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Depuis quelques semaines, le mouvement de lutte à la SNCF tient le haut du pavé de l’actualité nationale. Les perturbations dans les transports, particulièrement en Île-de-France, nous sont présentées comme les conséquences d’un mouvement social d’une très grande ampleur, “du jamais vu depuis 1995”. L’offensive médiatique autour de la grève “perlée” des cheminots, appelés à faire grève deux jours sur cinq jusqu’au mois de juin, n’a pas fait dans la demi-mesure. Chaque jour qui passe est l’occasion de nous commenter la situation : nombre de trains en circulation, taux de grévistes le matin, taux de grévistes l’après-midi, dette de la SNCF, déclarations de tel syndicat, de tel député, de tel ministre… En réalité, il ne s’agit ni plus ni moins que de la mise en scène d’une fausse confrontation entre la CGT et Macron : “Bras de fer entre le gouvernement et la CGT !”, titrent les uns ; “La bataille de l’opinion est engagée !”, selon les autres ; “Qui l’emportera ?”. Il s’agit, bien sûr, de faire passer au mieux l’attaque contre les cheminots. Mais ce faux bras de fer est surtout une attaque contre l’ensemble de la classe ouvrière, une attaque qui va bien au-delà des seules questions économiques et des conditions de vie immédiates, une attaque qui prépare les coups à venir et vise à davantage fragiliser politiquement une classe ouvrière déjà affaiblie. Contrairement à ce que peuvent nous raconter les partis de la gauche du capital, NPA, France insoumise et consorts, contrairement à ce que répètent à tue-tête les syndicats, la classe ouvrière n’est aujourd’hui pas en position de force, ni susceptible de faire plier le gouvernement. Au contraire, tout est mis en œuvre pour dénaturer la lutte, l’isoler, la rendre impopulaire et donner, face aux attaques, un sentiment d’impuissance à l’ensemble des prolétaires.
Une pluie d’attaques contre une classe ouvrière déboussolée
Derrière l’attaque contre un secteur prétendument privilégié de la classe ouvrière, la dégradation des conditions de vie de tous est bien à l’ordre du jour. En ce moment, et depuis plusieurs mois, tous les travailleurs subissent les assauts répétés du gouvernement et du patronat. Que ce soit au niveau des salaires, les contrats de travail, des pensions, des allocations chômage, des taxes, de l’augmentation de certains prix comme l’essence ou les transports, le gouvernement assume totalement ces attaques au nom de “l’intérêt supérieur de la nation”. Son credo est de rendre plus compétitive l’économie nationale en “assouplissant” le marché du travail.
L’État montre d’ailleurs l’exemple en aggravant la précarité et en dégradant les conditions de travail de ses propres salariés : suppression de dizaines de milliers de postes dans la fonction publique, dans les hôpitaux, les écoles, les impôts, suppression des contrats aidés… Dans le secteur privé, les licenciements massifs pleuvent comme à Carrefour. Des dizaines de milliers de suppressions d’emplois sont annoncées pour les mois à venir : plans sociaux, fermetures, liquidations, licenciements partout. Les quelques chiffres déjà connus font froid dans le dos : RSI de 5 à 6 000 postes en moins ; SFR : 5 000 ; EDF : 4 000 cette année et 10 000 sur 3 ans ; BPCE : 3 600 ; Banque de France : 3 400 ; les prestataires de service de SFR : 3 000 ; Air France : de 3 à 5 000 ; Areva : 2 700 ; BNP : 2 à 3 000 ; Alstom : 2 à 3 000 ; Société Générale : 2 500 ; Office Dépôt : 1 900 ; Veolia : de 572 à 1 550 ; Michelin :1 500 ; Engie : 1 500 ; IBM : 1 200 ; Croix-Rouge : environ 1 000 ; fermeture de 100 magasins et plusieurs centaines FNAC et Darty… la liste est encore très longue !
Si face à ce torrent d’attaques, notamment destinées à rattraper le retard pris par le capital français sur ses concurrents étrangers, le mécontentement est bien réel et s’exprime parfois dans des grèves localisées (passées la plupart du temps sous silence), il ne se traduit pas mécaniquement par une forte combativité de l’ensemble de la classe, encore moins par une tentative significative de prise en main des luttes. Au contraire, l’expectative, le sentiment d’impuissance, le découragement et l’isolement corporatiste dominent. Les grèves dans les EHPAD, à Carrefour ou à Air France ont peut-être été les plus visibles avec celles de la SNCF, mais elles aussi sont restées enfermées dans “leur” entreprise, soigneusement isolées les unes des autres par les syndicats qui ne cessent d’appeler à la création d’un illusoire “rapport de force” pour “négocier les revendications” dans telles ou telles entreprise, branche ou administration. Même si l’impression veut être donnée que la mobilisation est un peu plus offensive à la SNCF ou dans certaines universités, le constat reste le même. La journée de manifestation du 22 mars, organisée par les syndicats, a ainsi été une nouvelle concrétisation des difficultés de la classe ouvrière. Les cortèges, totalement encadrés par les syndicats, CGT en tête, où la jeune génération était souvent très faible, étaient sans vie et plutôt minces.
Dans les universités, les syndicats s’emploient à isoler et diviser les étudiants par le blocage des locaux dans lesquels s’enferment de jeunes ouvriers souvent combatifs. Cela a permis au gouvernement de faire intervenir les flics ou les nervis dans plusieurs facs pour semer la terreur et pousser les minorités plus ou moins politisées dans une confrontation stérile avec les forces de l’ordre. Surtout, il s’agit de faire oublier les leçons du mouvement de 2006 contre le Contrat Première Embauche (CPE) qui fit reculer le gouvernement pour la dernière fois en France : l’extension et l’auto-organisation des luttes sur un terrain de classe sont les meilleures armes du prolétariat. Tout cela exprimait (de façon très embryonnaire) la tendance historique du mouvement ouvrier à l’action révolutionnaire à travers son unité et sa solidarité. Plutôt que de défendre la nécessaire unité du prolétariat, les syndicats enferment les étudiants dans leurs locaux, les isolent et les soumettent pieds et poings liés à la répression.
SNCF : une lutte exemplaire ?
La lutte à la SNCF nous est vendue comme le mouvement social de la décennie, celui qui fera date après celui de 1995. Nous allions voir ce que nous allions voir. Qu’en est-il en réalité ? Même si la mobilisation des cheminots est relativement importante depuis fin mars et encore aujourd’hui dans les dernières journées de grève, elle est loin d’être massive. Au contraire, la grève “perlée” proposée par les syndicats comme la “recette” efficace pour faire durer longtemps le mouvement et faire perdre le moins d’argent possible aux grévistes est rapidement devenue minoritaire chez les cheminots à cause, en partie, des nouveaux calculs pour la prise en compte des jours de grève qui ont fortement amputé les salaires, mais, surtout, parce qu’ils sentent, au fond, que l’organisation de cette lutte n’est pas entre leurs mains et qu’elle n’a pas d’avenir. Cette mobilisation exprime une expectative permettant aux syndicats un encadrement total : tout est déjà prévu, aucun besoin de débattre dans des assemblées générales, aucun besoin de réfléchir et prendre ensemble les décisions, aucun besoin de s’auto-organiser ; il suffit de suivre les syndicats sur le chemin tout tracé par leurs soins vers… la défaite et la démoralisation.
La bourgeoisie utilise sciemment une stratégie maintes fois éprouvée en attaquant un secteur clé de notre classe pour nous infliger une défaite généralisée. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la SNCF a toujours été un secteur combatif et pesant sur la dynamique de la lutte de classe. En 1986, le mouvement de lutte à la SNCF, haut moment de lutte des années 1980, avait pris forme CONTRE l’expression classique syndicale. La CGT avait carrément dû organiser dans les premiers jours de la grève des “piquets de travail” contre les grévistes qui étaient partis en lutte hors des clous syndicaux. Il avait fallu déployer toute une stratégie autour du “syndicalisme de base”, l’enfermement sournois dans le corporatisme au nom-même de l’extension des luttes (en imposant l’extension totale de la lutte au sein de la SNCF avant d’aller voir ailleurs) pour mettre un terme à ce mouvement qui dura plusieurs semaines.
“En 1995, l’objectif essentiel de la manœuvre était de permettre aux syndicats discrédités par leurs actions de sabotage ouvert des luttes ouvrières tout au long des années 1980, de reprendre pied et de pouvoir revenir sur le devant de la scène sociale pour assumer plus efficacement leur fonction d’encadrement des ouvriers. Dans ce but, la bourgeoisie qui, à travers le plan Juppé, mettait en place une série d’attaques frontales sur la sécurité concernant l’ensemble de la classe ouvrière, a cristallisé l’attention sur la mobilisation derrière les cheminots contre l’attaque spécifique de leur régime spécial des retraites. Elle a fait une large publicité à la lutte de ce secteur, le plus combatif mais aussi un des plus corporatistes, désigné comme le phare de la lutte, derrière lequel les syndicats avaient mobilisé massivement, sous leur contrôle, le secteur public. Le retrait, programmé à l’avance, de l’attaque spécifique visant les cheminots a permis aux syndicats de crier “victoire” en semant l’illusion que “tous ensemble”, avec les syndicats, les ouvriers avaient fait reculer le gouvernement. Par la suite, sous les gouvernements successifs de gauche comme de droite, la bourgeoisie a pu aggraver sans être inquiétée les mesures du plan Juppé sur la sécurité sociale. Ce n’est pas un hasard non plus si la lutte des cheminots français était ensuite mise en avant comme modèle de lutte à l’échelle internationale et son exemple exploité par d’autres bourgeoisies, notamment en Allemagne et en Belgique pour entraîner les prolétaires le plus massivement possible derrière les actions syndicales.
Au printemps 2003, au milieu de l’attaque générale sur les retraites visant déjà prioritairement la fonction publique, le gouvernement rajoutait une couche supplémentaire d’attaques sur un secteur particulier, celui de l’Education nationale, avec un projet de délocalisation spécifique concernant les personnels ATOS. Cela constituait une véritable provocation alors que les travailleurs de l’enseignement manifestaient déjà depuis des mois un mécontentement croissant suite à la détérioration sensible de leurs conditions de travail au cours des dernières années. Le but essentiel de cette attaque spécifique était d’empêcher le développement d’une lutte massive de tous les secteurs contre la réforme des retraites. Rapidement, les luttes des personnels de l’enseignement sont apparues comme le fer de lance de la mobilisation ouvrière. Mais en leur sein, les syndicats n’ont cessé de mettre en avant les revendications spécifiques contre la délocalisation, dans lesquelles le reste de la classe ouvrière ne pouvait se reconnaître, qui ont pris le pas sur la question des retraites et fait passer celle-ci au second plan. Cette entreprise a non seulement permis au gouvernement de faire passer l’attaque sur les retraites mais d’entraîner le secteur enseignant, isolé et divisé, poussé par une partie de ces mêmes syndicats vers des actions radicales et impopulaires de boycott d’examens de fin d’année, dans une défaite la plus amère et cuisante possible, notamment à travers le non paiement des journées de grève”. (1)
Lors de ces mouvements de lutte, la bourgeoisie était donc à la manœuvre avec une stratégie simple, mais terriblement efficace : porter deux attaques en même temps, l’une dirigée contre les conditions de vie de l’ensemble de la classe ouvrière ; l’autre contre un secteur plus particulier du prolétariat pour créer un écran de fumée. Ce secteur particulier, étant alors plus combatif, fut poussé à mener une lutte “dure”, en demeurant néanmoins seul et impuissant, ce qui ressemble étrangement à la situation actuelle : une classe ouvrière qui partout voit ses conditions de vie et de travail se dégrader et le long mouvement de grève syndical, lancé à grands renforts médiatiques, d’un secteur particulier coupé du reste de la classe. Car le discours syndical actuel est évidemment un mensonge : selon eux, en refusant la privatisation et la réforme de leur statut, les cheminots seraient la véritable force de frappe contre toutes les attaques actuelles et à venir, un rempart pour la sauvegarde d’un “modèle social” dans lequel l’État “juste” serait le garant et le protecteur des “droits des salariés”. C’est comme cela que la solidarité des autres ouvriers serait censée s’exercer : en soutenant depuis les tribunes, comme des supporteurs, les cheminots en lutte.
L’hypocrite appel à la “convergence” des luttes est également l’expression d’une fausse radicalité et d’une fausse unité. En apparence, il s’agit de répondre à la nécessaire unification des luttes. En apparence seulement, car ce que proposent les syndicats n’est rien d’autre qu’une juxtaposition de revendications sectorielles où chacun fait grève pour ses “propres intérêts”.
Les syndicats “alternatifs”, comme Solidaire ou la CNT, sont par ailleurs là pour tenter d’encadrer la jeune génération ouvrière. Solidaire s’est ainsi particulièrement fait remarquer en s’opposant à la stratégie de la “grève perlée” et en proposant une “grève dure” sans interruption. Il s’agit évidemment d’encadrer et d’épuiser toujours et encore les ouvriers les plus combatifs dans des actions coup de poing, ultra-minoritaires, faussement radicales, et vouées à l’échec.
Quelles perspectives ?
De la SNCF aux facultés en passant par Air France ou les luttes des éboueurs, dans les transports urbains comme à Rouen et Toulouse, les luttes sont menées par les syndicats dont le but est de nous entraîner à la défaite. Est-ce à dire que les perspectives de lutte sont définitivement closes ? Bien évidemment, non. Face à la persistance des attaques, produits de la crise historique du système capitaliste, la bourgeoisie aura, à plus long terme, plus de difficultés pour contenir le mécontentement dans l’impuissance. Comme on le voit, la bourgeoisie prépare le terrain à son avantage en prévision des luttes futures qui ne peuvent que surgir.
Il est clair également que la bourgeoisie tente de stériliser tout un questionnement, une maturation dans les rangs ouvriers. Sur ce plan, l’objectif n’est pas encore gagné ! La classe ouvrière en France a un poids et une expérience que la bourgeoisie n’a jamais sous-estimés. C’est en conséquence qu’elle déploie de telles stratégies face à son ennemi de classe, qu’elle sait encore capable de défendre la perspective révolutionnaire. Partout dans le monde, à l’occasion de mouvements de luttes ou par besoin spontané de comprendre la situation, des petites minorités se réunissent pour discuter, réfléchir sur comment lutter, pour tirer les leçons de l’expérience des luttes passées, comprendre la nature du capitalisme, le communisme… La “vielle taupe”, expression que Marx utilisait pour désigner la conscience de classe, poursuit son chemin souterrain.
Stopio, 15 avril 2018
1) Décembre 1995, printemps 2003 : les leçons des défaites sont une arme pour les luttes futures, Révolution internationale n° 348 (juillet-août 2004).
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