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Nous avons vu dans les deux précédents articles consacrés à ce sujet (voir les n° 362 et 367 de RI) que le battage sur les délocalisations sert essentiellement de moyen de chantage pour contraindre la classe ouvrière à accepter des salaires toujours plus faibles et des conditions de travail toujours plus dégradées.
La crise irréversible que connaît le capitalisme se traduit invariablement par le rejet massif d’ouvriers hors de l’emploi. La force de travail, dont l’exploitation constitue la source du profit capitaliste, voit d’autant plus son prix baisser dans ce contexte (comme toute marchandise pléthorique sur un marché saturé), que la réduction drastique des coûts de production (au premier rang desquels se trouve le salaire) est le seul moyen à la disposition de la bourgeoisie pour soutenir la concurrence sur des marchés toujours plus étroits et saturés de marchandises. Depuis quasiment une centaine d’années qu’il se trouve dans sa phase de déclin historique, le système capitaliste démontre à quel point il ne peut offrir d’autre avenir à ceux qu’il exploite qu’une fragilisation croissante des conditions d’existence : chômage de masse et paupérisation absolue où plongent des franges de plus en plus importantes de la population, y compris lorsqu’elles disposent d’un travail.
Dans sa lutte, la classe ouvrière a dans le monde entier la même tâche. Elle ne peut plus en rester à la lutte pour tenter de limiter les effets de l’exploitation. La seule perspective réaliste qui lui permettra de mettre un terme à tous les tourments auxquels le condamne le système capitaliste, c’est de s’attaquer aux causes de son exploitation. La seule issue à la crise économique capitaliste et la seule voie permettant au prolétariat d’accéder à une existence digne passent par l’abolition du caractère marchand de la force de travail, c’est-à-dire la destruction des rapports sociaux capitalistes et l’abolition du salariat à l’échelle mondiale.
Une campagne contre le prolétariat
Les délocalisations sont aussi directement utilisées pour attacher le prolétariat à l’idéologie de la concurrence, l’enfermer dans le cadre de la défense du capital national et le soumettre ainsi à ses impératifs. C’est en premier lieu ce que vise la propagande bourgeoise en érigeant l’idée selon laquelle l’Etat capitaliste pourrait être un " rempart protecteur" contre les " méfaits de la mondialisation". C’est l’exemple aux Etats-Unis du baratin autour des dispositions prises pour "interdire aux entreprises qui délocalisent de participer aux appels d’offre publics", ainsi que la surenchère dans l’esbroufe des initiatives parlementaires du camp démocrate en vue de rendre " obligatoire une consultation du personnel et des élus de la région avant tout transfert de production à l’étranger " 1 Le bla-bla du gouvernement, comme de son opposition, d’après lequel "il faut agir dans ce pays, pour garantir aux citoyens des emplois nationaux." (G. Bush) cherche à renforcer la mystification d’un Etat " au-dessus des classes" et " au service de tous les citoyens" et à entretenir l’illusion d’une possible conciliation des intérêts de la classe dominante avec ceux de la classe ouvrière au sein du cadre national. Tout au contraire, l’Etat ne peut en aucun cas constituer un allié pour les ouvriers. Celui-ci est à la fois le garant des intérêts de la classe dominante dans le maintien de son système d’exploitation et l’outil entre ses mains pour orchestrer les attaques contre le prolétariat. Comme le montrent la guerre économique sans merci entre tous les Etats du monde ainsi que l’embrasement de conflits guerriers, l’Etat national constitue le moyen par lequel les différentes nations se livrent à une concurrence effrénée. Il n’est en aucune manière une bouée de sauvetage pour la classe ouvrière mais bel et bien un ennemi des plus redoutables. Dans sa lutte, c’est à l’Etat que le prolétariat doit s’affronter.
D’autre part, la propagande bourgeoise, en reportant la responsabilité de la dégradation des conditions de vie du prolétariat occidental sur les ouvriers polonais, chinois ou hindous, constitue une répugnante entreprise de division entre les différentes parties du prolétariat mondial. Par exemple, de fin 2004 et durant l’année 2005, la bourgeoisie a fait du "conflit" de Vaxholm en Suède, le modèle de la lutte " antilibérale". L’emploi sur un chantier d’ouvriers lettons moins bien payés que les ouvriers suédois, a servi aux syndicats à orchestrer une gigantesque campagne largement utilisée par la bourgeoisie, même en dehors de ce pays. Au nom de la "solidarité " et du "refus de la discrimination entre travailleurs", le blocus du chantier par plusieurs fédérations de syndicats, sous les slogans de "Go home !" a fini par priver de leur gagne-pain les ouvriers lettons, contraints au départ, et a débouché sur une vaste mobilisation nationale pour rameuter les ouvriers derrière les pouvoirs publics, le gouvernement social-démocrate et les syndicats pour la "protection du modèle social suédois" et la défense du "code du travail, notre sécurité" ! Cette expérience ne montre qu’une chose : enjoindre les prolétaires à lutter contre "le moins disant social", revient à enfermer le prolétariat, fraction par fraction, dans la défense de "ses" conditions d’exploitation au sein de chaque nation capitaliste, à le segmenter en entités opposées et concurrentes. En cherchant ainsi à piéger la classe ouvrière dans le cadre de la défense du capital national et sur le terrain nationaliste, la bourgeoisie s’attache à opposer entre eux les prolétaires et leur interdire toute possibilité d’unité et de solidarité ouvrière par delà les frontières.
Une classe internationale, une seule lutte solidaire
Cette question de la solidarité possède déjà une portée concrète, lorsque les patrons mettent en concurrence les ouvriers des différents sites géographiques d’une même entreprise, par le biais des délocalisations.
La solidarité ouvrière est nécessairement destinée à prendre une dimension primordiale dans l’avenir de la lutte de classe. Aussi bien dans les pays de départ, que de destination des délocalisations, aucune fraction du prolétariat ne reste à l’écart de l’actuelle reprise des luttes que provoque la crise économique aux quatre coins du monde. Notre presse a déjà fait part des luttes ouvrières en Inde (RI n° 367), à Dubaï ou au Bangladesh (RI n° 370). En Chine aussi se développe un nombre croissant de luttes ouvrières qui "ont aujourd’hui gagné le secteur privé et les usines de la Chine côtière, tournées vers l’exportation. Des fabriques qui sous-traitent pour des sociétés étrangères grâce à une main-d’œuvre pléthorique et docile (…) parce que les ouvriers, surtout les nouvelles générations, sont de plus en plus conscients de leurs droits. Ils ont aussi atteint un point où la situation n’est plus acceptable." 2 Au Vietnam, fin 2005-début 2006, le pays a été secoué pendant plusieurs mois par une vague de grèves spontanées démarrée en dehors de tout contrôle syndical et impliquant plus de 40 000 ouvriers des zones franches de Saigon et des régions intérieures. " Le conflit portant sur les salaires et les conditions de travail a commencé en décembre au Vietnam (…) où des douzaines de compagnies étrangères ont installé des usines pour tirer profit de l’énorme masse de main-d’œuvre à bas coût. (…) Cette vague de grèves spontanées, considérée comme la pire depuis la fin de la guerre du Vietnam (…) [a] commencé il y a presque trois mois principalement dans les usines à capitaux étrangers situées dans la banlieue sud de Saigon." 3 On y retrouve les mêmes tendances qui caractérisent les luttes ouvrières actuelles qui placent en leur centre la question de la solidarité ouvrière et implique simultanément des dizaines de milliers d’ouvriers de tous les secteurs. A partir de fin décembre " les débrayages se sont succédés pendant plus d’un mois et se sont durcis après un arrêt de travail de 18 000 salariés, chez Freestend, une firme taiwanaise dont l’usine fabrique des chaussures pour le compte de marques comme Nike et Adidas." 4 Le 3 janvier, " dans la région de Linh Xuat, province de Thuc Duc, onze mille employés de six usines font grève pour exiger une augmentation de salaire. Dès le jour suivant, ces grèves gagnent les usines de Hai Vinh et Chutex. Le même jour, cinq mille employés de la société Kollan & Hugo rejoignent la grève pour demander que les salaires minimums soient augmentés. (…) A la société Latex, tous les 2340 employés font grève par solidarité avec celle de Kollan et demandent une augmentation de 30% pour les salaires les plus bas. Ces ouvriers se rendent à la société Danu Vina, entraînant les membres du personnel à se joindre à leur grève. Le 4 janvier, les travailleurs vietnamiens de la plantation Grawn Timbers Ltd, dans la province de Binh Duong, près de Saigon manifestent contre la réduction soudaine des salaires, sans préavis ni aucune explication. Le même jour des milliers d’employés de l’entreprise Hai Vinh, Chutex, située dans la même région industrielle que la plantation Grawn Timbers Ltd se mettent en grève pour protester contre les salaires. Le 9 janvier, les grèves dans ces régions se poursuivent. Dans la banlieue de Saigon éclatent quatre nouvelles grèves auxquelles participent des milliers de travailleurs." 5 Dans le monde capitaliste, la concurrence constitue la racine des rapports sociaux et elle épargne d’autant moins les ouvriers que la bourgeoisie en profite et en joue pour les diviser et les affaiblir. La classe ouvrière ne peut développer sa propre force qu’en opposant à la concurrence ambiante son principe de solidarité de classe. Seule cette solidarité permet le développement de la lutte ouvrière comme véritable moyen de s’affronter à l’Etat et comme base au projet de société alternatif à ce monde du chacun pour soi : la société sans classes, celle du communisme. Cette solidarité ne peut évidemment se concevoir qu’au plan international. Dans la société actuelle, la classe ouvrière, est la seule classe apte à développer une solidarité à l’échelle mondiale. D’ailleurs, très rapidement le mouvement ouvrier a su affirmer son caractère international. Ainsi à l’époque de Marx, l’une des raisons immédiates qui conduisit à la fondation de l’Internationale fut la nécessité pour les ouvriers anglais de coordonner leur lutte avec ceux de France, d’où les patrons essayaient de faire venir des briseurs de grève. " La crise économique accentuait les antagonismes sociaux, et les grèves se succédaient dans tous les pays de l’Europe Occidentale. (…) Dans beaucoup de cas, [l’Internationale] réussit à empêcher l’introduction de briseurs de grèves étrangers, et là où des ouvriers étrangers, dans leur ignorance des conditions locales, faisaient office de briseurs de grève, elle les amena souvent à pratiquer la solidarité. Dans d’autres cas, elle organisa des souscriptions pour soutenir les grévistes. Non seulement cela donnait aux grévistes un appui moral, mais encore cela provoquait chez les employeurs une véritable panique : ils n’avaient plus affaire à ‘ leurs’ ouvriers, mais à une puissance nouvelle et sinistre, disposant d’une organisation internationale. " 6 Le prolétariat n’est jamais aussi fort que lorsqu’il s’affirme face à la bourgeoisie comme force unie et internationale.
Scott (juillet 2006)
2 Le Monde, du 14.octobre 2005
3 Dépêche AFP du 15 mars 2006
4 Courrier International n°796
5 " Grèves massives au Vietnam pour obtenir des salaires décents" sur Viettan.org. " Pris de court, le gouvernement a acheté la paix socialeen imposant aux firmes étrangères, sur-représentées au Vietnam, une augmentation de 40% du salaire de leurs ouvriers. Mais 40% de presque rien, cela ne fait toujours pas grand chose : environ 870 000 dongs, soit 45 euros mensuels pour les manœuvres employés par les firmes étrangères et moitié moins pour ceux qui travaillent dans l’industrie locales. Un rattrapage d’autant moins exorbitant qu’en dépit d’une croissance fulgurante, le salaire minimum n’avait pas bougé depuis… sept ans" (Marianne n°470 du 22 avril 2006).
6 B.Nicolaïevski, O. Maenchen-Helfen, La Vie de Karl Marx, NRF, Gallimard, p. 317.