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Lorsque l’on parle de black blocs, nous avons immédiatement à l’esprit des images de casseurs encagoulés, entièrement vêtus de noir, qui n’hésitent pas à détruire tout ce qui peut symboliser le capitalisme. Ces groupes font désormais partie du paysage de nombreuses manifestations. Comme nous l’écrivions en 2018 : “L’origine des black blocs est à chercher à la fin des années 1980 où la police de Berlin-Ouest invente l’expression schwarze block (bloc noir) pour désigner certains manifestants d’extrême-gauche cagoulés et armés de bâtons, eux-mêmes s’inspirant du mouvement Autonomia, né en Italie dans les années 1960. Leurs actions spectaculaires se répètent en 1999, à Seattle contre la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ; à Gênes, en juillet 2001, en se fondant dans des marches pacifiques d’opposants au G8 ; à Strasbourg, en 2009, en marge du 60e anniversaire de l’OTAN ; en octobre 2011, à Rome, lors de la journée mondiale des Indignés contre la crise et la finance mondiale ; en février 2014, aux côtés des opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ; en juillet 2017, à Hambourg, dans les manifs anti-G20 ; à l’occasion des manifestations contre la “loi travail” en France, cette même année…” 1)
Avec le mouvement des “gilets jaunes” et ses scènes de violences hebdomadaires, les images spectaculaires des affrontements entre les black blocs et la police ont largement fait le tour des médias. D’autant plus que la partie la plus radicale des “gilets jaunes” s’est mise à les soutenir et à les applaudir, quand ils ne leur ont pas prêté main forte.
L’escroquerie idéologique des black blocs
L’idéologie activiste est largement répandue dans les milieux anarchistes et gauchistes en général. Dans un texte sur les black blocs publié par deux anarchistes berlinois sur le site anarkhia.org, on peut lire ceci : “Aujourd’hui, sans avoir fait le recensement de toutes les nouvelles publications, il n’est pas anodin de voir un intérêt subit pour des personnages comme Blanqui, agitateur du XIXe siècle et apologue de l’émeute qui semblait depuis longtemps oublié, réédité récemment avec une nouvelle préface qui parvient à lui redonner son actualité. Cela sans mentionner le succès en librairie d’un texte évocateur au titre aussi suggestif que “L’insurrection qui vient”” et un peu plus bas, dans les lectures suggérées : “Maintenant, il faut des armes” d’Auguste Blanqui, republié par La Fabrique, une maison d’édition gauchiste. Comme on peut le voir, les black blocs se réfèrent aux premières heures du mouvement ouvrier en récupérant des figures comme celle d’Auguste Blanqui ; certes, un des promoteurs de l’action violente d’une minorité comme moteur de la lutte, mais dont la nature du combat est toute autre que celle de l’idéologie véhiculées par les black blocs.
Le courant blanquiste, malgré ses propres faiblesses, est en effet l’expression d’un réel effort de combat du prolétariat dans la première moitié du XIXe siècle pour se constituer en classe et affirmer la perspective communiste. Or, les black blocs n’ont strictement rien à voir avec cette tradition politique.
Pourquoi récupèrent-ils, aujourd’hui, l’héritage d’une des figures majeures des premières heures de la lutte du prolétariat contre le capital ? Alors que la bourgeoise cherche sans arrêt à discréditer l’arme théorique du prolétariat (notamment depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc de l’Est stalinien), la profonde hostilité des black blocs à l’égard du marxisme “autoritaire” explique leur attrait pour des figures comme Blanqui. Ce dernier n’a jamais véritablement adhéré à l’Association Internationale des Travailleurs qu’il percevait comme un lieu de “parlotte” et non comme un moyen d’action révolutionnaire. Blanqui voyait, en effet, l’action violente minoritaire comme le seul mode d’action capable de mobiliser le prolétariat pour renverser la société et construire le socialisme. Cela, à une époque où la classe ouvrière ne pouvait pas prendre le pouvoir du fait de son immaturité.
Politisé très tôt dans un contexte de lutte contre la monarchie (Charles X et Louis-Philippe), Blanqui militait au sein d’organisations secrètes, dans un tout autre contexte que celui d’aujourd’hui, et était souvent en première ligne lors de divers coups de force et complots. Évidemment, la répression lui fera passer de très nombreux séjours en prison au cours de sa vie, à tel point qu’il sera surnommé “l’enfermé”. Peut-être est-ce la force de ce qui en a fait un mythe qui fascine aujourd’hui tant nos radicaux encagoulés ? Malgré les échecs, malgré la répression, Blanqui garda une détermination et une combativité sans faille (jusque devant les juges qui l’accusent de tous les maux) et ce sont là des qualités essentielles qui ont sans doute contribué à sa popularité. À ce propos, Engels écrira même : “l’instinct révolutionnaire de Blanqui, sa résolution ne sont pas donnés à tout le monde”.
Blanqui fut donc un élément moteur et un leader reconnu dans de nombreux mouvements de lutte. C’est certainement cette qualité qui n’échappait pas à la bourgeoisie qui a poussé Thiers à remettre expressément Blanqui en prison à la veille de la Commune de Paris, le 17 mars 1871. En effet, tirant le bilan de la Commune dans La Guerre civile en France, Marx écrit “Le véritable meurtrier de l’archevêque Darboy, 2) c’est Thiers. La Commune, à maintes reprises, avait offert d’échanger l’archevêque et tout un tas de prêtres par-dessus le marché, contre le seul Blanqui, alors aux mains de Thiers. Thiers refusa obstinément. Il savait qu’avec Blanqui, il donnerait une tête à la Commune ; alors que c’est sous forme de cadavre que l’archevêque servirait au mieux ses desseins”. Bien entendu, le succès ou l’échec de la Commune de Paris n’était pas conditionnés par la seule présence de Blanqui. Mais il est probable que toute une série d’hésitations et d’erreurs aurait pu être évitée du fait de son expérience et de son crédit au sein du mouvement (par exemple, l’erreur de laisser partir librement le gouvernement de Thiers à Versailles…)
Ainsi, Blanqui était un véritable combattant de la classe ouvrière qui a apporté une contribution à la lutte révolutionnaire du prolétariat. Sa conception de l’insurrection, toujours orientée vers la prise du pouvoir de la classe ouvrière, n’a strictement rien à voir avec les bris de vitrines des magasins, les incendies de poubelles et la confrontation stérile avec les forces de répression pratiqués par les black blocs.
Face à la société capitaliste, Blanqui fut un des premiers à défendre la nécessité d’une dictature du prolétariat comme perspective de lutte révolutionnaire. Ce n’est pas le cas des black blocs, dont l’idéal petit-bourgeois fait au contraire la promotion de l’individu et du démocratisme libertaire sous autant de variantes qu’il existe de militants engagés dans ce mouvement hétéroclite “anti-autoritaire”. Un mouvement dont l’unité est seulement cimentée par une volonté de violence, d’affrontements avec la police et de destruction.
La violence des black blocs n’est pas celle de la classe ouvrière
Dans un article de 1874, “Le programme des émigrés blanquistes de la Commune”, Engels écrit : “Blanqui est essentiellement un révolutionnaire politique ; il n’est socialiste que de sentiment, par sympathie pour les souffrances du peuple, mais il n’a pas de théorie socialiste ni de projets pratiques de transformation sociale. Dans son activité politique, il fut avant tout un “homme d’action” qui croyait qu’une petite minorité bien organisée pourrait, en essayant au bon moment d’effectuer un coup de main révolutionnaire, entraîner à sa suite, par quelques premiers succès la masse du peuple et réaliser ainsi une révolution victorieuse”.
Cette conception fondée sur des actions d’éclat d’une minorité déterminée perd de vue qu’il ne peut y avoir de réel renversement du capitalisme sans un mouvement massif et conscient du prolétariat. Cette adhésion à un projet politique ne peut se faire en quelques jours à la suite d’une action héroïque et à l’initiative de quelques-uns. Il s’agit, au contraire, d’un processus historique basé sur un combat qui est nécessairement long et parsemé d’embûches. Rien à voir, donc, avec l’activisme sans perspective des black blocs ou l’agitation stérile de quelques milliers de manifestants radicaux prêts à en découdre.
De plus, l’action révolutionnaire n’a surtout de sens que si elle se situe dès le départ dans une perspective de renversement du pouvoir à l’échelle mondiale. Cela suppose donc une compréhension précise du rapport de force entre les classes au niveau international, comme condition de la réussite du mouvement, une condition totalement étrangère à la façon de penser et à la pratique des black blocs qui agissent ponctuellement, avec des œillières localistes, au gré des événements internationaux.
Dans l’article cité plus haut, Engels poursuit : “Ces idées sur la marche des événements révolutionnaires sont nettement périmées, en tout cas pour le parti ouvrier allemand, et en France même elles ne peuvent séduire que les ouvriers les moins mûrs ou les plus impatients. Nous verrons également que, dans le programme en question, ces idées ont subi certaines restrictions. Mais nos blanquistes londoniens s’inspirent, eux aussi, du principe que les révolutions ne se font pas d’elles-mêmes ; qu’elles sont l’œuvre d’une minorité assez restreinte qui agit suivant un plan préétabli ; enfin, que cela va “commencer bientôt”, d’un moment à l’autre”. En effet, la conception blanquiste se caractérise par un fort poids de l’immédiatisme, c’est-à-dire une volonté de faire “bouger les masses” tout de suite, quel que soit le contexte.
Cette caractéristique qui constituait en réalité une grave faiblesse pour le mouvement ouvrier se retrouve aujourd’hui, sous des formes encore totalement étrangères à la classe ouvrière chez des groupes activistes petits-bourgeois comme les black blocs. Sans perspective claire et solide, le désespoir est fatalement au bout du chemin. Du fait de la perte de son identité de classe et de son incapacité momentanée à développer ses luttes, la classe ouvrière peut être influencée par ces moyens d’action certes spectaculaires mais totalement stériles et dangereux.
En effet, loin de faire effectivement “bouger les masses” ou même de provoquer un début de mobilisation, l’activisme “radical” des black blocs conduit à la négation même de la lutte du prolétariat. La véritable boussole des révolutionnaires n’est pas la recherche de la confrontation en soi, mais l’expérience pratique du mouvement ouvrier et les leçons historiques que l’on peut tirer de cette expérience pour développer un réel combat de classe.
L’histoire nous enseigne que ce qui fait la force du prolétariat, c’est sa massivité et sa capacité à s’unir au-delà des frontières nationales et du cadre étriqué du corporatisme syndical. Cela, par une démarche consciente qui se nourrit de la théorie révolutionnaire, théorie que méprisent souverainement les activistes de tout poil, en premier lieu les black blocs.
Il y a tout juste cent ans, la vague révolutionnaire mondiale débutée en Russie montra le chemin aux générations futures. Elle nous enseigne comment l’unité de la classe se construit dans la lutte au moyen des armes que sont les assemblées générales ouvertes, puis les conseils ouvriers, l’élection de délégués responsables et révocables, la recherche de la solidarité de classe et de l’extension des luttes par la grève de masse. Cela, les black blocs l’ignorent ou le voient comme quelque chose d’anecdotique, de limité, voire de “réformiste” ! Ils préfèrent foncer tête baissée dans “l’action” qu’ils cherchent à transformer en une sorte de “guérilla urbaine” censée “affaiblir l’État”. À la limite, seul compte le coup d’éclat lui-même, celui d’un pavé lancé contre les flics ou d’une grille arrachée.
La recherche de la confrontation systématique avec l’appareil de répression bourgeois est pourtant un piège stérile que la bourgeoisie n’a aucun mal à retourner contre notre classe. Cette violence aveugle et stérile fait pleinement le jeu de l’État bourgeois en lui donnant une justification au renforcement et au déchaînement de la répression, contribuant ainsi à la paralysie du prolétariat dans la peur. Elle permet également à la classe dominante d’instiller la confusion au sein de la classe ouvrière en assimilant ces agissements nihilistes à l’action “révolutionnaire” et aux méthodes de lutte de la classe ouvrière.
La violence et l’insurrection armée s’inscrivent pleinement dans la perspective révolutionnaire quand la question de la prise du pouvoir se pose. Mais la nature de cette violence insurrectionnelle du prolétariat est totalement différente des expressions de révolte désespérée et sans lendemain véhiculées par les black blocs. Car elle ne pourra être mise en œuvre que par une classe dont la force réelle réside dans le développement de sa conscience et du caractère associé, solidaire et organisé de son action. La violence de la classe ouvrière s’inscrit dans une perspective politique et historique émancipatrice, celle du renversement d’un système basé sur l’exploitation et la violence des rapports sociaux, pour l’édification d’un autre type de société, sans classes ni exploitation : le communisme.
Marius, 18 avril 2019
1 “Black blocs : la lutte prolétarienne n’a pas besoin de masque”, Révolution Internationale n° 471 (juillet-août 2018).
2 Darboy était l’archevêque de Paris au moment de la Commune. Il fut gardé comme otage (avec une soixantaine d’autres prisonniers) pour faire pression sur les Versaillais. Soumis à de multiples provocations et à une répression impitoyable, les fédérés exécutèrent les otages, ce qui servit de prétexte à Thiers pour finir d’écraser la Commune dans la barbarie la plus impitoyable et sanglante.