L'impérialisme pris dans les drogues

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De récents articles de journaux de Simon Jenkins, dans The Guardian du 10 septembre par exemple, ont montré certains liens au sein de la bourgeoisie sur la question des drogues ; la faillite évidente de la “guerre contre les drogues”, de légaliser telle ou telle drogue, ou de les criminaliser ou non, etc. Tout cela n’est que du vent. Les drogues et leur business font partie intégrante des aspects de la vie du capitalisme et, pire encore, sont des aspects intrinsèques du militarisme, de l’impérialisme et de la décomposition capitaliste. Jenkins souligne que les 28 000 assassinats au Mexique ces dernières quatre années sont un effet direct du commerce de la drogue. Il fournit également une estimation d’un demi-million de gens directement employés dans ce commerce – alors que d’autres estimations les montent à un million (1). Au Mexique, l’industrie de la drogue est un des rares secteurs en pleine expansion dans un pays où la pauvreté frappe de plus en plus lourdement. Le président Felipe Calderon a d’ailleurs reconnu une défaite dans sa guerre de quatre ans contre le trafic de drogue. Un expert de cette “guerre contre la drogue”, Edgardo Buscialga a considéré, dans The Guardian du 13 septembre 2010, que la prédominance des cartels de la drogue au Mexique consistait en une “narco-insurrection”, et la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton, au début du mois de septembre, en est venue à suggérer que le Mexique était un Etat en faillite.

Jenkins insiste avec regret sur l’impact de la criminalisation des drogues sur les démocraties d’Amérique latine, sur la Bolivie, le Pérou, la Colombie et encore sur le Mexique. Mais ces Etats démocratiques n’ont été “pollués” par la drogue illégale, et particulièrement dans la période actuelle où le capitalisme pourrit sur pied, que parce que ces Etats relativement faibles ne pouvaient être que des organisations de gangsters ainsi que toute la criminalité qui va avec. Il en est de même des puissances plus fortes et majeures dont les services secrets et militaires sont profondément impliqués dans l’industrie de la drogue. Quelles soient légales ou illégales, les drogues ne sont pas un problème latino-américain, mais une des faces de l’impérialisme mondial.

Pour donner un exemple : à la frontière canadienne, malgré les divers mesures répressives, le business “drogues contre des armes” ou pour du cash est tout à fait aussi actif sinon aussi dramatique qu’au sud des Etats-Unis. La police canadienne estime à une centaine de milliers de Colombiens britanniques engagés dans le seul trafic de la marijuana. Il existe de véritables Nations-Unies des gangs criminels organisés avec des dizaines de milliers de gens inclus dans le passage rapide aux frontières du Canada vers les Etats-Unis, impliquant des bandes grandissantes de voyous en motos. Simon Jenkins propose de distinguer entre drogue “dure” et drogue “douce” impliquant un élément de décriminalisation. Mais lui-même, bien qu’il ne voit d’issue au problème, a raison de poser la question de l’hypocrisie de la “guerre contre les drogues” et note les mots de l’ancien chef de la lutte anti-­drogue aux Nations-Unies, Antonio Maria Costa, avec une colère justifiée : Costa a récemment suggéré que les 352 milliards de dollars du cartel de la drogue avaient aidé à soutenir la faillite du système économique mondial de 2008-2009 en fournissant de nombreuses liquidités qui y étaient nécessaires. Mais même cela n’est pas l’indication majeure de la taille de l’industrie de la drogue et de ses relations avec l’irrationalité et la décomposition de la société capitaliste.

Drogue et impérialisme en Afghanistan

Depuis plusieurs années déjà, le pavot, symbole du carnage de la guerre (2), a gagné une valeur ajoutée piquante. L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime a détaillé la culture du pavot afghan comme étant passé de 64 % de la production mondiale de l’héroïne à 92 % aujourd’hui. Il estime également le nombre d’Afghans impliqués dans la production générale et dans le processus de distribution entre 1,7 et 2,3 millions de personnes. Depuis la même période, le prix de base de l’opium sec est tombé de 69 %. L’occupation militaire britannique de la province de Helmand a supervisé la culture de la production de pavot qui s’étend aujourd’hui à 70 000 hectares. Dans le contexte de l’impérialisme, la “guerre contre la drogue” est aussi frauduleuse que la “guerre contre le terrorisme”. Dans les deux cas, le capitalisme est amené à utiliser la décadence de son système afin de s’en nourrir lui-même. Ceci a pour conséquences qu’on peut voir ou cacher, débattre ou ne pas prendre en considération toutes les dévastations qu’il cause, mais toute l’humanité est concernée.

Au début de 2007, les Nations Unies estimaient qu’il y avait environ un million de dépendants à l’opium en Afghanistan, dont 600 000 de moins de 15 ans et un nombre grandissant de femmes (Al Jazeera du 15 juillet 2007). L’héroïne bon marché d’Afghanistan est en train d‘avoir des effets dévastateurs en Iran, en Inde, en Russie, aux Etats-Unis, au Canada et en Chine, où elle est la cause d’instabilité sociale particulière, sans compter avec le Sida et d’autres maladies, de la prostitution et des éléments d’esclavagisme qui vont avec.

Dans les pays principaux de l’Europe, les effets de la misère sont ressentis directement depuis les îles écossaises, où les marins sans emploi, de solides et forts membres de la communauté, avec des compensations en poche, tombent dans les bras de “Madame La Joie”.

D’un côté du monde à l’autre, des régions les plus pauvres à celles relativement mieux loties, l’héroïne afghane sème son chaos.

Il y a une semaine ou deux, des journaux (également la BBC du 12 septembre) ont rapporté un informateur tirant la sonnette d’alarme à propos de “grandes quantités” d’opium ayant été exporté d’Afghanistan par des avions américains, canadiens et britanniques. Cela est tout à fait possible et n’est pas forcément en lien avec une politique délibérée des militaires, mais c’est une conséquence directe de l’impérialisme. Lorsque la production de l’opium en Afghanistan a commencé à s’envoler au début des années 1990, face à la Colombie et à la Birmanie, ses rivales dans le commerce de l’héroïne, la CIA a fondé et soutenu le seigneur de la drogue, Ahmed Shah Massoud. Le MI6 l’a aussi armé et assuré dans cette position, et les services secrets britanniques ont appris à son entourage immédiat (3) l’anglais : auparavant, il a entretenu des liens avec le KGB russe ainsi qu’avec les services secrets français. Comme l’intervention directe de l’Ouest en Afghanistan dès la fin de 2001, la production d‘opium afghane a augmenté de 33 %. D’après ce que dit l’ex-ambassadeur britannique en Ouzbékistan, Craig Murray, dans un article de 2007 du Daily Mail, les services secrets occidentaux ont aidé l’Afghanistan à dépasser la simple production fermière d‘opium vers une conversion de l’héroïne à un niveau industriel avec, cela va sans dire, l’implication directe de l’Etat afghan. Le grand changement opéré ici est l’exportation d’héroïne plutôt que d’opium, et cela nécessite de grandes usines, des volumes de produits chimiques importés, des ouvriers et de nombreux moyens de transport pour exporter les produits raffinés (c’est une des nombreuses ironies de l’Afghanistan que l’Ouest paye les talibans pour qu’ils veillent au moins partiellement à l’exportation de l’héroïne raffinée).

Avant 1979, très peu d’opium venait d’Afghanistan vers l’Ouest, mais alors la CIA, dans sa campagne anti-russe a commencé à envoyer des camions d’armes à Karachi, d’où ils revenaient chargés d’héroïne (The Road to 9.11, UCP, 2007).

Le rôle des services secrets de l’impérialisme dans le commerce de la drogue est remarquable depuis la Seconde Guerre mondiale : la CIA et l’implication de la mafia corse dans le commerce de cocaïne à la fin des années 1940 – la fameuse “French connection” ; en Birmanie, au Laos et en Thaïlande dans le Triangle d’Or, où la CIA envoyait de la drogue à travers toute l’Asie du Sud-Est ; au Panama dans les années 1970 avec l’implication américaine dans le trafic de drogue avec leur marionnette Noriega ; au Vietnam, où la compagnie “Air America” contrôlée par la CIA envoyait de la drogue entre le Laos et Hong-Kong ; le commerce de cocaïne en Haïti dans les années 1980 ; la politique de la CIA dans l’Irangate (“Iran-Contra”) où des armes étaient vendues à l’Iran pour financer des militants anti-communistes au Nicaragua, militants qui étaient aussi par ailleurs “soutenus” par un gigantesque trafic de cocaïne aux Etats-Unis mêmes ; et, plus récemment, les “taxis de la torture” de la CIA, qui servaient à livrer à des bourreaux “amis” des prisonniers de Guantanamo ou ailleurs, et qui servaient aussi à transporter la drogue via les aéroports européens comme Gatwick avec, on peut supposer, l’aval des Etats concernés qui ont soit fermé l’œil soit été directement complices.

La CIA et les services secrets pakistanais, à travers la Banque de Crédit et de Commerce Internationale, utilisant aussi les services britanniques et le Mossad, ont trouvé un facteur majeur de financement, à travers les profits de vente d’opium, le Jihad des Etats-Unis, du Pakistan, de l’Arabie Saoudite, de la Grande-Bretagne, contre les Russes en Afghanistan dans les années 1980.

Le commerce de la drogue : une noble tradition capitaliste

Ce n’est qu’une partie de l’étendue du rôle de l’impérialisme dans le commerce de la drogue et de l’abjecte hypocrisie de la “guerre contre la drogue”. En remontant bien plus loin en arrière, nous avons l’exemple de la “Guerre franco-anglaise de l’opium” contre la Chine. Pour citer Karl Marx dans le New York Daily Tribune du 25 septembre 1858 : “(le) gouvernement britannique, la bouche pleine de bonnes paroles chrétiennes et civilisées (…) prétend dans sa capacité impériale n’avoir rien à voir avec la contrebande d’opium, et signe même des traités l’interdisant”.

Il n’y a rien de nouveau sous le soleil capitaliste ; on comprend ainsi la “guerre contre la drogue” du Premier ministre Lord Palmerston en même temps que sa guerre pour la culture, la propagation et la vente forcées de l’opium. Une certaine quantité de ce dernier était aussi vendue à la classe ouvrière de Grande-Bretagne sous l’appellation généreuse de “Cordial de Godfrey”, un opiacé utilisé pour droguer les enfants alors que les deux parents travaillaient4, produisant des générations de drogués à l’opium.

En un certain sens, il s‘agissait de la “revanche” de la Chine et de l’Inde, mais en fait l’ensemble du commerce de l’opium était totalement irrationnel et aux dépends du commerce d‘autres produits. La Compagnie des Indes Orientales cessa de devenir l’exportatrice directe de l’opium vers la fin des années 1700 mais devint sa productrice, alors que les propres bateaux de la compagnie étaient sentencieusement interdit de trafiquer la drogue. Malgré les tentatives de l’Empire Céleste de combattre l’importation de la production britannique de l’opium indien en Chine, la Grande-Bretagne et Palmerston facilitaient ce “commerce” par la force des armes. Marx a montré cette irrationalité et cette expansion du capitalisme sans moralisation. Mais, dans un article paru dans le New York Daily Tribune du 20 septembre 1858, titré “Commerce ou opium ?”, il cite l’Anglais Montgomery Martin : “Pourquoi le ‘commerce des esclaves’ était comparé sans pitié au ‘commerce de l’opium’. Nous n’avons pas détruit les corps des Africains, car c’était dans notre intérêt immédiat de les garder en vie ; nous n’avons pas dégradé leur nature, corrompu leurs esprits, ni détruit leur âme (juste un peu, NDLR). Mais le marchand d‘opium tue le corps après qu’il ait corrompu, dégradé et annihilé l’être moral de malheureux sinners, pendant que chaque heure apporte de nouvelles victimes au Moloch qui ne connaît pas de satiété, et où le meurtrier anglais et le Chinois suicidaire se font concurrence pour apporter leurs offrandes à son autel”.

Il a été dit que Marx soutenait les guerres de l’opium de la Grande-Bretagne contre la Chine, mais ce n’est pas vrai et provient d’une mauvaise lecture du Manifeste communiste sur comment les marchandises bon marché du capitalisme “battent en brèche tous les murs de Chine, avec lesquelles il force les barbares qui haïssent intensément les étrangers à capituler”.

En fait, dans ce cas, il ne s’agissait pas de marchandises bon marché mais de cuirassés, d’artillerie et d’opium – ce dernier assez bon marché pour fournir à la Compagnie des Indes Orientales et donc à l’Etat anglais un retour de 800 % des volumes de ce commerce “particulier”.

Encore d’après Marx, du journal cité plus haut, sur l’ironie délirante de cette situation tout à fait bizarre : “Alors que le demi-barbare se fiait aux principes de la moralité, l’homme civilisé lui a opposé le principe de l’égoïsme. Qu’un empire immense, qui végète en dépit du temps, isolé par la force des échanges entre les nations, et qui réussit ainsi à s’imaginer d’une perfection céleste – qu’un tel empire soit enfin happé par le destin dans un duel à mort ou les représentants du monde antique semblent animés par des motifs nobles alors que les représentants de la société moderne se battent pour le privilège d’acheter à prix bas pour revendre à prix cher, voilà un couplet tragique plus étrange qu’un poète n’aurait pu l’imaginer”.

Aujourd’hui, alors que les contradictions du capitalisme en sont arrivées à un point extrême, dont le rapport entre drogues et impérialisme n’est qu’un exemple de plus, on nous sert le couplet absurde de la “guerre contre la terreur” et la “guerre contre la drogue”.

Baboon (24 septembre)

 

1 John Ross, El Monstruo - Dread and Redemption in Mexico City.

2 Depuis la guerre de 1914-18, une des fleurs de pavot, le coquelicot, est le symbole des soldats anglais morts dans les champs de Flandres.

3 Steve Coll, Ghost Wars.

4Le Capital, voir le chapitre sur la grande industrie.