (plus de patients et plus de maladies) avec des effectifs toujours plus réduits, qui souffrent maintenant d’une pression supplémentaire due à l’effondrement des services de santé à la suite de la pandémie, ceux qui appellent à applaudir le courage et l’abnégation de ces employés du service public, sont les mêmes qui les poussent à l’épuisement en leur supprimant les pauses réglementaires, en les transférant de force d’un lieu de travail à un autre, en les faisant travailler (face à une pandémie dont on ne connaît pas l’évolution) sans équipement de protection individuelle suffisants (masques, vêtements, matériel jetable), ni formation adéquate. Le fait de faire travailler les personnels de santé dans ces conditions les rend encore plus vulnérables à l’impact même de l’épidémie, comme on l’a vu en Italie où au moins 10 % d’entre eux ont été contaminés par le virus.
Et pour forcer les travailleurs à obéir à ces réquisitions, ils recourent à l’arsenal répressif des “états d’urgence”, qui menacent de toutes sortes de sanctions, d’amendes et de poursuites ceux qui refusent de les suivre. Ces ordres et cette politique des autorités ont été, dans de nombreux cas, la cause directe d’un tel chaos.
Face à cette situation, qui impose au personnel de santé le “fait accompli”, de l’état désastreux des soins, les travailleurs de ce secteur sont également contraints d’être ceux qui, doivent appliquer des méthodes proches de l’eugénisme, choisissent de consacrer les maigres ressources disponibles aux patients ayant les plus grandes chances de survie, comme on l’a vu avec les directives préconisées par l’association des anesthésistes et urgentistes italiens, (10) qui caractérise la situation comme celle d’un “état de guerre”. Effectivement, il s’agit bien d’une guerre faite aux besoins humains menée par la logique du capital, dans laquelle les travailleurs de ce secteur souffrent eux-mêmes de plus en plus d’anxiété car ils doivent travailler en fonction de ces lois inhumaines. L’angoisse exprimée par beaucoup de travailleurs est le résultat du fait qu’ils ne peuvent même pas se rebeller contre de tels critères comptables et marchands, ni refuser de travailler dans des conditions indignes, ni même refuser les sacrifices de leurs conditions de vie, parce que le faire, par exemple, par le biais de grèves, porterait gravement préjudice à leurs frères et sœurs de classe, au reste des exploités. Ils ne peuvent même pas se rencontrer, se réunir avec d’autres camarades, exprimer physiquement la solidarité entre les travailleurs car cela contrevient aux protocoles de “dispersion sociale”, que l’endiguement de l’épidémie exige.
Eux, nos camarades du secteur de la santé, ne peuvent pas se battre ouvertement, dans la situation actuelle, mais le reste de la classe ouvrière ne peut pas les laisser seuls. Tous les travailleurs sont victimes de ce système et tous les travailleurs finiront par payer, tôt ou tard, le coût de cette épidémie. Que ce soit à cause des coupes sanitaires “non prioritaires”, (suspension d’opérations chirurgicales, de consultations médicales, etc.) ou à cause des dizaines de milliers d’annulations de contrats temporaires, ou encore de la réduction des salaires due aux congés-maladie, etc. Accepter cela, serait donner le feu vert à de nouvelles attaques anti-ouvrières encore plus brutales en préparation. Nous devons donc continuer à aiguiser avec rage l’arme de la solidarité ouvrière, comme nous l’avons vu récemment dans les luttes en France contre la réforme des retraites.
L’explosion des contradictions insurmontables du capitalisme au cœur du système de santé sont des symptômes sans équivoque qui marquent la sénilité dans sa phase terminale et l’impasse du système capitaliste. Tout comme les virus affectent les organismes les plus usés et provoquent des épisodes de maladie plus graves, le système des soins de santé est irrévocablement altéré par des années d’austérité et de “gestion” basées non pas sur les besoins de la population mais sur les exigences marchandes d’un capitalisme en crise et en plein déclin. Il en va de même pour l’économie capitaliste, artificiellement soutenue par les manipulations constantes sur les propres lois capitalistes de la valeur et la fuite en avant dans l’endettement, la rendant si fragile qu’une épidémie pourrait précipiter l’arrivée d’une nouvelle récession mondiale plus brutale.
Mais le prolétariat n’est pas seulement la victime de cette catastrophe pour l’humanité qu’est le capitalisme. C’est aussi la classe qui a le potentiel et la capacité historique de l’éradiquer définitivement par sa lutte, en développant sa réflexion consciente, sa solidarité de classe. Seule sa révolution communiste peut et doit remplacer les relations humaines basées sur la division et la concurrence par celles basées sur la solidarité. En organisant la production, le travail, les ressources de l’humanité et de la nature sur la base des besoins humains et non sur la base des lois du profit d’une minorité exploiteuse.
Valerio, 13 mars 2020
1) Macron a tenu un discours télévisé plein d’une détestable flagornerie à propos de “l’excellence du système de santé en France”, prétendument gratuit et accessible à tous, et saluant l’abnégation des personnels soignants. La réponse fut immédiate : partout sur les réseaux se sont multipliés les photos d’aides-soignants, infirmières et médecins brandissant une pancarte adressée au président : “Vous pouvez compter sur nous ! L’inverse reste à prouver !”
2) Il est nécessaire d’empêcher les gens de voyager ou de les encourager à rester chez eux, car il faut empêcher la propagation de l’infection. Mais la manière dont ces mesures sont imposées (avec pratiquement aucune aide de l’État pour la prise en charge des enfants ou des personnes âgées) porte la marque du modus operandi du totalitarisme d’État capitaliste. Dans nos prochains articles, nous reviendrons également sur l’impact de ces procédés sur la vie quotidienne des exploités dans le monde.
3) Voir nos “Thèses sur la décomposition”, Revue internationale n° 107 (4e trimestre 2001) et la “Résolution sur la situation internationale du 23e Congrès du CCI”, disponibles sur notre site Internet.
4) “Epidémie de coronavirus : une preuve supplémentaire du danger du capitalisme pour l’humanité” disponible sur notre site Internet.
5) En recherchant les causes objectives des infections et non des explications religieuses ou fantastiques (comme la théorie des “quatre humeurs”, de la médecine antique, par exemple), en essayant d’avoir une image matérialiste de l’anatomie et de la physiologie humaine, etc.
6) Voir dans les numéros les plus récents de notre Revue internationale (n° 162 et 163) nos articles sur le centenaire de l’Internationale Communiste.
7) Point 11 de notre Résolution sur la situation internationale (2019) : “Conflits impérialistes, vie de la bourgeoisie, crise économique”, disponible sur notre site Internet.
8) Comme, par exemple, le rôle des civettes dans la transmission de la maladie à l’homme, ce qui a conduit à une élimination foudroyante de ces animaux en Chine, arrêtant très rapidement l’extension de la maladie.
9) En France, par exemple, les recherches commencées sur la famille des coronavirus suite à l’épidémie de 2002-2003 ont été brutalement interrompues en 2005 à cause de coupes budgétaires.
10) Voir : “Recomendaciones UCI en Italia” (en italien).
“Les vaincus d’aujourd’hui seront les vainqueurs de demain. Car la défaite est leur enseignement”. (1)
“La révolution est la seule forme de “guerre” (...) où la victoire finale ne saurait être obtenue que par une série de “défaites”. Que nous enseigne toute l’histoire des révolutions modernes et du socialisme ? La première flambée de la lutte de classe en Europe s’est achevée par une défaite. Le soulèvement des canuts de Lyon, en 1831, s’est soldé par un lourd échec. Défaite aussi pour le mouvement chartiste en Angleterre. Défaite écrasante pour la levée du prolétariat parisien au cours des journées de juin 1848. La Commune de Paris enfin a connu une terrible défaite. La route du socialisme (à considérer les luttes révolutionnaires) est pavée de défaites. Et pourtant cette histoire mène irrésistiblement, pas à pas, à la victoire finale ! Où en serions-nous aujourd’hui sans toutes ces “défaites”, où nous avons puisé notre expérience, nos connaissances, la force et l’idéalisme qui nous animent ? Aujourd’hui (…) nous sommes campés sur ces défaites et nous ne pouvons renoncer à une seule d’entre elles, car de chacune nous tirons une portion de notre force, une partie de notre lucidité. (…) Ces échecs inévitables sont précisément la caution réitérée de la victoire finale. À une condition il est vrai ! Car il faut étudier dans quelles conditions la défaite s’est chaque fois produite”. (2)
Oui, les mois de grèves et de manifestations de l’automne 2019 et de l’hiver 2020 ont abouti sur une défaite. La “réforme” des retraites est passée. Mais les liens qui se sont tissés durant cette lutte, l’expérience accumulée, la conscience qui s’est développée sont autant de victoires. De nombreuses leçons sont à tirer de ce long mouvement social pour préparer les luttes futures.
Pour ce faire, il faut se regrouper, débattre, écrire. Cet article se propose d’être une contribution à ce nécessaire effort de réflexion collective.
Pour comprendre l’importance et la signification du mouvement contre la “réforme” des retraites en France, il faut le resituer dans la dynamique de la lutte de classe de ces dernières décennies. De 1968 à la fin des années 1980, le prolétariat, à l’échelle internationale, développe sa lutte : Mai 68 en France, l’Automne chaud en 1969 en Italie, les grèves ultra-combatives en Angleterre tout au long des années 1970, la grève massive de 1980 en Pologne, etc. Durant près de vingt ans, les ouvriers vont accumuler une très grande expérience sur la façon de mener leurs luttes, comment tenir des assemblées générales, comment mener l’extension et, surtout, comprendre comment les syndicats sabotent sans cesse toute prise en main des luttes par les ouvriers eux-mêmes.
Seulement, toute cette génération ne va pas parvenir à politiser le mouvement. Si la pratique de la classe ouvrière dans la lutte est grande, la réflexion sur le capitalisme, l’État et l’organisation des ouvriers demeure faible. Dans ce contexte, l’effondrement du bloc de l’Est, présenté frauduleusement comme la “faillite du communisme”, a produit un terrible choc sur les consciences. Par ce mensonge inique, la barbarie du stalinisme, en réalité une forme caricaturale de capitalisme d’État, devient l’aboutissement inéluctable de toute révolution prolétarienne. La bourgeoisie peut donc déclarer la “fin de l’Histoire” (3) et la disparition de la classe ouvrière. Ayant alors honte d’elle-même et de son histoire, la classe ouvrière perd peu à peu, tout au long des années 1990, la mémoire de ses combats et de ses expériences. Au niveau mondial, cette décennie est celle d’un profond recul de la conscience et de la combativité de notre classe, jusqu’à oublier sa propre existence. Le prolétariat perd son identité de classe.
Seulement, l’Histoire ne s’arrête jamais réellement, quels que soient les vœux et déclarations de la bourgeoisie. Parallèlement, la crise économique continue de s’aggraver et, avec elle, les conditions de vie et de travail se dégradent davantage. La colère face à cette situation inacceptable croît donc, jusqu’à se transformer en combativité, particulièrement dans l’Éducation nationale en France et en Autriche, en 2003. Au-delà du ras-le-bol, une véritable réflexion sur l’avenir du capitalisme commence à voir le jour, notamment sur l’avenir du capitalisme mondial, et c’est pourquoi des associations comme Attac élaborent la théorie de l’anti-mondialisme (qui deviendra l’alter-mondialisme).
Certes limitée, cette contestation sociale indique la fin du recul des années 1990. De nouveau, la classe ouvrière exprime une certaine combativité et développe, très lentement, sa conscience.
Trois ans après, en 2006, une nouvelle génération apparaît sur le devant de la scène. Contre une nouvelle attaque gouvernementale, la création d’un statut encore plus précaire pour les jeunes travailleurs (le Contrat Première Embauche), les étudiants précaires se dressent, s’organisent en assemblées générales ouvertes à tous, étendent la lutte en appelant à la solidarité de tous les secteurs et toutes les générations (“Jeunes lardons, vieux croûtons : tous dans la même salade !” est un slogan brandi partout), créant ainsi une dynamique d’extension de la lutte qui pousse la bourgeoisie française à retirer son CPE (rebaptisé “Contrat Poubelle Embauche”).
Mais le développement de la lutte du prolétariat n’est pas une ligne droite. En 2010, un rude coup est porté sur la tête du prolétariat. Baladés chaque semaine durant plus de dix mois de manifestations stériles en manifestations morbides par les syndicats, plusieurs millions de manifestants ressortent de ce mouvement épuisés et découragés, avec ancré en eux un profond sentiment d’impuissance. Cette défaite va marquer au fer rouge toute la décennie suivante ; durant les années 2010, l’atmosphère sociale se caractérise par l’atonie, l’abattement, la résignation.
Mais là encore, les forces profondes qui poussent dans les entrailles de la société continuent leur œuvre, particulièrement la crise économique mondiale qui charrie avec elle le chômage, la précarité, la pauvreté… mais aussi la colère et la réflexion. Voilà ce que représente le mouvement de la fin 2019 contre la “réforme” des retraites : la réémergence de la combativité ouvrière ! Avec ses mois de mobilisation, ses semaines de grève, ses manifestations rassemblant des centaines de milliers de personnes, cette lutte révèle l’envie d’en découdre du prolétariat, la fin d’une longue période marquée par les têtes basses et le repli. Elle laisse entrevoir un futur où de nouveau le prolétariat va refuser d’accepter sans rien dire les incessantes attaques de la bourgeoisie. Il est donc d’autant plus crucial de tirer les leçons de ce mouvement, pour préparer l’avenir.
Dans la lutte, les ouvriers ont exprimé une nouvelle fois la solidarité qui caractérise notre classe. Si la bourgeoisie a tenté de propager le chacun pour soi, la division et même la compétition, en opposant les cheminots (qualifiés d’ “égoïstes privilégiés”) aux autres travailleurs, les vieilles aux jeunes générations (avec le débat pourri sur l’infâme “clause du grand-père”, par exemple), les grévistes aux non-grévistes, les salariés ayant un travail “pénible” aux autres qui, prétendument, auraient un “labeur reposant”, etc. la classe ouvrière a répondu en se serrant les coudes, en soutenant les cheminots, en faisant vivre son vieux cri de ralliement : “Un pour tous, tous pour un”, en luttant pour défendre leur futur et celui des nouvelles générations ouvrières qui vont rentrer sur le marché du travail… Le slogan “nous voulons nous battre tous ensemble” est le symbole de ce ciment qui a lié les ouvriers en lutte entre eux : la solidarité, condition essentielle de la force sociale de notre classe.
Cette force et cet élan étaient palpables durant toutes les manifestations. Dans les cortèges, cette atmosphère empreinte de solidarité a rendu fiers, et même heureux, les manifestants. C’est peut-être l’une des raisons principales qui a fait qu’à la fin du mouvement, loin d’être abattue par la “défaite” (l’adoption de la “réforme”), la classe ouvrière en est sortie grandie et galvanisée.
Le constat de cette fraternité dans la lutte doit être défendu comme un trésor et cultivé pour les luttes futures.
Derrière ce “Tous ensemble” a émergé durant ce mouvement la compréhension qu’il est nécessaire d’être nombreux, de s’unir entre tous les secteurs, de mobiliser public et privé, de développer un mouvement massif face au gouvernement pour inverser le rapport de force.
La leçon de ce mouvement est précieuse. Un secteur, aussi déterminé soit-il, aussi crucial soit-il pour l’économie nationale, aussi grand soit son “pouvoir de blocage”, comme aiment le répéter les syndicats, ne peut à lui seul vaincre face à la bourgeoisie et son État. Au contraire, la mise en avant des cheminots de la SNCF et de la RATP était un piège tendu main dans la main par le gouvernement et les syndicats. À eux seuls, ils devaient incarner la lutte, réduisant le mouvement à une grève par procuration, à une grève isolée et impuissante.
Mais ce piège, sans en avoir pleinement conscience, la classe ouvrière s’en est instinctivement méfiée. Dans les cortèges, partout s’affichait la nécessité de s’unir au-delà des secteurs, d’être le plus nombreux possible, les appels à se mobiliser et à ne pas laisser les cheminots seuls, à entraîner le secteur privé… Ce sentiment grandissant que pour être fort il faut être nombreux, qu’il faut une lutte massive, sera une clef pour l’avenir.
La question sera alors “Comment ?”. Comment la prochaine fois parvenir à développer une lutte massive ? Comment entraîner dans le mouvement l’ensemble des secteurs ? La réponse se trouve dans l’expérience de la classe ouvrière, car elle a déjà démontré sa capacité à étendre géographiquement la lutte. L’un des exemples le plus magistral de cette dynamique d’extension et d’unité est sans aucun doute le mouvement qui s’est déroulé en Pologne durant l’été 1980 : “Face à l’annonce des augmentations de prix, la riposte ouvrière va s’étendre progressivement à tout le pays, en se développant de proche en proche, ville par ville et non pas sur la base de la corporation ou du secteur. Déclenché le 14 août par la grève du chantier naval Lénine de Gdansk contre le licenciement d’une ouvrière, le mouvement va se généraliser en 24 heures à toute la ville et en quelques jours à toute la région industrielle autour des mêmes revendications communes : augmentation des salaires et allocations sociales, samedis libres, garantie de non-répression des grévistes, suppression des syndicats officiels… Dès le lendemain du début de la grève au chantier Lénine, la nouvelle s’était répandue dans toute la ville. Les traminots arrêtent le travail en solidarité. En même temps, ils décident de continuer à faire rouler le train qui relie les trois grandes zones industrielles de Gdansk, Gdynia et Sopot, et par lequel l’idée de la grève va se répandre, puis qui sera tout au long du mois de grève un moyen de liaison constant entre les usines en lutte. Le même jour, la grève démarre au chantier “Commune de Paris” à Gdynia et s’étend à presque tous les chantiers de la baie, mais aussi aux ports et aux différentes entreprises de la région. Les deux grands chantiers Lénine et “Commune de Paris” deviennent des lieux de rassemblement quotidien des grévistes où se tiennent en permanence des meetings rassemblant des milliers d’ouvriers de différentes usines.
L’organisation de la grève se met en place sur la même base, les mêmes principes par lesquels elle s’est étendue. Les assemblées de grévistes des différentes usines, des différents secteurs, élisent des comités de grève et envoient des délégués au “comité de grève inter-entreprises” (MKS) qui met au point un cahier de revendications communes. Toutes les assemblées de grévistes sont mises au courant quotidiennement des discussions et de l’évolution des négociations par leurs délégués qui font le va-et-vient entre leur entreprise et le MKS qui siège au chantier Lénine.
Les tentatives de division orchestrées par le gouvernement, qui cherche à négocier usine par usine et à faire reprendre le travail dans chaque secteur séparément, se heurtent à ce bloc ouvrier soudé et uni. Ainsi, quand le gouvernement cède très vite des augmentations de salaires pour les ouvriers du chantier de Gdynia et que certains délégués hésitants semblaient prêts à accepter le compromis, ils sont contestés par les délégués des autres usines qui appellent à continuer le mouvement tant que toutes les revendications, de l’ensemble des usines en grève, ne sont pas satisfaites. De nouveaux délégués seront élus par les grévistes.
Dans les jours qui vont suivre, l’exemple lancé par Gdansk, se répandra dans les différentes régions de Pologne. Le signal de la grève de masse est donné. Le rapport de force que vont réussir à imposer les ouvriers est sans précédent depuis les années 1920 et va contraindre la bourgeoisie à céder comme jamais aucune lutte ouvrière depuis lors dans le monde n’a réussi à le faire. Plus encore, c’est une expérience formidable qui a été faite et un acquis ineffaçable appartenant au prolétariat international de la force potentielle de la classe ouvrière lorsqu’elle est réellement unie”. (4)
Un passage de cette citation doit particulièrement attirer l’attention : “Les traminots arrêtent le travail en solidarité. En même temps, ils décident de continuer à faire rouler le train qui relie les trois grandes zones industrielles de Gdansk, Gdynia et Sopot, et par lequel l’idée de la grève va se répandre, puis qui sera tout au long du mois de grève un moyen de liaison constant entre les usines en lutte”. C’est l’exact opposé de ce qu’ont organisé les syndicats lors du mouvement contre la “réforme” des retraites en France : bloquer les transports, particulièrement les jours de manifestations. Dans les cortèges, certains relevaient cette aberration, réclamant au contraire que les trains roulent vers Paris et les grandes villes pour permettre au maximum de salariés, retraités, étudiants précaires, chômeurs de se rassembler. Une manifestante à la retraite, à Paris, nous a même lancé “Je ne comprends pas pourquoi les trains ne sont pas gratuits pour nous permettre de venir, on faisait ça dans les années 1980”. Par cette anecdote, émergent des questions profondes sur l’identité de classe et la mémoire ouvrière, sur le développement de la conscience et sur la nature des syndicats. Autant de préoccupations que ce mouvement amène à la réflexion du prolétariat et que nous traiterons dans la seconde partie de cet article [2].
Pawel, 13 mars 2020
1) Karl Liebknecht, Malgré tout ! (1919).
2) Rosa Luxemburg, L’ordre règne à Berlin (1919).
3) Selon l’expression de Hegel reprise par l’idéologue Francis Fukuyama.
4) Extrait de notre article “Comment étendre la lutte” du 1er février 1989 et disponible sur noter site Internet.
Nous publions ci-dessous des extraits d’un courrier que nous avons reçu d’une camarade suite à notre intervention et à nos réunions publiques à propos du mouvement contre la ‘réforme’ des retraites en France. Nous saluons fortement cette initiative qui exprime un besoin vital pour la classe ouvrière, celui de débattre et approfondir de façon franche et fraternelle les leçons des expériences du prolétariat. Ce courrier exprime visiblement des sentiments contrastés vis-à-vis de cette longue lutte très combative. C’est surtout à propos des sentiments exprimés et de leur nature que nous souhaitons donner notre point de vue pour tenter de pousser plus largement la réflexion de nos lecteurs sur l’approche et le sens à donner au combat de la classe ouvrière.
(…) J’étais enthousiaste devant le bon accueil que nous recevions dans le cadre de la lutte contre la réforme des retraites.
J’ai constaté, moi aussi, que les gens étaient contents de lutter, de se retrouver dans la rue, d’être ensemble.
Je reconnais que j’étais déçue, lors du dernier rassemblement, de voir que le mouvement n’allait pas plus loin, qu’il s’effilochait, qu’il y avait de moins en moins de monde sur la place ; j’étais déçue de voir que le mouvement n’avait pas la force d’appeler à des assemblées générales ouvertes à tous comme en 2006, lors des luttes contre le CPE.
Ce dont je ne tiens pas assez compte, c’est la nature de la conscience de la classe ouvrière : une conscience concrète, qui s’exprime dans les actes. (…)
Ce n’est pas parce que les rassemblements n’ont pas débouché sur des appels à des AG ouvertes à tous, comme en 2006, qu’il faut baisser les bras. D’ailleurs, à ce propos, on voit comment les divers syndicats et autres “représentants” des étudiants avaient récupéré ce mouvement pour faire croire après coup, qu’ils l’avaient initié. (…)
J’attends qu’il y ait à nouveau des milliers de personnes dans la rue, contents d’être là, de se retrouver de lutter sur leur terrain. Je sais que la bourgeoisie fourbit ses armes contre les minorités révolutionnaires, je sais qu’il faut garder à l’esprit comment procède la conscience de classe ; la réforme sur les retraites va peut-être être adoptée grâce à l’application de l’article 49.3, ce qui signifierait un affaiblissement pour le gouvernement actuel, mais qui n’entraînerait pas un renforcement pour la classe ouvrière.
Le prochain pas que peut accomplir la classe ouvrière, c’est de prendre l’initiative d’organiser sa lutte, en opposition aux consignes syndicales.
Fraternellement,
L., 26 février 2020
Il est naturel, pour tout prolétaire sincèrement attaché à la lutte de notre classe, d’éprouver un certain enthousiasme lorsque la classe ouvrière relève la tête avec dignité pour mener le combat, comme ce fut le cas récemment dans les manifestations contre la “réforme” des retraites et comme l’exprime le courrier de notre lectrice. Cela, alors que nous n’avions pas vu de telles expressions de combativité et de solidarité depuis une décennie. Ce sentiment légitime était largement partagé au sein des cortèges, par l’ensemble des manifestants.
Lorsque le mouvement est dans une phase de reflux, la situation devient néanmoins plus délicate à appréhender. Il existe alors le risque d’abandonner en cours de route et de perdre l’esprit de combat ou au contraire, en réaction, de vouloir en découdre à tout prix avec le danger de se retrouver embarqué dans des voies sans issues, dans des aventures minoritaires et jusqu’au-boutistes. Ces deux impasses symétriques conduisent en réalité à l’isolement et au même sentiment de frustration.
C’est ce qu’a illustré la récente lutte, comme bien d’autres mouvements auparavant : tandis que les manifestants étaient chaque semaine moins nombreux, les syndicats cherchaient à pousser ceux qui restaient dans des “actions” totalement stériles (blocage, collage d’affiches sur les permanences des députés, etc). Le prolongement de la lutte dans quelques secteurs isolés n’était pas un atout mais présentait, malgré le courage et une volonté exemplaire de combattre, plutôt un danger risquant d’épuiser et de dégoûter les ouvriers les plus impliqués, ceux qui ont le sentiment d’avoir “payé le prix fort”, comme les cheminots ou les travailleurs de la RATP.
Le fait de “tenir” coûte que coûte s’est donc révélé n’être qu’une impasse face à laquelle il était nécessaire de se replier en trouvant les moyens de poursuivre autrement et de façon adaptée le combat. Le recours aux “comités de lutte”, par exemple, comme outils permettant de regrouper les ouvriers les plus combatifs est une des solutions adaptées dont le prolétariat a fait l’expérience au cours des années 1980. De tels organes permettent de pousser la réflexion et tirer les leçons essentielles de la défaite afin de préparer au mieux les conditions politiques et pratiques des futures luttes qui sont inévitables du fait des attaques que le capitalisme en crise va continuer à faire pleuvoir.
Tout cela nécessite une approche, une préoccupation capable de s’inscrire dans une démarche sur le long terme. Ce courrier met, a contrario, en évidence une tendance (qui n’est pas propre à la camarade) à partir des faits immédiats, à appréhender la réalité selon une vision phénoménologique, photographique et fragmentée, juxtaposant la situation de 2006 à celle d’aujourd’hui, sans voir la réalité d’un processus et celle des changements qui se sont opérés depuis. La lutte de classe et la conscience ne s’expriment pas de manière purement cumulative ou selon un schéma préétabli et reproductible, comme celui de la lutte contre le CPE de 2006, par exemple que l’on pourrait plaquer telle quelle sur la situation actuelle. Il faut toujours tenir compte de la dynamique du mouvement réel de la lutte de classe, voir que cette dynamique émane d’abord d’un processus historique qui dépasse non seulement les individus en lutte et leurs propres aspirations, mais aussi les générations, comme le soulignaient Karl Marx et bon nombre de révolutionnaires.
Si la conscience du prolétariat est effectivement “concrète” et si elle s’exprime “dans les actes”, cela ne signifie nullement que la conscience soit un simple produit ou un simple reflet mécanique des luttes passées ou des actions immédiates de la classe ouvrière. Attendre les mêmes caractéristiques et la même continuité que lors du CPE de 2006, sans tenir compte des conditions de la phase de décomposition du capitalisme et des évolutions liées aux changements opérés dans les entrailles de la société, est une erreur.
Bien entendu, tenir compte des lois de l’histoire est un exercice difficile et complexe qui demande beaucoup d’énergie et de rigueur, même aux organisations révolutionnaires les plus aguerries. En réalité, l’enjeu est bien de comprendre ici que, s’il existe un processus conscient du prolétariat, celui-ci s’exprime surtout de manière souterraine et non linéaire. (1) La maturation souterraine dépend de tout un ensemble de facteurs matériels, d’un processus vivant mêlant l’expérience concrète, la vie politique et la mémoire historique. Ainsi, la profondeur et l’action du prolétariat dans la lutte immédiate ne peut être le seul critère pour évaluer la dynamique ou comprendre un mouvement de classe. Sans un cadre théorique solide préalable, il est impossible de saisir correctement la réalité d’un rapport de force entre les classes.
Effectivement, une des faiblesses du mouvement contre la réforme des retraites était l’incapacité du prolétariat à prendre en main son combat, alors que ce fut le cas pendant la lutte contre le CPE avec ses AG souveraines, ainsi qu’à se confronter réellement aux syndicats en étendant le mouvement, comme au cours de certaines luttes dans les années 1980.
La lutte de l’hiver 2019-2020 a pourtant été capable d’exprimer une force et un potentiel important. En effet, le sentiment de solidarité, le besoin, certes embryonnaire mais bien réel, d’unité face aux attaques, de se retrouver “tous ensemble”, tout cela exprime une force nouvelle et même essentielle pour une classe sociale qui ressent et rejette plus nettement la réalité de l’exploitation capitaliste. Cette reprise de la combativité ouvrière pose au moins les premières conditions pour que les exploités commencent à se sentir progressivement appartenir à une même classe, afin d’orienter et d’engager plus vivement la réflexion vers le futur. Autrement dit, le ferment des manifestations et la montée d’une forte combativité, dans un contexte de réflexion, ont été un formidable levier, même si le chemin est encore long, incertain et tortueux, pour retrouver une identité de classe. Cela, après des décennies de propagande sur la prétendue “disparition de la classe ouvrière” et alors que pèse encore sur cette dernière l’incapacité à se reconnaître comme une force sociale unie, ayant les mêmes intérêts historiques, alors que pèse même la honte d’elle-même et l’oubli de son propre passé, de ses propres expériences de lutte. Bien entendu, nous ne sommes qu’au tout début de ce processus qui reste encore fragile. Mais les graines semées germeront si les conditions le permettent : la poursuite des attaques massives liées à la crise du système capitaliste demeure un aiguillon pour alimenter la réflexion et renforcer la conscience de classe au sein du prolétariat.
Ceux qui combattent pour la révolution prolétarienne placent leurs “espérances” dans le futur, à l’échelle historique, pas à celle d’un mouvement de lutte particulier. Ainsi, au-delà de l’enthousiasme ou de la déception par rapport à telle ou telle lutte, c’est la compréhension profonde du mouvement qu’il nous faut atteindre, voir que le propre de la lutte du prolétariat, comme classe exploitée, est d’avancer et de progresser en allant de défaites en défaites. C’est ainsi que, forte de cette démarche historique et des espoirs qu’elle plaçait dans l’avenir, Rosa Luxemburg pouvait écrire, en pleine répression de la “commune de Berlin” en janvier 1919 : “les masses ont été à la hauteur de leur tâche. Elles ont fait de cette “défaite” un maillon dans la série des défaites historiques, qui constituent la fierté et la force du socialisme international. Et voilà pourquoi la victoire fleurira sur le sol de cette défaite”. (2) En effet, dans la décadence du capitalisme, le prolétariat ne peut plus obtenir de réformes durables et on voit bien que ses luttes se limitent désormais a se défendre face aux attaques de plus en plus brutales et généralisées. Dans ce cadre, la seule “victoire”, le seul “gain” possible est celui de l’expérience de la lutte elle-même par la “défaite”. En fait, seule la révolution mondiale pourra être considérée à terme comme une “victoire”. Tant que durera le capitalisme, l’exploitation ne pourra que générer toujours plus de souffrances et de misères. Refuser de subir les attaques est déjà, en quelque sorte, une première “victoire” issue paradoxalement de cette “défaite”. Il faut être capable de voir ce que cela signifie pour l’avenir, être capable de voir le potentiel d’un combat d’autant plus difficile à mener que toute expression de lutte est un immense défi face aux obstacles que dresse la bourgeoisie, face à ceux liés au poids d’idéologies étrangères au prolétariat et aux phénomènes liés à la phase de décomposition. Or, le prolétariat, en effet, “ne baisse pas les bras” et s’engage sur la voie d’un avenir potentiellement prometteur.
À la fin de son courrier, la camarade essaye de mettre en perspective les pas en avant que la classe ouvrière devra ou sera amenée à accomplir. Mais elle semble l’exprimer de manière un peu incantatoire. Il faut au contraire voir que “le fondement scientifique du socialisme s’appuie, comme on sait, sur trois principaux résultats du développement du capitalisme : avant tout sur l’anarchie croissante de l’économie capitaliste, qui mène inévitablement à sa ruine ; deuxièmement, sur la socialisation croissante du processus de production qui crée les amorces de l’ordre social futur, et troisièmement, sur le renforcement croissant de l’organisation et de la conscience de classe du prolétariat qui constitue le facteur actif de la prochaine révolution”. (3) Ainsi, faute d’une réflexion plus ancrée dans une démarche historique, le risque est “d’attendre” encore pour se retrouver inévitablement confronté à de nouvelles déceptions, voire, à terme, à du découragement.
Bien entendu, par ce courrier, la camarade démontre qu’elle cherche à mener le combat, à comprendre et à pousser plus loin sa réflexion. Nous ne pouvons que l’encourager, ainsi que tous nos lecteurs, à poursuivre dans ce sens.
RI, 3 mars 2020
1) Lire, par exemple : “Seule la lutte massive et unie peut faire reculer le gouvernement !”, Révolution internationale n° 480, (janvier-février 2020).
2) Rosa Luxemburg, L’ordre règne à Berlin (1919).
3) Rosa Luxemburg, Réforme ou révolution ? (1898)
Depuis plusieurs mois, la région d’Idleb, dans le nord de la Syrie, est pilonnée par les forces de Bachar El Assad et de l’armée russe. Près de trois millions de civils (dont un million d’enfants) sont enserrés dans ce dernier bastion de la rébellion, (1) comme à Alep ou à la Ghouta orientale ; le régime gouverné par El Assad cherche à reprendre cette zone par la terreur et une ignoble politique de la terre brûlée. Les pluies d’obus, déversées par l’aviation russe, s’abattent sans distinction sur les habitats, les bâtiments publics (écoles, hôpitaux…), les marchés et les champs agricoles. Plus de mille personnes ont péri depuis la fin du mois d’avril 2018 selon l’ONU, et près d’un million de personnes tentent de fuir le massacre, affamés, sans logements, livrés aux températures glaciales de l’hiver. Dans ce décor de barbarie et de chaos, les populations résignées n’ont, en effet, plus qu’une seule issue : fuir pour échapper à la mort ! Prendre la route en direction de la frontière turque ou tenter de joindre la frontière grecque, porte la plus proche pour entrer en Europe.
Seulement voilà, la frontière entre la Syrie et la Turquie leur est désormais fermée. Alors que depuis 2015, l’État turc rendait service (moyennant finance !) aux démocraties européennes en accueillant les flux de millions de migrants que celles-ci refusaient de prendre en charge, en les traitant comme des pestiférés, l’offensive turque dans le Nord de la Syrie a changé la donne. Les trois millions de personnes de la région d’Idleb sont désormais otages, prisonniers des puissances impérialistes de la région. Comme on a pu le voir, la Turquie et la Russie et son vassal la Syrie d’Assad sont prêtes à tout ! Y compris à rendre des zones entières totalement exsangues, à terroriser les populations et à les massacrer pour satisfaire leur appétit de rapace. Aujourd’hui, la région d’Idleb est le terrain de jeu macabre de l’impérialisme, le théâtre sanglant du capitalisme à l’agonie où seule demeurent la misère et la mort !
Si Erdogan refuse de faire entrer de nouveaux migrants, il souhaite se débarrasser des trois millions et demi déjà présents sur le sol turc. Pour le chef du régime, ces derniers ne sont rien d’autres que des objets vendus aux enchères, des otages d’un marchandage qu’il utilise habilement afin d’assouvir ses visées politiques. Sur le plan interne, les migrants sont désormais la cible d’une campagne de dénigrement écœurante qui vise à rehausser la popularité de l’AKP au sein de la population turque. Mais c’est surtout sur la scène impérialiste que les migrants lui sont le plus utiles.
En effet, ces derniers sont devenus des objets de chantage envers les puissances de l’Union européenne (UE). Erdogan menaçait depuis des mois d’ouvrir la frontière occidentale du pays en direction de l’Europe afin de pousser les puissances européennes à soutenir sa campagne militaire dans le nord de la Syrie et à lui assurer une rente financière. Le 28 février dernier, il a mis ses menaces à exécution et des dizaines de milliers de réfugiés ont tenté, au prix de risques considérables, d’entrer en Europe par la Grèce malgré le refus catégorique des autorités, soutenues dans ce choix par l’UE et ses grandes démocraties. Au moins 13 000 migrants se trouvent désormais massés à la frontière, en proie à la cruauté des uns et des autres. D’autres tentent par voie maritime d’atteindre les îles de Chios ou de Lesbos où les mêmes conditions les attendent : parqués, entassés et isolés comme des animaux, en manque d’eau, de chauffage, de nourriture, d’hygiène la plus élémentaire. Sur l’île de Lesbos dans le camp de Moria, prévu pour 2 300 personnes, s’entassent par exemple 20 000 personnes, entourées de barbelés. La Repubblica livre ainsi cette description abominable : “les premiers à se noyer sont les enfants. Ici, il n’y a rien pour eux, pas même un lit, des toilettes ou de la lumière. Ici, pour eux, il n’y a que la boue, le froid et l’attente. Un purgatoire humide et absurde à devenir fou. De sorte que, jour après jour, à mesure que l’Europe et ses promesses s’éloignent de l’horizon, il ne reste rien à faire aux plus fragiles que de tenter de se suicider (…) mais comme ils ont peur, ils réussissent rarement à aller jusqu’au bout. De temps en temps, un adulte toque à la porte de la clinique, au bas de la colline, apportant dans ses bras un gamin avec sur le corps des marques éloquentes. Tout le monde sait ce qu’il vient de faire. Il recommencera dans quelques mois”. Plus de trois-quart de siècle après Auschwitz, c’est la même réalité sinistre et effroyable que le capitalisme réserve partout aux populations jugées “indésirables”.
Ceux qui tentent de rejoindre cet “Eldorado” sont stoppés avec la plus grande violence et brutalité par les autorités grecques. Nous avons pu voir des images insoutenables et révoltantes où, en mer, les gardes côtes grecs tentent de crever un bateau pneumatique rempli de migrants et de les éloigner par des tirs de carabines. Dans la région de l’Evros, la police et l’armée quadrillent la zone. Les 212 kilomètres de frontière sont infranchissables. Les migrants qui tentent de passer sont accueillis par des grenades lacrymogènes et même par des tirs à balles réelles qui auraient fait plusieurs blessés et même un mort selon des informations turques. Ceux qui sont arrêtés sont passés à tabac, dépouillés, humiliés et renvoyés chez eux. Pensant se trouver à quelques mètres du “paradis”, ils sont en réalité confrontés à la froide cruauté de la forteresse européenne pour qui ils demeurent des indésirables, des déchets ou des bêtes errantes qu’aucun État ne veut prendre en charge. Avec un cynisme incroyable et une hypocrisie sans limites, chacun fait mine de renvoyer la responsabilité sur d’autres mais tous partageant la même volonté : le refus catégorique d’accueillir ces populations victimes de la barbarie que les puissances impérialistes ont elles-mêmes engendrées ! (2)
De suite après l’annonce du régime turc d’ouvrir les portes aux migrants en direction de l’Europe, la réaction des principaux États de l’UE fut sans appel : tous les représentants de la bourgeoisie européenne ont poussé des cris d’orfraie envers la politique “inacceptable” (Angela Merkel) d’Erdogan. Le chef du gouvernement autrichien, Sebastian Kurz, élu tout particulièrement sur la base de sa politique anti-immigration, feignait de s’inquiéter “de ces êtres humains utilisés pour faire pression” sur l’UE.
Les “grandes démocraties” européennes peuvent bien se saouler en paroles compatissantes, elles auront beau tenter de se disculper en faisant porter l’entière responsabilité à leurs concurrents russe et turc, la réalité de la politique migratoire européenne dévoile l’hypocrisie et l’ignominie dont elles font preuve. C’est d’ailleurs, la “patrie des droits de l’Homme” qui a le mieux exprimé les véritables intentions des États de l’UE : “L’Union européenne ne cédera pas à ce chantage. (…) Les frontières de la Grèce et de l’espace Schengen sont fermées et nous ferons en sorte qu’elles restent fermées, que les choses soient claires”, affirmait catégoriquement Jean-Yves Le Drian, le ministre français des Affaires étrangères. Ainsi, des millions de personnes auront beau crever la gueule ouverte, les États européens ne feront rien pour eux, si ce n’est leur rendre la tâche encore plus difficile en renforçant les moyens permettant de rendre la frontière grecque encore plus hermétique. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, a garanti que “toute l’aide nécessaire” serait fournie à l’État grec. D’ores et déjà, l’agence Frontex a envoyé des renforts de police et 700 millions d’euros ont été dégagés. L’intransigeance des dirigeants européens reflète aussi la volonté de couper l’herbe sous le pied des mouvements populistes qui n’ont pas hésité à exploiter ce nouvel exode en leur faveur.
Les puissances européennes auront beau se faire passer pour les victimes du méchant manipulateur Erdogan ou encore verser des larmes de crocodile sur le sort des migrants en se cachant derrière le masque de l’impuissance, elles sont toutes autant responsables et portent, sans le dire, la responsabilité de laisser ces millions de civils périr sous les obus russes, les balles grecques et le cynisme turc.
Leurs tirades à vomir sur les droits de l’Homme et leur indignation feinte ne sont que des paravents visant à cacher leurs politiques anti-migrants. Les renvois aux frontières, la traque des réfugiés et le démantèlement des camps de fortune, l’érection de murs et de barbelés, la militarisation des frontières, l’accroissement des contrôles administratifs et des critères d’accès aux territoires, etc., toutes ces mesures sont d’abord et avant tout mises en œuvre et appliquées avec la plus stricte rigueur et le plus grand zèle par les États démocratiques, (3) là où la dictature du capital s’exprime de la manière la plus perverse et la plus cynique. Les démocraties occidentales, de gauche comme de droite, tant vantées par la propagande, sont non seulement complices mais font subir exactement les mêmes traitements ignobles, dégradants et indigne que les “méchants” de l’histoire (les Erdogan, Poutine et consorts)… avec un soupçon d’hypocrisie, toutefois !
Après qu’une trentaine de soldats turcs ont été tués dans une attaque menée par les troupes de Bachar El Assad, laissant craindre une escalade des tensions, Moscou et Ankara ont conclu un cessez-le-feu le 5 mars. Une farce à laquelle personne ne croit tant les prétentions respectives des deux puissances ne peuvent que pousser l’une et l’autre à un jusqu’au-boutisme effréné qui, tôt ou tard, remettra le feu aux poudres et ranimera les combats. Aucun signe de stabilisation n’existe au Proche-Orient. Le retrait continu des États-Unis et, par voie de conséquence, de la France et de l’Allemagne, fait peser, à terme, plusieurs dangers dont les populations civiles seront, comme toujours, les premières victimes. Il est indéniable que El Assad est bien décidé à reconquérir l’intégralité du territoire qu’il possédait avant 2011. Pour cela, il n’hésitera pas à s’abreuver du sang de millions d’innocents pour parvenir à ses fins. D’autant plus que Poutine, le seul en mesure de canaliser les velléités du “boucher de Damas”, ne semble pas complètement opposé à cet objectif. Le “maître du Kremlin” a également intérêt à maintenir des relations cordiales avec Erdogan afin de pouvoir faire pression sur l’OTAN et maintenir sa précieuse base navale de Tartous, à l’Ouest de la Syrie. De son côté, la Turquie a le champ libre pour faire la peau aux Kurdes dont elle refuse le maintien de leur territoire autonome, craignant qu’il serve de point d’appui aux revendications nationalistes des Kurdes de Turquie. Au mois d’octobre dernier, après de violents combats, elle est parvenue à établir une “zone de sécurité”, rompant de ce fait la continuité territoriale du Rojava. Si jusqu’à présent, la présence américaine donnait une garantie de protection aux Kurdes, le départ des troupes US de Syrie signe très probablement leur arrêt de mort.
D’autant plus que les puissances européennes, comme la France et la Grande-Bretagne, ont perdu beaucoup de terrain et ne sont plus vraiment en mesure de mener à bien leur stratégie visant à combattre Daesh et le régime d’Assad par un jeu d’alliances avec les rebelles et les Kurdes. Ainsi, tous les éléments sont aujourd’hui réunis pour que surviennent de nouveaux massacres de masse qui plongeront encore des millions de personnes sur les routes de l’errance.
Ce qui se passe à la frontière gréco-turque n’est pas une exception mais une illustration parmi tant d’autres de l’horreur que fait peser le capitalisme agonisant sur des centaines de millions de personnes. Le sort des migrants africains à la frontière marocaine, l’enfer de la Libye (4) ou celui des latino-américains entre le Mexique et les États-Unis est similaire. Tous fuient la guerre, la violence, la criminalité et le désastre environnemental. Aujourd’hui, près de sept millions de personnes se trouveraient dans cette situation d’errance sans aucun moyen de survie. Ils fuient la barbarie du capital et sont les pions et les victimes des bourgeoisies nationales qui ne cessent de jouer avec eux et d’instrumentaliser la “question migratoire” pour le compte de leurs sinistres intérêts impérialistes.
Vincent, 8 mars 2020.
1) Les rebelles au régime d’Assad forment ni plus ni moins qu’une fraction rivale au sein de la bourgeoisie syrienne. Ils sont soutenus par les États-Unis, l’Arabie Saoudite, la Turquie et d’autres États, que ces derniers utilisent comme des pions afin de servir leur intérêts impérialistes.
2) Voir à ce propos : “Bombardements en Syrie : l’intervention des grandes puissances amplifie le chaos”, Révolution internationale n° 455 (novembre-décembre 2015).
3) Voir à ce propos : “Le “droit d’asile” : une arme pour dresser des murs contre les immigrés”, sur le site internet du CCI (juillet 2019).
4) Voir à ce propos : “Chaos en Libye : une odieuse expression de la barbarie capitaliste”, sur le site internet du CCI (novembre 2019).
Dans son n° 530, daté d’octobre/novembre 2018, Le Prolétaire, organe du Parti communiste international (PCI) a publié une réponse (“Les divagations du CCI sur le populisme”) à deux articles que nous avions écrit sous le titre : “Les failles du PCI sur la question du populisme” (Révolution Internationale nos 468 et 470). Ces articles constituaient déjà une première réponse à leur précédent article : “Populisme, vous avez dit populisme ?” (Le Prolétaire n° 523) critiquant notre vision et notre analyse du populisme actuel.
Nous poursuivons donc ici cette polémique que nous jugeons essentielle, aussi bien pour la confrontation entre deux méthodes différentes dans le combat pour la défense des intérêts de la classe ouvrière que pour la clarification indispensable de l’analyse de la situation actuelle dans le milieu politique prolétarien.
Pour les révolutionnaires, une période et une situation historique s’examinent comme un rapport de forces entre les deux classes déterminantes de la société : la bourgeoisie et le prolétariat. Cette analyse est de la plus haute responsabilité des organisations révolutionnaires et elle a été déterminante dans les moments-clés du combat prolétarien. Par exemple, grâce à l’analyse du rapport de forces et de la dualité de pouvoir dans ses Thèses d’avril en 1917, Lénine a redressé l’orientation du parti bolchevik vis-à-vis du gouvernement provisoire du prince Lvov et de Kerenski. De même, lors des Journées de juillet 1917, parce qu’il avait compris la réalité du rapport de force entre le prolétariat et la bourgeoisie, le parti bolchevik a su déjouer le piège d’une insurrection prématurée, tendu par le gouvernement provisoire.
À l’inverse, l’erreur d’appréciation de ce rapport de forces par une organisation révolutionnaire, quel que soit son niveau d’influence sur la classe ouvrière, a toujours eu des conséquences très lourdes, voire catastrophiques. Ainsi, malgré l’agitation sociale intense dans le pays, la décision de Karl Liebknecht de lancer un appel à l’insurrection à Berlin en janvier 1919, alors que les conditions n’étaient pas mûres, a eu des conséquences tragiques pour l’ensemble du prolétariat international, débouchant sur l’écrasement dans le sang de la révolution en Allemagne et permettant à la bourgeoisie de porter un coup décisif à l’extension de la révolution mondiale. De même, l’attitude opportuniste et activiste de Trotski dans les années 1930, découlant de ses illusions sur une possible évolution positive de la fraction stalinienne ainsi que de son incompréhension de la nécessité d’un travail de fraction, a encore été aggravée par le fait qu’il n’avait pas compris l’ampleur de la contre-révolution mondiale et le rapport de forces totalement défavorable au prolétariat à cette époque. Cela l’a notamment amené à préconiser, contre la montée du fascisme, la constitution de fronts uniques avec des partis bourgeois, ainsi qu’à adopter une position tout aussi catastrophique lors de la guerre d’Espagne en affirmant que “s’y déroulait une révolution hybride, confuse, mi-aveugle et mi-sourde”, qui aurait finalement pu se transformer en “révolution socialiste” s’il y avait eu des “chefs révolutionnaires” à la tête de l’État bourgeois. Une partie de ces errements découlent de ses confusions sur le rapport de force entre les classes, le conduisant même à se fourvoyer dans la création d’une IVe Internationale en 1938, alors que les forces des révolutionnaires étaient non seulement complètement dispersées mais également grandement décimées. Ces errements tragiques se sont soldés par de terribles massacres de prolétaires dans la guerre d’Espagne qui fut une répétition générale du sanglant affrontement impérialiste de 1939-1945 et ont précipité à leur tour les organisations trotskistes dans la trahison et leur passage dans le camp bourgeois lors de la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi le CCI, à la suite de Bilan et de la Gauche communiste de France en particulier, a toujours mis en évidence l’importance déterminante pour les organisations révolutionnaires de l’analyse du rapport de forces entre les classes.
À partir du moment où la société entrait dans une nouvelle période historique, celle des guerres et des révolutions, comme le proclamait clairement le premier congrès de l’Internationale communiste, il devenait crucial pour les organisations révolutionnaires de tirer toutes les conséquences que ce changement de période historique impliquait. La Gauche communiste poursuivit ce travail après le triomphe de la contre-révolution suite à l’écrasement de la vague révolutionnaire de 1917-1923. En s’inscrivant dans cette démarche, le CCI a pu dégager le cadre général d’analyse de l’entrée du capitalisme dans la période de décadence. Il a pu aller plus loin en identifiant, lors de la chute du bloc de l’Est, l’entrée du capitalisme dans sa phase ultime de décomposition. (1) C’est avec ce cadre théorique, reposant donc sur l’analyse historique et globale du rapport de forces entre les classes, qu’il est capable de développer une analyse de phénomènes comme le populisme, typiques de cette phase ultime du capitalisme.
Bien entendu, le PCI est en désaccord avec ce cadre d’analyse, ce qui révèle chez lui une interprétation tout à fait réductrice de la méthode marxiste.
Quand Le Prolétaire affirme péremptoirement, pour répondre au CCI, que “ce ne sont pas des facteurs “idéologiques” mais des déterminations matérielles qui poussent et pousseront les prolétaires dans les mouvements de lutte, à surmonter leurs divisions, à reconnaître qu’ils appartiennent à la même classe sociale, soumise à la même exploitation, et qui pousseront les éléments d’avant-garde dans ces mouvements à se mettre en quête d’une organisation de parti pour mener le combat”, il en reste à une phase élémentaire de la lutte de classe. Nous reconnaissons pleinement, nous aussi, que les conditions matérielles des prolétaires comme conjonction de facteurs objectifs (le niveau de la crise économique, l’ampleur des attaques de la bourgeoisie, etc.) jouent un rôle essentiel dans le développement de la conscience de classe. Mais le PCI oublie ici que les facteurs subjectifs (la combativité, la volonté, la morale, la solidarité, l’organisation, la conscience, la théorie) jouent très vite un rôle important pour le prolétariat, jusqu’à devenir décisifs dans une période révolutionnaire. C’est ce qui faisait dire à Marx : “De toute évidence, l’arme de la critique ne peut pas remplacer la critique des armes : la force matérielle doit être renversée par une force matérielle, mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle saisit les masses”. (2) Cela a été confirmé de manière éclatante par le déroulement même de la révolution en Russie. C’est d’ailleurs ce rôle vital de la conscience que Trotski a placé au cœur de son Histoire de la Révolution russe quand il écrit, par exemple, que “l’état de conscience des masses populaires, en tant qu’instance décisive de la politique révolutionnaire, excluait la possibilité pour les bolcheviks de prendre le pouvoir en juillet” (3) et qu’il rapportait ainsi les propos de Lénine : “Nous ne sommes pas des charlatans : nous devons nous baser uniquement sur la conscience des masses”. (4)
C’est cet oubli qui a conduit Bordiga, lors de son retour à la vie militante après la Deuxième Guerre mondiale (qui marque la naissance du bordiguisme), à rejeter totalement la conscience hors de la lutte prolétarienne jusqu’à la révolution, et à la confiner uniquement à l’intérieur du Parti. Dès lors, pour le PCI, la lutte de classe se réduit à une somme ou à un enchaînement de déterminations matérielles quasi-automatiques et mécanistes, valables à n’importe quel moment de l’existence du capitalisme. Toute autre considération serait de “l’idéalisme”. C’est bien sûr de cela qu’il accuse le CCI dans son article derrière les termes de “divagations”, de “lubies” ou “d’élucubrations” qui émaillent sa réponse. En même temps qu’il nie l’importance du facteur de la conscience dans la lutte du prolétariat, il nie aussi la dimension historique de l’évolution du capitalisme, ce qui l’amène à rejeter aussi la notion de décadence du capitalisme que nous défendons.
En s’en tenant là, le PCI abandonne la dimension historique et le contexte concret du déroulement de la lutte de classe qui relèvent pourtant d’une dimension essentielle du marxisme : la conscience de classe n’est nullement un facteur abstrait mais une force matérielle, comme l’ont toujours clairement établi Marx et Engels. La conscience et l’état de cette conscience à un moment historique donné sont non seulement un facteur actif mais déterminant dans une situation qu’il est essentiel et indispensable de prendre en considération dans l’analyse du rapport de forces entre les classes.
En d’autres termes, il n’y a pas que des facteurs objectifs mais aussi des facteurs subjectifs, c’est-à-dire liés à l’état et au niveau de développement de la conscience de classe du prolétariat, qui détermine sa force sur le terrain politique. C’est pour cela que nous avons toujours affirmé que dans le capitalisme, le prolétariat, dans la mesure où il ne détient aucun pouvoir économique et matériel, n’a que deux armes de combat : sa conscience et son organisation.
De façon plus générale, les idées et les idéologies sécrétées et instrumentalisées par la bourgeoisie sont également des forces matérielles au service de sa domination et de son exploitation. Les mystifications et illusions que propage la classe bourgeoise jouent un rôle actif dans les situations concrètes : il y a donc un combat concret du prolétariat à mener pour déjouer les manœuvres des propagandes idéologiques de la bourgeoisie, et notamment la mystification démocratique qui pèse sur lui ou encore contre toute idéologie qui vise à diviser la classe ouvrière : racisme/antiracisme, populisme/antipopulisme, totalitarisme/démocratie… Le PCI néglige le rôle majeur et actif du développement de la conscience du prolétariat dans le processus révolutionnaire en transférant cette conscience uniquement dans le Parti qui en détiendrait de ce fait (et lui seul) le “monopole”. En réduisant le développement de la conscience de classe à cet ensemble de déterminations matérielles, le PCI tombe dans un déterminisme purement mécanique, autrement dit dans le piège d’une démarche qui est celle du matérialisme vulgaire, opposant, dans le fond, esprit et matière ; la détermination par les rapports matériels et économiques de production excluant “le monde des idées”, c’est-à-dire niant et rejetant la force matérielle de la pensée et de la réflexion dans la classe elle-même. Mais cette vision rétrécie a des conséquences qui poussent notamment le PCI à reprendre à son compte et à s’enfermer dans des théorisations fausses héritées du passé.
Il y a, en effet, un autre aspect de sa critique de notre prétendu idéalisme qui témoigne du même renversement des bases du marxisme par le PCI : “Le CCI a, lui, une vision complètement idéalisée d’une classe ouvrière sans contradictions, sans couches diverses, sans divisions en son sein (…). À l’inverse de ce conte de fées, il importe de comprendre que les divisions et la sujétion de la classe ouvrière ont des bases matérielles”. Cette conception le pousse à se cramponner à la théorie de “l’aristocratie ouvrière” que nous avions déjà critiquée dans notre précédent article.
Au-delà de l’ironie facile de sa réponse (“Sur ce point, nous sommes en bonne compagnie comme le reconnaît le CCI qui affirme que cette conception était déjà une erreur d’Engels et de Lénine !”), Le Prolétaire s’appuie effectivement sur une vision erronée héritée de Lénine (5) dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme. (6)
Il n’est pas question de nier qu’il y a toujours des différences de salaires, de conditions de vie et de travail parmi les ouvriers que la bourgeoisie s’efforce toujours de susciter, de mettre en avant et d’instrumentaliser pour masquer la nature et le caractère historique de classe associée et unitaire du prolétariat. Mais nous avons toujours critiqué cette notion car elle fait abstraction de l’unité fondamentale du prolétariat comme classe politique et de son cri de ralliement : “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !”, pour mettre en avant des divisions sociologiques catégorielles et, donc, de prétendus antagonismes d’intérêts concurrentiels au sein de la classe ouvrière. Le PCI s’en tient à cette vision sociologique et photographique de la classe ouvrière en perdant de vue son sens, son rôle, son orientation politique et, précisément, il tombe dans un piège idéologique en parlant de division en couches du prolétariat. Ce qui pousse les prolétaires à réagir, ce ne sont pas seulement les conditions matérielles qu’ils subissent, mais aussi le niveau de développement de leur conscience de classe dans la lutte qui n’est absolument pas linéaire ni continu. Du fait de ses défaillances sur le plan de la méthode marxiste, le PCI oublie que le prolétariat est capable de s’unir dans sa lutte contre l’exploitation, et qu’il l’a démontré dans les moments les plus hauts de son histoire (de la Commune de 1871 à la Pologne 1980 en passant par 1917 en Russie, bien sûr, et Mai 1968 en France), y compris dans des secteurs où le prolétariat est mieux payé. La bourgeoisie, quant à elle, s’efforce effectivement de présenter la classe ouvrière comme une classe fatalement divisée, défendant des intérêts corporatistes et concurrentiels. Au contraire, la réalité même de la classe ouvrière, du prolétariat comme classe repose sur son unité profonde. Le prolétariat, comme l’a toujours affirmé le marxisme, ne peut reconnaître son identité de classe et s’affirmer comme classe révolutionnaire, et donc dépasser ses divisions bien réelles, qu’à travers la lutte et l’affirmation de son unité et de sa solidarité basées sur le caractère associé de son travail au sein du capitalisme. Le PCI confond ici l’existence même du prolétariat avec le processus effectivement hétérogène et inégal à l’œuvre dans le développement de ses luttes et de sa conscience de classe.
Quand l’article du Prolétaire affirme, pour justifier son point de vue sur “l’aristocratie ouvrière”, qu’ “il s’agit d’une analyse matérialiste pour expliquer l’influence bourgeoise (et en particulier l’influence des partis et organisations collaborationnistes) sur le prolétariat”, il accrédite en fait l’idée que les partis de gauche et les syndicats sont des organisations ouvrières “collaborationnistes” alors qu’il s’agit, en fait, de les dénoncer comme des organes bourgeois, définitivement passés dans le camp bourgeois. Il ajoute dans la défense de cette théorie : “C’est tout à fait consciemment que les capitalistes accordent certains avantages et certaines “garanties” (statuts particuliers, etc.) à quelques couches du prolétariat pour assurer la paix sociale dans des secteurs particuliers de l’économie ou dans l’économie toute entière. Ces couches forment la base de masse des organisations réformistes”. Ce qui est vrai, c’est qu’à certains moments historiques bien particuliers, la bourgeoisie a été capable de faire volontairement certaines concessions économiques de façon tout à fait consciente mais dans quel but ? Ce n’est nullement pour “acheter” une partie du prolétariat comme le sous-entend le PCI “afin de perpétuer l’idéologie réformiste”, mais pour le diviser, pour tenter de dresser les ouvriers les uns contre les autres, en accédant aux revendications d’un secteur particulier ou d’une corporation alors que la majeure partie des prolétaires en lutte n’obtiennent rien d’autre que l’amertume profonde de la défaite, comme cela fut le cas dans la lutte dans les hôpitaux en France de 1988 où seules les infirmières ont obtenu quelques miettes, ou encore dans de nombreuses luttes comme lors de la récente grève à la General Motors aux États-Unis, en suscitant la concurrence entre prolétaires, en les enfermant dans le cadre de la défense de l’usine, de l’entreprise, de la région ou du pays. Les stratégies bourgeoises pour contrôler le prolétariat ne sont pas nouvelles, notamment à travers toute une législation sur l’exploitation comme le rappelle Rosa Luxemburg dans son Introduction à l’économie politique sur le sens à donner aux lois sur la protection du travail : “Il fallait donc que, dans son propre intérêt, pour permettre l’exploitation future, le capital impose quelques limites à l’exploitation présente. Il fallait un peu épargner la force du peuple pour garantir la poursuite de son exploitation. Il fallait passer d’une économie de pillage non rentable à une exploitation rationnelle. De là sont nées les premières lois sur la journée de travail maximale, comme naissent d’ailleurs toutes les réformes sociales bourgeoises. Les lois sur la chasse en sont une réplique. De même que les lois fixent un temps prohibé pour le gibier noble, afin qu’il puisse se multiplier rationnellement et servir régulièrement à la chasse, de même les réformes sociales assurent un temps prohibé à la force de travail du prolétariat, pour qu’elle puisse servir rationnellement à l’exploitation capitaliste. Ou comme Marx le dit : la limitation du travail en usine était dictée par la même nécessité qui force l’agriculteur à mettre de l’engrais dans ses champs. La législation des fabriques voit le jour pas à pas, d’abord pour les enfants et les femmes, dans une lutte tenace de dizaines d’années contre la résistance des capitalistes individualistes”. Mais le mouvement ouvrier fourmille de bien d’autres exemples historiques qui montrent que la classe dominante a non seulement pris soin de rationaliser l’exploitation de la force de travail, mais a toujours eu comme préoccupation centrale d’exercer un contrôle étroit sur les prolétaires, par exemple en créant de toutes pièces des structures syndicales : déjà, dans la Russie d’avant 1905, il y a l’exemple bien connu des “syndicats Zoubatov” sous le contrôle et aux ordres directs de la police tsariste. Cela a été surtout le cas juste après 1945 avec le statut particulier des fonctionnaires comme de certains secteurs-clés de l’industrie (EDF-GDF, cheminots…) ou des hausses de salaire permettant un relèvement du niveau de vie des ouvriers, etc., car cela permettait à la classe dominante de maintenir la classe ouvrière sous le joug de l’exploitation d’après-guerre au service de “l’effort national de reconstruction” (le fameux “retroussez vos manches !” du ministre Thorez et de ses acolytes staliniens au sein d’un gouvernement d’union nationale issu de la Résistance). Et cela, à travers la mystification des “nationalisations” et le caractère prétendument “ouvrier” de ces mesures. Ce fut aussi le cas les années suivantes au cours de la période des “Trente Glorieuses” où la bourgeoisie a pu préserver l’illusion d’un redéveloppement économique sans précédent du capitalisme ayant surmonté ses crises. Alors qu’en fait, il s’agissait pour la bourgeoisie des pays occidentaux de faire croire aux ouvriers qu’ils avaient quelque chose à gagner dans le capitalisme, il s’agissait de leur faire accepter la poursuite de la militarisation de l’économie, la course aux armements et une économie de guerre permanente, en vue de les préparer à se mobiliser dans des affrontements guerriers face aux ennemis du bloc adverse. Ainsi, en France, dans le cadre de la Guerre froide, le syndicat Force Ouvrière (FO) a été délibérément créé en 1947 à l’initiative de la bourgeoisie occidentale, en particulier du parti social-démocrate (SFIO) qui a joué au gouvernement un rôle pivot dans les années 1950 pour maintenir les ouvriers dans le camp occidental et le giron pro-atlantiste. Il s’agissait de contrecarrer l’influence de la CGT contrôlée par le parti stalinien dont l’influence faisait courir la risque d’un basculement au profit du bloc adverse. Il en a été de même, par exemple, en Italie en 1950 avec la naissance de la CISL (patronnée par le parti démocrate-chrétien au pouvoir) et l’UIL (parrainée par le parti social-démocrate) face à la CGIL.
Mais si l’octroi de “certains avantages et certaines garanties” sur le terrain économique à certains secteurs particuliers ou même à l’ensemble de la classe peut effectivement être une politique délibérée de la bourgeoisie dans telle ou telle circonstance précise ou dans un contexte historique bien particulier, le PCI en tire une interprétation totalement erronée qui aboutit à une conclusion fallacieuse sur le prétendu “collaborationnisme de classe des organisations réformistes”. Derrière la vision tronquée de la réalité que propose la théorisation de “l’aristocratie ouvrière”, la vraie question qui est posée au prolétariat et qu’est incapable de voir le PCI, c’est l’emprise totalitaire du capitalisme d’État comme forme universelle de domination de la bourgeoisie. Cela est une caractéristique fondamentale de la période issue de la défaite de la vague révolutionnaire mondiale de 1917-1923 et la marque de la décadence et de la survie de ce système, que ce soit de façon directe et brutale comme sous les régimes staliniens, soit indirecte sous la forme “démocratique” à travers un contrôle de l’État sur l’économie comme sur la totalité de la société. Au lieu d’un questionnement et d’une méthode permettant de développer un cadre d’analyse vivant sur les expériences et les leçons à tirer d’un point de vue de classe, Le Prolétaire s’obstine à s’enfermer dans des schémas “invariants” et à ressasser des formules du passé sans vraiment tenir compte de l’évolution historique de la domination capitaliste. Ainsi il continue à nous parler “d’organisations réformistes” ou “de collaboration de classe” ou encore de “couches qui sont l’expression d’une aristocratie ouvrière” alors que les syndicats comme les ex-partis ouvriers sont non seulement définitivement devenus des organisations de nature clairement bourgeoises mais aussi sont totalement intégrés à l’appareil d’État dont ils constituent des rouages essentiels de domination et d’exploitation. Leur fonction spécifique au sein de cet appareil d’État est la défense exclusive de ses intérêts en permettant d’encadrer et de museler le prolétariat. En ce sens, ils sont à la fois les meilleurs défenseurs de la bourgeoisie et les pires et plus dangereux ennemis du prolétariat. Qualifier une partie de l’appareil étatique bourgeois “d’organisations réformistes” en faisant fi du fait que ces anciennes organisations ouvrières ont basculé irrémédiablement dans les rangs de la bourgeoisie (les syndicats, les PS, les PC, les organisations trotskistes) à l’épreuve de la guerre ou de la révolution et sont devenus des ennemis déclarés du prolétariat permet d’entretenir l’illusion qu’il s’agit toujours d’organisations ouvrières. (7) Cela est irresponsable de la part d’une organisation du camp prolétarien car cela entretient un facteur de confusion fondamental utilisé par l’ennemi contre le développement de la conscience de classe.
En s’en tenant à une vision figée du passé, sans tenir compte de la dynamique dialectique et vivante à l’œuvre dans le rapport de forces entre les classes, sans tenir compte des leçons et des expériences du mouvement ouvrier, une organisation prolétarienne prend le risque de commettre de lourdes erreurs d’analyse et de tirer des leçons non seulement fausses d’une situation mais aussi très dangereuses. Avec une telle vision étriquée et réductrice qui lui a servi de cadre et de méthode d’analyse, le PCI a toujours estimé implicitement que le prolétariat des pays centraux du capitalisme n’est jamais vraiment sorti de la contre-révolution. Comme il n’a pas été capable de déceler la réémergence au niveau international des luttes prolétariennes qui s’ouvrait avec Mai 1968 en France, il n’a pas été non plus en mesure d’évaluer le danger que représente l’affaiblissement de la conscience de classe depuis l’effondrement des régimes staliniens de l’Est à la fin des années 1980, lié à la propagande bourgeoise identifiant le stalinisme au communisme et qui a sapé la confiance d’une grande partie du prolétariat dans la perspective d’une société communiste. Le Prolétaire nous accuse de tomber dans le piège de la propagande bourgeoise dans notre analyse du populisme (nous reviendrons là-dessus spécifiquement dans la seconde partie de cet article). Mais il ne peut pas comprendre notre analyse du populisme comme une des caractéristiques de la phase de décomposition du capitalisme parce’il rejette notre cadre de la décadence du capitalisme et ses implications pour la lutte du prolétariat. (À suivre)
Wim, 4 février 2020
Le Parti communiste internationaliste (Le Prolétaire) appartient à la longue tradition de la Gauche communiste d’Italie dont notre organisation, le CCI, se revendique également. Il s’agit pour nous d’un groupe appartenant au mouvement politique prolétarien, au-delà des désaccords qui nous séparent. Nos polémiques, franches et parfois âpres, sont donc pour nous l’expression du débat nécessaire et vital qui doit se développer au sein du camp révolutionnaire.
Né en 1943 sous le nom de Parti communiste internationaliste (PCInt), mais existant sous sa forme actuelle depuis 1952 (date de la scission d’avec le groupe de Damen, qui continue son activité autour du journal Battaglia comunista), le PCI est aujourd’hui regroupé en France et en Italie autour de Programma comunista et du Prolétaire.
Tout en se réclamant de l’Internationale communiste et de la Gauche italienne, c’est au nom de “l’invariance du marxisme” que le PCI a tourné le dos à tout l’héritage de la revue Bilan, alors même que dans les années 1930 et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les éléments révolutionnaires issus de la Gauche communiste d’Italie s’étaient regroupés autour de cette revue et avaient fait vivre le marxisme en sachant faire face à la contre-révolution et en tirant les leçons réelles de cette période atroce. Sur 1’anti-fascisme, la décadence du capitalisme, les syndicats, la libération nationale, la signification de la dégénérescence de la révolution russe, la nature bourgeoise des partis staliniens, sur l’État dans la période de transition ou la construction du “Parti”, toutes les avancées de Bilan furent jetées à la poubelle par le PCI dès sa naissance.
Ces errements politiques et théoriques ont conduit le PCI à mener une activité politique néfaste pour la classe ouvrière. Ainsi, sur la base d’une démarche totalement opposée aux apports de Bilan sur la question de la Fraction et du Parti, le PCI s’est constitué en “parti révolutionnaire” alors que la classe ouvrière était anéantie par la Seconde Guerre mondiale, incapable de relever la tête.
C’est ce même renoncement aux acquis fondamentaux de Bilan qui a poussé le PCI à considérer les partis staliniens comme “réformistes” ou les trotskistes comme “opportunistes” et pas pour ce qu’ils sont réellement : des partis bourgeois. Pour le PCI, cette frontière de classe n’existe pas.
De même, en dévoyant l’anti-parlementarisme de la Gauche italienne historique (la “Fraction abstentionniste” née en 1919 et dont Bordiga fut le principal représentant) sur le terrain d’une simple “tactique”, le PCI a pu appeler à participer à des élections et des référendums, tout en défendant les “droits démocratiques”, dont le droit de vote pour les ouvriers immigrés.
D’ailleurs, pour le PCI, n’importe quelle “tactique” syndicale, de comités frontistes, d’appui “critique” aux groupes terroristes comme Action Directe en France, permet d’ “organiser” les masses. En 1980, lors des grandes grèves en Pologne, le PCI a ainsi vu dans le syndicat Solidarnosc, dont l’unique activité consistait à saboter la lutte, l’ “organisateur” de la classe ouvrière.
Mais si la création du Parti communiste internationaliste (PCInt) en 1943, regroupant de nombreux militants issus de la Gauche communiste d’Italie, ne s’est pas faite sans confusions théoriques et organisationnelles, ce groupe doit néanmoins à l’expérience de combat à laquelle il se rattache de s’être toujours maintenu sur un terrain de classe et demeure à ce titre, une organisation du camp prolétarien.
1) Voir à ce sujet : “La décomposition : phase ultime du capitalisme”, Revue Internationale n° 62, 3e trimestre 1990.
2) Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel (1843).
3) Histoire de la Révolution russe (Tome 2) : La Révolution d’Octobre, chapitre “Les bolcheviks et le pouvoir”, p. 86, Éditions du Seuil.
4) Ibid., chapitre “Les bolcheviks et les Soviets”, p. 325.
5) Lénine reprend, certes, un terme déjà utilisé par Marx mais dans un tout autre sens. Dans le livre I du Capital, il désigne ainsi la partie la mieux payée du prolétariat pour démontrer, au contraire, qu’elle est elle-même affectée par la crise et sombre dans la misère sous les effets de la crise.
6) Dans cet ouvrage, Lénine s’appuie sur un passage d’une lettre d’Engels à Marx où il parlait d’ “embourgeoisement d’une partie du prolétariat anglais” : “quant aux ouvriers, ils jouissent en toute tranquillité avec eux [les capitalistes] du monopole colonial de l’Angleterre et de son monopole sur le marché mondial”. À partir de là, Lénine théorise deux conceptions dangereuses : d’une part, la division des prolétaires entre couches “supérieures” (l’aristocratie ouvrière) et couches “inférieures” selon lui caractéristiques du stade “impérialiste et monopolistique” de domination du capitalisme et, d’autre part, que le prolétariat des principaux pays colonialistes jouirait de privilèges liés à l’exploitation du prolétariat des pays colonisés. Il s’agit d’une remise en cause de l’unité du prolétariat comme classe exploitée qui est au cœur de la vision marxiste au profit d’une vision sociologique tiers-mondiste qui a alimenté la propagande de toute l’idéologie gauchiste se revendiquant des luttes de “libération nationale”.
7) En ce sens, ces partis sont aussi qualifiés d’opportunistes ou centristes ou “ouvriers dégénérés” par les organisations gauchistes qui utilisent également la théorisation “de l’aristocratie ouvrière” mais pour en faire de façon délibérée un facteur de division du prolétariat.
Links
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/ri_481_bat.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/content/10086/mouvement-contre-reforme-des-retraites-partie-2-tirer-lecons-preparer-luttes-futures
[3] https://fr.internationalism.org/en/tag/situations-territoriales/lutte-classe-france
[4] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/56/moyen-orient
[5] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/445/syrie
[6] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/257/turquie
[7] https://fr.internationalism.org/en/tag/4/491/populisme