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La grève des pilotes d'Air France du mois de septembre a fait les gros titres de la presse et chacun y est allé de sa traditionnelle tirade fustigeant la "grève des privilégiés", la "prise en otage des usagers", le "sabotage d'une compagnie qui sortait du rouge". Bref, rien de moins que le traditionnel bruit de fond des médias totalement aux ordres du Capital. Mais au-delà, quelles leçons peut-on retenir de ce conflit ? Pourquoi tant de publicité ?
Cette grève des pilotes, très suivie, a cloué au sol plus de la moitié de la flotte pendant 14 jours. Elle a impliqué une majorité de pilotes qui refusaient l'orientation donnée à Transavia, filiale d'Air France depuis 2007, fournissant surtout des vols charters ponctuels ou saisonniers, désormais appelée à se transformer en véritable compagnie low cost, capable de concurrencer les géants EasyJet et Ryanair.
De fait, Transavia Europe et France sont amenées à récupérer une partie croissante de l'activité d'Air France, avec délocalisation de l'emploi vers ces filiales aux conditions de travail et de rémunération nettement plus dégradées. Les personnels navigants (pilotes et hôtesses) de Transavia France sont déjà payés environ 20% de moins que ceux de la maison mère pour voler un nombre d'heures supérieur. La direction mise donc sur le développement du low cost pour employer des pilotes sous droit portugais, polonais ou autre, afin de réduire encore davantage les coûts du personnel.
Face à cette nouvelle attaque, les grévistes réclamaient la création d'un " contrat de pilote unique" pour que tous les pilotes du groupe travaillent aux conditions d'Air France, quelle que soit l'enseigne. La direction, évidemment, ne l'a pas entendu de cette oreille. Il n'y a pas trente-six solutions pour faire du low cost : pour une compagnie comme Ryanair, la masse salariale représente 13% des coûts contre 30% à Air France !
Pendant 14 jours, tout a été entendu de part et d'autres, donnant rapidement l'impression d'une confrontation très dure et sans issue. La réalité, c'est qu'un véritable partage du travail entre tous les acteurs officiels de la grève (direction et gouvernement) a fait pourrir la situation afin de torpiller la riposte légitime des pilotes. Chacun des protagonistes institutionnels s'est ainsi dressé pour contrer la colère des grévistes en multipliant les déclarations assassines. Celles bien sûr des médias classiquement défavorables à la grève, s'opposant au SNPL (Syndicat National des Pilotes de Ligne) majoritaire chez les pilotes, syndicat qui a joué la carte du faux radicalisme, du repli sur soi en affichant une détermination de façade. Beaucoup plus directement et frontalement face à ce SNPL, présenté comme "intransigeant", "jusqu'au-boutiste", la direction de la compagnie y est allée de son couplet sur le "désastre" d'une grève qui allait coûter les yeux de la tête et plomber à nouveau Air France ! Tout cela, appuyé encore par le gouvernement socialiste qui, semblant jouer le rôle d'un arbitre ferme, sommait les grévistes d'arrêter une grève "injustifiée". A leur tour, les autres syndicats de l'entreprise, généralement anti-grève (comme la CFDT) sont venus prêter main forte pour démoraliser et enterrer ainsi la combativité des pilotes. Tous ont été "solidaires" pour stigmatiser et isoler définitivement les pilotes, les dénoncer, cristalliser contre eux le mécontentement soigneusement attisé et entretenu, dénaturer complètement le sens de leur lutte. Un formidable isolement où les pilotes ont été présentés comme des "enfants gâtés" (sic) qui ne pensent qu'à leurs "privilèges", leurs "salaires de nababs" et avec lesquels aucune solidarité ne serait possible, ni même acceptable, aux dires de ces mêmes syndicats ! Pourtant, d'autres salariés d'Air France se sont posés la question de rejoindre le mouvement comme le personnel d'escale, par exemple. Mais pas question ! Les syndicats n'ont même pas joué l'illusion de l' "unité" ou exprimé une solidarité concrète aux grévistes comme ils savent si bien le faire pour mieux encadrer et isoler les luttes afin de les défaire : au contraire, c'était la CFDT ou la CGC qui jugeaient la grève "indécente" et accusaient les pilotes de "mettre en danger l'ensemble du personnel d'Air France". La CGT, premier syndicat d'Air France, elle, "ne condamne pas ce mouvement de grève sans pour autant soutenir le contenu ultracorporatiste de ses revendications". Plus hypocrite, tu meurs !
Les syndicats, champions toutes catégories du corporatisme et de la "spécificité catégorielle" dans les luttes, devenaient pour l'occasion les pourfendeurs de cet "ultra corporatisme" ! Pour renforcer la lutte ? L'étendre ? Pour crier "tous ensemble, tous ensemble" dans un vrai mouvement solidaire ? Pas du tout ! Pour mieux la diviser et l'enfermer…
Rien à voir donc avec une quelconque extension de la lutte ou la défense des intérêts ouvriers ! Unité, certes, mais contre la grève ! Les pilotes étant purement et simplement dénoncés comme de purs "égoïstes", aux conditions de travail et de salaires presque "honteuses" alors que des milliers d'ouvriers subissent la crise, eux ! Les pilotes ont été carrément dénoncés comme des "saboteurs de l'économie nationale" qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez et ne sont en rien "solidaires" pour défendre l'économie de la nation. Et derrière toutes les déclarations gouvernementales et syndicales, on avait l'impression que les slogans staliniens des années 1930 étaient pratiquement remis à l'honneur : "La grève est l'arme des trusts", "il faut savoir arrêter une grève" !
Le poison nationaliste n'est jamais low cost !
Ce poison du nationalisme a été distillé du début jusqu'à la fin pour en faire la question centrale de la lutte : lutter oui… mais pour défendre l'économie nationale avant tout ! En clair, les pilotes devraient participer à "l'effort de la nation" comme tout le monde, eux encore plus que les autres vu leur niveau de salaires et leurs avantages… La seule solidarité possible serait celle qui s'applique à cet effort, celui du sacrifice ! Sans ce souci patriote, la lutte serait à rejeter ! Voilà, le vrai message.
Face à cette immonde propagande, le SNPL en a rajouté une couche, répliquant qu'au contraire, la revendication du "contrat unique" était la véritable défense de l'emploi "en France", la défense d'un low cost "made in France". Et le SNPL d'appeler ainsi les pilotes à revêtir la "marinière" nationale chère à l'ex-ministre Montebourg en gage de leur souci patriote. Bref, défense de l'intérêt national, maintenant et partout ! Le message s'adressait bien évidemment aux pilotes qui "plombaient" les comptes d'Air France de 20 millions d'euros par jour et "plombaient l'image de la France" face aux usagers étrangers, mais il s'adressait de manière encore plus sournoise à tous les ouvriers, employés, cadres, agents de l'Etat qui sont et seront amenés à réagir face aux attaques qui vont pleuvoir : la défense de vos conditions de vie, de travail, la défense de vos salaires… est "indécente" quand des millions de personnes sont dans une situation encore plus précaire et misérable que la votre ! Voilà encore le second message fort : la véritable solidarité avec les "autres couches sociales" c'est dans la contribution à l'effort national, dans la limitation des revendications catégorielles, qui ne doivent surtout pas entraver une exploitation accrue et jugée absolument nécessaire.
Une lutte de nature ouvrière
Et les pilotes dans tout cela ? Au-delà de tout ce qu'on a pu leur faire dire et essayé de leur faire croire, ils n'ont fait que réagir à une attaque qui concerne l'ENSEMBLE du personnel d'Air France, l'ENSEMBLE de la classe ouvrière, attaque qui n'est qu'une concrétisation supplémentaire des attaques plus générales sur les salaires et les conditions de travail en France comme partout dans le monde capitaliste. Sur son blog, un pilote témoigne : "Nous ne nous battons pas pour nous, surtout les vieux qui comme moi sont sur long courrier… Ce qui est sur la table n'est que la première étape d'un processus bien orchestré : la création d'une compagnie pan-européenne de droit portugais (très proche de l'irlandais) afin de délocaliser pour commencer les emplois les plus facilement délocalisables : les pilotes (…). Ensuite, ce sera le personnel de cabine (…). Ensuite, qu'est ce qui se passe ? Restent les non-délocalisables : le personnel au sol (…). Ils n'ont plus de boulot, puisque les escales de base sont maintenant nombreuses à l'étranger, bien installées en Tchéquie, Portugal, Grèce et, si ceux-ci deviennent trop chers, en Bulgarie, Roumanie (…) C'est cela que nous combattons, cet avenir, pour les jeunes pilotes, les enfants, les vôtres peut-être, qui souhaiteraient exercer ces métiers (…) Ceux qui ne comprennent pas cela aujourd'hui, ou ne veulent croire qu'à la propagande de nos élites dirigeantes devront s'en souvenir quand leur tour et celui de leurs enfants sera venu."
Tout le battage contre la grève s'est bien sûr cristallisé sur les salaires des pilotes ou commandants de bord grévistes. Il est évident que ces salaires ne sont pas du même ordre que le salaire minimum ou les salaires standards d'une majorité de salariés. Et les pilotes ne l'ont jamais nié. L'État, les syndicats, la presse ont eu beau jeu de s'appuyer sur les montants de ces salaires pour dénoncer les "nantis" face aux "vrais ouvriers" qui, eux, pourraient seuls avoir de véritables revendications. Tous ont bien fait passer le message que les pilotes ne sont pas des ouvriers ou employés, qu'ils n'appartiennent pas à la classe ouvrière.
A ce petit jeu du diviser pour mieux régner, la bourgeoisie sait faire depuis toujours. Pourtant, les pilotes n'ont que leur force de travail, comme la majorité des salariés et des chômeurs. Certes, cette force de travail est bien rémunérée jusque-là, avec des responsabilités et des contraintes que l'État sait leur faire payer, en cas de catastrophe aérienne, par exemple. Il en est de même d'une majorité d'ingénieurs et de "cols blancs" qui pendant longtemps ont été considérés comme privilégiés et qui maintenant commencent généralement leur carrière avec un emploi précaire et un salaire minimum.
Cette affirmation que les pilotes ne font pas partie de la classe ouvrière (comme c'est aussi le cas pour d'autres "cols blancs") est peut-être l'attaque la plus grave, la plus profonde, car elle sabote la notion d'identité ouvrière qui est essentielle pour la lutte, pour le combat prolétarien. La faiblesse de cette identité de classe aujourd'hui ne permet pas aux luttes prolétariennes, partout dans le monde, de se porter au niveau nécessaire pour déboucher sur la remise en cause du capitalisme et de sa barbarie. Cette faiblesse, malgré le développement des expériences, la réflexion bien réelle qui se mène dans les rangs ouvriers, ne permet pas encore d'envisager la transformation radicale de la société pour la satisfaction des besoins humains. Aujourd'hui, la bourgeoisie en ajoute une couche dans la division, dans la confusion ; poussant tous les ouvriers à s'opposer entre eux, à se méfier les uns des autres, à se considérer comme de simples "catégories socio-professionnelles" aux intérêts divergents, non comme des frères de classe dont l'intérêt est commun.
Le prolétariat a besoin de prendre conscience de lui-même, d'avoir conscience d'être une force sociale qui permet la lutte révolutionnaire et qui sait faire preuve de solidarité, d'unité face aux exploiteurs. Ceci est rendu très difficile depuis plus de deux décennies, la confiance ayant été attaquée en permanence, la bourgeoisie nous rabâchant que le communisme, que la classe ouvrière, étaient morts et enterrés sous les gravats du mur de Berlin ! La chanson dure encore et toute occasion est bonne pour affirmer une prétendue "disparition des ouvriers", pour profiter du manque de perspective autre que celui de la défense de l'État face à la crise.
Et maintenant ?
Officiellement, Transavia Europe n'existe plus, la direction aurait reculé. Mais tout ceci est faux : Transavia France continue et officieusement, Transavia Company est une nouvelle entité économique low cost qu'Air France a enregistré au Portugal en plein milieu de la grève elle-même !
Le message, là-encore, est clair : la lutte ne paie pas, tout ça pour ça ? Sur un plan immédiat, la bourgeoisie a gagné.
Ce conflit va laisser des traces durables sur les relations entre les pilotes et les autres catégories de personnel alors que les nouvelles attaques vont tomber. Mais il n'y aura pas d'autre choix que de réagir, de tirer les véritables leçons de cette lutte pour repartir au combat et dépasser les divisions.
Stopio (13 octobre 2014)