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Nous publions ci-dessous la traduction d'un article d'Accion Proletaria, organe de presse du CCI en Espagne. Il s'agit d'une prise de position réalisée à chaud lors de la grève des aiguilleurs du ciel début décembre 2010.
Nous venons d’assister, au moment de ce qui semblait être le début d’un long pont de vacances1, altéré seulement par le mauvais temps, au spectacle dramatique du « chaos aéroportuaire » et à sa conséquence : la déclaration, pour la première fois depuis la mort de Franco, de l’état d’urgence et de la militarisation des contrôleurs aériens. Ceux-ci, apeurés, ont finalement dû retourner au travail en devant supporter la surveillance de la Garde civile.
Les contrôleurs utilisés comme tête de turc
Trois ans après son début, nous continuons à vivre sous celle qu’on reconnaît comme la pire des crises de l’histoire du capitalisme. La guerre des monnaies et, plus spécifiquement, la crise de la dette souveraine qui touche l’Espagne de plein fouet, ont été les derniers jalons d’une dégradation jamais vue.
Le seul "remède" que le capitalisme a à sa disposition est celui de s’attaquer aux conditions de vie des tous les travailleurs, en leur déclarant une guerre sans quartier. Le symbole de cette dure et brutale réalité c’est que chaque fois que les fameux marchés l'exigent, le gouvernement, complaisant, adopte de nouvelles mesures contre les travailleurs. L’Irlande, le Portugal, la Grande-Bretagne, sont aujourd’hui, entre autres multiples pays, le théâtre de plans d’austérité draconiens qui, comme le dit le premier ministre britannique Cameron (si admiré par l’impassible Rajoy, chef de la droite espagnole) entraînent, pour la grande majorité, du sang, de la sueur et des larmes.
Ici, en Espagne, les mesures du mois de février 2010 ont ouvert le chemin aux baisses de salaire des fonctionnaires en juin, ce qui, à son tour, a ouvert la porte à la réforme du code du travail imposée en septembre. Pas de trêve cependant ! Le 1er décembre, Zapatero2 annonçait de nouvelles salves : l’élimination de l’allocation-aumône de 426 € aux chômeurs et la privatisation partielle d’AENA3 qui met en question 12 000 postes de travail. Et la reforme des retraites est annoncée pour janvier...
Voilà la réalité toute crue : la guerre d’une minorité de privilégiés et du gouvernement à leur service contre la grande majorité de la population. Mais, ne voilà-t-il pas que, grâce à la mise en œuvre d’une provocation sournoise du gouvernement et d’une violente campagne médiatique sans répit, on a mis la réalité sens dessus dessous : ce serait un collectif, celui des contrôleurs, qui partirait en guerre contre les citoyens en les prenant comme otages dans leur bras de fer avec le « gouvernement de la Nation ». On a voulu occuper nos esprits avec ce seul sujet, dans un tourbillon médiatique monomaniaque, pour qu’on oublie tout le reste pendant un temps, même les vrais faits préoccupants : 40% des chômeurs vivent dans des foyers où aucun des membres de la famille travaille.
Un des principes de la stratégie militaire consiste dans la division et la démoralisation de l’adversaire avant la bataille. Le gouvernement sait très bien que les coups de trique continuels qu’il assène aux travailleurs finiront par entraîner des ripostes. Aussi, il avait besoin au préalable de trouver une tête de turc pour semer la division, en lui adressant un avertissement exemplaire qui intimide et éradique toute tentative de protestation chez les autres travailleurs.
Pour ce rôle, les contrôleurs étaient les candidats parfaits. Les gouvernement de González [PS, 1982-1996] et surtout celui d’Aznar [droite, 1996-2004], avec la convention collective de 1999, avaient mis les contrôleurs aériens dans une cage dorée corporative, pas par bonté d’âme, mais à cause du rôle stratégique et indispensable qu’ils jouent dans le trafic aérien et, surtout, pour dévaluer le rôle des pilotes et du personnel de vol qui ont vu comment leurs salaires diminuaient sensiblement, en transférant aux contrôleurs le suivi des vols, l’écart des avions, le guidage de l’atterrissage et de décollage, qui se faisaient auparavant depuis les avions eux-mêmes. La convention de 1999 octroyait au syndicat des contrôleurs, l’USCA, des prérogatives très larges dans les embauches et l’organisation du travail, en renforçant ainsi l’état d’esprit de privilégié et de pouvoir corporatif.
En échange de ces « attentions », ces travailleurs réalisent un travail sur-spécialisé dans le plus grand isolement, subissant une très forte pression incluant l’engagement de responsabilité pénale, obligés à réaliser des heures supplémentaires sans arrêt pour couvrir les postes au moment de sur-trafic, et des mutations constantes d’un aéroport à un autre. Ce n'est donc pas un hasard si ces travailleurs détiennent le triste record, peu enviable, des maladies mentales, dépression, anxiété, stress, etc.
Dans le fracas de la bataille médiatique que nous venons de vivre, la presse, la radio, les TV ont soigneusement occulté ces faits pour insister sur les salaires élevés, la retraite à 52 ans, etc. Mais ils ont surtout étouffé le plus important : depuis février 2010, ce collectif est soumis à des mesures brutales qui servent de banc d’essai, pour les appliquer par la suite aux autres travailleurs. C’est à cette date-là que leur journée de travail a été augmentée de 33% et que les salaires étaient diminués de 30%.
Le 3 décembre, la veille du pont, le Gouvernement, soudainement, a allumé la mèche avec un décret-loi imprévisible : les congés-maladie ou autres permissions devaient être récupérés avec des heures de travail supplémentaires à ajouter aux 1670 heures signées. C’était un piège qui mettait les travailleurs sur le gril : ou se taire ou protester à un moment particulièrement sensible pour le public.
En vérité, ce ne sont pas les contrôleurs qui ont défié au bras de fer le gouvernement, mais celui-ci qui les a soumis à une manœuvre soigneusement orchestrée et préparée. Ce ne sont pas les contrôleurs qui ont été les protagonistes d’une « grève sauvage » tel que les médias l’ont exagéré, mais ils ont été poussés à faire une espèce de grève passive sur le tas, isolés les uns des autres. Ce qui est arrivé a été présenté comme une action des contrôleurs contre les nombreux passagers piégés dans les aéroports. Mais, en fait, c’est autant les uns que les autres qui ont été victimes d’une manœuvre de grande ampleur qui, en dernière instance, est dirigée contre l’ensemble des travailleurs.
Le ministre Blanco, vendredi, et aussi le vice-président Rubalcaba, samedi, ont déclaré qu’ils « savaient bien ce qui était en train de se préparer » ; bien plus, le ministre a dit que « Le PP en était informé ». Et le vice-président a « répondu » avec un silence assourdissant à la question, posée lors d’un point-presse samedi, de pourquoi le décret-loi qui allait pousser les contrôleurs à la révolte a été promulgué juste le jour précédent ce pont ?
Après le décret, les mesures se sont succédées avec une précision de montre suisse. À 20h30, ce même vendredi, Blanco annonce « qu’on va utiliser toute la force de la loi pour finir avec cette situation ». Une heure plus tard, le Roi d’Espagne4, qui assiste en Amérique Latine au « sommet ibéro-américain », signe un nouveau décret de contrôle militaire du trafic aérien. Et encore une heure plus tard, le président du gouvernement, Zapatero, qui, inexplicablement pour tous les médias, n’avait pas assisté à ce sommet-là, signe un nouveau décret de militarisation des contrôleurs. On convoque pour le matin suivant à 9h un conseil de ministres qui déclare l’état d’alarme. Trois décrets et une déclaration d’état d’alarme en moins de 24 heures ! Difficile de croire que tout cela a été une réaction à chaud contre le défi des contrôleurs !
Les résultats sont là : militarisation d’un collectif de travailleurs et déclaration de l’état d’alarme. Une mesure à laquelle était attaché le dictateur Franco a été reprise non pas par cette méchante droite d’Aznar mais par le « socialiste » Zapatero.
Ainsi, le précédent vient d’être mis en place. Dorénavant, face à des luttes ouvrières significatives, on brandira la menace de la militarisation et de déclaration d’état d’urgence. Avec le plus grand des cynismes, monsieur Rubalcaba, a déclaré qu’il est parfaitement constitutionnel de travailler avec l’haleine d’un garde civil derrière la nuque ou sous la surveillance de l’armée.
L’idéologie nauséabonde du bouc émissaire
La manœuvre orchestrée sur le dos des contrôleurs aériens n’est pas seulement une attaque politique et économique, mais elle comporte un coup moral aux conséquences profondes.
Avec la plus grande unanimité, depuis l’extrême droite néolibérale de l’Inter-Economía jusqu’à la « gauche modérée » d’El País, des radios, des chaînes de TV, des journaux de toute sorte, des partis, et de grands syndicats, tous ont rivalisé dans l’escalade d’insultes et des demi-vérités jetées sur des contrôleurs mis au pilori. On a soufflé sur les braises du plus mauvais esprit de chasse aux sorcières chez les citoyens et certains participants dans ces émissions de TV poubelle où l’on se crêpe le chignon, se sont permis de dire : « Si vous avez un voisin contrôleur, frappez à sa porte pour lui dire tout le mal que vous pensez de son ignoble comportement »5.
Au Moyen Age, les seigneurs féodaux organisaient des cérémonies sinistres où des individus ou des groupes sociaux étaient soumis à la raillerie et la vindicte publique. C’était là un avertissement servant d’exemple, à effet dissuasif et en même temps, ces malheureux servaient de bouc émissaire pour que le peuple, devenu populace pour l’occasion, décharge sur eux sa frustration et ses souffrances.
Ce serait une erreur de sous-estimer et de banaliser cette campagne contre les contrôleurs. Le préjudice moral causé, l’humiliation subie, engendrent des souffrances pires parfois qu’une bastonnade ou la torture. Quelle tête vont faire les contrôleurs quand ils vont aller faire leurs courses à la boutique du coin ou partager l’ascenseur avec un voisin ? Quel genre des railleries vont subir leurs enfants de la part des leurs camarades d’école ?
Aujourd’hui ce sont les contrôleurs, demain ça peut être n’importe quel autre groupe de travailleurs, nous sommes tous sous cette menace !
Peut-on penser que tout va rester limité aux contrôleurs ?
Absolument pas ! Rappelons-nous comment, en février, ces mêmes contrôleurs ont été utilisés comme cobayes pour imposer les réductions salariales, ce qui a préparé le terrain aux baisses salariales imposées en juin aux fonctionnaires. La compensation des congés maladie imposée aujourd’hui aux contrôleurs ouvre la voie à ce que, tôt ou tard, cette mesure soit appliquée à d’autres secteurs tel que celui de la Santé.
Peut-on affirmer que d’autres secteurs de travailleurs sont à l’abri de nouvelles campagnes de diffamation ?
Encore une fois, absolument pas ! Ces « légendes urbaines » qui circulent sur les chômeurs (« ce n’est que des fainéants qui ne veulent pas travailler », « ce sont des coquins qui touchent une allocation et, après, ils travaillent au noir ») peut-on croire qu’ils ne vont pas être bombardés par une campagne médiatique ? Les clichés sur les fonctionnaires (« avec leur boulot à vie, ils s’arrangent pour laisser leur poste et se balader dans les grandes surfaces… ») ne pourraient-ils pas devenir, le moment venu, les flèches pour les accabler ? Est-ce qu’on doit oublier, comme si de rien n’était, la campagne agressive menée main dans la main par la dame Aguirre et le sieur Rubalcaba6, si distants en apparence, contre les travailleurs lors de la grève du métro de Madrid ?
Diviser pour mieux régner, disaient les Romains. Aujourd’hui, cela a été le tour des contrôleurs, demain ce sera contre les chômeurs ou les fonctionnaires ou les retraités. En vérité, c’est contre tous les travailleurs que cette offensive se prépare…. Qu’est-ce, sinon, la réforme du code du travail, la réforme des retraites, l’élimination des 426 € [donnés aux « fins de droits »] et un bon paquet de « réformes » que le pouvoir garde au chaud ?
Notre seule force possible est la solidarité. Laisser tomber les contrôleurs, c’est nous laisser tomber nous-mêmes, c’est permettre qu’on nous écrase et qu’on nous humilie paquet par paquet.
Comment une lutte peut-elle être forte ?
Les contrôleurs aériens ont été victimes d’un mirage qui a favorisé les agissements du gouvernement. Il leur semblait que leur capacité pour paralyser tout le trafic aérien leur permettrait, avec une simple grève sur le tas, de faire plier le dit gouvernement. Et on a vu justement le contraire : ce sont les contrôleurs qui ont dû plier. Pourquoi ?
En premier lieu parce que ces travailleurs avaient leur ennemi chez eux. Il s’agit de « leur » syndicat, l’USCA, qui les tenait enchaînés avec un corporatisme insensé et suicidaire, en même temps qu’il négociait en sous-main avec le gouvernement. La photo de ses dirigeants, au moment le plus aigu du conflit, prenant calmement quelques bières, a montré mieux que mille explications quel est le terrain qu’ils défendent.
En deuxième lieu, parce que la simple pression sur les transports ou la production ne fait pratiquement pas de mal aux capitalistes et à leur gouvernement. La crise et la décomposition sociale dominante, font que l’économie elle-même et la société capitaliste fonctionnent d’une façon de plus en plus chaotique et désordonnée. Dans beaucoup de cas, la simple paralysie du travail offre aux patrons une possibilité en or de réduire leurs stocks accumulés. Une action de pression d’un groupe isolé de travailleurs n’est pas seulement inefficace parce qu’elle ne fait qu’ajouter de l’huile sur le feu du désordre « normal », mais aussi parce qu’elle permet aux gouvernements, aux médias et aux capitalistes de les faire apparaître comme coupables du désordre existant.
Une lutte efficace ne peut pas emprunter ces chemins-là. Au minimum et comme point de départ, la lutte a besoin de deux conditions. La première : qu’elle soit organisée, contrôlée, suivie et menée par les travailleurs eux-mêmes, grâce à des assemblées générales ouvertes aux autres travailleurs. Sans la participation, l’initiative, l’engagement et l’enthousiasme des travailleurs, la lutte est condamnée à l’échec. Une lutte qui est confiée aux « mains expertes » des syndicats est un combat perdu d’avance.
La seconde consiste à gagner la solidarité, le soutien, la participation active des autres travailleurs. Ce qui peut vraiment mettre à genoux le pouvoir établi est une lutte qui s’étend, une lutte qui suscite l’estime de la majorité. Quand les travailleurs s’unissent, partagent les débats, les aspirations, les volontés communes, quand les barrières du secteur, de l’entreprise, de la corporation, sont détruites et apparaît une classe ouvrière unie, qui est, à son tour, l’embryon de l’unité générale de toute l’humanité, alors le rapport de force face au capital et son État change radicalement et ceux-ci apparaissent pour ce qu’ils sont en réalité : c’est eux la minorité de privilégiés qui vivent à nos dépends. Par contre, lorsqu’un groupe de travailleurs essaye à lui seul coincer le gouvernement par la simple pression économique, l’État et les médias à son service peuvent facilement les isoler et les défaire en les présentant comme une minorité qui essaye de prendre en otage la majorité. C’est l’État lui-même qui se renforce en se présentant comme garant des « droits de tous ».
CCI (5 décembre 2010)
1 De samedi 4 au mercredi 8 décembre inclus.
2 Chef du gouvernement espagnol (Parti socialiste)
3 Entreprise publique qui gère tous les aéroports espagnols.
4 Qui est, théoriquement, le chef de l’État espagnol.
5 Ceci est un exemple donné par nos camarades du CCI d’Espagne, mais il suffit de lire ou entendre la moindre interview dans n’importe quel journal ou émission espagnols au moindre spécialiste de n’importe quoi, à n’importe quelle célébrité genre people ou politicien, pour qu’il ajoute avec componction sa profonde exécration de ces « gangsters » de contrôleurs aériens. Même les banquiers en ont profité pour nettoyer les excréments qui leur collent aux souliers sur le dos des contrôleurs ! Sans oublier l’aspect principal de la campagne : montrer en long et en large la monstrueuse pagaille et les souffrances qui ont été le lot de beaucoup de gens, une souffrance qui ne pouvait que se retourner contre ces « privilégiés » de contrôleurs et qui a servi surtout à celui qui en été à l’origine : le gouvernement.
6 Aguirre est la présidente de droite de la région de Madrid et Rubalcaba était le vice-premier ministre socialiste du gouvernement espagnol.