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“Le marxisme ne peut se concilier avec le nationalisme, celui-ci serait-il le “plus juste”, “le plus pur” et d’une “facture plus raffinée et civilisée”” (Lénine, Remarques sur la question nationale).
Les vagues d’attentats qui ont frappé la région parisienne en 2015 ont été l’occasion pour la bourgeoisie française et mondiale d’encourager les peurs pour mieux légitimer les guerres impérialistes et présenter l’État et la nation comme les garants de la sécurité de tous, voire comme le nec plus ultra de la solidarité. Après les attentats du 13 novembre, un appel répugnant a ainsi été lancé à l’échelle internationale pour accrocher aux fenêtres le drapeau tricolore et entonner la Marseillaise, ces deux “symboles” entachés du sang des victimes de l’impérialisme français.
Le nouveau coup de clairon patriotique donné par François Hollande le soir du 31 décembre a donc une résonance toute particulière :
“Mes chers compatriotes, (...) nous venons de vivre une année terrible. (…) Mais, malgré le drame, la France n’a pas cédé. (...) Face à la haine, elle a montré la force de ses valeurs. Celles de la République. Françaises, Français, je suis fier de vous. (…) En cet instant, je salue la bravoure de nos soldats, de nos policiers, de nos gendarmes. (…) Mais je vous dois la vérité, nous n’en avons pas terminé avec le terrorisme. (...) Aussi, mon premier devoir, c’est de vous protéger. Vous protéger, c’est agir à la racine du mal : en Syrie, en Irak. C’est pourquoi, nous avons intensifié nos frappes contre Daesh. (...) Vous protéger, c’est agir ici sur notre sol. Au soir des attentats, j’ai (...) instauré l’état d’urgence. (…) J’ai d’abord décidé de renforcer les effectifs et les moyens de la police, de la justice, du renseignement et des armées. (…) Françaises, Français, les événements que nous avons vécus nous l’ont confirmé : nous sommes habités par un sentiment que nous partageons tous. Ce sentiment, c’est l’amour de la patrie. La patrie, c’est le fil invisible qui nous relie tous, (…) C’est ainsi que la France sortira plus grande avec cette belle idée de nous faire réussir tous ensemble. (...)”. Joignant le geste à la parole en ce début 2016 et ne reculant devant aucune récupération honteuse, le gouvernement socialiste a organisé à l’occasion de “l’anniversaire” des attentats contre Charlie hebdo un véritable hommage national 1.
Quelle est la portée d’une telle propagande nationaliste sur la classe ouvrière ? Apparemment, cet impact a été limité. En France, il n’y a eu, par exemple, que très peu de drapeaux réellement étendus aux fenêtres. Et les cris va-t-en-guerre de la bourgeoisie, même au nom de “l’anti-terrorisme”, n’engendrent ni enthousiasme ni réelle adhésion en faveur des bombardements au Moyen-Orient. Mais l’idéologie nationaliste et patriotique est bien plus pernicieuse, son poison bien plus subtil.
Le Président “socialiste”, comme d’ailleurs son Premier ministre Manuel Valls, dévoilent ainsi dans leurs discours le caractère éminemment belliciste et la nature fondamentalement guerrière du patriotisme. Il y a ainsi un lien direct entre la capacité du PS de faire croire, d’une part, à un patriotisme “ouvert”, “respectueux des autres nations et cultures”, à un patriotisme basé sur “la solidarité nationale et la confiance mutuelle” ou tout autre baratin de la même veine et, d’autre part, l’intensification sous ce gouvernement “socialiste” des menées guerrières et des interventions militaires de la France : en Afrique ou au Moyen-Orient. Les partis sociaux-démocrates en général ont été depuis 1914 les meilleurs et les plus efficaces propagandistes de la guerre en direction des classes exploitées. Le nationalisme ou le patriotisme “soft”, cela n’existe pas et n’exprime avant tout que la logique va-t-en guerre et militariste de la défense du capital national. L’“union nationale”, l’“union sacrée” que les politiciens prônent par-delà la division en classes sociales, le ralliement de tous derrière le drapeau et l’hymne national mène inévitablement et imparablement à la guerre et aux massacres impérialistes. Le nationalisme, le patriotisme et leurs dérivés, la xénophobie et le chauvinisme, constituent les maillons d’une même chaîne, d’un engrenage qui révèle la nature viscéralement concurrentielle, militariste, barbare et meurtrière du capitalisme et de ses divisions nationales. C’est bien le patriotisme qui est le terreau permettant de cultiver et de nourrir ensuite la haine “de l’étranger”, de “l’ennemi à abattre”, qui pousse vers l’exaltation exacerbée du “sentiment national”. Tous les rituels et les parades militaires, toutes les cérémonies de commémorations nationales de la bourgeoisie se drapent et se vautrent dans un tel patriotisme que les poilus de 1914 dénonçaient comme étant du “bourrage de crâne”. Le patriotisme constitue d’ailleurs une justification classique et particulièrement hypocrite de la guerre entre les bourgeoisies nationales, présentée comme “purement défensive” ou “en défense d’une noble cause” pour embrigader idéologiquement et enrôler physiquement au bout du compte les populations en général et les prolétaires en particulier comme chair à canon. Ce patriotisme fait toujours porter le chapeau à une autre nation, à une autre entité désignée comme “l’agresseur” ou constituant une “menace pour la démocratie, la liberté, etc.” On l’a vu lors des deux boucheries mondiales du xx siècle mais aussi lors des prétendues luttes de “libération nationale”, et on le voit encore aujourd’hui dans la prolifération des conflits, des bombardements, des attentats et des affrontements qui ensanglantent la planète. Le patriotisme ne peut agir que comme un conditionnement idéologique pour pourrir les consciences, asservir les cerveaux à la défense du capital national et comme un poison mortel pour le prolétariat.
Le capitalisme divise l’humanité en nations concurrentes. Et l’ensemble de la vie sociale subit le joug de ce morcellement mortifère. Le patriotisme et le nationalisme agissent comme des œillères, ils restreignent la vue et la pensée ; ils poussent aussi à la confrontation guerrière ; ils engendrent la peur, voire la haine de l’étranger ; surtout ils attachent les exploités à leurs exploiteurs en leur faisant croire qu’ils représentent une seule et même communauté d’intérêts ; ils annihilent la nécessaire solidarité internationale des travailleurs les mettant en concurrence les uns contre les autres. L’idéologie nationaliste sert les intérêts de la classe dominante, la bourgeoisie. Car c’est bien son monde à elle qui est fracturé en nations concurrentes, c’est bien au sein des frontières nationales que se développe la domination de la classe capitaliste sur le prolétariat. “Les prolétaires n’ont pas de patrie !” Leur force a pour source la solidarité internationale, comme l’exprime ce cri de ralliement qui s’étale sur tous les textes du mouvement ouvrier depuis 1848 : “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !”. C’est en cela que le combat prolétarien représente un espoir pour toute l’humanité. Comme l’a magistralement exprimé Rosa Luxemburg dans son livre sur La question nationale et l’autonomie (1908-1909), le nationalisme porté par la bourgeoisie et l’internationalisme porté par le prolétariat se livrent en permanence un combat qui porte sur tous les aspects de la vie de la société humaine :
“Dans chaque nation, il y a des classes aux intérêts et aux “droits” antagonistes. Il n’y a littéralement aucun domaine social, des conditions matérielles les plus frustes aux plus subtiles des conditions morales, où les classes possédantes et le prolétariat conscient adoptent la même attitude, où ils se présentent comme un “peuple” indifférencié. Dans le domaine des rapports économiques, les classes bourgeoises défendent pied à pied les intérêts de l’exploitation, le prolétariat ceux du travail. Dans le domaine des rapports juridiques, la propriété est la pierre angulaire de la société bourgeoise ; l’intérêt du prolétariat, en revanche, exige que ceux qui n’ont rien soient émancipés de la domination de la propriété. Dans le domaine de la juridiction, la société bourgeoise représente la “justice” de classe, la justice des repus et des dominants ; le prolétariat défend l’humanité et le principe qui consiste à tenir compte des influences sociales sur l’individu. Dans les relations internationales, la bourgeoisie représente une politique de guerre et d’annexions, dans la phase actuelle du système, la politique douanière et la guerre commerciale ; le prolétariat, en revanche, représente une politique de paix générale et de libre-échange. Dans le domaine de la sociologie et de la philosophie, les écoles bourgeoises et celle qui défend le point de vue du prolétariat sont en nette contradiction. Idéalisme, métaphysique, mysticisme, éclectisme sont représentatifs des classes possédantes et de leur vision du monde ; le prolétariat moderne a sa propre école, celle du matérialisme dialectique. Même dans le domaine des relations humaines prétendument universelles, de l’éthique, des opinions sur l’art, l’éducation : les intérêts, la vision du monde et les idéaux de la bourgeoisie d’une part, ceux du prolétariat conscient de l’autre constituent deux camps séparés l’un de l’autre par un abîme profond. (...) Le fondement historique des mouvements nationaux modernes de la bourgeoisie n’est rien d’autre que l’aspiration au pouvoir de classe, ces aspirations trouvant leur expression dans une forme sociale spécifique : l’État capitaliste moderne, qui est “national” en ce qu’il permet à la bourgeoisie d’une nationalité donnée d’exercer sa domination sur toute la population mélangée de l’État. (…) Du point de vue des intérêts du prolétariat, les choses sont bien différentes. (…) La mission historique de la bourgeoisie est la création d’un État ‘national’ moderne ; mais la tâche historique du prolétariat est d’abolir cet État, en ce qu’il est une forme politique du capitalisme dans laquelle lui-même émerge en tant que classe consciente afin d’établir le système socialiste.”
Il est aujourd’hui crucial de poursuivre cette réflexion théorique et profonde sur la question du nationalisme comme du patriotisme et ainsi de s’armer dans la lutte contre cette idéologie réactionnaire et suicidaire. Car la société est en train de peu à peu se décomposer ; l’individualisme, la peur de l’autre, le repli et la haine gagnent du terrain, y compris dans les rangs de la classe ouvrière. L’idéologie nationaliste est comme un poisson dans l’eau croupie de la décomposition du capitalisme.
C’est donc dans cet esprit de combat contre l’idéologie bourgeoise en général et, ici, contre son nationalisme en particulier que nous publions dans ce numéro de très larges extraits d’un livre fondamental du mouvement ouvrier sur la question nationale, celui d’Anton Pannekoek, Lutte de classe et nation (1912). De cette œuvre souffle le vent vivifiant de la conscience et de l’internationalisme prolétariens.
Javan, 10 janvier 2016
1 Le chœur de l’armée française est même allé jusqu’à entonner la Marseillaise. Rappelons qu’à son enterrement la famille de Charb avait refusé que soit joué l’hymne national et insisté pour que l’Internationale résonne, comme il l’avait toujours souhaité.