Thèses sur la situation en Italie

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1 - C'est par un mouvement d'oscillation de plus en plus chaotique entre l'inflation aiguë et la récession brutale que le capitalisme s'enfonce progressivement dans la crise. Si, à chacun de ces balancements les pays les plus puissants peuvent s'accorder un court répit baptisé pompeusement « reprise », c'est au détriment des économies les plus faibles qui, les unes après les autres, dans un mouvement qui va de la périphérie vers le centre, du tiers monde vers les métropoles industrielles, sont plongées dans un chaos sans espoir. En Europe, le faible capital portugais a été le premier à être frappé de cette façon. Aujourd'hui, au milieu d'un capitalisme qui se laisse bercer par les douces clameurs de la « reprise », l’Italie a pris à son tour le rôle de « l'homme malade". Des dizaines de milliards de dollars de dettes, une inflation aux allures « sud américaines », une monnaie qui n’en finit pas de s'effondrer, une productivité dont aucune mesure n'arrive à enrayer la chute : la « miracle italien » s'est transformé en cauchemar pour la bourgeoisie.

2 – A présent les conditions de ce fameux « miracle », non seulement sont complètement épuisées, mais se sont partiellement converties en handicaps supplémentaires pour le capital italien. Les relatifs succès de celui-ci dans la deuxième après-guerre et qui ont masqué le fait qu'il restait structurellement faible et très dépendant du capital étranger, s’appuyaient en bonne partie sur l'existence dans le pays même d’un important secteur agricole arriéré qui a constitué une réserve massive de forces de travail bon marché. C'est par l'exploitation de cette main-d’œuvre que le capital italien a pu mettre à profit la période de reconstruction pour se constituer d’importants marchés en Europe particulièrement dans le domaine des biens de consommation (automobile, habillement, électroménager). A cette condition favorable il faut ajouter l’inexistence pour l’Italie de problème colonial qui a pu entraver le développement et la compétitivité d’autres pays européens concurrents (France, Portugal, Espagne, Belgique).

Ce faisceau de conditions favorables s'est disloqué avec la fin de la reconstruction : la solution des problèmes coloniaux des autres pays avaient signifié la fin de l'avantage de l’Italie sur ce plan alors qu'en même temps, venaient s'accumuler sur son économie des difficultés croissantes. En particulier, au moment où un marché international de plus en plus rétrécit n'arrivait plus à absorber la production de cette économie, le secteur agricole arriéré devenait un réservoir de chômeurs à la charge de la collectivité tout en demeurant incapable de fournir les besoins alimentaires de la population et se convertissaient de ce fait en un lourd boulet au pied du capital italien. Par ailleurs le rapide développement de la production industrielle de l’après-guerre dans un pays où le sous-développement maintenait une forte empreinte avait créé une série de déséquilibres internes et de facteurs d'instabilité tant sur les plans économiques que sociaux et politiques. C'est pour cela que contrairement au capital anglais, par exemple, dont les effets d'une crise sévère sont amortis par tous les rouages que la bourgeoisie la plus épanouie du monde a, depuis plus d'un siècle, mis en place, le capital italien se trouve être à l 'heure actuelle en Europe un des plus démuni face au déferlement de la crise.

3 - Ces faiblesses du capital italien se sont traduites sur le plan social par le développement d’un mouvement de luttes de classe qui, depuis le « Mai rampant » de 1969, a placé le prolétariat d'Italie aux premières lignes du prolétariat mondial pour la profondeur et l'extension de ses luttes et qui, dès lors, a constitué un handicap supplémentaire pour ce capital. Sur le plan politique, ces faiblesses se sont manifestées dans une succession de crises gouvernementales qui, si elles ne réussissaient pas à perturber sérieusement le « Boom » de la période de reconstruction, sont devenues une entrave supplémentaire à toute tentative de remise en ordre économique quand la crise aiguë est arrivée. A la base de cette vulnérabilité de l’appareil politique du capital italien il faut situer le vieillissement, l'usure et la corruption croissante du parti dominant, la Démocratie Chrétienne, qui, s'appuyant sur les secteurs les plus anachroniques de la société italienne et engoncée dans un exercice presque solitaire du pouvoir depuis 30 ans, est de moins en moins apte à gérer le capital national. Cette carence de l'appareil politique est à la base d'un "laisser-aller" généralisé au sein de l'institution étatique qui, à l'heure où la situation requiert son intervention résolue dans l'économie nationale, se trouve en fait de plus en plus impuissante.

4 - Malgré cette accumulation de faiblesse, le capital italien dispose d'un atout de tout premier ordre qui, s'il ne peut aujourd'hui accomplir de nouveau « miracle », constitue un de ses derniers recours : Le Parti "communiste" (P.C.I.).

Avec des effectifs qui dépassent le million, un électorat de 12 millions, doté d'une organisation hautement structurée, le P.C.I. constitue la plus grande force politique d'Italie, le parti stalinien le plus puissant des pays occidentaux et un des tous premiers partis politiques de l'ensemble de l'Europe. Exerçant un contrôle très efficace sur les travailleurs, particulièrement à travers la première centrale syndicale d'Italie, la C.G.I.L., le P.C.I. s'est par ailleurs acquis une forte expérience dans la direction des « affaires publiques » à la tête des villes les plus importantes d'Italie et d'un nombre appréciable de régions.

Poursuivant le travail inauguré par la mobilisation, à travers la "résistance" du prolétariat italien dans la Seconde Guerre mondiale, ainsi que par son encadrement et sa répression (le camarade-ministre Togliatti n'a pas hésité à faire tirer sur les ouvriers quand il était au gouvernement) au service de la « reconstruction nationale », le P.C.I. s'est illustré, surtout depuis 1969, par un appui efficace à son capital national. Que ce soit par une gestion "saine" des municipalités et des régions qu'il contrôle, par un soutien discret de la politique gouvernementale (depuis plusieurs années la majorité des lois, y compris certaines des plus répressives, adoptées par le Parlement ont été votées par le P.C.I.) ou par son activité de maintien de l'ordre dans les entreprises, ce "parti de la classe ouvrière" a fait preuve d'un "sens élevé de ses responsabilités"… capitalistes. Dans ce dernier domaine, il a manifesté, après 1969, une grande habileté récupérant et intégrant dans, le syndicalisme officiel les organes extra- et même antisyndicaux surgis du "Mai rampant". A travers l'organisation de "journées d'action" démobilisatrices, la prise en charge par sa courroie de transmission syndicale de différents mouvements "d'auto réduction" des loyers et des tarifs publics, l'agitation du "danger fasciste" et la mise en avant d'une perspective de participation gouvernementale présentée comme devant tirer le pays du mauvais pas où il se trouve, le P.C.I. a réussi jusqu'à présent à dévoyer le mécontentement croissant des ouvriers et à le canaliser vers des impasses.

5 - Si la politique "d'opposition constructive" du P.C.I. a permis pendant plusieurs années d'éviter au capital italien une catastrophe encore plus grande, la situation présente met à l'ordre du jour, et de façon urgente, une participation beaucoup plus directe de ce parti à la gestion de celui-ci. En effet, la perspective d'une entrée du P.C.I. au gouvernement ne saurait constituer indéfiniment un facteur de temporisation de la lutte de classe si son échéance en est continuellement repoussée. Le plan draconien d'austérité indispensable pour ralentir la marche de l'économie italienne vers la banqueroute n'a de chance d'être toléré par la classe ouvrière que s'il est mis en œuvre par un gouvernement dans lequel elle a l’impression que ses intérêts sont directement représentés. Et cette coloration "ouvrière", seul le P.C.I. est en mesure de l'apporter par une présence effective au sein de cette institution : une prolongation trop grande d'un soutien extra-gouvernemental du P.C.I. à une politique de "rigueur" risquerait de faire rejaillir sur lui l'impopularité d'une telle politique sans qu'il puisse pour autant agiter en contrepartie le mythe de la "victoire ouvrière" que constitue la présence des camarades à la tête de l'Etat.

Plus généralement, l'accession du P.C.I. à un rôle gouvernemental permettrait de renforcer notablement l'Etat italien non seulement dans sa fonction de mystification des travailleurs mais aussi dans sa capacité à assumer l'ensemble de ses tâches. Se présentant comme le champion de « l'ordre », de la "morale", et de la "justice sociale"', le P.C.I. est, sur l'éventail politique, le parti le moins lié à la défense des petits intérêts particuliers, plus ou moins parasitaires d'une « clientèle » et donc celui qui est aujourd'hui le mieux armé pour faire réellement passer les intérêts généraux du capital national devant ces intérêts et privilèges particuliers. Il est en particulier le seul qui puisse contribuer efficacement à la mise sur pied de mesures de capitalisme d'Etat imposées par la profondeur de la crise et qui, dans un pays où le secteur étatisé est déjà dominant dans l’économie, passent en premier lieu par une restauration de l'autorité de l'Etat lui-même. Il est le seul qui peut présenter ces mesures nécessaires de défense du capital comme de "grandes victoires" pour la classe ouvrière et donc d'en faire des instruments efficaces de mystification mais, de plus, cet "Etat fort" que le PCI réclame et qu'il se propose explicitement de contribuer à établir est la condition première du rétablissement de "l'ordre" dans la rue et dans les usines et donc d'une exploitation accrue de la classe ouvrière.

6 – L’extrême vulnérabilité du capital italien, s'il met à l'ordre du jour l'adoption de mesures d'urgence sur le plan intérieur, le place en même temps sous une très grande dépendance par rapport aux autres pays d'Europe et par rapport au bloc impérialiste de tutelle : celui des U.S.A. Ceci explique que, depuis de nombreuses années déjà et de plus en plus à l'heure actuelle, le P.C.I. ait officiellement distendu ses liens avec l'URSS et se soit fait le défenseur de la C.E.E. comme du maintien de l'Italie dans l’OTAN. De plus, parfaitement conscient du fait que le bloc occidental ne pouvait absolument pas accepter une position dominante à la tête du gouvernement d'un PCI même défenseur affiché de la C.E.E et de l’OTAN, ce parti a axé toute sa perspective dans le "compromis historique" (alliance PC-PS-DC) dans lequel il serait minoritaire et non dans une alliance de la seule gauche qu'il dominerait massivement. En cela, il se distingue des PC français et portugais qui, eux, peuvent miser sur une alliance avec le PS dans la mesure où, dans leurs pays respectifs, ils sont moins forts que les PS et qu’ils ne joueraient que les seconds rôles dans « l'union de la gauche ». Même si la participation des PC au gouvernement devient absolument indispensable dans certains pays d'Europe occidentale, la seule chose que le bloc américain puisse permettre, c'est une participation minoritaire : l'éviction, à la suite d'une pression massive des pays occidentaux, du PC portugais d'un pouvoir qu'il exerçait presque seul en constitue une autre illustration probante.

Les partis communistes sont avant tout des partis du capital national et c'est comme tels que, dans la division du monde en blocs impérialistes par rapports auxquels chaque capital national doit se déterminer, ils représentent la fraction de celui-ci la plus favorable à une alliance avec l'URSS ou à une plus grande indépendance à l'égard des USA. De ce fait également, si les options d'origine des PC en politique internationale entrent en conflit avec une défense cohérente et efficace des intérêts capitalistes nationaux, c’est nécessairement au détriment de ces options que les PC orientent leur politique et ceci d'autant plus que le pays est faible et donc dépendant du bloc impérialiste de tutelle. C'est en particulier le cas du P.C.I. qui, du fait de l'extrême dépendance du capital italien à l'égard des USA depuis la fin de la 2ème Guerre mondiale a toujours été à l' avant garde du "polycentrisme", de l'indépendance à l'égard de l'URSS et de "l'eurocommunisme". Toutefois une telle orientation de la politique des partis staliniens ne saurait être considérée comme définitive et dans des conditions différentes du rapport de forces entre blocs impérialistes ces partis seraient sur l'arène politique nationale les plus susceptibles de « réviser » leurs positions afin de faire pencher la balance dans leur pays en faveur du bloc russe. C'est pour cela que le bloc occidental ne peut tolérer que se mettent en place des gouvernements dominés par les PC, même momentanément fidèles, mais qui dans des circonstances différentes pourraient faire basculer leur pays dans l'autre bloc.

7 - Malgré l'urgence de la participation du P.C.I. au pouvoir, malgré le "réalisme" et la souplesse de celui-ci tant en politique extérieure qu'intérieure, le capital italien éprouve aujourd’hui les plus grandes hésitations et difficultés à jouer cette carte fondamentale. A ce fait on peut trouver comme cause essentielle l'énorme pression qu'exerce le gouvernement des USA et par suite celui des grands pays d'Europe occidentale - y compris le gouvernement français qui abandonne de plus en plus "l'indépendance" du gaullisme - contre toute solution de ce type. Des secteurs importants, dits "libéraux", de la bourgeoisie américaine ont compris dès maintenant l'inévitabilité de l'accession du P.C.I. à des responsabilités gouvernementales. Ils ont compris en particulier qu'un allié chez qui règne le chaos le plus total n'est pas le plus approprié pour assurer avec efficacité ses fonctions au sein du bloc, tant du point de vue économique que militaire. Cela, l'actuelle équipe dirigeante l'a également compris quand il s’est agit de faire pression sur la bourgeoisie espagnole pour qu'elle abandonne des structures politiques héritées du franquisme de plus en plus inaptes à affronter la dégradation de sa situation économique et sociale intérieure dans la mesure où la "démocratisation" préconisée en Espagne n'implique pas nécessairement une entrée du P.C.E. au gouvernement. Mais, en ce qui concerne l'Italie, cette équipe reste attachée à une politique de résistance décidée à toute formule gouvernementale incluant le P.C.I. : que ce soit au nom de la "défense de la démocratie" ou de celle de l'Alliance atlantique, elle agite ostensiblement et avec fracas la menace de représailles économiques pour dissuader la bourgeoisie italienne de faire appel à une telle formule. Ainsi, se trouve illustrée avec éclat une des composantes de la crise politique de la bourgeoisie face à la crise de son économie : la contradiction entre le caractère fondamentalement national des intérêts du capital et la nécessité du renforcement des blocs au milieu de tensions inter ­impérialistes croissantes. Pour le moment, et tant que la survie même du capitalisme n'est pas en cause, les blocs tendent à faire passer au premier plan leurs intérêts généraux immédiats, c'est-à-dire avant tout ceux de la puissance dominante, avant les difficultés particulières des capitaux nationaux qui les composent y compris quelque fois au détriment de leurs intérêts futurs.

8 - En Italie même, cette opposition résolue à tout rôle gouvernemental du P.C.I. orchestrée par les USA trouve des alliés décidés dans les couches les plus anachroniques du capital italien, celles qui risquent d'être les plus touchées par la remise en ordre politique et économique préconisée par le P.C.I. et qui, derrière le M.S.I., se regroupent derrière la droite de la Démocratie Chrétienne avec à sa tête Fanfani. Mais cette opposition n'a pu, jusqu'à présent, se révéler décisive que parce que des couches très importantes de la bourgeoisie italienne restent extrêmement méfiantes à l'égard d'un P.C.I. dont les tournants démocratiques et atlantistes n’ont pas fait oublier qu'il appartient à une catégorie particulière des partis du capital : ceux qui sont les porteurs les plus résolus de la tendance générale vers le capitalisme d'Etat et qui restent toujours aptes, si la situation s'y prête, à éliminer toutes les autres fractions de la bourgeoisie liées à la propriété individuelle tant sur le plan économique (étatisation du capital) que politique (parti unique). Même si ces secteurs décisifs du capital italien, et dont l'ancien "patron des patrons" Giovanni Agneli, est un représentant significatif, se sont convaincus de la nécessité de l'entrée du P.C.I. au gouvernement, ils essaient d'obtenir le maximum de garanties préalables de la part de celui-ci contre toute évolution "totalitaire" à leurs dépens.

9 - Les récentes élections italiennes n'ont pas fondamentalement modifié cette situation. Par le maintien des positions électorales d'une Démocratie Chrétienne pourtant usée et discréditée, elles ont mis en relief l'importance des résistances à la venue du P.C.I. au gouvernement, dans la mesure où, justement, la DC avait, sous la conduite de Fanfani, axé sa campagne contre une telle éventualité.

Cependant, tout en alarmant encore plus les secteurs les plus rétrogrades de la bourgeoisie, la très forte poussée du P.C.I. a en même temps démontré de façon éclatante à cette classe le caractère inéluctable d’un "compromis historique" ou autre formule de participation de ce parti au gouvernement. La bipolarisation engendrée par l'affrontement électoral n’a pas, contrairement aux espérances de la droite de la DC, provoqué une rupture irrémédiable entre les deux grands partis de l'appareil politique du capital italien. En écartant toute possibilité à un recours aux formules de «centre gauche» utilisées jusqu'à ces derniers temps, cette évolution électorale a tracé à l'ensemble de la bourgeoisie italienne le chemin dans lequel elle doit s'engager : celui d'une alliance entre ses deux grands partis. C'est là la signification des accords entre partis de "l'arc constitutionnel" en vue de l'attribution d'un certain nombre de postes parlementaires qui, dans le cadre des institutions italiennes, constituent de fait des branches de l'exécutif.

Ces accords, nouveau pas dans la voie du « compromis historique », sont la traduction du fait que les besoins objectifs de l’ensemble du capital national doivent, en fin de compte, prendre le pas sur les résistances opposées par telle ou telle fraction de celui-ci. Cependant, la lenteur avec laquelle se met en place cette solution est une manifestation du poids encore très important de ces résistances dont les récentes élections n'ont pas permis le dépassement. De fait, si d'un côté celles-ci ont clarifié le jeu politique italien et montré nettement à la classe dominante la direction à suivre, elles lui ont également en partie lié les mains : brillamment reconduite dans sa suprématie sur le programme le, mieux en mesure d'assurer son succès électoral de refus du "compromis" avec le P.C.I., la DC ne peut pour le moment renier toutes ses promesses électorales et s'engager pleinement dans un tel compromis.

La situation créée par les élections italiennes met en relief le fait que les mécanismes électoraux et parlementaires, s'ils constituent encore des instruments efficaces de mystification de la classe ouvrière dans les pays les plus développés, peuvent également agir comme entrave à l'adoption par le capital national des mesures les plus appropriées à la défense de ses intérêts. Expression de la décadence du mode de production capitaliste inaugurée par la première guerre mondiale, la tendance générale au capitalisme d'Etat qui avait déjà vidé de tout pouvoir réel le Parlement au bénéfice de l'Exécutif, tend, de plus en plus à entrer en conflit avec les vestiges de la Démocratie bourgeoise parlementaire hérités de la phase ascendante de ce système, particulièrement dans les pays les plus faibles là où cette tendance générale s'exerce avec le plus de force.

10 - La venue du P.C.I. au pouvoir est inexorable, mais le retard avec lequel cette venue risque d'intervenir est une autre manifestation des contradictions insolubles dans lesquelles se débat le capitalisme dont la seule défense cohérente ne peut s'exercer qu'au niveau national mais qui, à l’intérieur de chaque nation, particulièrement dans sa sphère occidentale, reste divisée en une multitude d'intérêts contradictoires. En particulier le fait que la bourgeoisie italienne ne fasse pas appel dès maintenant à ce parti pour des tâches gouvernementales ne saurait être interprété comme le résultat de la mise sur pied d'un plan machiavélique par celle-ci afin de jouer la carte P.C.I. le plus tard possible ; quand la situation économique et sociale se sera dégradée encore plus. Outre le fait que la bourgeoisie, prisonnière de ses propres préjugés de classe, est en général incapable de se donner une vision à long terme de la défense de ses intérêts, elle ne peut trouver aujourd'hui en Italie aucun avantage à retarder encore plus l'adoption des mesures économiques et politiques de « salut national » exigées par la situation et qui impliquent la mise en place du "compromis historique". Plus ces mesures économiques tarderont à intervenir et plus il sera difficile au capital italien de remonter un tant soit peu la pente, y compris avec un P.C.I. au pouvoir. De même la bourgeoisie n'a aucun intérêt à attendre que la lutte de classe se soit développée pleinement pour se doter des moyens de mystification et d'encadrement les plus aptes à l'affronter avec succès. Les mesures « à chaud » sont toujours moins efficaces que les mesures préventives, en ce sens qu'elles sont moins élaborées que les secondes et que l'instabilité qui les a provoquées ne peut jamais être totalement résorbée. Présentée dans toutes les circonstances comme une « victoire ouvrière », la venue de la gauche au pouvoir comme réponse à une mobilisation massive de la classe tend à ancrer dans celle-­ci l'idée que "la lutte paie" alors que tous les efforts de la bourgeoisie sont destinés à lui démontrer le contraire.

Ces contradictions structurelles du capital, l'obligeant à mener une politique pragmatique et à court terme face à la classe ouvrière, constituent un facteur très favorable pour celle-ci du point de vue de son affrontement décisif avec l'ordre social existant. Cependant, tous ces antagonismes au sein même de la classe dominante, tant sur le plan national qu'international, ne doivent pas faire oublier à la classe révolutionnaire que, face à elle, la bourgeoisie manifeste une unité fondamentale qu'elle peut renforcer dans les moments les plus décisifs afin de sauvegarder, y compris par le sacrifice de fractions importantes d'elle-même, ce qui reste essentiel : le maintien des rapports de production capitalistes. Les travailleurs doivent en particulier rejeter aujourd'hui toute idée d'utilisation des affrontements au sein même de la classe dominante par le soutien de telle ou telle fraction de celle-ci contre une autre : démocratie contre fascisme, capital d'Etat contre capital privé, telle nation contre telle autre, etc. Depuis plus d'un demi-siècle, de telles "tactiques" n’ont jamais conduit à un affaiblissement du capitalisme mais elles ont toujours abouti à l’anéantissement de l'autonomie et de l'unité de la classe ouvrière et en fin de compte à son écrasement.

11 - En Europe, l'Italie occupe une position d'une extrême importance tant du point de vue de sa localisation géographique, du poids de son économie, que du degré élevé de la combativité de sa classe ouvrière face à laquelle la bourgeoisie dispose d'un arsenal hautement élaboré. De plus, le prolétariat de ce pays est un de ceux qui disposent depuis la 1a guerre mondiale de l'expérience la plus riche tant du point de vue pratique que politique et théorique (Labriola, Bordiga, Gauche Italienne).

Pendant une période, le Portugal a occupé une place importante en tant que terrain d'expérimentation des diverses "solutions" bourgeoises face à la crise. Avec l'aggravation de sa situation économique, politique et sociale, l'Espagne s'est ensuite confirmée comme un des maillons faibles du capitalisme, tant du point de vue de la puissance des affrontements sociaux que du retard  accusé par la bourgeoisie dans la mise en place des dispositifs appropriés pour limiter ces affrontements et les dévoyer. Avec le déferlement brutal de la crise en Italie, l'axe de la situation sociopolitique en Europe passe aujourd’hui par ce pays.

Pendant toute une période, cet axe passera à la fois par l’Espagne et l’Italie. Des événements de ce premier pays que la bourgeoisie européenne utilisera au maximum pour promouvoir ses mystifications antifascistes, les révolutionnaires et l'ensemble de la classe devront tirer à leur tour un maximum d’enseignements. Cependant, au fur et à mesure du développement de la crise et de la lutte de classe, la situation en Italie tendra à passer au premier plan dans la mesure où c'est à la fois le pays où, d’ores et déjà depuis 1969, la lutte de classe a atteint un des niveaux les plus élevés et dont les caractéristiques générales s'apparentent de façon étroite à celles des grandes métropoles capitalistes d'Europe. En ce sens, l’expérience qui se dégagera des affrontements sociaux à venir dans ce pays sera d'une extrême importance tant pour la bourgeoisie que pour le prolétariat de ces métropoles et son avant-garde.

12 - Dès à présent, une des caractéristiques que l'on peut dégager de l'ensemble de la situation présente et dont l'Italie constitue un des exemples les plus significatifs, par le fait même que c’est un des pays où la lutte de classe a atteint son niveau le plus élevé, c'est l'existence d'un énorme décalage entre la profondeur de la crise politique de la bourgeoisie, reflet de sa crise économique, et le degré encore plus limité de la mobilisation et de la prise de conscience de la classe ouvrière. Ce contraste est particulièrement net en Italie où les toutes premières manifestations de la crise avaient provoqué en 1969 une réponse générale du prolétariat qui avait, à grande échelle, fait éclater le cadre syndical et où la gravité présente de la crise n’entraîne de la part des travailleurs que des réactions beaucoup plus limitées et entièrement canalisées par les syndicats.

La cause de ce décalage réside dans le poids des mystifications que la gauche et les gauchistes ont systématiquement développées au sein de la classe ouvrière en présentant la venue de cette gauche au pouvoir comme une solution à la crise supposée apporter aux travailleurs les "victoires" qu'ils n’avaient pu obtenir sur le plan des luttes économiques ; mystifications rendues possibles par la difficulté éprouvée par la classe à se dégager de la plus profonde contre-révolution de son histoire. En Italie, le rôle des gauchistes, en premier lieu de ceux regroupés dans le cartel électoral de la « démocratie prolétarienne », a été particulièrement important. A travers leur "antifascisme de gauche" plus "radical" que celui du PCI, leur prise en charge "responsable" des éléments de la classe (en particulier les chômeurs) tendant à échapper au contrôle de ce parti et des syndicats ainsi que leur mise en avant d'une "alternative ouvrière" (gouvernement PS-PC-Gauchistes), ils ont accompli avec brio leur tâche de rabatteurs de la gauche du capital. Ce qu'a démontré l'évolution de la situation en Italie ces 7 dernières années, c'est que, loin de constituer une expression de la prise de conscience de la classe, le développement des courants gauchistes, telle l’apparition des boutons dans certaines maladies éruptive, est la manifestation de la sécrétion par l'organisme capitaliste d'anticorps contre le virus de la lutte de classe. Au fur et à mesure que celle-ci se développera dans tous les pays, on verra ces anticorps se développer parallèlement, en particulier pour ramener à la gauche officielle, par toutes les politiques de « soutien critique », les éléments de la classe qui s'en détournent.

Ce décalage existant entre le niveau de la crise et celui de la lutte de classe ne saurait se prolonger indéfiniment : aujourd'hui, à l'heure où de plus en plus la gauche ne peut plus se contenter d'assumer sa fonction capitaliste dans l'opposition mais en prenant directement en charge des responsabilités gouvernementales, mûrissent les conditions pour qu'il disparaisse. Si, dans un premier temps, les gouvernements « de gauche » permettront un meilleur encadrement de la classe au service du capital, leur inévitable faillite économique et les mesures de plus en plus violemment anti ouvrières qu'une crise sans issue et de plus en plus profonde les obligera de prendre viendront balayer les mystifications qui obscurcissent encore la conscience des prolétaires.

 

LE BUREAU INTERNATIONAL   (23/07/76)

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