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Le vraquier aux cales chargées de pauvres hères entassés comme du bétail depuis plus d'une semaine s'était à peine échoué sur la Côte d'Azur, que le cri du coeur du très humaniste parti socialiste français ne s'est pas fait attendre : "on n'en veut pas !". Aux déclarations de François Hollande "il faut accueillir humainement ces exilés, mais ne pas leur donner l'illusion et l'espoir d'une intégration dans notre pays", enchérissait un Bertrand Delanoë : "le meilleur moyen de lutter contre ces trafics de personnes, c'est de ne pas considérer, à priori, que tout le monde pourra rester sur le territoire français". Quant au gouvernement de la gauche plurielle, il n'avait, de toutes façons, pas attendu les déclarations de ces dignes représentants du PS, pour prendre immédiatement des mesures coercitives conformes à de tels états d'âme : le parquage policier des 910 Kurdes dans une "zone d'attente", créée à la hâte sur une base militaire, dont le rôle consiste, comme pour celles qui existent dans tous les aéroports, à faciliter le "retour à l'envoyeur", avant qu'ils n'aient foulé le territoire français, des exilés dont la demande d'asile est jugée "manifestement infondée".
Cette réaction "réaliste" était encore appuyée par le bon "French doctor" Kouchner qui, en spécialiste reconnu de la misère du monde, déclarait à son tour doctement "Tant que les problèmes politiques du peuple kurde ne sont pas réglés, nous devons, nous les Européens, continuer à faire la différence entre les réfugiés politiques -et c'est peut-être leur cas- et les migrants économiques qui ne risquent, en rentrant chez eux, que de reprendre leur vie misérable", avant de renvoyer à une "mondialisation de la réponse qui viendra autant de ceux qui ont été à Davos que de ceux qui ont été à Porto Alegre".
Période électorale oblige, la droite, une fois n'est pas coutume, en a profité pour essayer de "doubler" le PS sur le terrain de l'humanitarisme, Devedjian appelant à "accueillir naturellement ces réfugiés qui ont été rejetés par les pays où ils vivent" et Seguin, ajoutant à son tour "nous n'allons pas nous mettre au niveau des négriers en renvoyant tout ce petit monde à Saddam Hussein".
Pour ne pas être en reste -et pour des motifs bien entendu tout aussi intéressés que les susdits- le gouvernement s'est du coup senti obligé de faire machine arrière. Cela l'aurait fichu trop mal à quelques semaines des élections de renvoyer directement, ne serait-ce qu'une partie des familles, en Irak. Alors on a décidé d'ouvrir les grilles de la zone d'attente de Frejus et d'envoyer les réfugiés, munis d'un sauf-conduit de huit jours, tenter individuellement leur chance dans la longue procédure de "demande d'asile politique".
L'exploitation des réfugiés à des fins électorales, voilà qui est déjà pas mal dans le domaine du cynisme. Mais ce n'est pas tout. Car le droit qui leur a été royalement accordé d'aller déposer "librement" une demande d'asile est tout aussi cynique. Chacun d'eux va pouvoir faire l'expérience de ce que veut dire l'hypocrite règle de la fameuse "convention de Genève" dont se réclame la prétendue "terre d'asile" qu'est la France. Celle-ci exige qu'on n'octroie pas d'asile aux membres de groupes de réfugiés tant que chacun n'apporte pas la preuve :
- qu'il n'est pas un "réfugié économique", autrement dit que ce n'est pas la misère qu'il fuyait ;
- qu'il a eu personnellement à souffrir d'une oppression ou d'une persécution (autre que "économique", évidemment !).
La différence, sur le fond, entre ce geste "généreux" et le discours du premier jour est donc bien mince : il n'est pas question de donner à ces près de mille réfugiés la possibilité de s'installer en France. Les mieux lotis, auront peut-être un jour les fameux papiers de "réfugiés politiques". Les autres sont condamnés à rester dans l'illégalité, sans statut ni possibilité de travailler décemment. Il leur restera à choisir entre se terrer pour échapper aux contrôles policiers et à la menace permanente d'expulsion, ou tenter à nouveau leur chance pour se glisser dans d'autres pays d'Europe en confiant à nouveau leur sort aux filières clandestines de passeurs.
Quant aux justifications qui consistent à marquer du sceau de l'infamie ceux qui ne sont que de vulgaires "réfugiés économiques", elles sont vraiment à vomir. D'abord, dans le cas de l'Irak, elles font semblant d'ignorer que ce que fuient principalement les boat people, c'est la misère effroyable qui règne dans toutes les régions de ce pays, qu'ils s'agisse aussi bien de la région kurdophone du nord que de celle de Bagdad, misère dont les conséquences de la guerre du Golfe puis l'embargo imposé à l'Irak depuis dix ans sont les premières responsables. On nous dira que, justement, la France s'oppose depuis quelques années à la poursuite de cet embargo (pour le très bon motif des intérêts commerciaux et impérialistes bien compris du capital français n'en doutons pas), mais on négligera de nous rappeler que la France n'avait pas autant d'états d'âme pour la population d'Irak quand elle participait au déluge de fer et de feu qui s'est abattu sur elle il y a dix ans.
Autre hypocrisie : les grands discours "anti-négriers" qui déclarent la chasse ouverte aux filières d'immigration clandestine. C'est le comble du cynisme de la part de tous les gouvernements de droite comme de gauche de s'offusquer à bon compte de ce que "le trafic d'êtres humains est un des secteurs en développement de la criminalité organisée" (Libération du 20 février) ! Et pour cause. Non seulement les grandes puissances occidentales portent une lourde responsabilité dans l'enfer grandissant que vivent les populations du tiers monde, mais une des raisons, et non des moindres, du caractère particulièrement lucratif, pour les mafias, du trafic d'émigrants, c'est la quasi-interdiction de l'immigration légale pour les prolétaires des pays pauvres. Ceux-ci n'ont donc guère le choix que de s'en remettre aux trafiquants de chair humaine illégaux qui les entassent dans des cales de navire ou dans des containers (comme les 58 chinois trouvés morts asphyxiés dans un container à Douvres l'été dernier).
Mais l'hypocrisie va plus loin. Tout d'abord, les Etats ferment volontiers les yeux sur les filières de passeurs, ne serait-ce que lorsque celles-ci agissent au sein des frontières de l'Europe et qu'elles sont un moyen, bien commode, de "laisser filer" les réfugiés atterris sur leur sol vers les pays voisins (par exemple, la Grande-Bretagne protestait récemment contre la mauvaise volonté mise par l'Etat français pour mettre fin aux filières de Calais qui font passer régulièrement des clandestins vers l'Angleterre).
Par ailleurs, le fameux distinguo entre réfugiés "politiques" et "économiques" prend racine dans la profonde nature des rapports capitalistes. Ceux qui ont une chance d'être classés dans la première catégorie, opposants aux régimes en place qui les pourchassent, sont le plus souvent des intellectuels issus de l'élite locale, bref la bourgeoisie occidentale sait y reconnaître sa propre classe. Les autres, qui affluent vers les pays riches dans l'espoir d'y trouver les moyens de vivre, ne sont "que" de la main-d'oeuvre, à la recherche d'un acheteur de leur force de travail, ce sont des membres du prolétariat, cette classe dépossédée de tout moyen de production et de toute "terre" et qui, de tous temps a dû s'exiler, émigrer "ailleurs", pour trouver un capital qui l'emploie. A ce titre, ils ne sont qu'une marchandise, la marchandise force de travail. Avant les trafiquants de chair humaine dénoncés ces jours-ci dans les médias, c'est d'abord le capital qui a toujours considéré les prolétaires comme une marchandise. Et, la force de travail étant une marchandise, la classe bourgeoise la traite comme tel, c'est-à-dire qu'elle se donne les moyens d'en "contrôler" le marché, comme on contrôle, par des quotas ou droits de douane, celui des céréales ou de l'acier.
Malgré les airs "dégoûtés" affichés par les gouvernements pour les "migrants économiques", ils savent très bien qu'aujourd'hui, comme hier, l'immigration constitue une des conditions de la bonne marche du capitalisme. Ces derniers temps notamment, les "experts" les plus sérieux des milieux patronaux ou de l'OMC, n'arrêtent pas de dire que les pays avancés, et notamment ceux d'Europe occidentale, auraient besoin qu'on "ouvre" un peu plus la porte à l'immigration venue des pays les plus pauvres. La main-d'oeuvre immigrée est en effet très avantageuse, justement parce qu'elle fournit une armée de réserve pour des emplois temporaires et précaires, et chose qu'on dit moins ouvertement, parce qu'elle est prête à travailler pour des salaires que les ouvriers de souche n'accepteraient pas.
Le subtil dosage entre le taux d'immigration "légale" et la "tolérance" de fait des Etats pour l'immigration clandestine, fait partie de la bonne gestion de la marchandise force de travail pour les besoins du capital. Les immigrés clandestins sont encore plus corvéables à merci que les "réguliers". Dépourvus de tout recours auprès des autorités contre les abus de leur patron, obligés de rester enfermés la plupart du temps pour éviter de se faire prendre par la police, n'ayant absolument aucune couverture sociale, les travailleurs clandestins sont réduits à une condition proche de l'esclavage et comparable à la condition ouvrière des premiers temps du capitalisme. C'est là une classe ouvrière comme l'aiment non seulement les patrons qui l'exploitent, mais l'ensemble de la bourgeoisie nationale de chaque pays puisque les très bas salaires qui lui sont versés permettent de réduire les coûts de l'ensemble de la production nationale face à la concurrence des autres pays.
C'est pour cela que les gouvernements, s'ils ne cessent de persécuter les immigrés clandestins, ne font pas grand chose pour lutter contre les patrons qui les emploient ni contre les mafias qui contrôlent les filières d'immigration. N'en doutons pas, les négriers qui emploient la main-d'oeuvre clandestine, les mafias et les Etats ont partie liée ; ils se partagent le travail au bénéfice du capitalisme.
P. (25 février)