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Pas une semaine sans que les médias ne nous rapportent un scandale financier, industriel ou social, causé selon eux par l’influence des lobbies ; que l’on nous parle de Monsanto et de son glyphosate, de la réforme du copyright dans l’Union européenne (UE) sous la pression des GAFAM, (1) des implants médicaux prescrits sans normes ni contrôles, le problème posé est toujours le même : les États et les instances étatiques comme l’UE sont à la merci des lobbies, de puissants intérêts privés qui exercent une pression sur les démocraties. Non-élus, ne représentant qu’eux-mêmes, ces lobbies seraient donc “un problème de démocratie : qui a le pouvoir, qui gouverne ?”, comme le demandait hypocritement Nicolas Hulot.
Lobbies et État, une identité commune
Les lobbies ne sont pourtant qu’un signe extérieur de la concurrence généralisée qui est le principal moteur de la société capitaliste : “Là où la bourgeoisie est chez elle, la seule loi qui préside aux rapports économiques est celle de la libre concurrence”. (2) Cette dernière est l’élément qui a toujours fait du capitalisme un système social particulièrement dynamique. L’existence de différents groupes de pression, représentant des secteurs économiques ou directement des grandes entreprises, cherchant à influer sur des décisions qui représentent potentiellement d’énormes profits et la garantie d’exploiter des marchés lucratifs n’a rien de surprenant. Si, pour de ridicules considérations morales ou par incapacité, certains refusaient de se plier à cette règle, cela signifierait “pour le capitaliste individuel, (…) l’élimination de la lutte pour la concurrence, la mort économique”. (3) À tous les étages de la société capitaliste le lobbying est donc la règle, y compris au niveau des États.
Il est à ce titre tout à fait mensonger de présenter les États comme des entités neutres, qui seraient en fait harcelées par des lobbies défendant uniquement des intérêts particuliers. Présents à tous les niveaux de la sphère politique, les lobbies font partie de la défense de chaque Capital national, dont l’État est le garant. De fait, chaque État défend bec et ongles les principaux “champions” de son économie nationale. Lorsque Macron est allé en Inde au printemps dernier, c’est évidemment en y emmenant plusieurs chefs d’entreprise dont l’État défend les intérêts sur place. Selon Paris Match du 15 mars 2018 : “Tout au long de ces trois jours, le président français a multiplié les gestes et les déclarations d’amitié envers l’Inde. Son ambition ? Faire de la France la “porte d’entrée” du géant de l’Asie du Sud en Europe. Dans ce but, Emmanuel Macron compte bien profiter du Brexit pour chiper aux Anglais leur position historique de “partenaire privilégié”. La partie est loin d’être gagnée : pour l’instant, l’Hexagone est seulement le 18e client des Indiens, loin derrière les Allemands, les Britanniques et même les Belges. Qu’importe ! Emmanuel Macron y croit : “C’est le moment de la France.” Alors le chef de l’État a fait le forcing et abattu ses cartes. Lundi, avec Narendra Modi, il a inauguré à Mirzapur la plus grande centrale solaire d’Inde, construite par Engie”. Si Macron n’a pas réussi le même coup que Hollande en 2016, à savoir vendre 36 avions de combat Rafale à l’Inde, les sociétés Safran et General Electrics ont quand même, à l’occasion de cette visite d’État, conclu avec ce pays un contrat de vente de moteurs d’avion de 12 milliards de dollars. Cette visite du chef de l’État français ressemble donc furieusement à l’activité de n’importe quel lobby privé. Lorsqu’on voit de quelle façon chaque État est capable de défendre ses intérêts et ceux de ses entreprises nationales, on sait qu’à l’échelle du commerce international les lobbyistes les plus puissants et efficaces sont bien les États nationaux eux-mêmes.
Le lobby, outil du capitalisme d’État
Contrairement à l’idéologie bourgeoise présentant l’État comme un acteur neutre de la société, “au-dessus” des classes sociales, il demeure en réalité le principal administrateur du Capital national. Que ce soit par ses participations directes dans des entreprises importantes, son encadrement législatif, sa capacité à infléchir la politique financière, sa gestion de la main-d’œuvre à travers le niveau des salaires et des prestations sociales, sa capacité à contraindre les capitalistes individuels à accepter ses décisions prises dans le sens de la défense des intérêts nationaux, l’État demeure le principal administrateur de l’économie nationale.
Ce que les marxistes appellent le capitalisme d’État implique que la défense des intérêts nationaux passe aux mains de l’État. Avec l’entrée du système capitaliste dans sa phase de déclin historique, depuis la Première Guerre mondiale, cette tendance universelle s’est nettement renforcée. Non seulement l’État occupe “une place prépondérante au sein de l’économie nationale, en tant que principal client et employeur de celle-ci, mais il détient entre ses mains un ensemble de prérogatives qui lui en permettent le contrôle absolu : il est le principal pourvoyeur de crédit et c’est lui qui fixe le coût de tous les emprunts ; il édicte les règles de la concurrence entre les différents agents économiques au sein du pays et lui seul est en mesure de négocier de telles règles vis-à-vis des autres pays ; il est le vecteur obligé de l’obtention de gros contrats à l’export ; il détient les moyens de faire ou défaire des montages et rachats industriels et financiers ; il décide des nationalisations ou privatisations ; il fixe les impôts, gère le budget et édicte le code du travail, instrument au service du capital pour organiser l’exploitation et dont dépend la compétitivité du capital national”. (4) De fait, l’État gère les intérêts généraux du Capital national et épouse totalement ceux des fractions les plus fiables de la bourgeoisie. C’est donc lui qui établit le cadre dans lequel les lobbies agissent et dont ils ne sauraient s’affranchir.
Cette tendance totalitaire des États modernes est générale ; plus l’économie nationale connaît de difficultés, plus l’État capitaliste doit s’impliquer dans sa défense et sa gestion. Engels, au XIXe siècle, définissait l’État comme “le capitaliste collectif en idée”, (5) ce qui résume très clairement ce qu’il est en effet aujourd’hui. Que l’État soit un lobbyiste particulièrement puissant n’a donc rien d’étonnant : lui aussi, pour défendre ses intérêts et ceux de l’économie nationale, doit agir en coulisses et défendre ses intérêts de façon inavouable. Les multinationales ne sont absolument pas indépendantes des États qui les défendent, elles agissent aussi pour le compte du Capital national : quand Boeing ou Airbus rivalisent pour un marché, ils ont chacun leur État pour les soutenir. Toutes les ventes d’armes, de matériels dits “sensibles” parce que technologiquement évolués, tous les appels d’offres internationaux fonctionnent ainsi ; lorsque les industries anglaises de l’armement se trouvent prises en flagrant délit de ventes d’armes à l’Arabie Saoudite, alors que ces armes servent en ce moment même à assassiner des civils dans la sale guerre du Yémen, il se trouve évidemment un tribunal britannique pour expliquer que ce massacre n’étant pas “une stratégie délibérée (…), la vente d’armes britanniques à l’Arabie Saoudite est donc légale et peut continuer”. (6) Macron a lui aussi refusé d’arrêter les ventes d’armes françaises à l’Arabie, pour lesquelles la France est en concurrence non seulement avec Londres, mais aussi avec Berlin.
Ce sont bien les États qui décident des transactions les plus importantes entre nations, depuis les ventes d’armes jusqu’à l’attribution des jeux olympiques ou de la Coupe du monde de football !
Lobbies contre démocratie, un mensonge contre la conscience de classe !
La question n’est cependant pas qu’économique, car si la bourgeoisie accepte très bien de fonctionner en groupes concurrents, ce n’est pas le cas de la classe ouvrière, et sur ce point, comme sur d’autres, la bourgeoisie utilise ses propres turpitudes pour brouiller la conscience de la classe ouvrière ; “la bourgeoisie essaie de nous rejouer le même air qu’au début des années 1990 où, en pleine récession, elle rejetait la responsabilité de celle-ci sur les fractions libérales jusque-là au pouvoir dans les plus grands pays industrialisés. Elle doit absolument trouver des thèmes de mystification présentant aux exploités une prétendue alternative, au sein du système, afin de limiter les possibilités de remise en question de celui-ci. Ainsi, afin d’éviter que l’aggravation de la crise et des attaques ne favorisent au sein de la classe ouvrière une remise en cause en profondeur du système, les fractions de gauche et d’extrême gauche de la bourgeoisie cherchent à intoxiquer la conscience des prolétaires en proclamant que des solutions sont possibles en redonnant notamment à l’État un rôle plus central que le libéralisme lui aurait prétendument confisqué. Or, c’est justement l’État lui-même, qu’il soit géré par des partis de droite ou de gauche, qui orchestre les attaques les plus massives depuis la fin des années soixante. C’est dans le but de masquer cette réalité qu’on tente aujourd’hui de raviver l’illusion que plus d’État, c’est, malgré tout, plus de justice et de social”. (7)
En se faisant passer pour une entité politiquement neutre dans la société, garante de la stabilité politique et du respect impartial des règles et des lois qui régissent l’ordre social, l’État cherche donc à se défausser de ses décisions les plus impopulaires auprès de la classe ouvrière. Pour cela les lobbies sont un bouc-émissaire rêvé : agissant dans l’ombre auprès des “représentants du peuple” élus démocratiquement, utilisant toutes les ressources de la persuasion, de la corruption et de la menace pour parvenir à leurs fins, les lobbies représentent en apparence une antithèse de l’ordre démocratique sous lequel la bourgeoisie nous présente son ordre social, ouvert, transparent et fruit de la “volonté populaire”. La classe dominante ne cesse de nous faire croire que l’État serait sous la coupe des lobbies, lesquels pourraient représenter une “menace pour l’ordre démocratique tout entier”. C’est le sens de la publicité constante que leur fait l’État à travers ses médias (d’Élise Lucet, avec son émission “Cash Investigation”, au journal satirique Le Canard enchaîné) : il faudrait aider nos élus à défendre la démocratie contre les lobbies ! De fait, il s’agit de pousser les “citoyens consommateurs” à défendre la démocratie, donc l’État bourgeois, face aux lobbies “anti-démocratiques”, de soutenir les élus du peuple contre les groupes de pression défendant des intérêts privés.
C’est d’ailleurs tout le sens du soutien des médias aux ONG, considérées comme de “bons” lobbies, face aux intérêts commerciaux et d’entreprises, qui seraient les “méchants”. ATTAC, par la plume de l’économiste Maxime Combes, nous en donne un exemple : “Dénoncer leurs poids [des lobbies] revient à dire que notre processus démocratique est pollué par des agents pathogènes qu’il faudrait a minima encadrer et contrôler pour éviter les abus”. (8)
Mais quand un acteur quelconque dénonce un scandale (par exemple celui, connu de longue date, d’importation dans l’UE de faux miel chinois), (9) c’est régulièrement l’État lui-même qui l’étouffe ou empêche qu’on y mette fin, tout simplement parce que l’État défend… le Capital national et pas les intérêts des consommateurs, qui sont majoritairement des ouvriers : “Donc l’industrie fait du lobby, paie des experts, et, au final, des lois sont faites sur mesure pour l’industrie. C’est un système de corruption organisé, qui est accepté par les politiques, voire encouragé, parce qu’il y a beaucoup de retombées financières”. (10)
Les lobbies sont les enfants naturels du capitalisme et de la concurrence
L’idée que les lobbies seraient une anomalie, un “agent pathogène” pour reprendre l’expression de M. Combes, est absolument mensongère : produit de la concurrence, les lobbies sont un élément parfaitement normal du capitalisme et de son fonctionnement. Ils existent d’ailleurs depuis que le capitalisme est devenu dominant, il suffit de se souvenir de l’affaire Raffalovitch (11) autour des emprunts russes, des chèques du Canal de Panama ou du “lobby colonial” de l’Assemblée nationale pour s’en convaincre.
Lorsque la bourgeoisie incrimine les pressions de groupes privés sur la direction des affaires politiques et économiques, notamment le sacrifice des conditions de vie et de travail de la classe ouvrière dont les lobbies feraient peu de cas, il s’agit de dédouaner l’État, mais aussi le capitalisme tout entier, de leur responsabilité dans la politique anti-ouvrière qui est menée dans tous les pays.
Cette responsabilité est totale : il est tout aussi impossible d’éradiquer les lobbies qui sont un produit du fonctionnement du capitalisme que de faire disparaître la concurrence du système capitaliste. Les lobbies, comme les “patrons-voyous” ou les politiciens corrompus, ne sont rien d’autre que le produit de la concurrence capitaliste. Du reste, les politiciens admettent sans trop de difficultés que les lobbies ont leur utilité : “Il ne faut pas non plus fantasmer sur des lobbies. Je considère qu’il est normal qu’il y ait des groupes de pression qui fassent entendre les intérêts privés (…), après, c’est le Parlement qui tranche en toute transparence”. (12)
Aussi, quand les directeurs de Greenpeace en France et en Allemagne nous expliquent dans l’article : “La France et l’Allemagne doivent montrer l’exemple et se libérer de l’emprise du lobby des multinationales” (13) que “c’est bien de cela dont il s’agit, créer une nouvelle Union européenne soucieuse avant tout de l’intérêt général des populations, plus solidaire envers toutes et tous et respectueuse de l’environnement. Une Europe plus accueillante et juste, moins au service des multinationales et du monde de la finance”, c’est pour nous faire oublier que les multinationales autant que les États sont d’abord et avant tout au service du capitalisme et qu’ils en observent les règles. Ce ne sont pas les multinationales qui créent l’exploitation ni même les États, mais ce sont eux qui en vivent.
Loin d’être une anomalie dans le capitalisme décadent, les lobbies en dévoilent au contraire et de la façon la plus crue tout le fonctionnement : engagés dans une compétition à mort du fait d’un marché mondial saturé, les États soutiennent des groupes d’influence qui leur sont favorables, ce qui leur permet aussi de masquer qu’ils sont les donneurs d’ordre et les principaux acteurs du lobbyisme.
Ce ne sont donc pas tels ou tels bourgeois qui détourneraient la démocratie à leurs propres fins en défendant leurs intérêts à travers les lobbies, c’est le système capitaliste comme un tout et la concurrence qu’il génère qui fabriquent les lobbies. Cela se retrouve à tous les niveaux des relations internationales et même au sein d’un État national où les bourgeois se livrent une concurrence féroce.
En définitive, les lobbies ne sont pas un phénomène dont on peut se débarrasser sans détruire le capitalisme ; il revient à la seule classe qui ne vit pas de la concurrence, mais qui la subit tous les jours et a donc intérêt à la détruire, d’en finir avec le capitalisme décadent qui ne génère que la misère, la destruction et la corruption.
Sven, 2 janvier 2019
1) Acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, les principales entreprises de taille mondiale, toutes américaines, développant leur activité à travers Internet.
2) Rosa Luxemburg, “Introduction à l’économie politique” (1907).
3) Rosa Luxemburg, “L’accumulation du capital” (1913).
4) “L’État, dernier rempart du capitalisme”, Révolution Internationale n° 339 (octobre 2003).
5) Friedrich Engels, “Anti-Dühring” (1878).
6) The Guardian, repris par le Courrier International (11 juillet 2017).
7) “L’État, dernier rempart du capitalisme”, Révolution internationale n° 339 (octobre 2003).
8) “Faire en sorte que les lobbies ne gagnent pas toujours à la fin”, Le Monde (30 mai 2018).
9) “Les grands industriels fabriquent des produits pollués, nocifs et le cachent”, Le Monde (2 janvier 2019).
10) Idem.
11) Arthur Raffalovitch est un économiste et diplomate russe qui a soudoyé des journalistes et des directeurs de médias français afin qu’ils publient des articles favorables au placement en France d’emprunts russes entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle.
12) “Glyphosate : Stéphane Travert dément tout lien avec les lobbies après la fuite d’un amendement”, Le Monde (25 mai 2018). Travert est ancien Ministre de l’Agriculture et actuel député français.
13) Le Monde (13 juillet 2017).