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Il se peut que les récentes attaques terroristes en France et en Belgique sont une expression des difficultés rencontrées par l’État islamique dans la guerre en Irak et en Syrie, mais les attaques meurtrières soudaines sur la population des pays centraux du capitalisme sont rapidement en train de devenir une réalité quotidienne, tout comme elles le sont depuis plusieurs années en Syrie, en Irak, au Pakistan, en Afghanistan, en Turquie, en Libye, au Nigeria, en Somalie, au Soudan et dans de nombreux autres pays pris dans la zone de guerre aujourd’hui en expansion. En somme, les terroristes ont “rapporté la guerre à la maison”, et même si Daech est en train d’être militairement affaibli dans l’aire de son “Califat”, il existe de nombreux signes montrant que l’influence de ce groupe ou d’autres similaires se répand en Afrique et ailleurs. C’est parce que les conditions qui engendrent le terrorisme moderne continuent de mûrir. Tout comme Al-Qaïda fut poussé à l’arrière-plan en tant qu’ “ennemi no 1” avec la montée de l’EI, de nouveaux gangs peuvent émerger, et pas nécessairement islamistes : il semblerait que les deux plus récentes atrocités commises en Turquie aient été réalisées par une tendance ou une ramification du “Parti des travailleurs du Kurdistan”.
Nous vivons dans une civilisation, le mode de production capitaliste, qui depuis longtemps a cessé d’être un facteur de progrès pour l’humanité, ses idéaux les plus élevés se sont révélés être complètement dégénérés et corrompus. Dès 1871, à la suite de la Commune de Paris, Marx nota la coopération des grands rivaux nationaux, la France et la Prusse, dans l’écrasement du soulèvement des exploités, et prédit qu’à l’avenir l’appel à la “guerre nationale” ne deviendrait rien de plus qu’une excuse hypocrite pour l’agression et le vol, en tout cas dans les zones capitalistes avancées. En 1915, dans sa Brochure de Junius, Rosa Luxemburg soutint que désormais, sur une planète dominée par d’immenses puissances impérialistes, la guerre nationale n’était partout qu’une couverture pour les appétits impérialistes. Les guerres mondiales et les conflits entre superpuissances qui dominèrent le xxe siècle lui ont donné entièrement raison.
Et depuis l’effondrement des blocs à la fin des années 1980, la guerre, l’expression la plus manifeste de la compétition et de la crise capitalistes, est devenue de plus en plus irrationnelle et chaotique, une situation soulignée par le carnage en Syrie, qui est en train d’être réduite à l’état de décombres par une foule d’armées et de milices qui à la fois se font la guerre entre elles et se disputent le soutien des nombreux vautours impérialistes survolant la région (les États-Unis, la Russie, la France, la Grande-Bretagne, l’Iran, l’Arabie saoudite...).
L’idéologie irrationnelle de l’État islamique est un clair produit de cette folie généralisée. Dans la période des blocs, l’opposition aux puissances impérialistes dominantes avait tendance à employer des formes plus classiques de nationalisme : l’idéologie de “libération nationale” dans laquelle le but était de développer de nouveaux États nations “indépendants”, souvent accompagnée d’un zeste de verbiage “socialiste” lié au soutien des impérialismes russe ou chinois. Dans une période où non seulement les blocs mais aussi les entités nationales elles-mêmes se fragmentent, le pseudo-universalisme de l’État islamique suscite un attrait plus étendu ; mais par-dessus tout, dans une période de l’histoire qui porte constamment la menace d’une fin de l’humanité, d’un effondrement dans la barbarie sous le poids de la guerre et des crises économique et écologique, une idéologie de l’apocalypse, du sacrifice de soi et du martyre, devient un véritable appât pour les éléments les plus marginalisés et brutalisés de la société bourgeoise. Ce n’est pas par hasard si la plupart du personnel recruté pour les attaques en France et en Belgique vient des rangs des petits délinquants qui ont pris le chemin du suicide et du massacre de masse.
Terrorisme et guerre impérialiste
Le terrorisme a toujours été une arme du désespoir, particulièrement des couches de la société qui souffrent de l’oppression de la société capitaliste et qui n’ont aucun avenir en son sein, du petit-bourgeois ruiné par le triomphe du grand capital. Mais le terrorisme du xixe siècle visait habituellement les symboles du vieux régime, les monarques et autres chefs d’État et ciblait rarement les rassemblements de citoyens ordinaires. Les terroristes d’aujourd’hui semblent essayer de se surpasser mutuellement en cruauté. La faction talibane qui a mené l’attaque le jour de Pâques dans un parc de Lahore au Pakistan a déclaré qu’elle “visait les chrétiens”. En réalité, elle visait une aire de jeux d’enfants. Pas seulement des chrétiens, mais des enfants chrétiens. Et peu importe finalement à ces vaillants apôtres de la Vraie Foi que la majorité des tués aient été de toutes façons musulmans. À Paris, des personnes aimant écouter de la musique rock, danser et prendre un verre ont été considérées comme méritant la mort dans le communiqué de l’EI glorifiant les attaques. Mais même ces putrides justifications “religieuses” ne peuvent être poussées bien loin. Frapper un métro ou un aéroport vise d’abord et avant tout à tuer un maximum de personnes. Le terrorisme aujourd’hui, de manière écrasante, n’est plus en rien l’expression d’une classe opprimée, bien que non-révolutionnaire, dans sa résistance contre le capitalisme. C’est un instrument pur et simple de la guerre impérialiste, d’un combat à mort entre régimes capitalistes.
Il est parfois affirmé, pour justifier les attaques-suicides perpétrées par des Palestiniens en Israël, par exemple, que la ceinture d’explosifs est le drone ou le bombardier du pauvre. Ceci est vrai uniquement si l’on reconnaît que le “pauvre” recruté pour la cause de Daech ou du Hamas ne combat pas en réalité pour les pauvres mais pour un groupe rival d’exploiteurs en état d’infériorité impérialiste, que ce soit un proto-État local ou de plus grandes puissances impérialistes qui les arment et les couvrent diplomatiquement ou idéologiquement. Et qu’il soit mené par des groupes semi-indépendants comme Daech, ou directement par les services secrets de pays comme la Syrie et l’Iran (comme ce fut le cas de nombre d’attaques sur des cibles européennes dans les années 1980), le terrorisme est devenu un complément utile de la politique étrangère de tout État ou aspirant à le devenir, essayant de se tailler un créneau sur l’arène mondiale.
Cela ne signifie pas que des actes de terrorisme ne sont pas également utilisés par des États plus respectables : les services secrets de pays démocratiques comme les États-Unis et la Grande-Bretagne, sans oublier Israël, bien sûr, ont une longue tradition d’assassinats ciblés et même d’opérations sous fausse bannière, sous l’apparence de factions ouvertement terroristes. Mais retournons à la comparaison entre la ceinture d’explosifs et le chasseur-bombardier sophistiqué. Il est vrai que le modèle pour les terroristes est moins la liquidation habile de tel ou tel individu gênant par la CIA ou le Mossad que l’effarant pouvoir de destruction des canons et des avions d’armées établies, des armes qui peuvent pulvériser des villes entières en l’espace de quelques jours. La logique de la guerre impérialiste est le massacre systématique de populations entières ; et c’est quelque chose qui s’est visiblement accéléré ces cent dernières années, de la Première Guerre mondiale et ses combats principalement entre armées sur le champ de bataille, en passant par le nombre immense de civils arrosés de bombes ou exterminés dans les camps de la mort durant la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à la potentielle menace d’annihilation du genre humain tout entier.
“Vos armées tuent nos enfants avec vos avions, nous vous rendons donc la monnaie de votre pièce en tuant vos enfants avec nos bombes”. C’est la justification des terroristes fréquemment entendue sur leurs vidéos antérieures ou postérieures à leurs atrocités. Encore une fois, ceci montre à quel point ils suivent fidèlement l’idéologie de l’impérialisme. Loin de s’en prendre aux réels responsables de la guerre et de la barbarie, la petite classe d’exploiteurs et leurs systèmes étatiques, leur haine est dirigée vers des populations entières de vastes régions du globe, qui deviennent toutes des cibles légitimes, et ils jouent ainsi leur rôle dans le renforcement de la fausse unité entre exploiteurs et exploités qui empêche tout ce système pourri de craquer. Et cette attitude consistant à diaboliser des pans entiers de l’humanité est en pleine adéquation avec la déshumanisation de groupes particuliers qui peuvent ensuite faire l’objet de pogroms et d’attentats à la bombe dans des zones d’opérations plus courantes : les hérétiques chiites, les chrétiens, les yazidis, les juifs, les Kurdes, les Turcs...
Cette idéologie de vengeance et de haine résonne le plus souvent dans le discours de la droite en Europe et en Amérique, qui tend aujourd’hui à voir tous les musulmans et l’islam lui-même comme représentant la vraie menace pour la paix et la sécurité, désigne chaque réfugié des zones déchirées par la guerre comme une potentielle “taupe” terroriste, justifiant ainsi les mesures les plus impitoyables d’expulsion et de répression à leur encontre. Cette sorte de bouc-émissarisation est un autre moyen de masquer les réels antagonismes de classes dans cette société : le capitalisme est en crise profonde et insoluble, mais ne cherchez pas à savoir comment le capitalisme fonctionne au bénéfice de quelques-uns et pour le malheur du plus grand nombre, faites porter le chapeau à une partie du plus grand nombre, pour l’empêcher ainsi de s’unir contre les quelques-uns. C’est un stratagème très ancien, mais la montée du populisme en Europe et en Amérique nous rappelle qu’il ne faut jamais le sous-estimer.
L’État démocratique n’est pas notre ami
Mais l’expansion du terrorisme, de l’islamisme radical et de ses images en miroir islamophobe et populiste ne devraient pas nous masquer une autre vérité très importante : dans les pays du centre du capitalisme, la principale force de conservation du système est l’État démocratique. Et tout comme l’État démocratique ne répugne pas à utiliser des méthodes terroristes, directement ou indirectement, dans sa politique étrangère, il utilisera chaque attaque terroriste pour renforcer tous ses pouvoirs de contrôle social et de répression politique. En Belgique, dans les jours suivant les attaques de Bruxelles, les pouvoirs policiers de l’État ont été considérablement renforcés : une nouvelle loi a été mise en place, augmentant la possibilité de descentes de police et d’écoutes téléphoniques, introduisant un suivi plus rapproché des financements “douteux”. Comme toujours, il y a eu une présence particulièrement ostensible de la police et de l’armée dans les rues. Des leçons ont été tirées de l’attaque contre Charlie hebdo à Paris qui a initialement donné lieu à des rassemblements spontanés exprimant la colère et l’indignation, requérant un effort majeur des médias et des politiciens pour être sûrs que tout ceci serait contenu dans le cadre de l’unité nationale. Cette fois, il y a eu des appels clairs de la police pour que les gens restent chez eux. En somme, faisons confiance à l’État démocratique, la seule force qui puisse nous protéger contre cette horrible menace. Les médias, pendant ce temps, poussaient la population à s’habituer à cette nouvelle et quotidienne ambiance de peur. Bien sûr, il y a eu un grand débat sur l’apparente incompétence des services de sécurité belges, qui ont ignoré un certain nombre d’indices avant les attaques. Mais le résultat final des investigations sur de telles carences sera de trouver des moyens d’améliorer la surveillance et le contrôle de la population entière.
Accroître les pouvoirs de l’État policier peut être utilisé contre la population, et la classe ouvrière en particulier, face à toute future explosion sociale provoquée par la crise du système, tout comme les lois contre les groupes terroristes qui “méprisent la démocratie” peuvent être utilisées contre des groupes politiques authentiquement révolutionnaires qui mettent en question l’ensemble du système capitaliste. Mais par-dessus tout, de la même manière que les idéologies islamiste et/ou nationaliste des terroristes servent à enterrer les réels conflits de classes dans tous les pays, l’appel à l’unité nationale derrière l’État démocratique sert à empêcher les exploités et les opprimés de n’importe quel pays de reconnaître que leur seul avenir réside dans la solidarité avec leurs frères et sœurs de classe à travers le monde, et dans la lutte commune contre un ordre capitaliste en pleine putréfaction.
D’après WR, organe de presse
du CCI au Royaume-Uni