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La misère croissante, les morsures brutales de la crise économique, le besoin de liberté face au règne de la terreur, l’indignation face à la corruption, continuent d’agiter un peu partout les populations révoltées, notamment en Égypte (1).
Après les grandes mobilisations des mois de janvier et février dernier, les occupations devenues permanentes et quotidiennes sur la place Trahir du Caire se sont transformées en nouvelles démonstrations massives depuis le 18 novembre. Cette fois, c’est en grande partie l’armée et ses chefs qui sont dans le collimateur. Ces événements démontrent que si la colère demeure, c’est parce que, contrairement à ce que prétendaient la bourgeoisie et ses médias, il n’y a pas eu de “révolution” début 2011 mais un mouvement massif de contestation. Face à ce mouvement, la bourgeoisie est parvenue à imposer un simple changement de maître du pays : l’armée agit exactement comme Moubarak et rien n’a changé quant aux conditions d’exploitation et de répression pour la majorité de la population.
La bourgeoisie réprime dans le sang et calomnie les manifestants
Toutes les grandes villes égyptiennes ont de nouveau été touchées par la contagion du ras-le-bol vis-à-vis de la dégradation des conditions de vie et face à l’omniprésence de l’armée pour assurer le maintien de l’ordre. Le climat de confrontation est aussi présent à Alexandrie et Port-Saïd dans le Nord qu’au Caire ; des affrontements importants se sont produits au centre, à Suez et Qena, mais aussi dans le Sud à Assiout, Assouan, de même que vers l’Ouest à Marsa Matrouh. La répression a été brutale : 42 morts et environ 2.000 blessés ont été officiellement recensés ! L’armée n’hésite pas à violenter les foules avec ses forces antiémeutes. Elle multiplie ses tirs et lance des gaz lacrymogènes particulièrement nocifs. Certaines victimes décèdent après inhalation et suffocation. Une partie du sale travail de répression est “sous-traitée” : des tireurs spécialisés embauchés et embusqués utilisent ainsi en toute impunité des balles réelles. De jeunes manifestants s’effondrent dans la rue suite aux tirs meurtriers de ce genre de mercenaires. La police, pour compenser les limites imposées par l’usage de balles en caoutchouc, n’hésite pas à tirer systématiquement en plein visage. Une vidéo accablante circule et provoque la colère des manifestants qui peuvent entendre les propos d’un flic “arracheur d’yeux” félicitant son collègue : “Dans son œil ! C’est dans son œil ! Bravo, mon ami !” (L’express.fr) Les manifestants qui se retrouvent avec un œil en moins sont devenus légion! A cela, il faut ajouter les arrestations sauvages et les tortures. Bien souvent, les militaires sont accompagnés de miliciens, “les baltaguis”, utilisés en sous-main par le régime pour semer le désordre. Armés de barres de fer ou de gourdins, ils se chargent de mater plus ou moins discrètement les manifestants en essayant de les isoler. Ce sont eux par exemple qui, l’hiver dernier, avaient arraché et brûlé les tentes des opposants et qui avaient prêté main-forte pour de nombreuses arrestations (LeMonde.fr).
Contrairement à ce que les médias laissent entendre, les femmes, plus nombreuses aujourd’hui dans la foule des mécontents, sont souvent agressées sexuellement par les “forces de sécurité” et par exemple sont fréquemment contraintes à se soumettre à d’horribles humiliations comme les “examens de virginité”. Elles sont généralement considérées et davantage respectées par les manifestants, bien que l’agression de quelques journalistes occidentales ait été instrumentalisée (comme celle de Caroline Sinz, journaliste de France 3, où de jeunes “civils” seraient impliqués). Ainsi, “les débordements de Tahrir ne doivent pas faire oublier que, sur la place, un nouveau rapport s’établit entre hommes et femmes. Le simple fait que les deux sexes puissent dormir à proximité en plein air constitue une véritable nouveauté. Et les femmes se sont aussi saisies de cette liberté née sur la place. Elles sont parties prenantes de la lutte...” (Lepoint.fr).
On laisse aussi entendre insidieusement que les occupants de Tahrir sont des “voyous” parce qu’ils se “moquent des élections” et risquent de “mettre en péril la transition démocratique”. Ce sont ces mêmes médias qui, après avoir longtemps soutenu Moubarak et sa clique, ont soutenu et salué il y a quelques mois à peine le régime militaire qualifié de “libérateur”, aujourd’hui décrié, en profitant des illusions sur l’armée dans la population !
Le rôle clé de l’armée pour la bourgeoisie égyptienne
Même si, à l’heure actuelle, l’armée s’est fortement discréditée, c’est surtout le CSFA (Conseil suprême des forces armées) et son chef Hussein Tantaoui qui sont visés. Ce dernier, ministre de la Défense pendant dix ans sous Moubarak, perçu comme un clone du dictateur, génère un vœu unanime des foules qui se résume ainsi : “Dégage !”. Mais l’armée, soutien historique de Moubarak, est un solide rempart et continue de tenir l’ensemble des leviers de l’Etat. Elle n’a cessé de manœuvrer pour assurer sa position avec le soutien de toutes les grandes puissances, et en particulier des Etats-Unis, car l’Egypte est une pièce maîtresse de contrôle de la situation au Moyen-Orient et un facteur de stabilité essentiel dans la stratégie impérialiste dans la région, notamment dans le conflit israélo-palestinien. En vantant un “retour de l’armée dans les casernes”, la bourgeoisie parvient pour l’instant à mystifier sur l’essentiel. Non sans raisons, le quotidien Al Akhbar mettait en garde : “La plus dangereuse chose qui puisse arriver est la détérioration de la relation entre le peuple et l’armée.” En effet, l’armée n’a pas seulement un rôle politique majeur depuis l’arrivée au pouvoir de Nasser en 1954, constituant depuis un pilier essentiel et constant du pouvoir, elle détient aussi un rôle économique de premier plan, gérant directement nombre d’entreprises. En effet, depuis la défaite de la “guerre des 6 jours” contre Israël et surtout depuis les accords de Camp David en 1979, lorsque des dizaines de milliers de militaires ont été démobilisés, la bourgeoisie a encouragé et largement favorisé une partie de l’armée à se reconvertir en entrepreneurs, de crainte qu’elle ne représente une lourde charge supplémentaire sur le marché du travail où régnait déjà un chômage massif endémique. “Elle a commencé par la production de matériel pour ses propres besoins : armement, accessoires et habillement puis, avec le temps, s’est lancée dans différentes industries civiles et a investi dans des exploitations agricoles, exemptées de taxes et d’impôts” (Libération du 28.11.2011), investissant 30 % de la production et irriguant tous les rouages de la bourgeoisie égyptienne. Ainsi, “le CSFA peut être considéré comme le conseil d’administration d’un groupe industriel composé des sociétés possédées par l’institution [militaire] et gérées par des généraux à la retraite. Ces derniers sont aussi ultra-présents dans la haute administration : 21 des 29 gouvernorats du pays sont dirigés par d’anciens officiers de l’armée et de la sécurité”, selon Ibrahim al-Sahari, représentant du Centre des études socialistes du Caire, qui ajoute : “… on peut comprendre l’angoisse de l’armée face à l’insécurité et aux troubles sociaux qui se sont développés ces derniers mois. Il y a la crainte de la contagion des grèves à ses entreprises, où ses employés sont privés de tous droits sociaux et syndicaux tandis que toute protestation est considérée comme un crime de trahison” (cité par Libération du 28.11). La poigne de fer avec laquelle elle dirige le pays révèle donc son vrai visage répressif.
Une détermination courageuse dont les limites interpellent le prolétariat des pays centraux
Si la poursuite de la répression et la protestation des “comités de familles de blessés” ont précipité la cristallisation et la colère contre l’armée, ce n’est pas seulement pour réclamer l’abandon du pouvoir par les militaires, plus de démocratie et des élections, mais face à l’aggravation de la situation économique et la misère noire qui poussent les manifestants dans la rue aujourd’hui. Avec le chômage massif, nourrir sa famille devient simplement de plus en plus difficile. Et c’est cette dimension sociale qu’occul-tent précisément les médias. On ne peut que saluer le courage et la détermination des manifestants qui font face avec leurs mains nues aux violences de l’Etat. Seuls les trottoirs éventrés servent de munitions, les pavés et débris étant utilisés comme projectiles pour se défendre contre des flics armés jusqu’aux dents. Les manifestants témoignent d’une grande volonté de s’organiser dans un élan collectif et spontané pour les besoins de la lutte. Ils sont obligés de s’organiser et de développer avec ingéniosité une véritable logistique face à la répression. Ainsi, des hôpitaux de fortune s’improvisent un peu partout sur la grande place, des chaînes humaines laissent passer les ambulances. Des scooters servent à transporter les blessés vers les premiers soins ou les centres de secours. Mais la situation n’est plus la même qu’au moment de la chute de Moubarak où le prolétariat avait joué un rôle déterminant, où l’extension rapide de grèves massives et le rejet de l’encadrement syndical avaient largement contribué à pousser les chefs militaires, sous la pression des États-Unis, à chasser l’ancien président égyptien du pouvoir. La situation est bien différente pour la classe ouvrière aujourd’hui. Ainsi, dès le mois d’avril, une des premières mesures prises par l’armée a été de durcir la législation “contre les mouvements de grève susceptibles de perturber la production pour tout groupe ou secteur nuisant à l’économie nationale” et poussé les syndicats à les encadrer plus étroitement. Cette loi prévoit un an de prison ferme et une amende de 80.000 dollars (dans un pays où le salaire minimum est de 50 euros !) pour les grévistes ou pour ceux qui inciteraient à la grève.
Ainsi, le recours à la grève est resté ces derniers jours très localisé, se limitant à des mouvements purement économiques face à des fermetures d’usines ou face à des salaires impayés. La mobilisation ouvrière n’a plus été en mesure de rejouer un rôle important comme force autonome dans le mouvement.
Si la poursuite du mouvement rejette le pouvoir de l’armée, il n’en demeure pas moins affaibli et perméable à beaucoup d’illusions. D’abord, parce qu’il en appelle à un gouvernement “civil démocratique”, même si les Frères musulmans, voire les salafistes (les deux partis donnés en tête des législatives à travers le processus électoral), qui se savent aux portes d’un “gouvernement civil” de façade et sans réel pouvoir (dans la mesure où l’armée continuera d’assurer le réel pouvoir politique), se sont démarqués du mouvement de contestation et n’ont pas appelé aux rassemblements et aux manifestations pour négocier déjà leur avenir politique avec les militaires. Le mirage “d’élections libres”, les premières depuis plus de 60 ans, semble en mesure de saper momentanément la colère. Cependant, même si elles sont réelles, ces illusions démocra-tiques ne sont pas aussi fortes que ce que la bourgeoisie voudrait nous le faire croire : en Tunisie, où on nous a vanté 86 % de votants, il n’y a eu que 50 % des électeurs potentiels inscrits sur les listes électorale. Il en est de même au Maroc où le taux de participation aux élections était de 45 % et, en Egypte, où les chiffres sont restés plus flous (62 % des inscrits mais 17 millions de votants sur 40).
Aujourd’hui les fractions gauchistes de tous les pays crient : “Tahrir nous montre le chemin !” comme s’il s’agissait de recopier ce modèle de lutte en tout point, partout, de l’Europe aux Amériques. Il s’agit là d’un piège tendu aux travailleurs. Car tout n’est pas à reprendre de ces luttes. Le courage, la détermination, le slogan désormais célèbre “Nous n’avons plus peur !”, la volonté de se regrouper massivement sur les places pour vivre et lutter ensemble… constituent effectivement une source d’inspiration et d’espoirs inestimable. Mais il faut aussi, et peut être surtout, avoir conscience des limites de ce mouvement : les illusions démocratiques, nationalistes et religieuses, la faiblesse relative des travailleurs… Ces entraves sont liées au manque d’expérience révolutionnaire et historique de la classe ouvrière de cette région du monde. Les mouvements sociaux d’Egypte et de Tunisie ont apporté à la lutte interna-tionale des exploités le maximum de ce qui leur était possible pour l’heure. Ils atteignent aujourd’hui leurs limites objectives. C’est aujourd’hui au prolétariat le plus expérimenté, vivant sur les terres du cœur historique du capitalisme, en particulier d’Europe, de porter plus loin le glaive du combat contre ce système inhumain. La mobilisation des Indignés en Espagne appartient à cette dynamique internationale indispensable. Elle a commencé à ouvrir de nouvelles perspectives avec ces assemblées générales ouvertes et autonomes, avec ces débats dont ont parfois émergé des interventions clairement internationalistes et dénonçant la mascarade de la démocratie bourgeoise. Seul un tel développement de la lutte contre la misère et les plans d’austérités draconiens dans les pays du cœur du capitalisme peut ouvrir de nouvelles perspectives aux exploités, non seulement d’Egypte mais aussi dans le reste du monde. C’est la condition indispensable pour offrir un avenir à l’humanité !
WH / 01.12.2011
1) C’est évidemment le cas aussi en Syrie où le régime a tué plus de 4.000 personnes (dont plus de 300 enfants) en réprimant dans le sang les manifestations depuis le mois de mars. Mais nous reviendrons sur la situation dans ce pays dans un autre article à paraître ultérieurement.