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Nous publions ci-dessous la traduction d’un article rédigé par la section du CCI aux Philippines suite à l’élection de Rodrigo Duterte à la tête de l’État.
En août 2015, dans notre article : “Boycottons les élections, le point de vue marxiste à l’époque du capitalisme décadent”, nous écrivions : “L’échec du régime Aquino n’est pas dû seulement à la personne du sénateur Benigno Aquino et au Parti libéral. Bien avant le règne de la faction actuelle, le système capitaliste aux Philippines était déjà en faillite. De concert avec la pourriture de l’administration actuelle, l’opposition dirigée par le concurrent le plus fort de la présidence, le vice-président Jojimar Binay, a des relents de corruption et de cupidité. C’est la preuve que l’opposition et l’administration sont également corrompues ; chacune dénonce les scandales de ses rivaux politiques. Nous n’avons pas besoin des “radicaux” et des “progressistes” du Parlement pour constater la décadence du capitalisme. Un effet négatif du capitalisme décadent dans sa phase de décomposition est la montée du désespoir et l’absence de perspective notamment parmi les masses pauvres. Un indicateur de cela est la “lumpen-prolétarisation” de parties entières de la classe laborieuse, entraînant une augmentation du nombre de suicides, le développement d’une culture pourrie chez les jeunes et de la criminalité. Tous ces éléments sont des manifestations du mécontentement croissant des masses à l’égard du système actuel, mais elles ne savent pas quoi faire pour remédier à cette situation. En d’autres termes, il y a un malaise croissant mais pas de perspective pour l’avenir. Voilà pourquoi la tendance au “chacun pour soi” et au “chacun contre tous” influence fortement une fraction significative de la classe ouvrière. Mais le pire effet de l’absence de perspective, la démoralisation, est l’espoir fallacieux en un homme fort, miraculeux, un dictateur éclairé, qui empêcherait la majorité de la population de sombrer dans la pauvreté. Cela n’est pas très différent de la croyance en un dieu tout-puissant qui descendrait sur terre pour sauver ceux qui ont foi en lui et punirait les autres. La classe qui est principalement à l’origine de cette illusion est la petite-bourgeoisie.” Globalement, les faits ont confirmé nos analyses.
Les différents “analystes politiques” ont admis que les votes pour Rodrigo Duterte sont des votes contre les défaillances de l’administration de B.S. Aquino. Ce qu’ils n’ont pas dit et ne veulent pas dire, c’est que la haine et le mécontentement du peuple se porte contre le système bourgeois démocratique comme un tout, croyant avoir éliminé la dictature de Marcos Senior en 1986. Au cours des trente dernières années, les échecs et la corruption des institutions démocratiques ont été révélés et se sont montrés de même nature que la dictature de Marcos. Ils estiment que la situation actuelle est pire que du temps de la dictature de Marcos senior.
Le régime Duterte : un gouvernement de la gauche du capital ?
Duterte a déclaré qu’il était un “socialiste” et un “gauchiste”. Il s’est vanté de devenir le premier président philippin de gauche. Presque toutes les fractions de gauche aux Philippines approuvent et soutiennent ce régime. L’avant-garde de ce soutien est le parti communiste maoïste des Philippines et ses institutions juridiques 1.
Quel que soit le “socialisme” de Duterte, ce n’est certainement pas un socialisme ou un marxisme scientifique. C’est évidemment une autre branche de socialisme bourgeois qui va décevoir les masses et raviver les mensonges de la bourgeoisie au sujet du socialisme et du communisme : le “socialisme” de Duterte est du capitalisme d’État 2. Sur la base des déclarations de Duterte avant et pendant sa campagne électorale, il apparaît que l’objectif de la plate-forme gouvernementale concerne les intérêts de la classe capitaliste, pas ceux des masses laborieuses. En lien avec cela, il a menacé de mort les militants ouvriers qui appelleraient à la grève sous son mandat.
Pire, Duterte utilise le langage (et le comportement) d’un chef de gang de truands et utilise l’intimidation. Ceci est une expression du fait qu’il voit le gouvernement comme une grande mafia dont il serait le parrain. Sa vague politique de fédéralisme prétend s’appuyer sur la reconnaissance que l’apport des pouvoirs locaux serait plus important que celui du gouvernement national ; la réalité est que la pouvoir central favorise l’autonomie des mafias locales dans leurs propres territoires.
Pour les ouvriers communistes révolutionnaires, le régime Duterte est un défenseur enragé du capitalisme national 3 mais reste totalement dépendant des investissements du capital étranger.
Le régime Duterte : un gouvernement de la classe capitaliste pour la classe capitaliste
La promesse “audacieuse” de Duterte de faire cesser la corruption, la criminalité et le trafic de stupéfiants au cours des trois à six premiers mois de sa présidence a exercé une forte attraction sur les électeurs. Cela a eu un fort impact sur les capitalistes et la classe moyenne, qui sont les premières cibles du crime organisé. Les capitalistes aspirent à un cadre paisible pour assurer leur prospérité. C’est pourquoi, pour les capitalistes, les grèves ouvrières sont une expression du chaos aussi bien que la peste de la criminalité.
Le nouveau gouvernement ne peut pas résoudre les problèmes du chômage massif, des bas salaires et de la précarisation croissante. Au sein d’une crise de surproduction qui s’aggrave, le principal souci des capitalistes est d’avoir un avantage concurrentiel sur leurs rivaux, dans un marché mondial saturé. Réduire le coût de la force de travail par le biais des licenciements et des contrats précaires est la seule façon pour eux de rendre leurs marchandises moins chères que celles de leurs concurrents. Essentiellement, la solution du régime est de renforcer le contrôle de l’État sur la vie de la société et d’obliger la population à respecter strictement les lois et la politique de l’État par le biais de la propagande et de la répression.
Dans le cadre du nouveau régime, les luttes de factions au sein de la classe dominante s’amplifieront au fur et à mesure de l’aggravation de la crise du système. En apparence, la plupart des politiciens élus des autres partis, particulièrement ceux du Parti libéral du prédécesseur de Duterte, le régime Aquino, font maintenant allégeance au nouveau gouvernement. Mais dans le fond, chaque faction a son propre programme qu’elle veut faire valoir en vertu de la nouvelle administration. De plus, à l’intérieur du camp Duterte, existent plusieurs factions rivales qui intriguent pour obtenir des avantages et de bons postes : la faction maoïste pro-Duterte, la faction anti CPP-NPA, les seigneurs de la guerre de Mindanao-Visayas, ceux de Luzon, particulièrement le groupe autour de Cayetano, candidat à la vice-présidence de Duterte.
Les effets de la décomposition du capitalisme sur la conscience des masses aux Philippines
Nous avons aussi écrit, dans notre article : “Appel à ne pas voter…” : “Si Duterte se présente aux élections présidentielles de 2016 et que la classe dominante aux Philippines décide que le pays a besoin d’un dictateur, comme à l’époque de Marcos, pour tenter de sauver le capitalisme moribond aux Philippines et condamner les masses pauvres à la peur et à la soumission au gouvernement, il vaincra sûrement. En fin de compte, la classe capitaliste (locale comme étrangère) n’est pas concernée par la gestion de l’État philippin : le plus important pour elle est d’accumuler du profit.” Il y a certainement des indices montrant que Duterte est un individu psychologiquement perturbé qui rêve de devenir un dictateur tout puissant. Mais la question de savoir s’il va gouverner comme un dictateur ou comme un bourgeois libéral dépend de la décision finale de la classe dominante (locale et internationale) et de la solidité du soutien de l’AFP/PNP et même de la faction maoïste qui lui est favorable.
Pour nous, ce qui est important, c’est d’analyser et de comprendre en tant que communistes pourquoi une fraction importante de la population est prête à accepter Duterte comme dictateur et “parrain”. Cette analyse est cruciale car, dans les autres pays, particulièrement en Europe et aux États-Unis, les personnalités ultra-conservatrices qui ont recours à un franc-parler et à l’intimidation (comme Donald Trump) gagnent en popularité. De même, un nombre significatif de jeunes sont attirés par la violence et le fanatisme de Daech-EI.
Pour comprendre la popularité phénoménale de Rodrigo Duterte et de Ferdinand Marcos Junior, le fils du dictateur précédent, il est nécessaire d’avoir une vision mondiale. Globalement, cela fait plus de trente ans que la décomposition capitaliste infecte la conscience de la population. Cette infection englobe de nombreux domaines : l’économie, la politique, la culture-idéologie. La popularité de Duterte et de Marcos Junior est un indicateur de l’impuissance, du désespoir et d’un manque de perspective ; elle montre également la perte de confiance dans l’unité de la classe ouvrière et dans les luttes des masses laborieuses. En conséquence, on assiste à la recherche d’un sauveur au lieu de la recherche d’une identité de classe.
Le contexte et le caractère insoluble de la crise du capitalisme s’expriment par l’aggravation de la pauvreté, le chaos croissant, la propagation des guerres, la dévastation de l’environnement, les scandales et la corruption des gouvernements. Mais un facteur majeur contribue également à la décomposition : c’est l’absence d’un mouvement fort de la classe ouvrière depuis plus de vingt ans aux Philippines. Les combats militants à l’époque de la dictature de Marcos Junior ont été dévoyés et sabotés par le gauchisme, vers la guérilla et l’électoralisme. En raison de la forte influence du nationalisme, le mouvement ouvrier aux Philippines est isolé des luttes internationales de la classe ouvrière.
Le développement de la criminalité
Depuis près de cinquante ans, les masses laborieuses philippines subissent à la fois la guérilla maoïste et la faillite des promesses de réformes de toutes les factions de la classe dirigeante installée au Malacañang Palace (la résidence présidentielle). De plus, la militarisation à la campagne des rebelles armés et de l’État a entraîné une dislocation massive qui génère un accroissement de la paupérisation des populations pauvres et inemployées venant grossir les bidonvilles insalubres et saturés des villes. Cette situation est exploitée par les syndicats du crime. C’est pourquoi, la criminalité liée au trafic de stupéfiants, aux cambriolages, aux enlèvements et aux vols de voitures, augmente chaque année. Les règlements de comptes, les tueries, les viols et autres formes de violence sont des événements banals dans les villes et de plus en plus, les auteurs comme les victimes sont des jeunes, voire des enfants.
Comme un nombre significatif de policiers sont les protecteurs des syndicats, l’État lui-même est devenu incapable de contrôler les crimes et la violence. Même si les premiers à être affectés par la montée de la criminalité – particulièrement les vols et les enlèvements – sont les riches, les pauvres portent aussi le fardeau de ces crimes, car la plupart des “soldats” ou chair à canon de ces syndicats du crime sont recrutés au sein de la population affamée et sans emploi.
Le poids de l’impuissance
Il y a un sentiment largement répandu d’impuissance parmi les Philippins. Étant atomisés et isolés, ils se demandent qui peut les protéger. Derrière cette réflexion, se trouve l’attente que l’État doit les protéger. Mais l’État les abandonne. L’impuissance et l’atomisation créent une aspiration à l’apparition d’un sauveur, une personne ou un groupe de personnes qui pourraient les sauver de leur misère ; cette aspiration est plus forte que la somme de la population atomisée. Le prétendu sauveur devrait contrôler le gouvernement puisque seul le gouvernement est censé les protéger.
Cette impuissance est un terrain fertile pour la recherche d’un bouc-émissaire et la personnalisation. Le fait de trouver un responsable à la cause de leur misère, comme les fonctionnaires gouvernementaux corrompus et les criminels, la perte de perspectives et le sentiment grandissant d’impuissance ont dopé la popularité de Duterte et de Marcos Junior. La popularité de ces personnages est un produit de la pourriture du système, non l’expression du développement de la conscience politique des masses. Cette pourriture a été également une raison de la popularité d’Hitler et de Mussolini avant la Seconde Guerre mondiale.
Comme la tendance à la recherche d’un bouc-émissaire et à la personnalisation grandit, le nombre de personnes qui sont favorables à l’élimination physique, par tous les moyens, des fonctionnaires corrompus et des criminels, augmente aussi. Ils applaudissent chaque fois qu’ils entendent Duterte déclarer : “Tuez-les tous !”.
La nécessité de s’ancrer dans l’internationalisme prolétarien
Il est plus difficile pour nous de lutter contre les effets de la société en décomposition dans le cadre de la situation politique actuelle. Néanmoins, nous ne sommes pas seuls et isolés pour lutter. Nous faisons partie d’un mouvement de résistance ouvrière internationale qui a surgi depuis 1968. La classe ouvrière internationale, malgré les difficultés à retrouver sa propre identité de classe indépendante, lutte toujours contre les attaques du capitalisme décadent.
Nous ne pouvons envisager un avenir favorable qu’en rejetant toute forme de nationalisme. Nous ne pouvons pas appréhender la lutte de classe si nous nous contentons de porter notre regard sur la seule “situation nationale”. Nous ne devons pas oublier que, depuis 2006, nos frères de classe en Europe, au Moyen-Orient et aux États-Unis, ont lutté contre la décomposition à travers des mouvements de solidarité (mouvement anti-CPE en France, des Indignados en Espagne, la lutte de classe en Grèce, le mouvement Occupy aux États-Unis). Nous devons également nous rappeler que des centaines de milliers de nos frères de classe en Chine ont lancé des grèves généralisées.
Nous devons persévérer dans la clarification théorique, le renforcement organisationnel et les interventions militantes pour préparer les futures luttes à un niveau international. Nous ne sommes pas nationalistes comme les différentes fractions gauchistes : nous sommes des prolétaires internationalistes.
Rappelons le dernier paragraphe du Manifeste du parti communiste : “Les communistes ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils déclarent ouvertement que leurs objectifs ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent devant la Révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner !”
Internasyonalismo, juin 2016
1 Malgré la “protestation” initiale des maoïstes contre le programme économique néo-libéral en huit points du régime, ils sont tous unis dans le soutien au “boucher” Duterte. Pour preuve : il y a des représentants maoïstes au sein du cabinet Duterte.
2 Les régimes comme ceux de Chine, du Vietnam, de Cuba, qui prétendent être des pays “socialistes” sont également des versions du capitalisme d’État. Même les régimes capitalistes barbares d’Hitler (le nazisme), de Saddam Hussein et d’Assad, ont déclaré sans vergogne être “socialistes”. Aujourd’hui, une majorité de la population philippine croit encore que le Parti “communiste” des Philippines est une organisation communiste.
3 Pas fondamentalement différent du programme du CPP (Communist Philippine Party)-NPA (New People’s Army) pro-maoïste.