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C'est au moment où nous mettions sous presse notre journal que l'Argentine
est venue au devant de la scène mondiale avec une aggravation spectaculaire de
sa crise économique, sociale et politique. Cet article n'est donc qu'une
première prise de position "à chaud".
Une économie en banqueroute totale : une récession persistante depuis 3 ans,
un chômage de près de 20% (atteignant 40% dans de nombreuses provinces), 150
milliards de dollars de dette extérieure ce qui oblige de consacrer les trois
quarts des exportations à rembourser les intérêts de celle-ci.
Une situation sociale et politique chaotique : malgré l'état de siège des
manifestations massives quotidiennes qui tournent à l'émeute aux quatre coins
du pays aux cris de "Nous voulons manger !", plus de 20 morts et une
centaine de blessés en quelques jours, des pillages systématiques de magasins,
un appareil politique qui disparaît dans les airs à l'image de l'ex-président
De la Rua, obligé de quitter son palais en hélicoptère, après que la démission
du ministre de l'économie, puis du gouvernement, n'aient pu calmer la
situation.
Une illustration de la faillite du capitalisme
Ce qui se passe à l'heure actuelle en Argentine est révélateur, non pas tant
de la situation spécifique de ce pays, mais de la situation du capitalisme
mondial. En fait, à cause de certaines spécificités, l'Argentine constitue une
sorte de caricature des maux qui accablent la planète aujourd'hui.
Certains nous disent que le problème est un endettement excessif. C'est vrai
que l'endettement extérieur a plus que doublé en dix ans (de 62 milliards de
dollars en 1991 à 148 milliards de dollars en 2001). Mais c'est là une
expression de l'économie mondiale qui vit à crédit, dont la poursuite de la
croissance se base sur un endettement toujours plus faramineux. La croissance
des "glorieuses" années 90, notamment pour l'économie américaine,
s'était alimentée d'une véritable fuite en avant tant dans l'endettement des
pays dits "émergents" que dans une spéculation effrénée autour de la
"nouvelle économie" (Internet, télécommunications, etc.). Depuis
1997, avec la "crise asiatique", puis "russe", puis
"brésilienne", les pays "émergents" ont eu tendance à
devenir des pays "submergents". En 2001, la "nouvelle
économie" a connu une débâcle magistrale. Et finalement, suivant les
experts, l'économie mondiale est maintenant en récession, à commencer par son
plus beau fleuron, l'économie des Etats-Unis.
L'économie argentine avait aussi connu des "heures de gloire". Par
exemple, entre 1991 et 1994, ses taux de croissance annuels étaient compris
entre 6 et 9%. En 1997 et 1998, ils étaient encore respectivement de 8 et 4%.
Et si, en 1999, c'était la chute (-3,2%) laquelle s'est poursuivie depuis, cela
ne faisait qu'anticiper ce qui est devenu en 2001 le lot commun de la plupart
des pays du monde. Pendant toutes les années où le capitalisme a vécu dans
l'euphorie de la "croissance", les banques ne se sont pas fait prier
pour prêter à l'Argentine : après tout, la croissance économique (qui était justement
fondée sur le crédit) devait permettre de rembourser. Mais lorsqu'on construit,
étage après étage, un édifice sur du sable, il finit par s'écrouler, même si au
début il avait l'air solide.
Pour certains "spécialistes", les maux actuels de l'Argentine
seraient la conséquence d'une politique erronée suivie par son ministre de
l'économie, Domingo Cavallo, décrit comme un homme arrogant, sûr de lui et
entêté. En particulier, il se serait accroché de façon absurde à sa politique
financière, la parité automatique du peso par rapport au dollar, qui, en
rendant les marchandises argentines trop chères à l'exportation (notamment face
au Brésil qui avait dévalué son real de moitié), avait fait exploser le déficit
commercial. Pourtant, c'est le même Cavallo qui, ministre de l'ancien président
Menem, était le "père de la prospérité" du début des années 90. En
fait, cette politique financière visait à se prémunir contre l'inflation
galopante qui était encore de 175% en 1991, après qu'elle ait atteint 5000% (!)
en 1989.
D'autres voix (notamment celles qui ont fait de
"l'anti-mondialisation" leur fonds de commerce) nous disent que la
responsabilité de la catastrophe actuelle revient au Fonds monétaire
international qui, en imposant des politiques d'austérité (dites de
"réajustement structurel") a cassé la croissance économique de
l'Argentine. C'est vrai que les "spécialistes" du FMI ne méritent pas
toujours la réputation de "meilleurs économistes du monde" que leur
avait décerné son ex-directeur général, Michel Camdessus en 1998[1]. On
l'a vu notamment lors de la crise asiatique de 1997 qui avait surpris ces
"experts". Cela dit, ils ne font que faire appliquer les lois du
capitalisme : leur objectif est de permettre que les pays surendettés
continuent à être capables de rembourser leurs créanciers, et c'est pour cela
qu'ils prônent de façon invariable la réduction des "dépenses
excessives", c'est-à-dire une austérité draconienne pour les populations
pauvres, et particulièrement pour les ouvriers. Ce n'est pas le FMI qu'il faut
donc remettre en cause, mais le système dont il est un des principaux
défenseurs.
Les mêmes qui dénoncent le FMI font également grand cas de la corruption :
"Les institutions, des trois pouvoirs étatiques jusqu'aux syndicats, en
passant par l'armée et la police, le parlement et les partis politiques sont
les acteurs répétés de scandales de corruption, de malversation, de
clientélisme, de procédures anti-démocratiques et de toutes sortes de délits
d'une envergure et d'une arrogance telles que, s'ils ne provoquaient pas des
résultats aussi désastreux, on pourrait en faire les sujets d'une série
télévisée ou d'une opérette à l'italienne." ("Le lent naufrage de
l'Argentine", Le Monde diplomatique, octobre 1999)
C'est vrai que la corruption en Argentine est spectaculaire, mais c'est tout
simplement la caricature d'une situation qui prévaut dans le monde entier où
les "scandales" ne cessent de faire le pain béni des journalistes.
Le marasme économique dans lequel plonge l'Argentine aujourd'hui ne peut que se
solder par une aggravation encore plus terrible de la misère de la population,
alors que déjà 2000 personnes passent chaque jour en dessous du seuil de
pauvreté. Et bien évidemment, cet accroissement de la misère va frapper encore
plus durement la classe ouvrière. Une classe ouvrière qui se retrouve
aujourd'hui noyée au milieu des émeutes de la faim dans un grand mouvement de
"protestation populaire" interclassiste au sein duquel elle ne peut
ni affirmer son autonomie de classe ni mettre en avant ses propres méthodes de
luttes. Car les pillages des magasins et les saccages de vitrines ne sont
nullement une manifestation de la force du prolétariat et de ses méthodes de
lutte contre le capitalisme. Ces actes de violence ne font qu'exprimer le
désespoir des couches sociales les plus cruellement frappées par la misère et
dont la révolte, aussi légitime soit-elle, n'est qu'un feu de paille qui ne
peut déboucher sur aucune perspective.
Une seule issue : la lutte autonome du prolétariat mondial
Les nouvelles vagues de licenciements et les baisses de salaires qui
s'annoncent ne peuvent que créer les conditions pour un ressurgissement massif
des luttes ouvrières dans ce pays.
Depuis la fin des années 60, le prolétariat en Argentine a manifesté à
plusieurs reprises son énorme combativité face aux attaques capitalistes. En
1969, les ouvriers de Cordoba ont tenu la deuxième ville du pays pendant
plusieurs jours. En novembre 1992, puis en août, septembre et décembre 1996, de
même que l'été dernier (voir ri315/Argentine_lutte_de_classe) l'Argentine a été ébranlée par
plusieurs vagues de grève générale qui, à chaque fois, avaient mobilisé des
dizaines de milliers d'ouvriers. Mais malgré leur énorme combativité, ces
grèves massives n'ont pas été en mesure d'empêcher l'Etat argentin d'appliquer ses
plans d'austérité successifs. Cette difficulté résulte de la très forte
influence du syndicat péroniste, la CGT, et notamment du poids considérable de
l'idéologie nationaliste, vestige du péronisme. De plus, après les sept années
de plomb du pouvoir des généraux qui se sont achevés en 1983, les illusions
démocratiques pèsent encore très lourdement sur la conscience de la classe
ouvrière de ce pays. C'est ainsi que la bourgeoisie continue à exploiter les
illusions nationalistes et démocratiques du prolétariat en lui faisant croire
que ce serait le FMI le responsable de la banqueroute de l'Etat argentin et
qu'un changement de gouvernement pourrait apporter une amélioration de
l'économie nationale.
Et on peut donc être sûr que, une fois encore, les forces d'opposition et les
syndicats se préparent à dévoyer la colère des masses ouvrières sur le terrain
pourri de l'alternance du jeu démocratique bourgeois, c'est-à-dire vers les
isoloirs électoraux.
Le chaos économique et social qui ébranle aujourd'hui l'Argentine annonce,
même si c'est de façon caricaturale, ce que sera la situation de la classe
ouvrière demain dans les pays développés. Car l'Argentine était un pays
développé, le plus développé de toute l'Amérique latine (avec un PNB de 7750
dollars par habitant en 1999, contre 3970 pour le Mexique, 3680 pour le
Vénézuela et 4350 pour le Brésil). Aujourd'hui, la plongée de l'économie
capitaliste dans le gouffre d'une nouvelle récession mondiale ne peut que se
solder par la banqueroute des Etats qui n'ont pu jusqu'à présent développer
leur économie qu'au prix d'un endettement faramineux.
Plus la classe dominante va continuer à tricher avec les lois du capitalisme,
notamment en vivant sur le crédit, pour masquer la faillite de son système,
plus elle va continuer à créer les conditions pour de nouvelles convulsions
comme celles que connaît l'Argentine aujourd'hui.
A cette situation d'impasse économique, de chaos social et de misère croissante
pour la classe ouvrière, celle-ci n'a qu'une seule réponse à apporter : développer
massivement ses luttes sur son propre terrain de classe dans tous les pays. Car
aucune "alternance démocratique", aucun changement de gouvernement,
en Argentine, comme en France et partout ailleurs, ne peut apporter un
quelconque remède à la maladie mortelle du capitalisme. La généralisation et
l'unification des combats du prolétariat mondial, vers le renversement du
capitalisme, est la seule alternative capable de sortir la société de cette
impasse.
[1] "L'équipe des économistes du FMI est certainement la meilleure du monde parce qu'il est normal que le monde s'offre ça" (Michel Camdessus, le 19 octobre 1998 sur France Inter)