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Cet article est une contribution à la discussion au sein du mouvement révolutionnaire sur la nature des émeutes qui ont eu lieu en août dernier Grande-Bretagne. Dans la première partie de cet article, nous avons replacé la question des « émeutes » dans le contexte de la lutte historique de la classe ouvrière et développé l’idée que la réponse des révolutionnaires à des événements particuliers n’est pas déterminée par ce qu’en raconte la classe dominante ou par l’analyse qu’elle en fait, mais par la portée qu’ils ont sur la défense des intérêts de la classe ouvrière, en faisant avancer ou reculer celle-ci. Ce ne peut être essentiellement déterminé que par l’impact que ces événements ont sur l’organisation et la conscience de la classe ouvrière. Nous avons brièvement analysé comment ceci a été élaboré en théorie et en pratique dans l’histoire de la classe ouvrière. Dans cette seconde partie, nous revenons sur les événements de l’été dernier et essayons de leur appliquer le cadre développé dans la première partie.
Les émeutes de l’été dernier ne peuvent se comprendre en dehors du contexte historique de l’approfondissement de la crise économique qui est en train de détruire à la fois le monde naturel et celui des hommes et qui prive d’espoir pour le futur tous les travailleurs, en particulier chez la plupart des jeunes, et va même jusqu’à occulter la connaissance de ce qui leur est enlevé. Internationalement et nationalement, la classe ouvrière est confrontée à une misère croissante et au chômage, allant de pair avec le harcèlement des différentes forces de l’ordre telles la police, les organismes sociaux et les contrôles à la frontière. Les travailleurs vivent dans un climat de surveillance et de contrôle social croissant d’un côté, et de l’autre dans l’exclusion de toute possibilité de vie meilleure, quand les conditions d’existence se détériorent à un point tel que, pour beaucoup, c’est même leur survie qui devient incertaine. Les travailleurs sont précipités dans une lutte immédiate pour leur survie, où l’espoir dans l’avenir est étouffé par la vie quotidienne. Beaucoup de jeunes, en particulier, se retrouvent exclus d’emplois décents, sont dans l'impossibilité de participer à la ruée sur les biens de consommation qu'ils croient être un des fondements de la société, ne peuvent réaliser leurs espérances et leurs aspirations, et font face à un avenir sur lequel ils n’ont aucun contrôle. La survie immédiate domine et beaucoup prennent ce qu’ils peuvent, quand ils le peuvent, d’un monde dont ils ne font pas réellement partie.
Cela fait écho à l’analyse faite par Engels en 1840 de la réponse à sa situation de la classe ouvrière qui était en train d’apparaître : « Somme toute, les défauts des ouvriers se ramènent tous au dérèglement dans la recherche du plaisir, au manque de prévoyance et au refus de se soumettre à l'ordre social, et d'une façon générale, à l'incapacité de sacrifier le plaisir du moment à un avantage plus lointain. Mais qu'y a-t-il là de surprenant ? Une classe qui par son labeur acharné, ne peut se procurer que peu de chose et que les plaisirs les plus matériels, ne doit-elle pas se précipiter aveuglément, à corps perdu sur ces plaisirs ? Une classe que personne ne se soucie de former, soumise à tous les hasards, qui ignore toute sécurité de l'existence, quelles raisons, quel intérêt a-t-elle d'être prévoyante, de mener une vie sérieuse et au lieu de profiter de la faveur de l'instant, de songer à un plaisir éloigné qui est encore très incertain, surtout pour elle, dans sa situation dont la stabilité est toujours précaire et qui peut changer du tout au tout ? On exige d'une classe qui doit supporter tous les inconvénients de l'ordre social, sans pouvoir profiter de ses avantages, d'une classe à qui cet ordre social ne peut apparaître qu'hostile, on exige d'elle qu'elle le respecte ? C'est vraiment trop demander. Mais la classe ouvrière ne saurait échapper à cet ordre social tant qu'il existera et si l'ouvrier isolé se dresse contre lui, c'est lui qui subit le plus grand dommage. »
Aujourd’hui, la partie de la classe ouvrière que la bourgeoisie décrit sous des vocables variés : « sous-classe » ; « les éléments criminels », ou quand elle est vraiment déchaînée, « profiteurs », « vermine » et « la jeunesse barbare », vit d’une façon qui renvoie aux premières décennies de la classe ouvrière. La société bourgeoise, dans sa sénilité, retombe donc dans les faiblesses de son enfance.
La nature limitée des émeutes
Les émeutes elles-mêmes ont été de courte durée, éparpillées dans de nombreuses grandes villes d’Angleterre1 et, à quelques notables exceptions près, n’ont relativement causé que peu de dégâts durables. 2 En tout, on a rapporté qu’environ 15 000 personnes y ont pris part, mais quelques incidents particuliers semblent en avoir impliqué un très grand nombre. L’ensemble des personnes arrêtées donne une image de ceux qui étaient impliqués comme étant en majorité de jeunes hommes, venant des zones les plus défavorisées des villes concernées, et souvent ayant déjà eu des histoires avec la police3. Cependant, comme le fait remarquer Aufheben, avec sa manière habituelle d’examiner les choses de façon empirique, cela reflète en partie le fait qu’il est plus facile d’arrêter ceux qui sont déjà connus par la police quand ils laissent leurs visages à découvert.4
Le but premier semble avoir été de s’emparer de marchandises, en général en cassant les vitrines, principalement celles des chaînes de grands magasins, mais aussi, de petites boutiques « de quartier ». La destruction de maisons particulières semble avoir été le produit d’une insouciance et d’une indifférence plutôt qu’un but délibéré. La police et les autres symboles de l’Etat étaient aussi des cibles, ce sur quoi les émeutiers interviewés ont largement insisté. Dans une moindre mesure « les riches » ont aussi été visés, bien qu’on ne sache pas clairement si c’était réellement intentionnel ou si c’était une conséquence de la ruée vers les marchandises les plus coûteuses dans de telles zones5.
Les interviews de jeunes gens impliqués, soit dans les émeutes, soit vivant dans les zones où se sont déroulées celles-ci, donnaient tout un mélange d’explications, mais il y a une insistance sur le manque d’espérance dans le futur et la colère que cela provoque : « Les gens sont en colère, quelques uns voulaient que le gouvernement nous écoute, d’autres sont en colère mais ne savent pas vraiment pourquoi…de toutes façons, les plus jeunes vont être dans la même merde que nous, nulle part où aller et ce sera encore pire quand ils auront 17-18 ans ».6 « Je ne dis pas que je sais pourquoi les gens ont commencé mais je pense que la plupart des gens… et les jeunes sont en colère, en colère pour le travail, pas de maison, pas d’éducation…justement parce qu’il n’y a aucune aide, aucun moyen de faire mieux »7. « (le pillage) était une occasion de faire un bras d’honneur à la police… Les gens ne respectent pas (la police) parce que la police n’a aucun respect… elle abuse de son badge »8. Cela fait écho à la recherche entreprise par le gouvernement : « le document dit qu’ils (les participants aux émeutes) étaient motivés par ‘le plaisir d’avoir des trucs gratuits – des choses qu’ils n’auraient pas été en mesure d’avoir autrement’ – et par l’antipathie à l’égard de la police ». La mort de Mark Duggan, dont l’assassinat par balle avait déclenché au début des protestations à Tottenham le 6 août qui furent suivies par les émeutes, ont conduit certains à Londres à ‘prendre leur revanche’ sur la police, dit le rapport. Celui-ci ajoute « en dehors de Londres, les émeutes n’étaient en général pas attribuées au cas de Mark Duggan. Cependant, l’attitude et le comportement de la police localement était très souvent cités comme déclencheurs, que ce soit à Londres ou en dehors ».9
Ce n’est pas pour déprécier les dommages physiques subis par ceux qui ont été innocemment pris dans les événements ou qui ont été la cible de ceux qui étaient impliqués dedans, ni la détresse de ceux qui ont perdu leur maison et leurs moyens d’existence. Pour certains de ces individus, l’impact a été dévastateur, et se fera ressentir tout le reste de leur vie. Cependant, chaque jour maintenant, des travailleurs perdent leurs moyens d’existence et leurs maisons, du fait des attaques de la classe dominante, et beaucoup ne les récupèreront jamais. La bourgeoisie ne dit pas un mot de tout çà, ou simplement que c’est le prix que « nous » avons à payer pour les extravagances d’hier et les promesses pour demain.
Les émeutes font du mal à la classe ouvrière pas au capitalisme
Comment s’inscrivent les émeutes de cet été dans le cadre que nous avons établi ?
En premier, les émeutes reflétaient la domination de la culture marchande plutôt qu’être un défi à celle-ci. Le pillage qui a eu lieu était une fin en lui-même, une répétition sous une forme altérée du message de la bourgeoisie selon lequel ce qui définit un individu, c’est une accumulation de marchandises. Voler une télévision sans avoir les moyens de s’en servir – pour prendre l’exemple donné par les situationnistes en 1965 et repris par un des commentaires sur les émeutes10- ne remet pas en question le spectacle marchand du capitalisme mais y succombe (quoique la véritable explication soit probablement beaucoup plus prosaïque, la télé étant vendue pour acquérir les moyens d’acheter des marchandises que ‘l’appropriateur’ puisse utiliser – ce qu’on peut comprendre mais ne représente guère une menace pour « la marchandise spectaculaire »). La notion de ‘shopping prolétarien », élaborée par certains peut sembler opposée aux lois et à la morale bourgeoises, mais est étrangère au cadre prolétarien de l’action collective pour défendre des intérêts communs ; l’acquisition individuelle de marchandises n’échappe jamais réellement aux prémisses les plus basiques de la propriété capitaliste Au mieux, une telle appropriation individuelle peut permettre à l’individu et à ses proches de survivre un peu mieux qu’avant. C’est compréhensible, on l’a déjà dit, mais pas une menace pour la culture de la marchandise.11
En second lieu, et beaucoup plus destructeur, les émeutes ont divisé la classe ouvrière et ont donné à la bourgeoisie une opportunité de saper les tentatives d’exprimer la combativité et l’unité au sein de la classe ouvrière qui s’étaient vues dans des luttes éparpillées ces dernières années et qui font part du développement international de la lutte de classe et de la prise de conscience que c’est une possibilité aujourd’hui. La réponse d’un très grand nombre de gens, y compris des membres de la classe ouvrière, qui a été de chercher à défendre leurs familles et leurs maisons contre les émeutes, bien que tout à fait compréhensible, n’était pas sur un terrain prolétarien, comme quelques anarchistes semblent le suggérer12, mais sur celui de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. On pouvait le voir clairement dans la participation à la campagne de nettoyage qui a vu les émules de Boris Johnson, la maire de Londres, agitant un balai de façon ostentatoire devant les caméras.
Les émeutes ont renvoyé sa propre idéologie à la figure de la bourgeoisie. Ceux qui étaient dedans ne sont pas plus immoraux que la bourgeoisie « responsable » dont la morale maintient cette société d’exploitation et de désespoir. Cependant, la principale victime a été la classe ouvrière, en partie physiquement, mais surtout au niveau idéologique. La bourgeoisie n’en est pas seulement sortie indemne, mais plus forte et a poursuivi une campagne idéologique incessante depuis lors. La classe ouvrière n’a rien gagné en expérience d’auto organisation, tout au contraire, et sa conscience a été attaquée par le renforcement du chacun pour soi qui en a résulté et le réflexe de s’en remettre à l’Etat pour la sécurité. La façon dont les émeutes ont été utilisées par la bourgeoisie pour renforcer ses armes idéologiques et matérielles de contrôle est beaucoup plus significative que les émeutes elles mêmes.
Nous devons donc nous demander dans quelle mesure la bourgeoisie a permis aux émeutes de se produire ? La réponse de la police à la protestation de la famille Duggan était une provocation, mais probablement pas plus que celle dont sont souvent l’objet ceux qui ont été victimes de violence policière. On a beaucoup parlé des défaillances de la police au début, du manque de policiers, de leur abandon de la rue, et de leur incapacité à protéger les maisons et les boutiques. Est-ce que la police a simplement été prise par surprise ? C’est possible. Mais il est aussi possible qu’une fois la flamme allumée, ils aient battu en retraite. Dans ce scénario, « le scandale » qu’ont fait la presse et les politiciens à propos de la police qui abandonne la rue et les commentaires des familles et des « communautés » laissées à elles-mêmes pour se défendre, tout cela allait dans le même sens de monter une partie de la classe ouvrière contre une autre et de noyer toute reconnaissance de ses intérêts de classe communs dans un bourbier de peur et de colère.
La lutte de la classe ouvrière doit aller au-delà des limites imposées par la bourgeoisie, que ce soit la passivité ou les émeutes. Toutes deux expriment la domination de l’idéologie bourgeoise que la lutte de classe doit défier avec la solidarité, l’action collective et en lui opposant sa perspective de libération de l’humanité de la domination de la marchandise et de toute la société de classe qui englobe celle de la bourgeoisie. Au 19e siècle, elle le faisait avec ses syndicats comme organes de masses, et avec les organisations politiques de la classe ouvrière. Dans la période actuelle, face au changement historique de situation dans laquelle le capitalisme est incapable de sortir de façon décisive de sa crise, et aux trahisons des syndicats et de beaucoup d’organisations qui avaient été avant ouvrières mais ont entraîné les travailleurs dans la guerre et les ont marchandés dans les négociations avec les patrons, la forme, mais pas le contenu, de ces luttes, doit changer. Aujourd’hui, les organisations de masse de la classe ouvrière tendent à se former et à disparaître au rythme des luttes, leur expression étant les assemblées de masse ouvertes, alors que les organisations politiques sont réduites à de petites minorités, très isolées de la classe ouvrière, et bien souvent hostiles les unes aux autres. Néanmoins, elles expriment la dynamique historique de la classe ouvrière, et à l’avenir, les confrontations à plus grande échelle et plus décisives avec la classe dominante ; le potentiel existe pour que la clase ouvrière passe des assemblées de masse aux conseils ouvriers qui unissent et organisent le pouvoir collectif de la classe ouvrière internationalement13 et au sein desquels les organisations politiques qui défendent les intérêts de la classe ouvrière ont l’obligation de travailler ensemble pour développer la dynamique de classe en fournissant une analyse basée sur les expériences historiques de la classe ouvrière et en développant une intervention construite sur cette analyse qui permette à la classe ouvrière de faire son chemin contre la bourgeoisie jusqu’à la victoire.
North (25 janvier)
1 Un tableau réalisé par The Guardian liste tous les lieux identifiés. En incluant des faubourgs de Londres séparément, le total serait de 42 lieux et 245 incidents. Certains d’entre eux, comme un incendie de poubelle à Oxford, sont difficilement qualifiables comme un acte « émeutier ». La plupart des émeutes ont eu lieu à Londres, Birmingham, Bristol, Coventry, Liverpool et Manchester.
2 Il a été estimé que le coût total des émeutes pour l’Etat serait de 133 millions de Livres, (The Guardian, 06/09/11) : « Les émeutes coûtent au moins 133 millions de Livres à ceux qui paient des impôts, disent les membres du parlement ». Les pertes individuelles et des magasins ne sont pas inclues dans ce total.
3 Des données émanant du ministère de la Justice en octobre montrent que parmi les 1400 personnes arrêtées et attendant la décision finale, plus de la moitié étaient âgés de 18 à 24 ans, et seulement 64 avaient plus de 40 ans. Voir aussi The Guardian, du 18 août, « Les émeutiers anglais : jeunes , pauvres et chômeurs ».
4Source : Communities, commodities and class in the august 2011 riots
5La catégorisation générale des cibles des émeutes est tirée des informations collectées par la recherche sponsorisée par le Guardian et de l’analyse faite par Aufheben.
6 Guardian du 5 septembre : « Derrière les émeutes à Salford : les jeunes sont en colère ».
7 Ibid.
8 Guardian : « Derrière les émeutes à Wood Green : une opportunité de faire avec les doigts le signe V (aussi injurieux dans certains pays anglo-saxons) en direction de la police
9 Guardian du 3 novembre : « Opportunism and dissatisfaction with police drove study finds”
10 « Lettre ouverte à ceux qui condamnent le pillage » par Socialisme et/ou Barbarie
11 Ce n’est pas une idée nouvelle. Dans une lettre à August Bebel (15 février 1886), Engels commente la casse de vitrines et le pillage de magasins de vin : « c’est le mieux pour installer un club impromptu de consommateurs dans la rue ».Cependant, Engels, peut-être, ne voyait pas cela comme une menace à l’ordre bourgeois.
12 Voir « Alarm on the riots », 13/08/11
13 Ici, l’intelligence et l’énergie déployées par quelques uns des émeutiers dans l’utilisation des media sociaux pour organiser et répondre aux événements et pour déjouer les forces de l’ordre et de la loi trouverons un débouché créatif.