Conflit à Air France : une attaque idéologique contre toute la classe ouvrière

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Les “images choc” du comité central d’Air France du 5 octobre dernier, où deux membres de la direction fuyaient en catastrophe la colère des manifestants, le torse nu et la chemise déchirée, ont immédiatement fait le tour du monde. Tandis que le New York Times dénonçait “les manifestations de colère (…) lors desquelles des salariés ont pris en otage leur patron ou endommagé du matériel”, la Tribune de Genève titrait : “Le DRH d’Air France a failli se faire lyncher” et El Pais : “Rébellion à Air France !”. De son côté, The Guardian s’insurgeait contre cette “centaine de salariés [qui] sont entrés de force dans la réunion et ont arraché les chemises des dirigeants”. Les chaînes d’information continue multipliaient quant à elles les images de l’événement, commentant minute par minute, prise par prise, l’échappée des deux cadres agressés.

Une campagne internationale contre la perspective révolutionnaire

La bourgeoisie a ainsi profité de la situation pour faire passer un message très clair aux prolétaires du monde entier : la lutte de classe est une impasse et ne conduit qu’à des actions stériles et à la violence aveugle. Il n’y a donc rien d’hasardeux dans le fait que la presse bourgeoise internationale ait inscrit ces actes de violence dans la “longue tradition insurrectionnelle” française (Daily Mail). La bourgeoisie allemande, la plus expérimentée et la mieux organisée du monde, a condensé cette propagande à travers cette formule utilisée par le quotidien économique Handelblatt et publiée par Courrier international du 7 octobre : “En France, on sait faire la révolution, mais on ne sait pas réformer”. Il s’agit bien d’opposer la “révolution” et ses hordes de manifestants enragés à la “modernité” du “dialogue social” et de la “réforme négociée”. The Times était aussi explicite en qualifiant ces événements “d’efforts pour accompagner Air France dans le xxie siècle ayant tourné à la violence” dans un contexte où ces pratiques “n’ont rien d’exceptionnelles dans les relations au sein des entreprises françaises”. The Financial Times expliquait que la dureté des attaques prévues par le fameux “Plan B” était le résultat inéluctable de l’intransigeance des travailleurs les plus “radicaux” face à la “restructuration douce” 1 du projet prévu à l’origine par la direction d’Air France.

Lorsqu’il s’agit de faire passer des attaques et d’accroître l’exploitation des ouvriers, la bourgeoisie ne peut pas faire n’importe quoi, n’importe quand. Elle a constamment à l’esprit la menace historique que représente la classe ouvrière et sait que sa capacité à faire accepter au plus grand nombre les effets de la crise de son système sans réaction collective et sans trop susciter la réflexion est déterminée par le niveau de déboussolement politique des ouvriers, en particulier leur difficulté à rechercher l’unité et la solidarité. C’est précisément pour ces raisons que la presse bourgeoise a déchaîné cette campagne aux quatre coins du globe, qu’elle a utilisé contre tous les ouvriers ce que représente encore, de par ses expériences historiques de 1848, 1871 et 1968, le prolétariat en France.

L’évolution du conflit à Air France est ainsi marquée par cette double nécessité : d’une part, assurer le succès d’une attaque contre les conditions de travail et multiplier les licenciements dans un secteur historiquement combatif et, d’autre part, utiliser la situation pour mener une attaque idéologique contre toute la classe ouvrière. C’est ainsi que le conflit à Air France a débuté par la tentative très médiatisée de casser la solidarité entre le personnel navigant et le personnel au sol en stigmatisant les pilotes comme des privilégiés égoïstes 2. La bourgeoisie pratique la division de la classe ouvrière en permanence, pointant du doigt les prétendues “privilèges” de telle ou telle catégorie. Une fois les tensions exacerbées, il est toujours plus aisé de dévoyer les éléments les plus combatifs vers des actions de désespoir sans réflexion. Ce faisant, les syndicats les plus en vue peuvent se targuer d’apparaître comme des organisations combatives et déterminées. La bourgeoisie sait toujours utiliser l’état de faiblesse de la classe ouvrière pour faire passer ses attaques. En particulier, elle mise sur l’activisme, l’immédiatisme dans lesquels baigne la société, sur la volonté d’agir pour agir sans prendre le temps de réfléchir aux buts et aux moyens de la lutte. Elle dispose d’un avantage de taille qu’elle exploite en permanence : l’absence d’une réelle identité de classe au sein du prolétariat. Les ouvriers ne se reconnaissent plus aujourd’hui comme appartenant à une même classe sociale ayant les mêmes intérêts face à la bourgeoisie, porteuse de la perspective communiste. Ils se conçoivent comme appartenant à telle ou telle couche ou groupe sociologique, où chacun se débrouille avec la situation particulière de “son” entreprise ou de “sa” situation individuelle.

La bourgeoisie cherche à dévoyer les expressions de solidarité

Cette mobilisation très forte de la bourgeoisie est cependant significative d’une certaine combativité, certes encore très timide, d’un besoin de solidarité dans la classe ouvrière qui avait été dénaturé lors de l’échec du mouvement contre la réforme des retraites en 2010. Depuis 2011 et la vagues des Indignés, la classe ouvrière était restée relativement atone face aux attaques et à l’explosion de la barbarie dans le monde. En France, la “gauche” au pouvoir, malgré un discrédit généralisé, a donc su remarquablement appliquer son programme d’austérité en divisant et dévoyant sans relâche vers des impasses la moindre expression de contestation : éparpillements des attaques (non moins réelles et brutales) contre tel ou tel secteur, telle ou telle profession, telle ou telle “niche”…, polarisation de l’attention sur les mouvements petit-bourgeois des “bonnets rouges”, des homophobes de la “manif pour tous”, des “chauffeurs de taxis en colère”, des “agriculteurs en colère”... Mais l’efficacité du procédé à ses limites ; sous les coups de boutoirs de la crise économique et des attaques gouvernementales, un changement d’état d’esprit commence à se manifester dans la classe exploitée depuis quelques mois, et cela aussi à l’échelle internationale. Telle est la réelle signification profonde des expressions de solidarité spontanée en Europe envers les migrants ou les tentatives d’auto-organisation dans la lutte des techniciens de Movistar 3 en Espagne. Cette question de la solidarité, déjà présente par exemple en France dans la mobilisation contre le CPE en 2006, est au cœur de la situation actuelle et sera déterminante dans les combats à venir de la classe ouvrière. Dans la lutte à Air France, ceci s’est exprimé par un certain rejet de la division orchestrée par l’État, ses syndicats et ses médias : “… la direction fait le pari de la division et nous jette en pâture (…), nous ne sommes pas les seuls à protester. Les hôtesses de l’air, les stewards ainsi que le personnel au sol sont aussi à bout” 4. Ces propos d’un pilote d’Air France sont représentatifs de l’état d’esprit d’une partie des travailleurs de la compagnie mais aussi de la classe ouvrière dans son ensemble qui ressent de plus en plus la division comme un piège et la solidarité comme un besoin.

La bourgeoisie en a bien conscience. La résistance aux mots d’ordre corporatistes a donc poussé ses syndicats, ses précieux auxiliaires du maintien de l’ordre capitaliste, à adapter leur tactique afin de redorer l’image de combativité de certains d’entre eux à travers un discours “anti-division” et un activisme faussement radical. Et ceci afin de mieux… diviser ! Il s’agissait en effet de scinder “l’opinion publique” autour d’un faux dilemme : syndicats “radicaux” ou “syndicats responsables” ? Autrement dit, lutte sectorielle, stérile et démoralisante ou négociation mortifère sur le terrain de la légalité bourgeoise ? C’est bien en s’appuyant sur cette fausse alternative que les principaux partis de la gauche “radicale”, tels le NPA et le Front de gauche, se sont exprimés sur les “débordements” des employés d’Air France en affirmant que dans le fond, ce n’est pas grand-chose face à la violence sociale à laquelle se confrontent chaque jour des millions de travailleurs. S’en tenir à cette seule affirmation n’est rien d’autre qu’une manipulation destinée à dévoyer les consciences : cela revient à mettre dos-à-dos, d’un côté, la direction d’Air France et, de manière plus large, l’ensemble de la bourgeoisie, avec toute la violence sociale qu’elle fait subir, et, de l’autre, la violence des ouvriers qui “s’emportent” et passent les limites politiquement correctes du “dialogue social”. En somme, l’extrême-­gauche du capital met sournoisement dans le même sac des ouvriers excédés et leurs exploiteurs sans scrupule, insinuant que la classe ouvrière a pour seule perspective de lutte les méthodes de la bourgeoisie. Bien sûr, les choses ne sont pas dites comme tel. Mais si les partis de “gauche” s’emparent avec autant d’empressement de la question de la violence sociale et de la violence de classe, c’est pour dénaturer entièrement cette dernière et l’amener directement sur le terrain de l’idéologie bourgeoise. S’il est vrai que, face à la violence sociale imposée par le capitalisme, le prolétariat international devra répondre par une violence de classe ferme et déterminée, cela ne peut se concevoir que de manière organisée, massive et unitaire. Des actes désespérés de violence individuelle sont une impasse et le soutien que témoignent les divers partis de gauche est une pure mystification idéologique qui ne peut mener qu’à à la défaite.

Bien évidemment, l’État, à travers la voix de son Premier ministre Manuel Valls, s’est empressé de condamner ces actes de “voyous” : “Ces agissements sont l’œuvre de voyous. Il faudra des sanctions lourdes à l’égard de ceux qui se sont livrés à de tels actes.” Et, effectivement, de lourdes sanctions sont tombées contre les cinq “responsables” mis à pied avec suspension immédiate de leur salaire avant leur jugement le 2 décembre. Nul doute que les sanctions seront exemplaires, car la bourgeoisie cherche également par ce moyen à adresser un message d’intimidation à l’ensemble de la classe ouvrière sous forme d’avertissement explicite : toute expression de lutte en dehors du cadre légal sera sévèrement punie !

Face à l’intimidation de la classe dominante, la réponse du prolétariat passe, non pas par la division corporatiste et nationale, mais par le développement de son unité internationale, sa solidarité de classe et la défense de sa propre perspective historique : le communisme !

Luc, 3 novembre 2015

 

1 Chacun pourra apprécier les vertus du “dialogue social” et du syndicalisme “fort”, “responsable” et “obligatoire” à travers deux chiffres : 3500 suppressions de postes en 2012 chez Lufthansa, suppression d’un poste de personnel de cabine sur quinze sur les vols long-courriers en 2010, chez British Airways.

Lire par exemple le livre de Sofia Lichani, “Bienvenue à bord !” : “Vu comme c’est parti, Ryanair devient le modèle. Il impose ce modèle du low-cost, des contrats de trtavail précaires, c’est ce qu’on voit avec Air France : travailler plus”, explique en plateau l’ancienne hôtesse de l’air. Sofia Lichani revient également sur le contrat travail à ses débuts chez Ryanair : “J’avais un contrat irlandais donc pas les mêmes garanties d’emploi qu’à Air France, pas les mêmes salaires. Nous, on était payé uniquement lorsqu’on volait. On n’était pas payé pour les astreintes. Quand j’étais malade, je n’étais pas payée...”” Soir 3 du vendredi 16 octobre).

2  Voir notre article : “Conflit des pilotes à Air France : direction, gouvernement et syndicats, tous complices pour dénaturer la lutte !”, disponible sur notre site internet.

3 Voir notre article : “Contribution pour un bilan de la grève des techniciens de Movistar en Espagne”, également disponible sur notre site internet.

Témoignage recueilli par Le Nouvel Observateur (in “Air France : pilote, je suis exaspéré. La direction doit cesser de se moquer de nous”).

 

 

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