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Depuis le 21 novembre, l'Ukraine vit une crise politique aux faux airs de la prétendue "révolution orange" de 2004. Comme en 2004, la fraction pro-russe est aux prises avec celle de l'opposition, partisane déclarée d'une "ouverture vers l'Ouest". Les mêmes tensions diplomatiques entre la Russie, les pays de l'Union Européenne (UE) et des Etats-Unis s'exacerbent.
Ce remake n'est cependant pas une simple copie. Si la contestation des élections archi-truquées de novembre 2004 avait alors mis le feu aux poudres, aujourd'hui, le rejet de l'accord d'association proposé par l'UE par le président Viktor Ianoukovitch est à l'origine de la crise. Ce pied de nez à l'UE, une semaine avant la date prévue de la signature, a aussitôt déclenché une violente offensive des différentes fractions pro-européennes de la bourgeoisie ukrainienne contre le gouvernement, criant à la "haute trahison" et demandant la destitution du président Ianoukovitch. Suite aux appels à "l'ensemble du peuple à réagir à cela comme il le ferait à un coup d’État, c'est-à-dire : descendre dans les rues," ([1]) les manifestants ont occupé le centre-ville de Kiev et la place de l'Indépendance, lieu symbolique de la révolution orange. La répression brutale, les affrontements et les nombreux blessés permirent au premier Ministre, Mykola Azarov, de déclarer : "Ce qui se passe présente tous les signes d'un coup d’État" et d'organiser des contre-manifestations. Comme en 2004, les médias des grands pays démocratiques ont monté au pinacle cette « volonté du peuple ukrainien » de se "libérer" de la clique inféodée à Moscou. En revanche, les photos et les reportages n'ont pas vraiment mis en avant la perspective démocratique mais plutôt la dictature et la violence des répressions de la fraction pro-russe, les mensonges de la Russie et les diktats de Poutine. Contrairement à 2004, l'espoir d'une vie meilleure et plus libre n'est plus étayé par la perspective d'une victoire électorale de l'opposition, aujourd'hui en minorité, contrairement à 2004, ou Victor Iouchtchenko était assuré de la victoire.
L'Ukraine : un enjeu impérialiste
En 2005, nous écrivions à propos de la révolution orange : "Derrière tout ce battage, l'enjeu réel n'est nullement dans la lutte pour la démocratie. Il se trouve en réalité dans l'affrontement de plus en plus aigu entre les grandes puissances et particulièrement dans l'offensive actuelle menée par les États-Unis, dans le cadre de leur stratégie dite du 'refoulement', contre la Russie avec la perspective de faire sortir l'Ukraine de la zone d'influence russe. Il est significatif que la grande colère de Poutine est dirigée essentiellement contre l'Amérique car c'est elle qui est derrière le candidat Iouchtchenko et son mouvement 'orange'. Depuis la dislocation de l'URSS et la constitution en catastrophe de la Communauté des États Indépendants en 1991, destinée à sauver les débris de son ex-empire, la Russie n'a cessé d'être menacée sur ses frontières, du fait même de la tendance permanente à l'éclatement qui lui est inhérente et sous la pression de l'Allemagne et des États-Unis. Le déclenchement de la première guerre tchétchène en 1992, puis de la deuxième en 1996, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, a exprimé la brutalité d'une puissance sur le déclin tentant de sauvegarder coûte que coûte sa mainmise sur la région du Caucase, stratégiquement vitale pour l’Etat russe. Il s'agissait pour Moscou de s'opposer par cette guerre aux menées impérialistes de Washington visant à déstabiliser la Russie et à celles de Berlin qui développait une agressivité impérialiste indéniable, comme on l'avait vu au printemps 1991 avec son rôle de premier ordre dans l'éclatement du conflit yougoslave. En 2003 les États-Unis continuent résolument à avancer leurs pions au Caucase. C'est le sens qu'il faut donner à l'éviction de Chevarnadzé en 2003 avec la 'révolution des roses' en Géorgie qui a porté une clique pro-américaine au pouvoir et renforcé son influence déjà présente au Kirghizistan et en Ouzbékistan, au nord de l'Afghanistan, venant renforcer leur présence militaire au sud de la Russie et leur menace d'encerclement de celle-ci. Avec la question de l'Ukraine, qui a toujours été, que ce soit pour la Russie tsariste ou soviétique, une pièce maîtresse, le problème se pose de façon bien plus cruciale. En effet, Moscou n'a pas d'accès direct à la Méditerranée, l'Ukraine est la seule et dernière voie qui lui reste vers l'Asie et la Turquie via la mer Noire où se trouvent en outre la base nucléaire russe de Sébastopol et la flotte russe. La perte de l'Ukraine reculerait de façon dramatique la position russe face aux pays européens, en premier lieu l'Allemagne et affaiblirait tout autant sa capacité à jouer un rôle dans les destinées de l'Europe et des pays de l'Est, pour la plupart déjà largement pro-américains. Mais de plus, il est certain qu'une Ukraine tournée vers l'Ouest (donc contrôlée par celui-ci et en particulier par les Etats-Unis), mettant plus à nu que jamais l'inanité grandissante du pouvoir russe, provoquerait une accélération du phénomène d'éclatement de la CEI, avec son cortège d'horreurs. Sans compter qu'il est plus que probable qu'une telle situation ne pourrait que pousser des régions entières de la Russie elle-même (dont les petits potentats locaux ne demandent qu'à ruer dans les brancards) à déclarer leur indépendance, encouragées par les grandes puissances déjà à l'œuvre."
La grande différence avec cette situation en 2004 provient de l'affaiblissement de la puissance américaine ([2]) qui s'est accéléré avec ses aventures guerrières, notamment au Moyen-Orient. Le recul de la Russie sur la scène internationale va alors s'atténuer, notamment avec la guerre Russo-Géorgienne en 2008. Ce conflit renverse la tendance au rapprochement avec l'OTAN de la Géorgie auquel l'Ukraine aspirait également. Ainsi, tandis que la première "révolution" était une offensive américaine contre la Russie, la deuxième est de toute évidence une contre-offensive de la Russie. C'est en effet le président Viktor Ianoukovitch qui a lancé les hostilités en annulant l'accord d'association avec l'UE au profit d'une "commission tripartite" incluant l'UE et la Russie. L'accord initialement prévu aurait permis d'établir une zone de libre-échange permettant à l'Ukraine d'entrer par la petite porte dans l'UE et ainsi de se rapprocher de l'OTAN. Bien sûr, ces tentatives de rapprochement avec l'UE sont perçues par Moscou comme des provocations puisqu'il s'agit d'arracher l'Ukraine à son influence. La situation en Ukraine est donc essentiellement déterminée par les conflits impérialistes.
L'origine immédiate de cette nouvelle crise remonte aux pressions exercées par les russes et les occidentaux sur la bourgeoisie ukrainienne dès la prise de pouvoir de la fraction pro-russe lors des élections de 2010. Dès cette époque, Angela Merkel s'était proposée de jouer les intermédiaires à propos des contrats gaziers signés par l'ancienne premier Ministre, Ioulia Timochenko, avec Moscou en 2009. Mais Moscou a aussitôt décliné l'offre, empêchant ainsi les Européens de mettre leur nez dans les affaires russo-ukrainiennes.
Trois mois avant le sommet de Vilnius qui devait aboutir à la signature de l'accord entre l'UE et l'Ukraine, la Russie a lancé un premier avertissement en fermant ses frontières aux exportations ukrainiennes. De nombreux secteurs, dont ceux du métal et des turbines, ont souffert. L'Ukraine a perdu 5 milliards de dollars dans cette affaire ; 400 000 emplois sont en jeu, comme de nombreuses entreprises qui travaillent uniquement avec le marché russe. Moscou a également exercé le chantage suivant : si l'Ukraine n’adhère pas à l'Union Douanière autour de la Russie, le Kremlin demandera aux autres membres de cette Union ([3]) de fermer leurs frontières.
Les cliques bourgeoises ukrainiennes sont fortement divisées face aux pressions. Certains oligarques, comme Rinat Akhmetov, étaient opposés à la signature de l’accord d’association à Vilnius. A présent, tous sont dans l’attente. Les oligarques pro-UE et ceux proches de la Russie craignent un face-à-face exclusif avec Moscou. Ils voudraient maintenir le plus longtemps possible la position de "neutralité" de l’Ukraine. Les oligarques veulent maintenir la stabilité et le statu quo jusqu’aux prochaines élections pour repousser l'affrontement avec la Russie. L'alignement exclusif de l'Ukraine sur la politique impérialiste de la Russie n'est donc pas accepté, y compris par la fraction pro-russe.
A l'opposé, les pressions de l'UE ne sont pas sans contradictions. Les principaux débouchés de l'industrie et de l'agriculture ukrainienne sont les pays de l'ancienne Union Soviétique. En revanche, l'Ukraine n'exporte presque rien dans les pays de l'UE, qui s’apprêtait donc à signer un accord de libre-échange pour des marchandises qui n'existent pas ! Pour que les marchandises ukrainiennes puissent s'aligner sur les standards européens, les industries devraient investir environs 160 milliards de dollars dans l'appareil de production.
En revanche, les occidentaux pourront se servir de l'Ukraine comme d'une aire d’influence supplémentaire. Or, les barrières douanières entre l'Ukraine et la Russie sont presque inexistantes ; il y a très peu de droits de douane. Ainsi, du point de vue occidental comme du point de vue de Moscou, cet accord reviendrait à ouvrir aux marchandises occidentales les portes de la Russie. Évidemment, ceci est inacceptable pour la Russie.
La bourgeoisie Ukrainienne ne peut s'affranchir de ces contradictions ; elle ne peut que jouer l'équilibriste en misant sur sa "neutralité" dans le rapport de force entre l'UE et la Russie.
La classe ouvrière ne doit pas se laisser bercer par le mensonge démocratique
L'Ukraine est traversée par des contradictions entre ses intérêts économiques et les pressions impérialistes. Cette impasse tend à faire éclater la cohérence de ses fractions bourgeoises dans une fuite en avant irrationnelle, notamment de la politique de l'opposition. Si le parti au gouvernement envisage plutôt l'option de la "neutralité" de l'Ukraine, l'opposition essaye de vendre à la population ukrainienne l'illusion d'un niveau de vie comparable à celui des européens si l'Ukraine signe l'accord d'association avec l'UE. Mais sa composition hétéroclite (contrairement à 2004) traduit à quel point la décomposition marque de son empreinte toute perspective politique. Les analystes européens les plus lucides ([4]) en principe partisan de l'orientation européenne de la politique internationale de l'Ukraine, ne s'en cachent pas : "Il est évident que si cette opposition prenait le pouvoir, je ne vois pas très bien comment une opposition composée d'un boxeur apparemment sympathique certes mais qui n'a pas tout à fait le niveau pour gouverner semble-t-il ! Ensuite la deuxième personne c'est l'équipe de Tchimosenko, tout le monde sait que c'est une équipe de mafieux au départ, il y a vraiment des questions à se poser sur l'honnêteté financière de cette équipe : c'est pour ça qu'elle est en prison. Puis le troisième volet c'est un volet Nazi. ([5]) Alors des Nazis plus des mafieux plus des gens incompétents ce serait une catastrophe : on retrouverait un gouvernement qui serait digne de certains États de l'Afrique subsaharienne." Nous pouvons ici vérifier que "le terrain où se manifeste de façon la plus spectaculaire la décomposition de la société capitaliste est celui des affrontements guerriers et plus généralement des relations internationales." ([6])
L'encadrement idéologique des différentes fractions de l'appareil politique ukrainien est miné par les contradictions. Le partage ordinaire du travail dans les démocraties des pays développés est fortement mis à mal. Cependant, cela n'empêchera en rien la mystification démocratique de jouer à plein régime contre la classe ouvrière, autant en Ukraine qu'au niveau international, sur le thème de la lutte de la démocratie contre la dictature et ses diktats. Par ailleurs, la bourgeoisie garde intacte la possibilité de jouer sur la fibre nationaliste soigneusement entretenue en Ukraine. Les intérêts de la "nation ukrainienne" revendiquée par la fraction pro russe font échos aux nombreux drapeaux nationaux déployés dans les manifestations.
La "vague orange" de 2004 fut le résultat de la division de la classe dominante qui a miné la position de Viktor Ianoukovitch. ([7]) Le contrôle de l’appareil d’État commençait à lui échapper. Le succès de son rival, Viktor Iouchtchenko, était en grande partie dû à la paralysie de l’autorité de l’État central mais surtout à sa capacité à utiliser les valeurs officielles du régime de Léonid Kuchma, président de 1994 à 2005 : le nationalisme, la démocratie, le marché et la prétendue "option européenne". Viktor Iouchtchenko devint le "sauveur de la nation" et l'objet d'un culte de la personnalité. Le mouvement "orange" n'a en rien différé de l'idéologie avec laquelle la bourgeoisie a lavé le cerveau de la population ukrainienne depuis 14 ans. Les masses qui ont soutenu Viktor Iouchtchenko ou qui se sont rangés derrière Viktor Ianoukovitch n'étaient que des pions, manipulés et baladés derrière l'une ou l'autre des fractions bourgeoises rivales pour le compte de telle ou telle orientation impérialiste. Aujourd'hui, comme nous l'avons montré, la situation n'est pas différente à cet égard. Le "choix démocratique" n'est qu'un leurre et un piège.
On peut ajouter que Viktor Iouchtchenko qui a pris, avec son clan, le pouvoir à la suite de la "révolution" orange, n'a pas plus manqué d'imposer des sacrifices et la répression à la classe ouvrière lorsqu'il était premier ministre et banquier du gouvernement de son prédécesseur pro-russe, Léonid Kuchma. Le clan Iouchtchenko, non seulement s'est servi des illusions de la population ukrainienne pour arriver au pouvoir, mais s'est considérablement enrichi sur le dos de l’État, ce qui lui a valu sa réputation de clique mafieuse et la détention de sa complice, Ioulia Timochenko.
Mais la même Ioulia Timochenko, héroïne de la démocratie et de la révolution orange, est à l'origine d'un crédit de 15 milliards de dollars au FMI qu'elle a négocié âprement pendant trois ans. En annexe de l'accord voici les conditions qu'elle a obtenues pour la classe ouvrière en Ukraine : augmentation de l'âge de départ à la retraite, augmentation des charges communales, du prix de l'électricité, de l'eau, etc.
En dépit de leurs désaccords sur les orientations impérialistes, les différentes fractions politiques de la bourgeoisie, de gauche ou de droite, n'ont pas d'autres perspectives que d'imposer la misère au prolétariat. Prendre parti dans les élections pour telle ou telle clan politique ne ralentira pas les attaques. Surtout, en se rangeant derrière une fraction politique de la bourgeoisie et derrière ses slogans démocratiques, les ouvriers perdent toute capacité à lutter sur leur terrain de classe.
L’Ukraine et tous les requins qui gravitent autour d'elle expriment la réalité d'un système capitaliste à bout de souffle. La classe ouvrière est la seule classe radicalement opposée à ce système. Elle doit avant tout défendre sa propre perspective historique et combattre les campagnes de recrutement qui visent à l'embrigader dans les combats que se livrent les cliques bourgeoises concurrentes toutes plus dans l'impasse les unes que les autres. La révolution prolétarienne ne s'opposera non pas à une clique bourgeoise particulière au profit d'une autre, mais à leur système : le capitalisme.
Sam (22 décembre 2013)
[1] Appel de l'opposante Ioulia Timochenko depuis sa prison, chef du clan au pouvoir de 2005 à 2009.
[2] La tendance à l'affaiblissement US depuis l'effondrement du bloc de l'Est en 1990 n'a cessé de se confirmer. Voir nos : Thèses sur la décomposition.
(https://fr.internationalism.org/icconline/2013/la_decomposition_phase_ul...)
[3] Kazakhstan, Biélorussie et Arménie, principaux débouchés commerciaux de l'Ukraine avec la Russie.
[4] Voir l'interview d'Yvan Blot sur La Voix de la Russie à propos de l'opposition Ukrainienne.
(https://www.agoravox.tv/actualites/international/article/ukraine-intox-s...)
[5] Le parti Svoboda s'appelait : Parti national-socialiste d'Ukraine. Il se réclame historiquement de l'Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), dont la branche armée (UPA) collabora activement avec les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale et massacra les juifs de Galicie (ouest de l'Ukraine)
[6] Résolution sur la situation internationale, du XXe congrès du CCI.
(https://fr.internationalism.org/internationalisme/201310/8706/tensions-i...)
[7] Voir : A propos de la "révolution orange" en Ukraine : la prison de l'autoritarisme et le piège de la démocratie.
(https://fr.internationalism.org/rint126/orange.html#sdfootnote6sym)