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Sotchi est au départ une petite station balnéaire défraîchie, qui doit son existence et sa notoriété en Russie à sa situation géographique sur les bords de la mer Noire, seule région du pays où les hivers peuvent connaître des températures positives. Justement un problème pour organiser des compétitions qui requièrent beaucoup de neige et de glace. Cette région montagneuse ne dispose d’aucune infrastructure digne de ce nom : pas de route adaptée à un trafic important, pas de voie ferrée, une offre d’hébergement rachitique. Construire un village olympique et les enceintes sportives là où il n’y a que forêts et montagnes devait fatalement coûter une fortune et compromettre l’équilibre écologique de la région. Autrefois lieu de villégiature discret de Staline et de nombreux oligarques, lieu de rencontres au sommet des grands dirigeants du monde, Sotchi est une région du Caucase balayée par les conflits entre la Russie et les républiques issues de l’ex-URSS. Elle est traversée par les mouvances islamistes et nationalistes issues de nombreuses “minorités ethniques”. On comprend à ce titre les véritables intentions et la détermination de Vladimir Poutine à organiser ces Jeux exactement là où se trouvent les intérêts de l’impérialisme russe.
L’histoire des Jeux olympiques est d’ailleurs une longue histoire politique et impérialiste. Les Jeux antiques mettaient déjà en scène la rivalité des cités grecques, la trêve instituée alors par traité symbolisant ce passage temporaire de relais des lances aux javelots. Sparte, dont la domination militaire lui permettait de s’exonérer en partie du respect de la trêve, confirmait sa domination dans les stades.
Les Jeux modernes n’échappent bien entendu pas à la règle. Les Jeux de 1936 furent confiés à l’Allemagne avec le but avoué de sortir la nation perdante de la Première Guerre mondiale de son humiliation du Traité de Versailles. Ce sera finalement une vitrine pour le IIIe Reich. En 1972, les Jeux reviennent en Allemagne, à Munich, et sont le décor d’une prise d’otage spectaculaire de onze membres de la délégation israélienne par un groupe palestinien. En 1976, à Montréal, ce sera la présence de l’Afrique du Sud qui entraînera le boycott de plusieurs compétitions par plusieurs pays. Bien entendu, la guerre froide marquera les Jeux des tensions permanentes entre les deux têtes de blocs, les États-Unis et l’URSS. Alors que les premiers boycottèrent les Jeux de Moscou en 1980, les seconds ne se rendirent pas quatre ans plus tard à ceux de Los Angeles. Loin d’être anecdotique, ces événements furent marqués par des déclarations très violentes des deux camps, renforçant les tensions bien au-delà des simples enjeux prétendument sportifs.
Plus récemment, en 2008, même les plus distraits des observateurs n’auront pu échapper à la dimension profondément politique des Jeux de Pékin, à l’heure où la Chine ne cachait plus ses velléités d’influence mondiale sur les plans politique, économique et même militaire.
Les JO sont aussi d’immenses et coûteux chantiers et drainent vers eux, de ce fait, toute l’avidité capitaliste et la corruption qui l’accompagne. Il ne s’agit pas d’un simple effet pervers d’une compétition qui ne pourrait pas, bien malgré elle, conserver la pureté de ses intentions. Le système olympique lui-même se nourrit de cette corruption et de la convergence d’intérêts autour des Jeux. Alors que chaque attribution se déroule dans un soupçon général d’achat des voix des membres votants du Comité olympique international, certains Jeux ont été clairement de vastes opérations maffieuses, portant la corruption à des niveaux rarement atteints. Parmi ceux-ci, les Jeux de l’ère Juan Antonio Samaranch, ancien ministre du régime franquiste espagnol et qui présida le CIO de 1980 à 2001, ont sans aucun doute remporté une médaille d’or ! Plus encore qu’à Barcelone, son fief, M. Samaranch écrasa la compétition à Salt Lake City, en 2002, une ville dont personne n’aurait pu douter qu’elle puisse un jour accueillir des Jeux olympiques et qui, pour y parvenir, fut l’objet d’un système de corruption à grande échelle.
Un peu comme à Sotchi... sauf qu’en occurrence le record du monde explose ! Parler de monstrueuse gabegie est bien en deçà de la réalité. Le coût avancé de 36 milliards d’euros est de loin le plus élevé de l’histoire pour des Jeux olympiques, et il ne comprend même pas le coût de la “campagne” menée avant 2007 pour obtenir l’organisation des JO. 36 milliards d’euros, c’est six fois plus que les derniers Jeux d’hiver à Vancouver ! Les 6 milliards d’euros qu’auront coûté Vancouver auront à peine suffi à la Russie pour construire la route entre Adler, en bord de mer, et les stations d’altitude de Krasnaïa-Poliana.
Pour organiser les JO de Sotchi, il a fallu exproprier des milliers de gens, racheter des stations à leurs propriétaires en ressortant des cartons les bonnes vieilles méthodes de pression staliniennes, tailler sans discernement dans les forêts, les montagnes, édifier des enceintes sportives parfaitement démesurées et mégalomaniaques. Tout cela pourquoi ? Pour les vertus du sport ? Pour l’idéal olympique ?
La région de Sotchi est, historiquement, une zone de tensions permanentes. Frontière entre l’Europe et l’Asie, le Caucase était traversé par la route de la soie. Très vite la Russie tsariste lança ses cosaques dans la région afin d’étendre son territoire, décimant les populations locales et les poussant à la diaspora dans toute l’Europe.
Aujourd’hui, cette zone reste un enjeu primordial pour la Russie post-soviétique. Sotchi se trouve à proximité des républiques instables du Caucase du nord, en particulier la Tchétchénie qui depuis son indépendance proclamée en 1991 est en proie à des conflits qui ont massacré ou poussé à l’exil la moitié de sa population. Sotchi, est également très proche de l’Abkhasie, une sécession de la Georgie opérée lors d’une guerre de l’été 2008, presque en même temps que les Jeux de Pékin. Une guerre où toutes les grandes puissances auront été mettre leur nez de charogne, espérant retirer de cette explosion soudaine le moyen de placer quelques billes dans la région.
Le Caucase n’a rien perdu de son intérêt impérialiste pour les grandes puissances. Les États-Unis y mènent depuis la fin de la guerre froide une longue opération de retour d’influence qui porte petit à petit ses fruits : l’Azerbaïdjan accueille des bases de l’OTAN et la Georgie a également signé des accords avec l’OTAN. Face à ces succès, les puissances européennes tentent de faire valoir leurs intérêts en travaillant à la réouverture de la route de la soie, plus pragmatiquement en recherchant la continuité des liens géopolitiques et commerciaux avec l’Asie du sud-est.
Ces rivalités ne sont pas sans conséquences : 986 personnes auraient péri en 2013 à cause des conflits dans le nord Caucase (.
La Russie n’est évidemment pas étrangère à ces tensions, elle occupe même la première place. Sa candidature et l’obtention des JO à Sotchi s’inscrit totalement dans sa stratégie d’influence locale. A l’heure où la Russie gesticule sur tous les théâtres impérialistes pour marquer sa présence et tenir tête à ses trois plus grands ennemis, les États-Unis, la Chine et les puissances européennes (en Syrie, en Ukraine, etc.), la vitrine olympique à trois kilomètres de la frontière géorgienne est une claire mise en scène de la souveraineté russe sur le Caucase. Poutine se met d’ailleurs lui-même en scène, cherchant à tirer au maximum les marrons du feu.
Cette guerre d’influence dans une région stratégique n’a pas de prix : pas celui, en tout cas, des vies humaines perdues sur les chantiers, des milliards d’euros dépensés en pots-de-vin et gaspillés dans la démesure, d’une nature écrasée par les bulldozers… pour deux semaines de compétition avant que tout cela ne soit laissé à l’abandon comme peuvent l’être aujourd’hui les installations de bien des JO, ceux d’Athènes tout particulièrement.
La démonstration de force que représentent ces JO est impressionnante et à la hauteur de l’instabilité et l’insécurité de cette région. Entre 37 et 100 000 hommes sont mobilisés (il y en avait 6000 à Vancouver). Des lois d’exception sont promulguées limitant les déplacements, offrant des pouvoirs élargis aux forces de l’ordre pour mener des écoutes et des interpellations. Cette opération “gros-bras” ne suffit pourtant pas à obtenir la confiance des grandes puissances. Trêve olympique ou pas, les athlètes français sont accompagnés par un contingent du GIGN et du RAID. Quant aux États-Unis, ils ont préféré laisser deux vaisseaux se promener dans les eaux de la mer Noire…
Les JO de Sotchi sont donc intimement liés à la situation impérialiste mondiale, comme la plupart des Jeux précédemment organisés. Et cela ne pourra que continuer à l’avenir : les trois prochains pays qui accueilleront les JO sont le Brésil, la Corée du Sud et le Japon. Quand ont connaît leur situation sur la scène impérialiste, on comprend aisément que ces pays ont des intérêts bien plus brutaux qu’économiques et sportifs.
Même le Caucase pourrait revenir sur la scène olympique dans quelques années. Borjomi en Georgie était en lice en 2007 face à Sotchi, avec le succès que l’on sait. Elle pourrait de nouveau se porter candidate pour 2026. La Russie laissera-t-elle faire ? On ne peut qu’en douter...
GD, 12 février 2014
() Knot, site caucasien, cité par lemonde.fr