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Les quais bondés, des regards perdus sur les tableaux d’affichage où les mentions “retard” ou “annulé” clignotent comme des enseignes de casinos à Las Vegas, les gens pendus à leur téléphone portable... : ces scènes de grèves sont connues de beaucoup. Et pour ceux qui ont la chance d’y échapper directement, la télévision se fait un plaisir de nous en abreuver à l’envie. Les journalistes se glissent dans la foule pour recueillir les impressions des travailleurs crevés de leur journée de boulot et dont la seule envie – celle de retourner chez eux – se confronte à l’absence de trains ou, quand ils parviennent à en attraper un, à des wagons bondés de gens énervés, impatients et épuisés. Alors quand le journaliste leur tend son micro pour leur demander “comment ça va ?”, il ne faut pas s’étonner d’entendre que ça ne va pas ! La réponse la plus entendue a été : “Le premier jour, on veut bien comprendre que les cheminots fassent grève, mais quand même. Au bout de quelques jours, on n’en peut plus.” Et de moins en moins rares sont ceux qui finissent par dire : “Mais moi je n’y suis pour rien dans leurs problèmes ; d’ailleurs moi aussi j’en ai des problèmes au boulot, au moins autant !” Bingo ! Là, les syndicats peuvent enrouler les banderoles et débrancher les mégaphones, le but est atteint : la grève est impopulaire, les cheminots sont isolés, les ouvriers sont divisés.
La grève que viennent d’organiser les syndicats de cheminots est un exemple parfait du sabotage de la combativité ouvrière dont sont capables ces officines du pouvoir bourgeois. Alors même que la capacité d’un secteur de la classe ouvrière à se mobiliser contre les attaques portées par la bourgeoisie devrait avoir valeur d’exemple pour les autres secteurs, devrait faire réfléchir à la nécessité de ne pas subir passivement les attaques, alors même que ces grèves isolées et corporatistes devraient essayer de dépasser cet enfermement et rechercher la solidarité de tous les ouvriers ployant sous le poids de la crise pour construire une unité, une extension et un rapport de force en mesure de donner du poids aux revendications, c’est tout le contraire qui s’est passé.
La grève a été déclenchée sur la base de revendications les plus spécifiques possibles : les attaques contre le statut des cheminots ne sont pas vraiment différentes des attaques que subissent les statuts des fonctionnaires de l’État, des collectivités, de la santé ou des entreprises publiques. Pourtant, c’est le statut des cheminots qu’il fallait défendre, et celui-là seul. Les craintes pour l’emploi que soulèvent le rapprochement entre la SNCF et RFF (l’entreprise qui gère le réseau ferré) n’ont rien qui les différencie fondamentalement des craintes pour l’emploi que soulèvent d’autres rachats et fusions, délocalisations, fermetures, dans le public comme dans le privé. Mais, selon les syndicats, il ne fallait se battre que pour la SNCF et RFF. Les cheminots, c’est à part ! L’extension, c’est la dilution des revendications !
Mensonges ! Ces mots d’ordre ne sont là que pour circonscrire la lutte et couper court à toute riposte possible, miner le terrain pour empêcher toute forme de solidarité future avec les cheminots.
Comme si cet isolement ne suffisait pas, les syndicats poussèrent à une grève dure et longue, de celles qui pourrissent la vie des millions d’ouvriers qui dépendent du train pour travailler, étudier, récupérer leurs enfants à l’école… de celles qui épuisent les ouvriers grévistes eux-mêmes, sacrifiant des journées de salaire pour rien, rendus individuellement coupables des conséquences de leur mouvement.
La caricature est même poussée jusqu’à ce que ce soit l’entreprise qui appelle à la solidarité envers les étudiants dont l’année pouvait être gâchée par la grève, en demandant à grand renfort de spots radio de leur laisser la priorité !
Au final, tout le monde est épuisé, tout le monde est divisé, tout le monde en a marre.
Mais pourquoi cela se passe-t-il comme cela ? Pourquoi personne ne voit la manœuvre, aussi visible que le nez au milieu de la figure ? Pourquoi les cheminots ne se sont-ils pas dressés contre leurs syndicats en reprenant les choses en main, en montrant leur solidarité avec les ouvriers qu’ils transportent matin et soir ?
S’il y a sans aucun doute la très grande expérience des syndicats dans le sabotage des luttes de ce secteur hautement combatif et sensible, il faut aussi tenir compte, pour bien comprendre la situation, du contexte dans lequel la classe ouvrière se débat aujourd’hui.1 Depuis 2010 et les luttes contre la réforme des retraites, la classe ouvrière en France est incapable de réagir réellement aux coups pourtant nombreux et puissants que la bourgeoisie lui porte pour tenter de sauver son économie du marasme dans lequel elle s’enfonce inexorablement. La bourgeoisie a réussi à éloigner durablement la classe ouvrière de son identité de classe exploitée et porteuse d’une autre société.
A un niveau plus faible mais tout aussi significatif, la même manœuvre est menée avec les intermittents du spectacle, véritables prolétaires de la culture, que les syndicats baladent dans des actions stériles (occupation de théâtre le jour, quand il n’y a pas de représentation) et tout autant vectrices de divisions : annulations de spectacles au dernier moment, quand le public qui s’est parfois saigné pour s’offrir cette sortie se retrouve devant une porte fermée !
La classe ouvrière n’est pas ce qu’on nous montre aujourd’hui, cette masse anonyme de gens exaspérés par les grèves, jaloux de la réussite des autres, individualistes, incapables de la moindre solidarité… Il n’y a pas si longtemps, elle montrait un tout autre visage.
En 2006, le gouvernement lançait une attaque ciblée sur les jeunes à travers un nouveau type de contrat de travail au rabais, le Contrat première embauche (CPE). Déjà effrayés par les difficultés pour eux de trouver un emploi à la fin de leurs études, les jeunes ont manifesté une profonde indignation face à ce qui représentait une menace supplémentaire de paupérisation. La bourgeoisie n’avait pas prévu une telle réaction face à une mesure qui restait dans la lignée des contrats précaires qu’elle multiplie depuis les années 1980, surtout que les jeunes manifestants ont organisé leur lutte en gardant une méfiance et une relative autonomie vis-à-vis des syndicats. Mais ce que la bourgeoisie avait encore moins prévu, c’est qu’une partie de plus en plus grande d’ouvriers, a priori non concernés par ce contrat, ont été directement touchés par l’indignation de ces jeunes sacrifiés par la crise et ont commencé à rejoindre le mouvement. Face à cet élan de solidarité, mu par le rejet des conditions de vie proposées par le système aux nouvelles générations, face au danger de développement d’une réflexion de plus en plus large sur l’impasse économique du capitalisme, la bourgeoisie a cédé et vite coupé court en retirant son projet. Fait suffisamment rare et même unique ces dernières années pour être souligné.
Un an plus tard environ, alors que les cheminots subissent une énième attaque, les lycéens, eux-mêmes en lutte, vont spontanément rechercher la solidarité des ouvriers de la SNCF. Ici, pas de rejet, pas d’incompréhension, pas de ce sentiment de ras-le-bol qu’on a pu vivre ces dernières semaines. La méfiance que les cheminots expriment vis-à-vis des syndicats (allant jusqu’à huer les leaders Chérèque – de la CFDT – et Thibault – de la CGT – lors d’une manifestation) les amènera à organiser des assemblées générales bien plus ouvertes que lorsque les syndicats ont les mains totalement libres. Ces AG ouvertes permettront tout naturellement à des délégations de lycéens de venir soutenir la lutte et recueillir le soutien des grévistes. Évidemment, lorsque les AG sont gardées à l’entrée par des gros bras syndicalistes faisant comprendre aux “extérieurs” qu’ils n’ont rien à faire ici, c’est beaucoup plus difficile de venir apporter sa solidarité. Et pourtant, cela se passe très souvent comme ça !
Même si, en 2007, la bourgeoisie ira au bout de sa manœuvre, cet épisode de rapprochement de secteurs différents en lutte aura exprimé la solidarité, ce que la bourgeoisie réussit aujourd’hui à enrayer et camoufler, mais qu’elle ne parvient pas à anéantir définitivement.
Ne parvenant pas à l’anéantir, elle doit se servir de ces luttes pour diviser toujours plus la classe ouvrière, mais également redorer l’image des syndicats, présentés comme seuls vecteurs de la volonté de combattre ; seuls capables de faire “pression sur les directions”. Pendant ce temps, le gouvernement socialiste peut maintenir son cap, sa “feuille de route”, sans craindre ainsi une riposte ouvrière massive et incontrôlée.
Face aux manœuvres d’épuisement et de divisions organisées par les syndicats, la réaction doit être forte et immédiate : une lutte isolée est une lutte perdue d’avance. Seule une recherche d’extension et de solidarité des autres secteurs en lutte, dès le début de la grève, peut ouvrir une perspective positive. Ce n’est pas un hasard si les syndicats trouvent toujours le moyen de s’y opposer, en argumentant sur les spécificités des revendications, sur la nécessité de construire un rapport de force “d’abord au sein de la boite” ! Il n’y a de rapport de force à construire que sur le plan le plus large, autour des revendications communes, en éliminant toute caractérisation restrictive.
Le dernier mouvement à la SNCF est une expérience de plus de l’encadrement des luttes par la bourgeoisie à travers ses officines syndicales, une expérience de plus de ce qu’il faut absolument et résolument combattre dans les luttes de demain.
GD, 26 juin
1Lire à ce sujet notre article : "Quand la bourgeoisie fait croire au prolétariat qu’il n’existe pas (I)".