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La manifestation du 28 mars dernier en Guyane a rassemblé plus de 10 000 personnes dans les deux principales villes, Cayenne et Saint-Laurent-du-Maroni (40 000 selon les organisateurs), sur une population de 250 000 habitants à l’appel des 37 syndicats qui composent l’Union guyanaise des travailleurs (UGT). C’est la mobilisation la plus massive de l’histoire de ce territoire, au lendemain du déclenchement d’une grève générale illimitée appelée par ces mêmes syndicats. Quel sens donner à cette grève ? Quelles sont les perspectives de ce mouvement ?
Ce mouvement traduit un énorme ras-le-bol, un sentiment d’être méprisé dans un contexte où la grande majorité de la population guyanaise s’enfonce dans une misère et une pauvreté effroyables. Il existe un contraste effarant entre la haute technologie développée au centre spatial de Kourou et le sort des villages voisins totalement privés d’éclairage public et même d’eau potable : “la fusée décolle mais, nous, on n’a pas de lumière” proclamait un habitant de la région. Il témoigne aussi d’un écart énorme entre la métropole de la cinquième puissance mondiale et ce département où 50 % de la population a moins de 25 ans mais où 40 % des jeunes quittent le système scolaire sans aucun diplôme, où sévit aussi le chômage (dont le taux officiel est de 22 %), où le taux de suicide est entre dix et vingt fois supérieur à celui de l’hexagone (en particulier au sein de la population d’origine amérindienne), la vie chère (avec des prix en moyenne 40 % plus élevés qu’en métropole), la terrible pénurie sanitaire (délabrement des structures hospitalières et médicales) et l’insécurité face à la criminalité (42 meurtres en un an), la délinquance, et la présence de gangs mafieux (comme dans toute l’Amérique latine) qui traduisent le niveau saisissant de la décomposition de la situation sociale.
Depuis près de 50 ans, les exaspérations et les frustrations se sont accumulées face aux promesses non tenues des “politiques” (seulement en “visite” lors de tournées électorales) et des élus locaux qui ont débouché sur cette explosion générale de mécontentement ; mais cette explosion ne doit pas masquer le caractère fondamentalement interclassiste du mouvement où les réelles revendications ouvrières (réclamant de nouveaux établissements pour l’éducation et la santé, des transports scolaires gratuits, un accès au soin pour tous, etc.) sont noyées ou dévoyées sur un terrain totalement nationaliste au nom de “la défense des intérêts du peuple guyanais” (1). Pourquoi ce mouvement est-il si fortement médiatisé ?
D’une part, justement parce qu’il est embarqué sur le terrain idéologiquement pourri de la mobilisation citoyenne et “populaire” à travers des collectifs “Pou Lagwiyann dékolé” (Pour le décollage de la Guyane) qui ont mené, à la place des élus “qui ont perdu leur légitimité”, les négociations avec les ministres représentants du gouvernement (dont la ministre des Outremers, Ercika Bareigts, qui s’est publiquement excusée devant “le peuple guyanais” et les “500 frères contre la délinquance”. Le mouvement des “500 frères” est d’ailleurs très actif dans les collectifs et n’est autre qu’une milice encagoulée composée en bonne partie de policiers et de personnel de sociétés de sécurité appuyée par le MEDEF (syndicat patronal) local. Ils ont imposé leurs méthodes musclées de commandos et d’actions “coups de poing” obligeant les commerçants à fermer leurs rideaux, le blocage des routes et de l’approvisionnement des stations-services, l’occupation du centre spatial de Kourou, etc. Les “500 frères” et d’autres collectifs similaires, des “Toukans” au “Trop Violans”, mettent constamment en avant les revendications en faveurs de plus de forces de police et de tribunaux mais réclament aussi des mesures franchement xénophobes tels que le démantèlement des squats et l’expulsion des détenus étrangers vers leurs pays d’origine, ou carrément le renvoi de la main-d’œuvre immigrée venant du Brésil, du Surinam ou de Haïti, peuplant de nombreux bidonvilles et assimilée à des délinquants.
Ce battage médiatique a plusieurs buts :
– mettre en avant le dialogue démocratique “à visage découvert”, avec la présence des médias dans les négociations pour donner du crédit à “la pression du peuple guyanais” afin de réclamer… la “protection de l’État français” 2 ;
– faire apparaître le “soutien populaire” de “collectifs citoyens” qui n’ont d’autre objectif que d’empêcher le mouvement de s’exprimer sur un terrain de classe ;
– mettre en avant ses méthodes de lutte en les présentant comme les seuls moyens possibles (l’action déterminée d’une minorité) de “faire bouger les choses” ou déjà “de se faire entendre”, méthodes qui n’ont rien à voir avec celles de la classe ouvrière dans ses luttes 3 ;
– renforcer cet interclassisme à travers le caractère identitaire et nationaliste de la “lutte du peuple guyanais” au nom des “droits démocratiques” en soulignant ses “propres” revendications éducatives, culturelles, “droits” des peuples autochtones (intégrer l’histoire du territoire ou les langues maternelles dans l’éducation, par exemple). Il faut rappeler les impasses des mouvements précédents dans les territoires d’outremer où l’aspect nationaliste et indépendantiste avait pris le dessus à travers l’encadrement syndical du LKP en Guadeloupe en 2009, les divisions interethniques en Martinique en 2010 ou encore à Mayotte en 2011 ;
– servir de repoussoir pour renvoyer une image et un sentiment d’impuissance qui ne peut que renforcer le déboussolement général actuel de la classe ouvrière et ses difficultés à s’affirmer sur son terrain autonome de classe.
À aucun moment, les prolétaires guyanais n’ont été capables d’affirmer la nécessité ni de dégager le besoin d’une telle autonomie et de se battre sur un terrain d’intérêts de classe. Ils n’ont pas su tirer les leçons des mouvements similaires des travailleurs d’outremer des années passées et inscrire leur lutte dans un cadre global et internationaliste. Ce faisant, malgré toute leur colère et leur détermination affichée, ils se condamnent à tomber dans tous les pièges et les illusions (lutte “citoyenne” et “démocratique” des collectifs, “lutte du peuple” enfermé dans le carcan du nationalisme) tendus par la bourgeoisie qui ne peut les conduire que dans une impasse. Cette incapacité reflète toute la faiblesse et les difficultés actuelles de l’ensemble de la classe ouvrière à retrouver et affirmer son identité de classe.
Wim, 13 avril 2017
1) Le caractère interclassiste ressort clairement du cahier de revendications (de 400 pages) du collectif “Pour que la Guyane décolle” (voir le site Internet du collectif sur nougonkasa.fr) qui, à côté de revendications à caractère “social” (volets éducation et formation, santé…) glisse pêle-mêle des propositions réclamant davantage de moyens répressifs face au problème de l’insécurité (plus de police et de tribunaux) ou une plus grande libéralisation en faveur du patronat local, lui permettant notamment de légaliser de juteux trafics de drogue et d’or avec le Brésil voisin, sans oublier le thème particulier des “peuples autochtones”.
2) Alors que le gouvernement à l’issue des négociations n’a accepté qu’un déblocage d’un peu plus d’un milliard d’euros sur les quelque 3 milliards réclamés par les collectifs (en accordant une large part aux demandes de crédits “sécuritaires” ou patronales), ceux-ci ont alors décidé de poursuite le mouvement déjà engagé dans une impasse mais “lâché” par le patronat, en large partie satisfait des “concessions” du gouvernement métropolitain.
3) À la rescousse de ce fourvoiement, les gauchistes apportent leur petite pierre, en vantant comme un “modèle de lutte à suivre” sa prétendue “radicalité” et “combativité” qui vont de “Vive la lutte des travailleurs guyanais !” (LO) au “Soutien au peuple guyanais !” du NPA de Poutou, en passant par “La Guyane au bord de la révolution sociale” (Voix des Travailleurs).