Colère d'enseignants à Vitry-sur_Seine : nous ne pouvons compter que sur le soutien des autres salariés !

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Le 2 février dernier, un élève de 14 ans est passé à tabac par une bande d’adolescents dans la cour du lycée Adolphe-Chérioux de Vitry-sur-Seine. Blessé à coups de couteau, il sera hospitalisé d’urgence. Immédiatement, les 180 enseignants de cet établissement scolaire de la région parisienne, à la fois choqués et ulcérés, arrêtent les cours et exercent leur “droit de retrait” (1).

Des enseignants déterminés à “se faire entendre”

Depuis lors, ces enseignants continuent de manifester leur colère. Ils refusent de reprendre le travail malgré les pressions qui s’exercent sur eux de toutes parts. Le recteur et l’inspecteur d’académie ne cessent de répéter en chœur aux médias qu’ils ont à faire à des “irresponsables”, qu’il est parfaitement “inacceptable” que des enseignants laissent leurs élèves désœuvrés. Les plus hautes sphères de l’Etat menacent elles aussi d’abattre leur foudre sur cette poignée de travailleurs. Le gouvernement considère ainsi que ces enseignants n’exercent pas un “droit de retrait” face à un danger mais un “droit de grève”. Les journées de fermeture de l’établissement ne seront donc pas payées. Les salaires, déjà maigres, vont être probablement largement amputés ! Pour autant, jusqu’à maintenant, ces 180 enseignants ne se sont pas laissés impressionner. Ils semblent déterminés à “se faire entendre”. Leurs conditions de travail sont devenues totalement insupportables. Il faut dire que sur cet immense complexe scolaire de 36 hectares et 1500 élèves, il n’y a que 11 surveillants ! Ces 11 salariés doivent gérer les entrées et les sorties des élèves, s’occuper de la cour, des permanences (de plus en plus surchargées puisqu’il n’y a presque plus d’enseignants remplaçants), calmer les élèves dissipés exclus des cours, surveiller la cantine, gérer les absences et les retards, prévenir les familles, accompagner les malades à l’infirmerie et souvent les réconforter… Sans tout ce travail éducatif, absolument nécessaire, l’ambiance générale d’un établissement se dégrade très vite, les incidents se multiplient et les enseignants sont confrontés à des classes de plus en plus ingérables. C’est pourquoi les enseignants de Vitry réclament 11 surveillants supplémentaires, soit le minimum pour que l’établissement fonctionne correctement.

Pour que leur revendication soit satisfaite, ils ont multiplié les “actions”. Ils ont ainsi d’abord envoyé une délégation au rectorat de l’Académie de Créteil puis, devant le mutisme de la hiérarchie, ils ont réalisé une série de manifestations devant ces bâtiments. Le recteur ne voulant toujours rien entendre, ils ont ensuite décidé d’en appeler directement au ministre de l’Education nationale, Luc Chatel, en se mobilisant devant le ministère… sans plus de résultat. Plus exactement, ce monsieur a consenti à “faire un geste” en proposant 3 postes supplémentaires de surveillants et 6 postes de médiateurs de la vie scolaire. Les professeurs ont légitimement rejeté cette “offre” car, comme ils l’expliquent eux-mêmes, “Les médiateurs ne sont pas formés, ils disposent d’un statut précaire (CDD de six mois renouvelable, ndlr) et ne font que vingt heures par semaine au lieu de trente-cinq comme les surveillants” (2). Ils réclament aujourd’hui un débat public et télévisé avec le ministre.

Où mènent toutes ces actions ? Elles révèlent sans aucun doute la détermination de ces enseignants. Leur colère est légitime et fondée. Mais en cherchant ainsi à “se faire entendre” de l’inspecteur, du recteur, du ministre, en cherchant l’appui des parlementaires et des élus, que peuvent bien gagner ces travailleurs ? Est-ce là réellement la meilleure façon de mener la lutte, d’endiguer la dégradation continuelle de nos conditions de vie et de travail ? Ne s’agit-il pas là, au contraire, d’une impasse ?

Pour endiguer les attaques, il faut étendre la lutte

L’isolement, la lutte chacun “dans son coin” est toujours un piège pour les travailleurs. Aussi courageux et nombreux soient-ils, des salariés d’une seule boîte (ou d’un seul établissement scolaire) ne font pas le poids face à un patron (ou à un recteur) car celui-ci a toujours l’État caché derrière lui ou ouvertement à ses côtés !

Même quand c’est un secteur tout entier qui entre en grève, cela ne suffit généralement pas. Une lutte circonscrite à une branche d’industrie ou d’activité, par exemple, est elle-aussi condamnée à la défaite. Rappelons-nous du printemps 2003 ! Il y a 7 ans, contre la réforme des retraites de Fillon (déjà), tous les enseignants de France, du primaire et du secondaire se dressaient comme un seul homme et descendaient dans la rue. Cette lutte a pourtant échoué car elle est restée circonscrite au seul secteur de l’éducation nationale. Elle n’est pas parvenue à entraîner derrière elle les autres parties de la classe ouvrière et n’a donc pas fait trembler la bourgeoisie et son Etat. A l’époque, la colère était pourtant très grande. En particulier dans l’Académie de Créteil, la mobilisation avait été extrêmement forte ; des collèges et des lycées avaient été fermés pendant des mois !

Seule l’extension de la lutte à l’ensemble des secteurs de la classe ouvrière peut inquiéter la bourgeoisie. La preuve en positif cette fois-ci. En 2006, les étudiants sont parvenus à faire reculer le gouvernement qui a été contraint de retirer son Contrat première embauche, ce “Contrat poubelle embauche” comme le rebaptisèrent à l’époque les jeunes générations. Pourquoi ce recul ? Parce que peu à peu, au fil des semaines, une partie de plus en plus grande de la classe ouvrière se reconnaissait dans le combat des étudiants. De manifestation en manifestation, il y a avait de plus en plus de salariés de tous les secteurs, de chômeurs, de retraités… qui comprenaient que la précarité des jeunes c’était la précarité de tous !

Les enseignants de Vitry doivent tirer les leçons de cet échec de 2003 et de cette victoire de 2006. Il manque des surveillants dans ce lycée ? C’est la même chose dans tous les établissements scolaires ! Le gouvernement embauche de moins en moins, multiplie les contrats précaires (des surveillants comme des enseignants contractuels d’ailleurs) à l’éducation nationale (3) ? C’est la même chose dans tous les ministères et dans toutes les entreprises du privé ! Tous les travailleurs vivent la même réalité, dans les hôpitaux, les administrations, les usines. Ils subissent eux-aussi de plein fouet les réductions d’effectifs et les plans de licenciements. Alors, oui, il faut se battre, non pas pour “ses” postes ou “son” établissement, mais pour des embauches et contre la précarité, partout, à Vitry comme ailleurs.

Des enseignants en lutte sur le terrain pourraient nous répondre qu’en rendant ainsi public et médiatique leur lutte, ils mettent la pression sur le ministre et ont ainsi des chances d’avoir au bout du compte leurs 11 postes de surveillants. Il est vrai que nous ne savons pas encore quel est le plan de l’Etat. En fait, il doit y avoir une bonne raison pour que les médias aux ordres de la bourgeoise parlent effectivement autant de cette mobilisation des enseignants. Quand une lutte l’embarrasse, la bourgeoisie n’hésite pas à la cacher, à exercer un total black-out. Qui a ainsi entendu parler des grandes luttes qui ont lieu en Turquie en ce moment ? Personne ou presque. Si la bourgeoisie braque ses projecteurs médiatiques sur ce lycée de Vitry, c’est qu’elle a certainement une idée en tête. Il y a deux raisons. Soit elle ne va pas donner les 11 postes pour montrer aux yeux de tous les ouvriers que “la lutte ne paie pas”, soit elle va satisfaire un peu leurs revendications localement pour mieux supprimer en catimini des milliers de postes dans les autres écoles.

Pour rompre leur isolement, pour lutter contre la dégradation des conditions de vie et de travail qui frappe toute la classe ouvrière et tous les secteurs, ces 180 enseignants doivent utiliser leur colère et leur combativité pour essayer d’entraîner à leurs côtés les autres exploités. Il faut aller, tous ensemble, dans les établissements scolaires voisins et expliquer aux collègues que cette lutte est aussi “leur” lutte. Les écoles toutes proches ne manquent pas. Il y a les collèges Gustave-Monod, Jean-Perrin, Lakanal, Danielle-Casanova, François-Rabelais ; les lycées privés Jean-Macé et Jean-Jacques-Rousseau. Mais pour ne pas rester enfermés dans le seul secteur de l’éducation nationale, comme en 2003, il faut aussi aller à la rencontre des travailleurs des autres branches, les hôpitaux ou les grandes administrations voisines, les entreprises… Dans le même département, il y a deux magasins Ikéa dont les salariés sont aussi en lutte. Aller les rencontrer, discuter, mettre en avant des revendications communes (et nous ne parlons pas là de simple rencontre entre délégués syndicaux, mais bien de délégations massives), voilà ce qui peut faire “tâche d’huile”. Il y a aussi, sur la même commune, l’usine Sanofi qui est touchée par un vaste plan de restructuration et dont le personnel manifestait il y a deux mois encore.

Essayer d’étendre ainsi la lutte, géographiquement, de proche en proche, signifie tenter de briser le corporatisme imposé par les syndicats. Toutes leurs actions, ou presque, enferment les travailleurs dans “leur” boîte, “leur” corporation. Par exemple, les syndicats d’enseignants ont appelé le 11 février une quarantaine d’établissements de la seule académie de Créteil à une journée de grève et ont organisé un rassemblement devant l’Assemblée nationale afin “d’interpeller et de faire pression sur les parlementaires”. Cette manifestation a rassemblé entre 1500 et 2000 personnes (enseignants, parents et élèves). Pour éviter ce type d’actions totalement stériles et démoralisantes, il faut pouvoir discuter collectivement de comment lutter au sein d’assemblées générales souveraines, organisées réellement par les travailleurs eux-même (contrairement à toutes ces AG bidons où les syndicats ont déjà tout organisé et planifié à l’avance et où il ne reste plus qu’à choisir qui va faire les banderoles). C’est en de tels lieux, lors de tels débats ouverts entre travailleurs en colère que la décision d’aller tous ensemble au lycée, à l’hôpital, à l’usine la plus proche prend tout son sens et toute sa valeur. C’est en de tels moments de lutte qu’une véritable dynamique de classe peut être enclenchée.

Il ne s’agit pas là d’une recette miracle. Nous en avons bien conscience. Oser contredire les délégués syndicaux, même se confronter à leurs manœuvres et essayer d’entraîner derrière soi les autres exploités à lutter, tout ça n’est pas chose facile. Pour mille tentatives, peut-être une seule sera efficace. Mais il s’agit là de la seule voie à emprunter, la seule qui permet de construire collectivement un rapport de force favorable à la classe ouvrière.

Plus encore, même si mener une telle lutte ne paye pas toujours comme elle l’a été en 2006, même si elle n’apporte rien sur le plan matériel, elle remonte le moral. Rien n’est plus vivifiant que d’essayer d’étendre la lutte de proche en proche, en allant massivement à la boîte, à l’usine, à l’administration d’à-côté. Il faut faire vivre la solidarité ouvrière, l’entraide, la lutte collective.

Ce n’est qu’en se battant tous ensemble et tous unis qu’on parviendra à résister efficacement aux attaques incessantes et de plus en plus brutales du capital !

PW (14 février)

 

1) Une loi de décembre 1982 a reconnu un droit d’alerte et de retrait au bénéfice du salarié “qui a un motif raisonnable de penser que la situation dans laquelle il se trouve présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé”. Ce droit de suspendre son activité professionnelle a été étendu depuis 1995 aux agents de la fonction publique.

2) Site de Libération du 9 février (https://www.liberation.fr/societe/0101618167-vitry-les-profs-avancent-leurs-pions).

3) Cette année, le nombre d’enseignants non titulaires employés par l’Education nationale a augmenté de 28 % par rapport à l’année précédente dans le seul rectorat de Créteil.

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