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Les discussions autour du projet de loi sur le “mariage pour tous” en 2013 en France ont suscité beaucoup d’émoi, de postures, de grandiloquence et de sottises, et plus encore lorsque les “études de genre” furent brandies comme un argument décisif par un camp ou par l’autre. Puis les controverses passionnées, changeant d’objet, prirent un tour dramatique lorsque des milliers de réfugiés, chassés de chez eux par la misère et la guerre, vinrent frapper aux portes des pays développés, et lorsque se firent entendre les rafales de kalachnikov destinées à anéantir, à Paris des jeunes pour leur mode de vie, à Orlando des jeunes pour leur orientation sexuelle. La gauche, la droite, l’extrême-droite et l’extrême-gauche, toutes les familles de l’appareil politique de la bourgeoisie s’étripèrent sur la scène du théâtre médiatique – entre elles et à l’intérieur de chacune –, proclamant “je suis Charlie” ou encore “je ne suis pas Charlie”, redoublant de démagogie pour ne pas être en reste face à la concurrence.
Abandonnons le théâtre de la politique officielle et revenons aux questions de fond posées par le racisme et la xénophobie, le sexisme et l’homophobie, par toutes ces conduites sociales qui relèvent de l’aliénation humaine et qui peuvent aller jusqu’au meurtre. Comment expliquer un tel déchaînement de violence sociale, comment comprendre les préjugés qui en forment la base et qui semblent provenir d’un âge obscur et révolu ? Comment, face à ce type de problèmes, se prémunir contre la pensée idéologique que le système bourgeois diffuse abondamment pour masquer la réalité et accentuer les divisions qui affaiblissent son ennemi historique, la classe des prolétaires ?
Bien entendu, on peut deviner la cause profonde de ces phénomènes. Dans une société divisée en classes antagoniques, fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme et où la marchandise s’est imposée comme un tyran sur tous les plans de l’existence, y compris les plus intimes, une société enfin où l’État, ce monstre froid, domine et surveille chaque individu, il n’est pas étonnant que la violence sociale soit extrêmement élevée. Dans ce type de société, l’Autre, l’individu qui nous fait face, est d’emblée ressenti comme suspect, comme un danger potentiel, au mieux comme un concurrent, au pire comme un ennemi. Il est stigmatisé pour mille raisons, parce qu’il n’a pas la même couleur de peau, le même sexe, la même culture, la même religion, la même nationalité, la même orientation sexuelle. Ainsi, les multiples facettes de la concurrence qui se trouve à la base de la société capitaliste provoquent régulièrement la paupérisation, les guerres, les génocides, mais aussi, à une autre échelle, le stress, l’agressivité, le harcèlement et la souffrance psychologique, la mentalité pogromiste, la superstition, le nihilisme, la dissolution des liens sociaux les plus élémentaires 1.
Mais cette explication reste générale et ne suffit pas ; il faut encore identifier la dynamique qui génère ces préjugés et les actes qu’ils prétendent justifier, expliquer sa survivance et ses causes immédiates et lointaines. C’est une question qui concerne au plus haut point la classe ouvrière. Tout d’abord parce que, dans ses luttes, elle est sans cesse confrontée à la nécessité de rassembler ses forces, de se battre pour conquérir son unité. Le combat pour rejeter ou neutraliser les préjugés qui divisent ses forces, comme le racisme, le sexisme ou le chauvinisme par exemple, est indispensable et il n’est pas gagné d’avance. Ensuite parce que la perspective révolutionnaire portée par le prolétariat s’assigne comme but la construction d’une société sans classes, sans frontières nationales, c’est-à-dire la création d’une communauté humaine enfin unifiée à l’échelle mondiale. Cela veut dire que la révolution prolétarienne entend clore et conclure toute une période de l’histoire humaine où, depuis les premiers regroupements, mélanges et alliances au sein des sociétés primitives jusqu’aux luttes du xixe siècle pour l’unité nationale, chaque palier dans le développement de la productivité du travail a conduit à une révolution des rapports de production et à un élargissement de l’échelle de la société.
La défense de l’œuvre de Darwin
Si le prolétariat, en tant que classe historique dotée du projet communiste, en tant que représentant par excellence du principe actif de la solidarité, est déjà poussé par la pratique à dépasser ces divisions, le racisme, le sexisme ou la xénophobie restent pour lui un problème réel qui touche au facteur subjectif de la révolution. Les conditions objectives ne suffisent pas ; pour que la révolution soit victorieuse il faut encore que la classe soit en mesure subjectivement de mener jusqu’au bout sa tâche historique, qu’elle soit en mesure d’acquérir dans le cours même de son mouvement la capacité de s’unifier et de s’organiser, une volonté, une combativité et une conscience suffisamment développées, une profondeur théorique, une morale suffisamment ancrée, et, du côté de la minorité communiste, une réelle aptitude à donner des orientations politiques claires et convaincantes, et à se constituer en parti mondial dès que les conditions de la lutte de classe le permettent.
Le petit livre de Patrick Tort, Sexe, race et culture, peut nous aider à mieux comprendre ces questions et constituer un réel stimulant pour la réflexion des ouvriers les plus conscients. On connaît la rigueur scientifique de cet auteur 2, qui ne rend pas toujours aisée la lecture de ses livres, mais la volonté de rendre accessible à tous ce type de problématiques est clairement revendiquée ici. Conçu sous la forme d’un entretien, le livre est composé de deux parties : la première aborde la question du racisme et prend position sur la décision, prise récemment en France par plusieurs institutions étatiques ou scientifiques, d’abandonner l’utilisation du mot “race” ; la seconde aborde la question du sexisme et tente de définir les rapports entre le sexe et le “genre”. Toutes ces questions se trouvent au carrefour de la biologie et des sciences sociales, et ne peuvent trouver un début de clarification sans une critique des conceptions dominantes sur la “nature humaine”, sans une critique de la vieille opposition figée entre “nature” et “culture”.
Ici l’apport de Darwin est considérable. Dans le champ qui est le sien, la science du vivant, Darwin propose toute une série d’outils théoriques et une démarche scientifique qui permettent de construire une vision matérialiste du passage de la nature à la culture, du règne animal au monde social de l’Homme. Patrick Tort est à l’échelle internationale l’un des meilleurs connaisseurs de Darwin, dont il publie actuellement les œuvres complètes en français aux éditions Slatkine (Genève) et Champion (Paris). La publication du monumental Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, dirigée par lui, a permis de mettre à la disposition de tous un instrument inestimable. À travers la notion d’effet réversif de l’évolution, notamment, il a fortement contribué à rendre intelligible ce qui dans l’œuvre anthropologique de Darwin avait été occulté en raison de son contenu subversif 3. Ce combat reste d’actualité car on trouve encore des résistances devant les avancées fondamentales permises par Darwin. Il y a ceux qui, pour éviter les questions de fond, feignent la surprise : “Qu’est-ce que vous lui trouvez donc à ce Darwin ? S’agit-il d’un nouveau culte rendu à un scientifique à la mode ?” 4. Il y a ceux que Patrick Tort appelle les “jubilateurs précoces” qui, oubliant que Darwin n’était pas socialiste, qu’il était un homme de son temps et donc qu’il partageait une part de ses préjugés, agitent une citation, soigneusement isolée, comme un trophée censé disqualifier l’ensemble et la logique de l’œuvre 5.
Bien entendu, nous ne sommes pas forcément d’accord avec toutes les positions politiques induites par le texte de Patrick Tort. L’essentiel est ici de s’appuyer sur les apports de différentes disciplines scientifiques pour donner plus de chair, plus de clarté à des notions que, pour la plupart, le marxisme a depuis longtemps intégrées à son patrimoine théorique. Les grandes qualités de cet auteur, outre une méthode matérialiste rigoureuse, sont sa capacité de croiser les différentes disciplines, sa critique des idées reçues et du bon sens commun, produits aussi bien, selon sa terminologie, par “la droite libérale” que par “l’idéologie progressiste dominante”, ce qui le conduit à se tenir à l’écart du capharnaüm des médias, ces “grands appareils d’influence”.
Vers le renversement de la civilisation bourgeoise
L’apport fondamental de l’anthropologie de Darwin consiste dans une description cohérente et matérialiste de l’émergence de l’espèce humaine à travers le mécanisme de la sélection naturelle, qui permet aux individus présentant une variation avantageuse d’avoir une descendance plus adaptée et plus nombreuse. Sur le fond, le processus est le même pour toutes les espèces. Dans la lutte pour l’existence les moins aptes sont éliminés, ce qui aboutit, lorsque certaines conditions sont réunies, à la transformation des espèces par sélection prolongée des variations avantageuses, et à l’apparition de nouvelles espèces. Ce qui est transmis à la descendance, dans le cas des animaux supérieurs 6, ce sont non seulement les variations biologiques avantageuses, mais également les instincts sociaux, le sentiment de sympathie et l’altruisme, qui servent eux-mêmes d’amplificateurs au développement des capacités rationnelles et des sentiments moraux. Ce qui se passe avec l’Homme, c’est précisément que le développement de la sympathie et de l’altruisme vient contredire l’élimination des plus faibles et s’y oppose. La protection des faibles, l’assistance envers les déshérités, la sympathie à l’égard de l’étranger qui nous apparaît comme semblable malgré les différences dans la culture et dans l’apparence extérieure, ainsi que toutes les institutions sociales chargées de les encourager, Darwin appelle cela la civilisation. Tort en rappelle brièvement le contenu :
“Par la voie des instincts sociaux (et de leurs conséquences sur le développement des capacités rationnelles et morales), la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s’oppose à la sélection naturelle. C’est la formule simplifiée et courante de ce que j’ai nommé l’effet réversif” (p. 21). C’est une conception parfaitement matérialiste et dialectique. Un renversement s’est opéré dans le cas de l’apparition de l’Homme, qui de plus en plus adapte son milieu à ses besoins au lieu de s’adapter à lui, et se libère ainsi de l’emprise éliminatoire de la sélection naturelle : au début du processus c’est l’élimination des faibles qui prédomine ; puis, au cours d’une inversion progressive, c’est la protection des faibles qui finit par s’imposer, marque éminente de la solidarité du groupe. L’erreur originelle de la sociobiologie consiste à concevoir la société humaine comme une collection d’organismes en lutte ; elle postule donc une continuité simple entre le biologique (réduit à une hypothétique concurrence des gènes) et le social. Ce n’est pas le cas chez Darwin. Il y a bien chez lui une continuité, mais c’est une continuité réversive. En effet, le renversement que nous venons de décrire produit non pas une rupture entre le biologique et le social mais un effet de rupture. Cette notion permet de comprendre selon Tort l’autonomie théorique des sciences de l’homme et de la société, tout en maintenant la continuité matérielle entre nature et culture. C’est un rejet de tout dualisme, de toute opposition figée entre l’inné et l’acquis, entre nature et culture.
Les découvertes de Darwin, auxquelles on ajoutera l’effet réversif comme clé indispensable de compréhension de l’œuvre elle-même, représentent un véritable bouleversement de nos conceptions scientifiques sur l’apparition de la société humaine. En remettant en cause les certitudes anciennes (le fixisme) et l’apparente stabilité du monde vivant, et en adoptant la perspective de sa généalogie réelle, Darwin ouvrait des horizons nouveaux. C’est le même type de bouleversement qu’avait provoqué Anaximandre dans l’Antiquité grecque lorsqu’il remit en cause la conception dominante selon laquelle notre planète devait forcément reposer sur quelque chose. En réalité, affirmait-il, la Terre flotte dans le ciel et dans ce sens il n’y ni haut ni bas. En changeant simplement le regard porté sur la réalité sensible, Anaximandre ouvrait la voie à la découverte de la Terre comme une sphère – où les personnes qui vivent aux antipodes ne marchent pas la tête en bas – et à toutes les avancées scientifiques qui en découlent 7.
Les conséquences des découvertes de Darwin sont rappelées par Patrick Tort :
• La sélection naturelle n’est plus, à ce stade de l’évolution, la force principale qui gouverne le devenir des groupes humains ;
• “Autrement dit, si l’évolution a précédé l’histoire, l’histoire aujourd’hui gouverne l’évolution” (p. 19).
• “Il faut du biologique pour faire du social, mais d’une part le social ne saurait se réduire au biologique, et d’autre part c’est le social qui, du point de vue de l’Homme acteur et juge de son évolution, produit la vérité du biologique dans les capacités qu’à travers lui le biologique se révèle apte à dévoiler” (p. 17).
• Comme il existe une continuité (réversive) entre nature et culture, et comme “l’Homme historique n’a pas pour autant cessé d’être un organisme, l’évolution englobe ou inclut l’histoire” (p. 18).
Nous n’allons pas reproduire toute la fameuse citation du chapitre IV de La Filiation de l’Homme, mais seulement deux phrases qui sont fondamentales pour comprendre l’importance des conclusions de Darwin à propos de l’Homme parvenu au stade présent de la “civilisation” : “Une fois ce point atteint, il n’y a plus qu’une barrière artificielle pour empêcher ses sympathies de s’étendre aux hommes de toutes les nations et de toutes les races. Il est vrai que si ces hommes sont séparés de lui par de grandes différences d’apparence extérieure ou d’habitudes, l’expérience malheureusement nous montre combien le temps est long avant que nous les regardions comme nos semblables” (texte cité par Tort p. 23).
En lisant L’Autobiographie 8, que Darwin réservait uniquement à ses proches, on pourra constater qu’il avait parfaitement conscience de la nature révolutionnaire de ses découvertes, notamment du fait qu’elles remettaient en cause la croyance en Dieu, lui-même étant devenu athée. Mais il faisait preuve d’une extrême prudence pour éviter que, dans l’Angleterre victorienne si puritaine et religieuse, son œuvre ne fût mise à l’index. On retrouve dans ce passage la même vision profonde et révolutionnaire du devenir humain : les frontières nationales sont pour lui des barrières artificielles que la civilisation devra franchir et abolir. Sans être communiste, sans même envisager explicitement la destruction des frontières nationales, Darwin inclut de fait dans sa vision l’hypothèse d’une disparition du cadre national. Dans son esprit, la civilisation n’est pas un état de fait, elle est un mouvement constant et douloureux (“le temps est long avant…”), un processus continu de dépassement, qui, une fois atteinte l’unification de l’humanité, doit se poursuivre par le développement du sentiment de sympathie envers tous les êtres sensibles, c’est-à-dire au-delà de la seule espèce humaine.
Rapprochant la perspective forgée par Darwin et celle forgée par Marx, nous estimons quant à nous que c’est sur les épaules du prolétariat et de sa solidarité reconstituée que repose la lourde tâche de renverser la civilisation bourgeoise pour permettre le libre développement de la civilisation humaine.
Contre le matérialisme mécaniste
Une autre conséquence importante est la façon dont nous pouvons concevoir la fameuse “nature humaine”. Nous connaissons l’erreur des socialistes utopiques. Malgré tous leurs mérites, ils étaient dans l’incapacité, du fait de l’époque qui était la leur, de définir quelles étaient les prémisses qui, dans la société bourgeoise, permettraient de bouleverser les rapports sociaux et de construire une société communiste. Il fallait donc inventer de toute pièce une société idéale qui soit conforme à la nature humaine comprise comme un critère absolu. Ce faisant, les socialistes utopiques reprenaient la vision dominante de leur temps, une vision idéaliste largement répandue encore aujourd’hui, selon laquelle la nature humaine est immuable et éternelle. Le problème, répond Marx, c’est que la nature humaine se modifie constamment au cours de l’histoire. En même temps que l’homme transforme la nature extérieure, il transforme sa propre nature.
La conception défendue par Darwin sur les rapports entre nature et culture nous permet d’aller encore plus loin qu’une simple vision abstraite d’une nature humaine éphémère, fluide. Il existe une continuité entre le biologique et le culturel, ce qui implique l’existence d’un noyau constant dans la nature humaine qui est un produit de toute l’évolution. Marx partageait cette vision. C’est ce qui ressort notamment de ce passage du Capital où il répond à l’utilitarisme de Jérémie Bentham : “Pour savoir, par exemple, ce qui est utile à un chien, il faut étudier la nature canine, mais on ne saurait déduire cette nature elle-même du principe d’utilité. Si l’on veut faire de ce principe le critérium suprême des mouvements et des rapports humains, il s’agit d’abord d’approfondir la nature humaine en général et d’en saisir ensuite les modifications propres à chaque époque historique” 9.
Même si les racines profondes de la nature humaine ont été reconnues, l’erreur d’interprétation commise par les socialistes utopiques reste encore dominante aujourd’hui. Patrick Tort met bien en évidence sa nature : “L’erreur n’est pas d’affirmer l’existence d’une “nature” dans l’être humain, mais de la penser toujours sur le mode d’un héritage tout-puissant qui le gouvernerait suivant l’intangible loi d’un déterminisme univoque et subi” (p. 83). Ce déterminisme univoque et subi est le propre du matérialisme mécaniste. Le matérialisme moderne, quant à lui, ajoute une détermination active comme l’avait bien compris Épicure avec sa théorie du clinamen. Dès sa thèse de doctorat, Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et chez Épicure, Marx avait reconnu cet apport considérable d’Épicure qui dépassait le réductionnisme présent dans l’atomisme de Leucippe et Démocrite et qui introduisait la liberté dans la matière. Cette liberté signifie qu’au sein de la nature rien n’est prédestiné, comme le prétendrait un déterminisme absolu, et il y a une place pour la spontanéité des agents. Elle signifie que pour les organismes qui ont acquis une certaine autonomie, “à l’instant t, je puis décider d’un acte, d’un acte contraire ou d’un non-acte sans le devoir à un ‘programme’” (p. 83).
Ce matérialisme actif – et non plus passif et subi –, défendu par Patrick Tort, conduit à cette définition qui devrait s’inscrire dans toutes les mémoires : “la “nature humaine” est l’incalculable somme de tous les possibles de l’humanité. Ou encore, sur un mode délibérément existentialiste : la “nature humaine”, c’est ce qui est entre nos mains” (p. 86).
Le récit du bouc émissaire
Nous avons vu plus haut que la persistance du racisme, du sexisme et de la xénophobie sont les produits d’une société divisée en classes. Il est important de garder cela à l’esprit car il est ainsi possible de comprendre pourquoi la lutte du prolétariat, parce qu’elle est la seule qui puisse conduire à l’abolition des classes, inclut la lutte contre ces différents phénomènes. Alors que l’inverse est faux. Dès que l’antiracisme ou le féminisme prétendent mener une lutte autonome ils deviennent rapidement une arme contre la classe ouvrière et prennent leur place au sein de l’idéologie dominante. Il en est de même avec le pacifisme qui, lorsqu’il n’est pas explicitement relié à la lutte révolutionnaire du prolétariat contre le capitalisme en tant que système social, se transforme en une dangereuse mystification.
Mais il s’agit de problèmes réels pour le prolétariat et nous devons, avec Tort, affiner l’analyse. La xénophobie n’est pas simplement un rejet de l’autre chez qui l’on ne verrait que des traits de caractère totalement différents. C’est flagrant dans le cas du racisme, mais cela peut et doit s’expliquer autrement : “Le racisme est le rejet, sur un être que l’on extériorise, de ce que l’on hait le plus en soi” (p. 22). Fondamentalement, ce qui est rejeté chez l’autre, ce n’est pas le différent, c’est ce que l’on souhaite bannir de soi. “Dans sa version la plus extrême, le racisme doit donc se définir moins comme le simpliste “rejet de l’autre” que comme la négation du semblable dans le semblable à travers la fabrication d’un “autre” fantasmé comme vil et menaçant” (p. 23).
La personne ou la population visée ne représente pas un inconnu menaçant ; elle est considérée comme une menace parce qu’elle est précisément une partie de nous-mêmes, cette partie que nous considérons comme méprisable. Comme le dit Patrick Tort rappelant que juifs et chrétiens allemands vivaient ensemble depuis plus de seize siècles, c’est le plus proche semblable qui est ainsi la victime qu’il faut anéantir. Dans l’Ancien Testament, “Le rituel du “bouc émissaire” est un rituel expiatoire, qui en tant que tel extériorise la partie coupable de soi et la voue au démon et au néant symbolique du désert” (p. 28). Nous savons que la société bourgeoise a été très souvent le théâtre de pogroms ou de génocides et que la classe dominante en porte entièrement la responsabilité. Mais il faut élargir la compréhension et ne pas s’arrêter aux manifestations spectaculaires de ces phénomènes. Il faut percevoir à quel point la recherche d’un bouc émissaire et la mentalité pogromiste, avec la violence extrême qu’elles contiennent, sont ancrées dans le sol de la société capitaliste, où elles trouvent toujours de quoi se nourrir.
Si on relit le passage de La Filiation de l’Homme cité plus haut, on comprend mieux ce que veut souligner Darwin avec ces mots : “le temps est long avant que nous les regardions comme nos semblables”. Le principe même de la civilisation est le processus du développement de la sympathie c’est-à-dire de la reconnaissance du semblable dans l’autre. Comme la civilisation est le produit de la sélection naturelle avant d’en inverser la marche, le processus d’élimination de l’élimination (l’effet réversif selon Tort) est toujours en cours, et un retour en arrière est toujours périodiquement possible. Mais ce que nous avons dit plus haut interdit qu’on puisse parler d’une “nature humaine” encore primitive. “L’anthropologie influencée par Darwin n’a cessé d’user métaphoriquement d’un concept biologique pour interpréter, au sein de la civilisation, la réapparition des comportements ancestraux qui renvoient l’humain à ses origines animales : ce concept c’est celui du retour atavique, malheureusement inflationnel et galvaudé dans la psychiatrie héréditariste française du xixe siècle et dans l’anthropologie criminelle italienne qui s’en inspira, mais qui est néanmoins utile pour penser ce qui en nous demeure, à travers de possibles réaffleurements, la manifestation d’une ancestralité éminemment persistante” (p. 27).
“Race” et culture
L’argument le plus utilisé pour combattre le racisme consiste à expliquer que ce qui apparaît comme de grandes différences dans l’apparence extérieure des êtres humains est objectivement négligeable lorsqu’on se place aux niveaux génétique et moléculaire. On sait très peu de chose sur la “race”, car elle nomme en fait une pseudo-réalité, et ce que l’on en sait paraît suffire pour conclure à son inexistence. Il est donc ridicule d’être raciste. Cet argument est totalement inopérant, répond Patrick Tort. Si la recherche scientifique affirmait demain, grâce à de nouvelles découvertes, que les “races” existent biologiquement, est-ce que cela justifierait le racisme pour autant ? La faille de cet argument vient du fait que le racisme s’adresse à des phénotypes 10 (biologiques et culturels) et non à des génotypes 11 ; à des individus entiers avec leurs caractères observables et non à des molécules. Il est alors facile pour le conservatisme identitaire (Alain de Benoist, Zemmour, Le Pen) et pour tous les racistes d’en appeler au bon sens : les races sont une évidence que tout le monde peut voir, il suffit de comparer un Scandinave et un Indien.
Il est certain que l’utilisation non scientifique qui a été faite du mot “race” disqualifie totalement son usage et nous oblige tout au moins à l’encadrer de guillemets. Mais en réalité, les “races” existent bien, en tant qu’elles correspondent aux “variétés” qui distinguent des subdivisions identifiables au sein d’une espèce. Certes, c’est une notion très difficile à délimiter, elle n’est pas homogène, elle reste floue tout comme – et plus encore que – la notion d’espèce, parce que le vivant évolue sans cesse sous l’effet des variations incessantes et de la modification du milieu. Ainsi les espèces ne sont pas des entités pérennes mais des groupes que la classification range sous des catégories. Elles existent néanmoins. Darwin a montré que les espèces sont en transformation permanente, mais qu’il est possible, en même temps, de les distinguer car elles correspondent à une stabilisation – certes relative et temporaire si l’on se place à l’échelle des temps géologiques – imposée par la présence des autres espèces en compétition avec elles dans la lutte pour l’existence et par les besoins mêmes de la classification. Il y a, sous la régularité des formes spécifiques, une combinaison efficace par rapport à un milieu donné et à une niche écologique qui explique que les individus d’une même espèce se ressemblent. “Même s’il est entendu que dans l’histoire de la science des organismes, les divisions classificatoires n’ont qu’une valeur temporaire et technique, il y a encore un sens naturaliste à dire qu’il y a une seule espèce humaine, et que cette espèce, comme à peu près toutes les espèces biologiques, comprend des variétés. Dans la tradition naturaliste, “race” est un synonyme de “variété”” (p. 33).
Le racisme est un phénomène social, c’est au niveau social qu’il faut y répondre. De ce point de vue le passé colonial continue d’avoir des conséquences nuisibles et le prolétariat devra combattre fermement “une idéologie qui convertit des caractéristiques d’humains en signes d’infériorité native et permanente, ainsi qu’en menace pour d’autres humains” (p. 41).
La problématique est globalement la même pour la question du sexisme. Le sexe est une réalité biologique, mais le “genre” est quant à lui une réalité culturellement construite, et donc un devenir, un possible, qui reste ouvert. L’attitude radicale de certaines féministes ou de certaines “études de genre” qui veulent “dénaturaliser” le sexe est aussi stupide que celle consistant à nier la réalité des différences interraciales visibles. Le combat pour l’égalité sociale des hommes et des femmes, qui n’aboutira jamais dans le capitalisme, le combat pour la sympathie envers l’altérité, c’est-à-dire pour la reconnaissance de l’autre comme semblable malgré toutes les différences culturelles − tous ces combats sont au cœur de l’anthropologie de Darwin. L’éthique prolétarienne porte en elle tout cet héritage. C’est pourquoi la lutte pour le communisme n’est pas l’œuvre d’individus robotisés et indifférenciés et n’a rien à voir avec une négation des différentes cultures humaines, elle se définit comme l’unification dans la diversité, l’inclusion de l’autre au sein d’une association, d’une communauté qui a besoin de la richesse de toutes les cultures 12.
La critique du dualisme et l’exigence d’une continuité réversive entre nature et culture, entre biologie et société, nous a conduits à une définition rigoureuse de la nature humaine et à reprendre la notion darwinienne de civilisation comme processus toujours inachevé. Quelles conséquences pour la lutte révolutionnaire ? Au sein du capitalisme, cette lutte est avant tout une lutte pour l’émancipation du prolétariat, même si elle porte en elle l’émancipation de toute l’humanité. Le prolétariat doit se préparer à une guerre civile particulièrement difficile face à une bourgeoisie qui n’acceptera jamais de céder son pouvoir. Cependant ce n’est pas principalement par la force des armes que le prolétariat emportera la décision. L’essentiel de sa force tient dans sa capacité d’organisation, dans sa conscience de classe et surtout dans son aptitude d’une part à conquérir son unité, d’autre part à entraîner derrière lui toute la masse des couches non-exploiteuses, ou, au moins, à les neutraliser dans les périodes d’indécision sur l’issue du combat. Ce processus d’unification, d’intégration, va-t-il s’opérer automatiquement sous prétexte que l’Homme est un être social et que la nature humaine contient cet avantage évolutif représenté par la généralisation du sentiment de sympathie ? Bien sûr que non ! Mais les résultats et la démarche scientifiques exposés dans le livre de Patrick Tort confirment la vision marxiste de l’importance du facteur subjectif pour le prolétariat, en particulier de la conscience, des mentalités et plus globalement de la culture. Ils confirment la validité du combat de la Gauche communiste contre le fatalisme de la social-démocratie dégénérescente qui défendait la position opportuniste d’un passage graduel, automatique et pacifique du capitalisme au socialisme. Ils confirment que le devenir de l’humanité, c’est ce qui est entre les mains du prolétariat.
Avrom Elberg
1 Sur la nature de la violence au sein de la société bourgeoise, voir notre article, “Terreur, terrorisme et violence de classe”. Revue internationale, no 14, 3e trimestre 1978, ou notre site.
2 Voir les démonstrations qu’il en fait tout au long des 1000 pages de Qu’est-ce que le matérialisme ?, Paris, Belin, 2016. Il s’agit du dernier livre de Patrick Tort dont nous recommandons la lecture à ceux qui voudraient approfondir toutes les questions traitées ici.
3 Nous avons présenté le travail de cet auteur et la notion d’effet réversif de l’évolution dans l’article : “À propos du livre de Patrick Tort, L’Effet Darwin, Une conception matérialiste des origines de la morale et de la civilisation”. Voir Révolution internationale, no 400, avril 2009, ou notre site.
4 Sur France Culture, Jean Gayon, philosophe spécialisé en histoire des sciences et en épistémologie, ne craint pas la banalité en déclarant à propos de Darwin que “ce n’est ni Jésus, ni Marx” (La Marche des Sciences, émission du 4 février 2016 consacrée à “Darwin, sous les feux de l’actualité”).
5 Le Parti communiste international qui publie en France Le Prolétaire appartient incontestablement au club des “jubilateurs précoces”. On pourra le vérifier en lisant sa revue Programme communiste, no 102, février 2014. Dans une polémique visant le CCI, ce groupe, aveuglé par la légende d’un Darwin malthusien, réalise un véritable tour de force en confondant non seulement Darwin et le darwinisme social de Spencer, mais dans le même élan Darwin et la sociobiologie.
6 Par “animaux supérieurs” on entend traditionnellement en histoire naturelle les vertébrés homéothermes (c’est-à-dire à température constante), comme les oiseaux et les mammifères.
7 Voir notre article, “À propos du livre de Carlo Rovelli, Anaximandre de Millet. La place de la science dans l’histoire humaine”. Révolution internationale, no 422, mai 2011, ou notre site.
8 Charles Darwin, L’Autobiographie, Paris, éd. du Seuil, coll. Science ouverte, 2008.
9 K. Marx, Le Capital, Livre premier, septième section, chapitre XXIV : “Transformation de la plus-value en capital, V. – Le prétendu fonds de travail” (labour-fund), note (b), dans Œuvres, tome I, Paris, éd. Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1963, p. 1117.
10 Phénotypes : en génétique, l’ensemble des caractères observables d’un individu.
11 Génotype : ensemble des gènes d’un individu.
12 La vision prolétarienne de la richesse des cultures, considérées comme un facteur positif dans le combat pour l’unité dans la lutte – en opposition totale avec le multiculturalisme et le communautarisme bourgeois qui reproduisent l’idéologie identitaire – est développé, avec de nombreux exemples historiques, dans notre article, “L’immigration et le mouvement ouvrier”, Revue internationale, no 140, 1er trimestre 2010, ou notre site.