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Nous publions ci-dessous l’exposé qui a introduit le débat lors de notre Réunion publique du 30 juin à Paris.
D'élection en élection, depuis longtemps déjà, les scores électoraux de l’extrême-droite alimentent la crainte d’une menace fasciste. Il est vrai que cette frange de la classe politique se distingue par un discours particulièrement haineux, xénophobe, raciste…
C’est aussi vrai qu’un tel discours n’est pas sans rappeler les thèmes nauséabonds mis en avant par les partis fascistes en ascension vers le pouvoir dans les années 1930, en particulier en Allemagne et en Italie.
Cette similitude nous permet-elle de conclure qu’il existe aujourd’hui un danger d’accession du fascisme au pouvoir comme dans les années 1930 ?
Notre réponse à cette question, et sa discussion, sont justement l’objet de cette réunion publique.
Un ensemble d’éléments semblent aller dans le sens d’une réponse affirmative à cette question :
• aujourd’hui, comme dans les années 1930, la crise économique frappe très violemment la très grande majorité de la population ;
• aujourd’hui, comme dans les années 1930, il y a dans les discours de l’extrême-droite la recherche d’un bouc-émissaire aux maux de la société. Hier les juifs, désignés comme les représentants du grand capital apatride ou encore comme liés au péril bolchevique, aujourd’hui les musulmans ou les Arabes qui nous “prennent nos emplois” ou “fauteurs de troubles” de par le monde ;
• aujourd’hui, comme dans les années 1930, les catégories sociales les plus réceptives aux thèmes d’extrême-droite sont souvent des petits artisans ou commerçants ruinés par la crise, mais également une partie de la classe ouvrière ;
• aujourd’hui, l’extrême-droite se développe dans beaucoup de pays, plus nombreux encore que dans les années 1930, et tend à acquérir une importance politique croissante :
– Aux Pays-Bas, le parti de la liberté, eurosceptique et islamophobe, allié au Parti libéral et aux chrétiens démocrates, assurait depuis 2010 une majorité parlementaire au gouvernement dirigé par un Premier ministre libéral, avant de s’en désolidariser en mars de cette année ;
– en Hongrie, le Premier ministre issu des élections législatives de 2010, V. Orban, instaure un gouvernement autoritaire ayant “liquidé la démocratie”, selon les termes de ses opposants démocrates ; et c’est vrai qu’en plus d’attaques très fortes contre les conditions de vie de la classe ouvrière, il a supprimé un certain nombre de mécanismes de la démocratie ;
– en Autriche, aux élections législatives de 2008, les deux principaux partis d’extrême-droite, le FPÖ et le BZÖ, obtenaient à eux deux 29 % des suffrages ;
– aux États-Unis, le Tea Party, qui développe des thèmes de propagande parmi les plus rétrogrades, tel que la demande de l’enseignement du créationnisme dans les écoles, constitue une force très influente au sein de la droite.
• Même des partis qui ne se revendiquent pas de l’extrême-droite reprennent ouvertement ses thèmes. En Suisse, par exemple, la populiste Union démocratique du Centre avait fait une campagne publicitaire présentant un mouton blanc chassant un mouton noir, ce dernier symbolisant les Arabes et les Roumains qui sont les deux nationalités stigmatisées dans ce pays.
Tous ces exemples et éléments d’analyse semblent valider, en première analyse, la thèse d’un danger fasciste dans la période actuelle.
On ne peut cependant en rester à ce niveau d’analyse. Pour comparer deux périodes historiques, en l’occurrence celle des années 1930 et celle que nous vivons actuellement, on ne peut pas se limiter à extraire des éléments de l’une et l’autre, aussi importants soient-ils comme la crise, une poussée de l’extrême-droite, un certain succès des thèmes xénophobes et racistes, etc. Il faut replacer ces éléments dans le contexte de la dynamique de la société et du rapport de force, au sein de celle-ci, entre bourgeoisie et prolétariat.
C’est justement ce qu’on se propose de faire ici.
De quoi le fascisme des années 1930 est-il le produit ?
De la crise, nous l’avons déjà dit. Cependant, pour comprendre l’irruption, dans un certain nombre de pays, de cette forme particulière de la domination du capitalisme sur la société, un autre facteur, essentiel selon nous, doit être pris en compte.
Il s’agit de la plus lourde défaite que la classe ouvrière ait eu à subir de toute son existence, celle de la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Rappelons pour mémoire que celle-ci avait pris la forme de la dégénérescence de la révolution russe et de l’écrasement physique et idéologique du prolétariat par la bourgeoisie. Et cela en particulier dans les pays où celui-ci était allé le plus loin, à travers sa lutte révolutionnaire, dans la remise en cause de l’ordre capitaliste. Tous les partis communistes se sont transformés en organes de défense du capitalisme, sous une forme particulière, celle du capitalisme d’État sous sa forme existant en URSS.
Une telle défaite allait donner naissance à la plus longue et profonde période de contre-révolution mondiale, comme le prolétariat n’en avait jamais connu. Le principal signe distinctif de cette contre-révolution, c’est qu’elle a rendu le prolétariat du monde entier toujours plus soumis aux impératifs de la bourgeoisie. Le summum de cette soumission a été son enrôlement, comme chair à canon, dans la Seconde Guerre mondiale impérialiste.
Durant la Seconde Guerre mondiale, parmi les principaux pays belligérants des deux blocs qui s’opposent, on trouve trois modèles différents d’organisation de la société, tous trois capitalistes et tous trois bâtis autour du renforcement du capitalisme d’État, qui est alors une tendance générale affectant tous les pays du monde :
– l’État capitaliste démocratique,
– l’État capitaliste stalinien,
– l’État capitaliste fasciste.
Les différences que présente l’État capitaliste démocratique avec les deux autres modes sont évidentes. Avec le recul dont on dispose aujourd’hui, il est aussi évident qu’il est plus efficient que les deux autres modes, tant en ce qui concerne la gestion de l’appareil de production que le contrôle sur la classe ouvrière. Il existe bien sûr des différences de forme entre l’État capitaliste fasciste et le stalinien, ce dernier s’étant développé sur la base de la bureaucratie étatique qui a progressivement pris la place de l’ancienne bourgeoisie déchue. Mais notre propos n’est pas de nous étendre là-dessus à présent.
Comment expliquer l’existence de l’État capitaliste fasciste à cette époque ?
Le fait que l’État capitaliste fasciste (tout comme le stalinien) soit dénué de tout mécanisme démocratique destiné en premier lieu à mystifier la classe ouvrière, cela ne constitue pas un problème au moment où ces régimes s’instaurent, en URSS, en Allemagne et en Italie. En effet, il n’est alors nullement nécessaire de mystifier le prolétariat vu que celui-ci sort exsangue de la défaite de la vague révolutionnaire (en particulier en URSS et en Allemagne). Ce qu’il faut, c’est le maintenir exsangue au moyen de la violence d’une féroce dictature ouverte.
En Allemagne et en Italie, c’est aux partis fascistes qu’il revient d’assumer, pour les intérêts du capital national, l’option politique capitaliste d’État, dans le contexte d’une économie désorganisée par la guerre, acculée par une crise économique profonde : la bourgeoisie de ces pays ayant devant elle la nécessité de préparer une nouvelle guerre. Celle-ci sera placée sous le signe de la revanche par rapport à la défaite et/ou l’humiliation subie lors de la Première Guerre mondiale. Or les fascistes étaient depuis le début des années 1920 les champions d’une telle option.
Il est à noter que dans ces deux pays la transition de la démocratie au fascisme s’est effectuée de façon démocratique, avec le soutien du grand capital.
Nous avons parlé de défaite profonde de la classe ouvrière comme étant la condition essentielle de l’instauration du fascisme dans les pays où il est arrivé au pouvoir. Selon une croyance largement entretenue par la bourgeoisie, c’est le fascisme qui aurait été l’instrument de la défaite de la classe ouvrière dans les années 1920-1930. Rien n’est plus faux. Le fascisme n’a fait que parachever une défaite dont le principal instrument avait été la gauche de l’appareil politique de la bourgeoisie. Cette dernière était représentée, au moment de la vague révolutionnaire, par les partis de la social-démocratie qui avaient trahi la classe ouvrière et l’internationalisme prolétarien. Lors de la Première Guerre mondiale, ceux-ci avaient en effet appelé le prolétariat à soutenir l’effort de guerre de la bourgeoise dans différents pays, contre les principes même de l’internationalisme prolétarien.
Et pourquoi se sont-ils retrouvés à jouer ce rôle ? Cela a-t-il été circonstanciel ou bien la réponse à une nécessité ? Face à une classe ouvrière qui n’est pas vaincue et, qui plus est, développe sa lutte révolutionnaire en rendant inopérantes certaines forces répressives, il aurait été suicidaire pour la bourgeoisie d’employer d’abord et avant tout la force brute. Cette dernière ne peut être efficace que si elle est mise au service d’une stratégie capable de mystifier le prolétariat pour le “pousser à la faute”, l’orienter vers des impasses, lui tendre des pièges. Et cette basse besogne ne peut être prise en charge que par des partis politiques qui, bien qu’ayant trahi le prolétariat, conservent encore la confiance de fractions importantes de celui-ci.
Ainsi, en 1919, c’est au très démocrate SPD allemand, dernier pilier politique de la domination capitaliste encore debout au moment de la révolution en Allemagne, qu’échoie la tâche d’être le bourreau de la classe ouvrière révolutionnaire. A cette fin, il s’appuie sur les restes de l’armée demeurés fidèles à l’État et met sur pieds les corps francs, corps répressifs, qui constituèrent les ancêtres des troupes de choc du nazisme.
Une vérification supplémentaire du même phénomène a été donnée par les événements en Espagne dans les années 1930. La classe ouvrière est d’abord affaiblie de façon sanglante par la république et, ensuite, elle est immobilisée et livrée par le Front populaire au massacre des troupes franquistes. C’est alors que s’instaure la dictature fasciste de Franco.
C’est la raison pour laquelle, parmi tous les ennemis de la classe ouvrière, droite démocrate, gauche démocrate, extrême-gauche démocrate ou non, populistes fascisants ou non, les plus dangereux sont ceux qui sont à même de mystifier le prolétariat afin de l’empêcher d’avancer dans la direction de son projet révolutionnaire. Ceux-là, qui sont en premier lieu la gauche et l’extrême-gauche du capital, doivent absolument être démasqués pour ce qu’ils sont.
Quelle est la situation dans la période actuelle ?
La grande différence avec les années 1930, c’est que la classe ouvrière a ouvert avec 1968 en France et internationalement un nouveau cours de la lutte de classe, une nouvelle dynamique de celle-ci pouvant déboucher sur des confrontations majeures entre les classes et sur la révolution. Bien que depuis lors elle ait rencontré des difficultés très importantes, la classe ouvrière n’a pas subi de défaite majeure à même d’ouvrir une période de contre-révolution mondiale similaire à celle des années 1930.
C’est la raison pour laquelle la condition essentielle pour l’instauration du fascisme, à savoir un prolétariat défait à l’échelle mondiale, vaincu idéologiquement et physiquement dans certains pays centraux du capitalisme, n’est pas présente actuellement.
Dans la période actuelle, ce qui est le plus à redouter pour le prolétariat, ce n’est pas un péril direct lié à l’instauration du fascisme, mais bien les mystifications démocratiques et l’action de ces partis anciennement ouvriers et passés à l’ennemi de classe. En effet, leur fonction est de saborder tout effort de la classe ouvrière pour se défendre face au capitalisme et affirmer sa nature révolutionnaire. Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, ces partis sont les premiers à agiter la menace du fascisme afin de rabattre les ouvriers vers la défense de la démocratie et de la gauche.
Dans ces conditions comment expliquer alors la montée actuelle des partis populistes agitant des thèmes propres au fascisme des années 1930 ?
Elle est la conséquence des difficultés de la classe ouvrière à dégager sa perspective propre, celle de la révolution prolétarienne, en tant qu’alternative à la faillite du mode de production capitaliste.
Ainsi, même si la bourgeoisie n’a pas les mains libres pour déchaîner sa logique propre face à la crise de son système, à savoir la guerre impérialiste généralisée, la société, sous les effets de la crise économique, pourrit sur pieds. Ce processus de décomposition de la société sécrète un ensemble d’idéologies obscurantistes, xénophobes, basées sur la haine de l’autre vu comme un concurrent ou un ennemi, etc. Une partie significative de la population, y compris de la classe ouvrière, se trouve influencée à différents niveaux par cette ambiance.
Face à cela, la solution ne consiste certainement pas dans une mobilisation ou une lutte spécifiques contre le fascisme comme le propose Mélenchon, ni dans la défense de la démocratie, mais dans le développement de la lutte autonome du prolétariat contre le capitalisme et toutes ses composantes.
CCI, 30 juin