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Nous assistons actuellement à une accélération de l'histoire. Il ne se passe pas un jour sans qu'un événement nouveau, souvent sans précédent et largement imprédictible, ne se produise sur la scène internationale. Évoquons quelques événements récents : qui aurait pu prédire la réélection de Trump après sa tentative de coup d'État en janvier 2021 ? Qui aurait même imaginé qu'une telle tentative de coup d'État puisse avoir lieu aux États-Unis ? Que dire du divorce entre les États-Unis et l'Europe, avec la politique des droits de douane comme arme de chantage, après des décennies de coopération étroite entre ces pays ? Que dire de la politique d'annexion, pratiquée non seulement par Poutine en Ukraine, mais aussi revendiquée par Netanyahou envers les territoires palestiniens ou encore Trump envers le Canada, le Groenland et le canal de Panama ? Et il y a aussi les scénarios de guerres interminables et barbares (Ukraine, Gaza, Yémen, Soudan…) qui se sont multipliés, alors même que Bush père avait annoncé en 1989, après la chute du mur de Berlin, l’avènement d'une « nouvelle ère de paix » et d'un « nouvel ordre mondial » ?
Nous pouvons tous convenir du choc provoqué par l'ampleur et l'imprévisibilité de nombreux événements qui ont dominé l'actualité ces derniers temps. Nous sommes tous également d’accord pour dénoncer la période de barbarie dans laquelle nous entrons de plus en plus. Mais si nous ne voulons pas être de simples sujets passifs d'un système pourri qui remet de plus en plus en question notre avenir, nous devons fournir un effort pour comprendre son évolution, sa dynamique interne et l'origine de ces événements. À cette fin, cet article veut montrer comment les phénomènes dont nous sommes témoins quotidiennement sont l'expression et le résultat d'un processus de désagrégation de l'appareil politique de la bourgeoisie, qui opère au niveau international et qui a débuté à la fin du siècle dernier.
Une expression majeure de celui-ci fut l’effondrement de l'ancien bloc « soviétique », suivi de la désagrégation progressive du bloc occidental.
La bourgeoisie, une classe qui a accumulé une longue expérience dans la gouvernance de la société
Le prolétariat, la classe révolutionnaire de notre époque, s’il doit élaborer un projet concret de société future pour développer sa lutte historique pour le communisme, ne dispose que de deux outils pour y parvenir : son unité et sa conscience. Par contre, la bourgeoisie, la classe qui détient actuellement le pouvoir, n'a pas eu besoin de développer une grande conscience et de grands projets pour prendre le pouvoir politique, car le développement même de l'économie capitaliste lui a donné les bases matérielles pour s'imposer politiquement. En tant que classe dominante dans la société et classe exploiteuse, la bourgeoisie est incapable d’imaginer un avenir au-delà de la société capitaliste, de sorte que sa conception du monde est fondamentalement statique et conservatrice. Cela a des conséquences sur l'idéologie bourgeoise et son incapacité à comprendre le cours de l'histoire, car elle n’envisage pas que le présent soit quelque chose d'éphémère, en constante évolution. Elle est donc incapable de faire des plans à long terme et de voir au-delà de son propre mode de production. La différence entre la conscience de classe révolutionnaire du prolétariat et la « fausse conscience » de la bourgeoisie n'est donc pas seulement une question de degré c'est une différence de nature.
Mais cela ne signifie pas que la bourgeoisie est incapable d’appréhender la réalité et de s'appuyer sur son expérience passée pour développer des outils lui permettant d’assurer sa domination. En effet, contrairement au prolétariat qui, bien qu'étant une classe historique, n’affirme pas de façon continue sa présence politique dans la société et se trouve soumis à toutes les fluctuations politiques des différents événements, avec des moments de lutte ouverte et d'autres de reflux, la bourgeoisie a l'avantage d'être la classe dominante qui détient le pouvoir et peut donc disposer de tous les moyens nécessaires pour survivre le plus longtemps possible.
Certaines bourgeoisies, comme la bourgeoisie anglaise, ont accumulé plusieurs siècles d'expérience dans la lutte contre le pouvoir féodal précédent, puis contre celui d'autres pays, ainsi que contre le prolétariat lui-même. Cette expérience a été utilisée intelligemment par les différentes bourgeoisies dans la gestion de leur pouvoir politique, en particulier depuis l’aube de la phase de décadence au début du XXe siècle, lorsque la crise historique du capitalisme a commencé à remettre en question la survie du système. Il est important que le prolétariat comprenne que la politique de la bourgeoisie en cette période de décadence, indépendamment des décisions de tel ou tel gouvernement, consiste toujours à défendre les intérêts de l’ensemble de la classe dominante.
Le jeu politique de l’alternance des gouvernements de droite et de gauche
Le contrôle démocratique de la société
Comme la société capitaliste est fondée sur l'exploitation d'une classe par une autre, de la classe ouvrière par la bourgeoisie, cette dernière a besoin, pour perpétuer aussi longtemps que possible son contrôle sur la société, de cacher cette vérité et de présenter les choses non pas telles qu'elles sont, mais de manière déformée, en basant son idéologie sur le mythe de l’« égalité entre les citoyens », en faisant croire, par exemple, que nous sommes tous égaux, que chacun façonne son propre destin et que, si quelqu'un a des problèmes, c'est qu'il les a créés lui-même en ne faisant pas les bons choix.
L’outil le plus efficace de la bourgeoisie pour gouverner un pays et assurer sa domination de classe est donc la mystification démocratique, un système qui donne aux gens l'illusion qu'ils jouent un rôle politique en tant qu'individus et qu'ils comptent dans la société, qu'ils peuvent même aspirer à des postes de direction. Si aujourd'hui la bourgeoisie entretient à grands frais tout un appareil politique pour la surveillance et la mystification du prolétariat (parlement, partis, syndicats, associations diverses, etc.) et établit un contrôle absolu sur tous les médias (presse, radio, télévision), c'est parce que la propagande est une arme essentielle de la bourgeoisie pour assurer sa domination. Les consultations démocratiques telles que les élections, les référendums, etc., sont les outils pratiques utilisés par la bourgeoisie pour obtenir du peuple soi-disant « souverain », considéré de manière mystificatrice comme maître de son propre destin, le mandat de décider du sort de la société.
Amadeo Bordiga nous donne une brillante description de ce mécanisme : « Notre critique d'une telle méthode doit être beaucoup plus sévère lorsqu'elle est appliquée à l'ensemble de la société telle qu'elle est aujourd'hui, ou à des nations données, que lorsqu'elle est introduite dans des organisations beaucoup plus restreintes, telles que les syndicats et les partis. Dans le premier cas, elle doit être rejetée sans hésitation comme étant sans fondement, car elle ne tient pas compte de la situation des individus dans l'économie et présuppose la perfection intrinsèque du système sans prendre en considération l'évolution historique de la collectivité à laquelle elle s'applique. […] C'est officiellement ce que prétend être la démocratie politique, alors qu'en réalité, c'est la forme qui convient au pouvoir de la classe capitaliste, à la dictature de cette classe particulière, dans le but de préserver ses privilèges.
Il n'est donc pas nécessaire de consacrer beaucoup de temps à réfuter l'erreur qui consiste à attribuer le même degré d'indépendance et de maturité au « vote » de chaque électeur, qu'il s'agisse d'un travailleur épuisé par un travail physique excessif ou d'un riche débauché, d'un capitaine d'industrie avisé ou d'un prolétaire malheureux ignorant les causes de sa misère et les moyens d'y remédier. De temps à autre, après de longs intervalles, l'opinion de ceux-ci et d'autres est sollicitée, et on prétend que l'accomplissement de ce devoir « souverain » suffit à assurer le calme et l'obéissance de ceux qui se sentent victimes et maltraités par les politiques et l'administration de l'État »[1].
Le bipartisme classique gauche/droite et le jeu des alternances
La bourgeoisie a exercé ce pouvoir de contrôle pendant longtemps, tant qu'elle en a été capable, en orientant, par exemple, le vote populaire dans un sens ou dans un autre selon ses souhaits, en finançant les différents canaux de propagande politique. Ce jeu a été joué de manière particulièrement sophistiquée au siècle dernier dans des pays comme la France, l'Italie, l'Allemagne, les États-Unis et d'autres, où il existait historiquement des factions de droite et de gauche, au moyen d’une alternance de gouvernements de droite et de gauche.
Pour bien comprendre ce point, nous pouvons nous référer à ce que nous avons écrit dans un article précédent en 1982 : « au niveau de sa propre organisation pour survivre, pour se défendre, la bourgeoisie a montré une capacité immense de développement des techniques de contrôle économique et social bien au-delà des rêves de la classe dominante du XIXe siècle. En ce sens, la bourgeoisie est devenue "intelligente" face à la crise historique de son système socio-économique. [...]
Dans le contexte du capitalisme d'État, les différences qui séparent les partis bourgeois ne sont rien en comparaison de ce qu'ils ont en commun. Tous partent d'une prémisse générale selon laquelle les intérêts du capital national sont supérieurs à tous les autres. Cette prémisse fait que les différentes fractions du capital national sont capables de travailler très étroitement ensemble, surtout derrière les portes fermées des commissions parlementaires et aux plus hauts échelons de l'appareil d'État. […]
Par rapport au prolétariat, l'État peut utiliser différentes branches de son appareil dans une division du travail cohérente : même dans une seule grève, les ouvriers peuvent avoir à faire face à une combinaison des syndicats, de la propagande et des campagnes de presse et de télévision avec leurs différentes nuances et de celles des différents partis politiques, de la police, des services sociaux, et parfois de l'armée. Comprendre que ces différentes parties de l’État agissent de façon concertée ne veut pas dire que chacune d'entre-elles est consciente de tout le cadre général au sein duquel elle accomplit ses tâches et sa fonction ».[2]
Le prolétariat étant le plus grand ennemi de la bourgeoisie, cette dernière recourt à la ruse, en particulier dans les phases de reprise de la lutte des classes, pour piéger idéologiquement la classe exploitée. Un exemple typique et particulièrement intéressant est celui de l'Italie après la Seconde Guerre mondiale. L'Italie avait alors le Parti Communiste Italien (PCI)[3], un parti stalinien lié à l'Union soviétique, mais qui bénéficiait encore d'un fort soutien parmi les ouvriers. Dans le même temps, l'Italie, conformément aux blocs impérialistes établis à la suite des accords de la conférence de Yalta de 1945, se trouvait dans la sphère d'influence des États-Unis. En conséquence, la bourgeoisie italienne, fortement mise sous pression par la bourgeoisie américaine, a utilisé toutes ses ressources pendant plus de 40 ans, principalement à travers la Démocratie Chrétienne (DC), le parti démocrate-chrétien dominant, pour maintenir son contrôle sur le pays et garantir un alignement sur la politique étrangère américaine, qui visait à maintenir les partis prosoviétiques tels que le PCI hors du gouvernement.
Mais, Mai 68 en France et l'automne chaud de 69 en Italie ont rendu le climat social explosif et contraint la bourgeoisie à prendre des mesures pour contenir la tempête sociale. Ainsi, les partis de gauche et les syndicats se sont radicalisés, avec des slogans tendant à rassembler, mais seulement en paroles, les revendications venant de la base. Dans le même temps, toute une campagne a été lancée, orchestrée par les partis de gauche et rendue crédible par les réactions des partis du centre et de droite, selon laquelle il serait possible, grâce à un effort de la base, de rattraper et de dépasser la Démocratie Chrétienne lors des élections et d'imposer enfin un gouvernement de gauche avec le PCI. C'est dans les années 1960, et surtout dans les années 1970, que s'est déroulée cette course qui a en partie servi à tromper le prolétariat, en Italie mais pas seulement là, en lui faisant croire qu'il suffisait d'atteindre la majorité électorale pour que les promesses électorales se réalisent.
En fait, le PCI n'est jamais arrivé au gouvernement[4] en raison d'un veto américain explicite, mais avec la composition politique variée de l'Italie à l'époque, il était possible, selon les circonstances, de former des gouvernements de centre-gauche avec la présence du Parti socialiste italien (PSI), et même des gouvernements soutenus par le PCI. C'est ainsi qu'a commencé la période de la gauche « au pouvoir » dans bon nombre de pays, une puissante mystification visant à canaliser l'aspiration des masses de l'époque vers l'impasse du parlementarisme bourgeois.
Mais maintenir la gauche au pouvoir, alors que les conditions objectives ne permettent pas à cette gauche (ni, d'ailleurs, à aucune autre faction de la bourgeoisie) de satisfaire les besoins du prolétariat, n'est pas la meilleure politique à suivre, ou, du moins, elle ne peut être appliquée trop longtemps sans discréditer cette importante faction de la bourgeoisie. C'est pourquoi, dans les années 1970 et 1980, nous avons assisté à l'alternance de gouvernements de droite et de gauche dans divers pays du monde, en fonction de l'intensité des luttes ouvrières en cours. La politique consistant à maintenir la gauche dans l'opposition s'est avérée particulièrement efficace, car elle a permis aux différents partis bourgeois de gauche et aux syndicats eux-mêmes de se radicaliser et de dénoncer les mesures gouvernementales sans crainte d'avoir à mettre en œuvre ce qu'ils réclamaient dans les manifestations et au parlement.
La chute du mur de Berlin
Pourquoi cet événement historique et quels changements
Le processus qui a conduit à la fin des blocs impérialistes et au début d'une ère de chaos était le produit d’une impasse de la lutte de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat. Cette impasse était due, d'une part, à l'incapacité de la classe ouvrière à politiser suffisamment ses luttes tout au long des années 1980 en leur imprimant une dynamique révolutionnaire ; d'autre part, la bourgeoisie elle-même, confrontée à l’aggravation de la crise économique, n’a pas réussi à orienter la société vers une nouvelle guerre impérialiste, comme cela avait été le cas notamment avant la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1930, grâce à l'arme idéologique de l'antifascisme, la bourgeoisie avait réussi à enrôler le prolétariat derrière ses objectifs bellicistes. Mais à la fin des années 1980, le prolétariat n’était pas politiquement vaincu.
C'est l’approfondissement de cette impasse qui a épuisé le leader du bloc impérialiste le plus faible, l'Union « soviétique », dans l'effort de guerre de la guerre froide, provoquant ainsi l’implosion du bloc[5]. Écrasé sous le poids de la crise du système, à laquelle il était incapable de répondre par des mesures économiques et politiques à la hauteur de la situation, le bloc impérialiste « soviétique » s'est effondré en mille morceaux. Le bloc américain rival s'est ainsi retrouvé sans ennemi commun à surveiller et contre lequel se défendre. Cela a mené lentement mais sûrement à une tendance croissante parmi les différentes puissances occidentales à se détacher de la protection américaine et à s'engager sur une voie indépendante et même à une contestation croissante du « chef » de bloc.
Naturellement, les États-Unis ont tenté de contrer cette dérive, qui remettait en question leur leadership et leur rôle de superpuissance, par exemple en essayant d'impliquer derrière eux les puissances européennes dans une épreuve de force contre l'Irak de Saddam Hussein, déclenchant la première guerre du Golfe de 1990-1991[6]. Bien qu'à contrecœur, pas moins de 34 pays différents, dont les principaux pays européens, d'Amérique du Nord et du Sud, du Moyen-Orient, etc., se sont soumis, par contrainte, à la volonté américaine en participant à une guerre provoquée par les États-Unis eux-mêmes.
Mais lorsque, avec la deuxième guerre du Golfe en mars 2003, les États-Unis ont une nouvelle fois cherché à démontrer qu'ils détenaient les clés du contrôle de la situation mondiale, en inventant l'histoire selon laquelle Saddam Hussein possédait des « armes de destruction massive », beaucoup moins de pays ont rejoint la coalition et, surtout, des pays du poids de la France et de l'Allemagne, cette fois-ci, s'y sont opposés fermement dès le début et n'y ont pas participé.
En parallèle, il faut se souvenir des guerres dans les Balkans, qui ont touché l'ex-Yougoslavie, un pays exsangue après une séparation sanglante en sept nouveaux pays et où les intérêts divergents des anciens alliés du bloc occidental sont devenus encore plus évidents. Au début des années 1990, le gouvernement du chancelier Helmut Kohl, qui poussait et soutenait l'indépendance de la Croatie et de la Slovénie afin de donner à l'Allemagne un accès à la Méditerranée, s'est directement opposé à la puissance américaine, mais aussi aux intérêts de la France et du Royaume-Uni. Cela a conduit à une série de guerres en Croatie, en Bosnie-Herzégovine et enfin au Kosovo qui se sont succédé jusqu'à la fin du siècle avec une grande versatilité dans les « ententes » impérialistes.
La crise de la social-démocratie, l'effondrement des PC et la crise du gauchisme
Le nouveau scénario international créé par l'éclatement des blocs qui, comme déjà mentionné, marque le début de ce que nous appelons la phase de décomposition, la phase finale de la décadence du capitalisme, ne pouvait manquer d'avoir des conséquences sur la politique intérieure et sur le rôle et l'importance relative des différents partis.
D'une part, la disparition des blocs signifiait qu'il n'était plus nécessaire de maintenir les mêmes alliances gouvernementales que par le passé. Cela a parfois conduit à la nécessité de démanteler, par tous les moyens possibles, l'ancienne alliance politique qui avait guidé la formation des différents gouvernements. Une fois encore, l'Italie en est un excellent exemple : après avoir été longtemps contrôlée, pour le compte des Américains, par un conglomérat de forces comprenant des partis politiques (la DC au centre), la mafia sicilienne, la franc-maçonnerie (P2) et les services secrets, la tentative de la partie de la bourgeoisie italienne qui aspirait à jouer un rôle plus autonome et à se libérer de ce contrôle, après la chute du mur de Berlin, s'est heurtée à une résistance énorme de la part de cette alliance, conduisant à une série d'assassinats de politiciens et de magistrats, d'attentats à la bombe, etc.[7]
D'autre part, le déclin significatif de la combativité et, surtout, de la conscience de la classe ouvrière causé par la chute de l'Union soviétique, qui jusqu'alors était faussement présentée par les médias comme la patrie du socialisme, a conduit à une crise des partis de gauche, lesquels n'étaient alors plus indispensables, du moins avec l’importance qu’ils avaient acquise, pour contenir une pression ouvrière qui avait été fortement réduite. Cela a entraîné un profond changement politique dans divers pays et la fin de l'alternance droite/gauche.
Le poids de la décomposition sur l’appareil politique de la bourgeoisie
Si l'on considère les caractéristiques essentielles de la décomposition telle qu'elle se manifeste aujourd'hui, on constate qu'elles ont toutes un élément commun, à savoir le manque de perspective pour la société, de façon particulièrement évidente en ce qui concerne la bourgeoisie sur le plan politique et idéologique. Cela détermine par conséquent une incapacité des différentes formations politiques à proposer des projets à long terme, cohérents et réalistes.
C'est ainsi que nous avons caractérisé la situation dans nos « Thèses sur la décomposition » : « Parmi les caractéristiques majeures de la décomposition de la société capitaliste, il faut souligner la difficulté croissante de la bourgeoisie à contrôler l'évolution de la situation sur le plan politique. A la base de ce phénomène, on trouve évidemment la perte de contrôle toujours plus grande de la classe dominante sur son appareil économique, lequel constitue l'infrastructure de la société. L'impasse historique dans laquelle se trouve enfermé le mode de production capitaliste, les échecs successifs des différentes politiques menées par la bourgeoisie, la fuite en avant permanente dans l'endettement généralisé au moyen de laquelle se survit l'économie mondiale, tous ces éléments ne peuvent que se répercuter sur un appareil politique incapable, pour sa part, d'imposer à la société, et particulièrement à la classe ouvrière, la "discipline" et l'adhésion requises pour mobiliser toutes les forces et les énergie vers la guerre mondiale, seule "réponse" historique que la bourgeoisie puisse offrir. L'absence d'une perspective (exceptée celle de "sauver les meubles" de son économie au jour le jour) vers laquelle elle puisse se mobiliser comme classe, et alors que le prolétariat ne constitue pas encore une menace pour sa survie, détermine au sein de la classe dominante, et particulièrement de son appareil politique, une tendance croissante à l'indiscipline et au sauve-qui-peut. C'est ce phénomène qui permet en particulier d'expliquer l'effondrement du stalinisme et de l'ensemble du bloc impérialiste de l'Est. Cet effondrement, en effet, est globalement une des conséquences de la crise mondiale du capitalisme; il ne peut non plus s'analyser sans prendre en compte les spécificités que les circonstances historiques de leur apparition ont conférées aux régimes staliniens (voir les "Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est", Revue internationale, n°60 […]
Cette tendance générale à la perte de contrôle par la bourgeoisie de la conduite de sa politique, si elle constitue un des facteurs de premier plan de l'effondrement du bloc de l'Est, ne pourra que se trouver encore accentuée avec cet effondrement, du fait :
- de l'aggravation de la crise économique qui résulte de ce dernier;
- de la dislocation du bloc occidental que suppose la disparition de son rival;
- de l'exacerbation des rivalités particulières qu'entraînera entre différents secteurs de la bourgeoisie (notamment entre fractions nationales, mais aussi entre cliques au sein d'un même État national) l'éloignement momentané de la perspective de la guerre mondiale ».[8]
Le déclin des partis bourgeois traditionnels a créé un certain vide politique au niveau international, tant à droite qu'à gauche. De plus, un contexte dans lequel il n'y avait plus de directives venant d'en haut a commencé à favoriser l'entrée sur la scène politique d'aventuriers et de magnats financiers sans expérience politique, mais désireux de régler les choses à leur manière. Cela a marqué le début d'une dérive dans le paysage politique national des différents pays, que nous tenterons de décrire ci-dessous.
Instabilité et fragmentation croissante au niveau de l’appareil politique
Cette accélération de la crise du système à tous les niveaux se manifeste de différentes manières. Le problème fondamental est la perte de contrôle de la bourgeoisie sur la dynamique politique du pays. Cela se traduit à la fois par son incapacité à orienter les choix électoraux de la population vers l'équipe gouvernementale la plus appropriée à la situation, comme elle le faisait dans le passé, et par sa difficulté à formuler des stratégies valables pour contenir (sans parler de surmonter) la crise du système. En bref, la bourgeoisie manque de plus en plus de la « tête pensante » qui, dans le passé, lui avait permis d'atténuer les difficultés sur son chemin.
Cela a pour premier effet une perte de cohésion au sein de la bourgeoisie qui, sans plan global commun, est incapable de maintenir l’unité de ses différentes composantes. Cela conduit à une tendance au « chacun pour soi », avec une difficulté croissante à créer des alliances stables. Cela est évident au niveau des différents pays, où il est de plus en plus difficile de former des gouvernements stables en raison de résultats électoraux de plus en plus imprévisibles.
En France, après le succès de la coalition populiste de Marine Le Pen aux élections européennes, Macron a surpris tout le monde en annonçant la dissolution de l'Assemblée nationale et en convoquant de nouvelles élections législatives. Cependant, le résultat a été un Parlement ingérable, divisé en trois blocs à peu près égaux : la gauche (très fragilement et momentanément regroupée par opportunisme électoral), le centre macroniste et l'extrême droite. Après des mois d'impasse institutionnelle, un gouvernement de centre-droit a été formé, ciblé par le vote d’une motion de censure du Parlement après seulement trois mois. Par la suite, le gouvernement centriste de Bayrou a été formé, un gouvernement minoritaire et donc totalement précaire. Au moment où nous écrivons ces lignes, Bayrou a été renversé, et la présidence même de Macron est mise en question par une bonne partie de l’électorat.
En Grande-Bretagne également, la politique bourgeoise est marquée par une grande instabilité, avec cinq nouveaux gouvernements en sept ans. Et les perspectives de l'actuel gouvernement Starmer se sont assombries depuis la victoire du Parti travailliste aux élections de l'année dernière avec 34% des voix, puisque son soutien a chuté à 23%, tandis que Reform UK, le parti populiste nationaliste dirigé par Nigel Farage, est le plus populaire, selon les derniers sondages, avec 29%.
En Allemagne, après la chute du gouvernement d'Olaf Scholz, formé par la SPD, les Verts et les Libéraux et défini par l'institut Infratest dimap[9] comme « le plus impopulaire de l'histoire allemande »[10], le nouveau gouvernement de Friedrich Merz, soutenu par une coalition entre la CDU et le SPD, perd déjà du terrain selon les derniers sondages, tandis que l'AfD, parti populiste nationaliste, progresse et ne serait plus qu'à 3 points derrière la CDU.
Le gouvernement espagnol de Pedro Sánchez, fondé sur une alliance entre le PS et plusieurs partis régionaux catalans et basques, a été formé et se maintient grâce à des concessions historiques, telles que la loi d'amnistie pour les dirigeants du mouvement indépendantiste impliqués dans l'organisation du référendum illégal sur l'indépendance de la Catalogne qui s'est tenu en 2017. Un gouvernement qui est donc soutenu par le chantage politique d'un parti sur l'autre.
Nous avons cité des exemples provenant des pays les plus puissants d'Europe (mais des situations similaires existent également en Autriche, aux Pays-Bas et en Pologne, entre autres) car, par rapport aux gouvernements qui existaient dans ces mêmes pays dans un passé pas si lointain, les gouvernements actuels font pâle figure. Par exemple, Willy Brandt en Allemagne, promoteur de l'Ostpolitik et lauréat du prix Nobel de la paix en 1971, a été chancelier de 1969 à 1974 ; Angela Merkel, considérée comme l'une des femmes les plus puissantes du monde, a occupé ce poste de 2005 à 2021 (soit 15 années complètes !) ; ou encore Margaret Thatcher, surnommée la Dame de fer, qui a marqué de son empreinte une longue période d'influence politique, a été Première ministre britannique de mai 1979 à novembre 1990, soit 11 années ! Cette comparaison nous fait comprendre à quel point la situation actuelle est fragile, volatile et précaire.
Mais la même fragmentation est évidente au niveau international, où le Brexit[11], décidé par le référendum consultatif de 2016, puis l'opération « droits de douane » de Trump[12] cette année, pour ne citer que quelques exemples majeurs, ont marqué, l'un après l'autre, des moments importants de rupture dans les collaborations internationales antérieures entre les États.
L'ascension et la chute des écologistes, produit de la décomposition
Dans un contexte où le communisme était considéré comme un échec, où la classe ouvrière ne manifestait plus dans les rues comme auparavant, mais où la pression économique demeurait et où les catastrophes environnementales se multipliaient, des mouvements écologistes de toutes sortes ont commencé à voir le jour partout dans le monde. Les premiers sont apparus dans les années 1970 et 1980 et se sont répandus et développés dans divers pays, défendant non seulement le respect de la nature, mais aussi le rejet du militarisme et de la guerre.
Malheureusement, le fait de considérer les problèmes environnementaux de manière isolée et non comme une manifestation de la manière dont le capitalisme détruit la nature, en particulier dans sa phase de décadence, a conduit les individus qui protestaient contre ces problèmes à croire que les choses pouvaient être résolues dans le cadre du système existant et à rejoindre de nouvelles paroisses bourgeoises, chacune avec son propre leader cherchant un espace politique où s'exprimer.
Cependant, ces mouvements sont restés très minoritaires, même lorsqu'ils ont cherché à se mesurer électoralement, et se sont révélés éphémères. Cela s'explique par le fait que ces mouvements sont souvent nés et ont lutté pour des causes environnementales spécifiques : opposition à la construction d'un barrage ou d’une centrale nucléaire, à la pollution causée par de grandes industries, etc. Par conséquent, une fois que l'attention s'est détournée de la question spécifique, le mouvement d'opinion relatif à celle-ci a également arrêté son soutien.
Cependant, dans certains pays, comme l'Allemagne ou la Belgique, les partis politiques « verts » ont réussi à « percer » et même à entrer au gouvernement. Fondés sous l'impulsion de certaines personnalités, dont Daniel Cohn-Bendit, leader du mouvement étudiant de 1968 en France, les Verts allemands ont connu une croissance constante depuis le début des années 1980, remportant 27 sièges (5,6%) au Bundestag en 1983 et la victoire aux élections régionales en Hesse en 1985, où Joschka Fischer, autre leader du mouvement, a été nommé ministre de l'Environnement. Le discrédit des autres partis traditionnels a naturellement favorisé la croissance de « nouveaux venus » tels que les Verts en Allemagne. Mais le problème est que, comme nous avons essayé de le développer ci-dessus, gouverner un pays n'est pas une tâche aisée. Il est vrai que la bourgeoisie a accumulé une riche expérience, mais celle-ci ne peut être facilement et immédiatement transférée à un parti nouvellement formé. D'autre part, les Verts allemands se sont immédiatement avérés n’être que des politiciens bourgeois comme les autres. Après avoir présenté un programme électoral de façade en 1980 qui parlait même de « démanteler » l'armée allemande et d'initier la « dissolution » d'alliances militaires telles que l'OTAN et le Pacte de Varsovie, en 1999, pour la première fois, elle avait déjà renoncé à son pacifisme, quand Joschka Fischer défendait l'envoi d'avions de l’OTAN pour bombarder la Serbie. La même situation s'est répétée quand le programme électoral des élections de 2021 s'opposait à l'envoi d'armes dans les zones de guerre et appelait à une « nouvelle impulsion en faveur du désarmement », priorités qui ont ensuite été incluses dans l'accord de coalition sur lequel le gouvernement Scholz a été formé. Ils ont ensuite opéré un revirement conforme à leur nature bourgeoise, grâce au travail du vice-chancelier et ministre de l'Économie et du Climat Robert Habeck et de la ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock, les deux membres les plus éminents du Parti vert dans le cabinet d'Olaf Scholz. Tous deux ont réussi à tirer la veste du chancelier pour le pousser à envoyer des armes lourdes en Ukraine. La réponse de Habeck à Kiel aux manifestants qui l'avaient qualifié de « belliciste » était significative : « Dans cette situation, où les gens défendent leur vie, leur démocratie et leur liberté, l'Allemagne et les Verts doivent être prêts à affronter la réalité »[13].
Le pourrissement de l'appareil politique bourgeois
La montée de l'extrême droite et le renforcement du populisme
Un phénomène marquant qui s'est produit au cours des dernières décennies est le développement rapide de mouvements populistes et aussi, dans leur sillage, de partis d'extrême-droite. Si l'on examine rapidement les formations gouvernementales actuelles dans le monde, on constate, par exemple, qu'en Europe, sept pays, dont l’Italie, les Pays-Bas, la Suède, ou la Finlande ont déjà mis en place une majorité gouvernementale comportant une composante populiste importante, tandis que dans d'autres cas, comme en France, en Allemagne ou en Grande-Bretagne, la mouvance populiste a obtenu une représentation politique considérable ou un succès retentissant (le « Brexit »). Le phénomène prend encore de l’ampleur au point que certains de ses représentants occupent des postes ministériels importants, en Italie ou aux Pays-Bas par exemple. En Amérique du Sud avec Bolsonaro au Brésil et avec Milei en Argentine, ou en Asie avec Modi en Inde, un populiste a été élu à la tête de l’État. Enfin et surtout, aux États-Unis, le pays le plus puissant du monde, un aventurier populiste, à la tête du mouvement MAGA (« Make America Great Again ») s’est imposé pour un second mandat à la tête de l’État fédéral.
La tendance au « vandalisme » politique de ces mouvements, qui se concrétise à travers le rejet des « élites », le rejet des étrangers, la quête du bouc-émissaire, le repli sur la communauté autochtone, le complotisme, la croyance dans l’homme fort et providentiel, etc., est d’abord et avant tout le produit des miasmes et de la putréfaction idéologique véhiculée par l’absence de perspective de la société capitaliste[14], dont la classe capitaliste est affectée en premier lieu.
Mais la percée et le développement du populisme dans la vie politique de la bourgeoisie a été déterminée surtout par une des manifestations majeures de la décomposition de la société capitaliste : la difficulté croissante de la bourgeoisie à contrôler l’évolution de la situation sur le plan politique, à travers ses partis les plus « expérimentés » qui ont perdu non seulement leur crédibilité, mais aussi leur capacité à gérer et contrôler la situation au niveau politique : « Le retour de Trump est une expression classique de l'échec politique des factions de la classe dirigeante qui ont une compréhension plus lucide des besoins du capital national ; c'est donc une expression claire d'une perte plus générale de contrôle politique par la bourgeoisie américaine, mais il s'agit d'une tendance mondiale et il est particulièrement significatif que la vague populiste ait un impact dans d'autres pays centraux du capitalisme : nous avons ainsi vu la montée de l'AfD en Allemagne, du RN de Le Pen en France, et du Reform Party au Royaume-Uni. Le populisme est l'expression d'une faction de la bourgeoisie, mais ses politiques incohérentes et contradictoires expriment un nihilisme et une irrationalité croissants qui ne servent pas les intérêts généraux du capital national. Le cas de la Grande-Bretagne, qui a été dirigée par l'une des bourgeoisies les plus intelligentes et les plus expérimentées, et qui s'est tirée une balle dans le pied avec le Brexit en est un exemple clair. Les politiques intérieure et extérieure de Trump ne seront pas moins dommageables pour le capitalisme américain : au niveau de la politique extérieure, en alimentant les conflits avec ses anciens alliés tout en courtisant ses ennemis traditionnels, mais aussi au niveau intérieur, par l'impact de son "programme" économique autodestructeur. Surtout, la campagne de vengeance contre l'"État profond" et les "élites libérales", le ciblage des groupes minoritaires et la "guerre contre les femmes" susciteront des affrontements entre factions de la classe dirigeante qui pourraient prendre un caractère extrêmement violent dans un pays où une énorme proportion de la population possède des armes ; l'assaut contre le Capitole le 6 janvier 2021 ferait pâle figure en comparaison. Et l'on peut déjà voir, à l'état embryonnaire, les prémices d'une réaction d'une partie de la bourgeoisie qui a le plus à perdre de la politique de Trump (par exemple, l'État de Californie, l'Université de Harvard, etc.). De tels conflits portent la menace d'entraîner la population dans son ensemble et représentent un danger extrême pour la classe ouvrière, ses efforts pour défendre ses intérêts de classe et forger son unité contre toutes les divisions qui lui sont infligées par la désintégration de la société bourgeoise. Les récentes manifestations "Hands Off" organisées par l'aile gauche du Parti démocrate sont un exemple clair de ce danger, puisqu'elles ont réussi à canaliser certains secteurs et revendications de la classe ouvrière dans une défense globale de la démocratie contre la dictature de Trump et consorts. Encore une fois, si ces conflits internes peuvent être particulièrement aigus aux États-Unis, ils sont le produit d'un processus beaucoup plus large. Le capitalisme décadent s'est longtemps appuyé sur l'appareil d'État pour empêcher de tels antagonismes de déchirer la société, et dans la phase de décomposition, l'État capitaliste est également contraint de recourir aux mesures les plus dictatoriales pour maintenir sa domination. Mais en même temps, lorsque l'appareil d'État lui-même est déchiré par de violents conflits internes, il y a une forte poussée vers une situation où "le centre ne peut pas tenir, la simple anarchie est lâchée sur le monde", comme l'a dit le poète WB Yeats. Les "États en déliquescence" que nous voyons le plus clairement au Moyen-Orient, en Afrique ou dans les Caraïbes sont une image de ce qui se prépare déjà dans les centres les plus développés du système. En Haïti, par exemple, la machine étatique officielle est de plus en plus impuissante face à la concurrence des gangs criminels, et dans certaines régions d'Afrique, la compétition entre les gangs a atteint le paroxysme de la "guerre civile". Mais aux États-Unis même, la domination actuelle de l'État par le clan Trump ressemble de plus en plus au règne d'une mafia, avec son adhésion ouverte aux méthodes du chantage et de la menace »[15].
Cette situation a des répercussions très importantes sur l'ensemble de la scène politique et économique mondiale. En effet, tant que les différents pays, malgré la concurrence entre eux, parvenaient à maintenir une politique de coopération sur certaines questions, telles que la politique économique en particulier ou la politique impérialiste, la chute dans l'abîme de la décadence et de la décomposition du système pouvait être ralentie, du moins en partie. Mais aujourd'hui, la politique aveugle et irresponsable (du point de vue bourgeois) de nombreux pays, y compris les États-Unis eux-mêmes, non seulement ne parvient pas à ralentir la crise du système, mais l'accélère en réalité.
Irrationalité et perte de vue des intérêts de l'État
Ces divisions profondes au sein de la bourgeoisie expriment le poids du « chacun pour soi », ce qui signifie que les différentes composantes ne se sentent plus liées par un intérêt supérieur à défendre les intérêts de l'État, ou celui d’un « ordre international », mais plutôt à poursuivre les intérêts de factions politiques particulières, de cliques ou de familles économiques spécifiques, coûte que coûte. En outre, il arrive souvent que les groupes d’intérêts qui progressent dans la société au point de conquérir des postes gouvernementaux importants n'aient aucune formation politique préalable. Tout cela signifie que la politique menée par la bourgeoisie aujourd'hui se caractérise de plus en plus par une forte improvisation et une forte irrationalité qui, naturellement, dans un contexte de désordre croissant, ne fait qu'accélérer le chaos mondial. Nous avons déjà évoqué des mesures totalement irrationnelles telles que la décision d'organiser un référendum sur le Brexit en Grande-Bretagne et la politique tarifaire de Trump. Nous ajouterons simplement quelques détails sur la composition de l'équipe du deuxième mandat de Trump, le dirigeant du pays le plus puissant du monde : chacun pourra examiner par lui-même ce qui se passe de manière similaire dans d'autres pays.
Voici un jugement qui est apparu dans un journal italien (certainement pas un journal de gauche !) au début de l'année : « Aucun président n'a jamais recruté une telle foule de criminels, d'extrémistes, de scélérats, d'escrocs et d'individus indésirables.[16]». Examinons de plus près certains des membres de l’administration Trump 2. Le premier choix de Trump pour le poste de procureur général était Matt Gaetz, mais celui-ci a dû se retirer. La raison ? Non pas parce qu'il était son avocat, celui qui l'avait guidé avec un talent diabolique à travers ses démêlés judiciaires. La véritable raison est qu'il était poursuivi par des accusations de harcèlement sexuel et de consommation de drogue, ce qui n'est certainement pas l'idéal pour un ministre de la Justice.
Il y a ensuite le cas sensationnel de « l'antivax » notoire Robert F. Kennedy Jr., nommé à la tête du ministère de la Santé et des Services sociaux, alors qu'il avait déclaré vouloir abolir les vaccins contre la polio et qu'il était également connu pour être un adepte des théories du complot. Plus de 75 lauréats du prix Nobel se sont opposés à la nomination de Kennedy Jr. au poste de secrétaire à la Santé, affirmant que cela « mettrait en danger la santé publique ». Plus de 17 000 médecins (sur 20 000), membres du Comité pour la protection des soins de santé, se sont opposés à la nomination de Kennedy Jr., invoquant le fait que Kennedy a sapé la confiance du public dans les vaccins pendant des décennies et qu'il représente une menace pour la santé nationale. L'épidémiologiste Gregg Gonsalves, de l'université de Yale, également opposé à la nomination de Kennedy Jr., déclarait que confier à Kennedy la direction d'une agence de santé reviendrait à « confier la direction de la NASA à un partisan de la théorie de la Terre plate ».
Pete Hegseth, homophobe notoire, est nommé à la tête du Pentagone (budget de 800 milliards de dollars, 3 millions d'employés). Et, ô surprise, il est également poursuivi pour harcèlement sexuel.
Quant aux autres membres du gouvernement, les informations suggèrent qu'ils sont pour la plupart des extrémistes, mal formés ou particulièrement anti-establishment. Ce qui les unit, c'est leur loyauté absolue envers leur chef. Trump se moque qu'ils prêtent serment d'allégeance à la Constitution ; il a juste besoin qu'ils lui prêtent allégeance et qu'ils le lui prouvent.
Trump s'est immédiatement distingué en éliminant des milliers de fonctionnaires qu'il jugeait gênants ou qui, selon lui, exerçaient des fonctions incompatibles avec son mandat, mais il s'est montré encore plus brutal envers ceux qui s'opposaient directement à lui, utilisant des méthodes vindicatives dignes des querelles mafieuses.
La réaction contre ceux que Trump considère comme des traîtres est leur élimination directe. Différents exemples l’illustrent :
- le 22 août, le FBI a perquisitionné le domicile de John Bolton, dans le Maryland, qui a été conseiller à la sécurité nationale dans la première administration Trump, mais qui est ensuite devenu très critique à l'égard du président ;
- une enquête du grand jury a été autorisée sur les origines de l'enquête sur les rapports entre Trump et la Russie ;
- une autre enquête est en cours sur le sénateur démocrate californien Adam Schiff, accusé de fraude fiscale, mais qui avait accusé Trump de profiter des fluctuations boursières à la suite de diverses annonces tarifaires ;
- une autre enquête est en cours contre la procureure générale de New York, Letitia James, qui a déposé un mémoire juridique pour mettre fin aux arrestations d'immigrants ;
- le licenciement de la gouverneure de la Fed, Lisa Cook, qui s'oppose aux demandes de baisse des taux d'intérêt de Trump et qui a ensuite été accusée d'avoir falsifié des documents afin d'obtenir des conditions plus favorables pour un prêt hypothécaire...
- la dernière nouvelle concerne l'ancien directeur du FBI et opposant à Trump, Comey, qui est poursuivi pour des « crimes graves ».
Gangstérisassions et vandalisme
Ce qui était jusqu'à présent considéré comme une caractéristique des pays périphériques, dits du tiers-monde, à savoir le gangstérisme et le vandalisme en politique, est désormais largement présent dans les pays les plus avancés du monde, y compris aux États-Unis, pays autrefois salué comme le phare de la démocratie. Une fois de plus, le cas Trump en est la preuve.
Commençons par dire que Trump a hérité à la fois du racisme et des bonnes relations avec la mafia italo-américaine de son père, Fred Sr [17]. Alors que son père entretenait de bonnes relations avec les Gambino, les Genovese et les Lucchese, son fils les entretient avec les Franzese et les Colombo. L'épisode qui a conduit à la construction de la Trump Tower est particulièrement connu. En 1979, lorsque la première brique a été posée, une grève dans les cimenteries a bloqué la vente de ce matériau. Mais Trump a contourné le blocus syndical en l'achetant directement à S & A Concrete. Construction dont les propriétaires cachés étaient Anthony « Fat Tony » Salerno des Genovese et Paul Castellano des Gambino, deux familles déjà proches de son père et dont les chefs se réunissaient régulièrement chez Cohn, l'avocat polyvalent de Trump à l'époque. Mais il a également conclu des accords importants avec la mafia russe : en 2011, Trump sortait de dix années de procès, de multiples faillites et de 4 milliards de dettes… et cette fois, il a été sauvé par « l'argent russe » de Felix Sater dont le père, Michael Sheferovsky, comptait parmi les amis proches non seulement de la famille Genovese, mais surtout de Semion Yudkovich Moguilevitch , le « boss des boss » de la mafia russe.
De nombreuses femmes ont déjà affirmé que Trump les avait violées lors de divers événements ou concours de beauté. On sait également que Trump a payé pour faire taire les deux femmes qui l'accusaient d'avoir eu des relations illicites avec lui, la star du porno Stormy Daniels et l'ancienne playmate de Playboy Karen McDougall. Cette accusation a conduit à sa condamnation, mais il a été exempté de poursuites. Début 2024, deux jurys distincts ont estimé que Trump avait diffamé l'écrivain E. Jean Carroll en niant ses allégations d'agression sexuelle. Il a été condamné à payer un total de 88 millions de dollars. Bien connu est aussi son association avec Epstein, qui a été accusé de viol, d'abus et, surtout, de trafic international d'enfants. Il apparaît avec Trump sur des dizaines de photos. Enfin Trump a également été reconnu coupable de trente-quatre chefs d'accusation de falsification de documents commerciaux, qui ont été révélés lors de l'enquête sur les paiements versés à Stormy Daniels.
Le prolétariat pourra-t-il tirer parti de cette perte de contrôle de la bourgeoisie ?
Tous les éléments que nous avons rapportés dans cet article démontrent clairement un affaiblissement de la capacité de la bourgeoisie à gérer son système politique et donc une difficulté accrue à faire face à la crise mondiale du système, sur le plan économique, environnemental, etc. Cela ne fait aucun doute.
Mais nous devons veiller à ne pas imaginer que cette faiblesse de la bourgeoisie peut être convertie en un avantage, une force pour le prolétariat. Et ce, pour au moins deux raisons. La première concerne le processus qui la mènera à la révolution. En effet, les faiblesses croissantes de la bourgeoisie ne constituent en aucun cas des atouts permettant à la classe ouvrière de développer sa force. Comme le projet de cette classe est complètement antagoniste à tout ce que représente le capitalisme, l'affaiblissement de la bourgeoisie ne profite pas au prolétariat (qui ne dispose que de son unité et de sa conscience comme forces). Deuxièmement, la bourgeoisie, tout en montrant des signes évidents de déclin, fait preuve d'une vigilance et d'une lucidité considérables en matière de lutte des classes, résultat de deux siècles d'expérience de confrontation avec la classe ouvrière. Cette expérience l'amène non seulement à être vigilante, mais surtout à empêcher toute action de classe en exploitant les effets mêmes de la décomposition contre la classe elle-même.
Par exemple, toute la propagande populiste, qui trouve souvent un écho auprès de certains secteurs les plus fragilisés et moins conscients de la classe ouvrière, est construite en exploitant les craintes des gens face à la concurrence professionnelle des immigrés, ou de ceux qui sont « différents ». Ensuite et surtout, elle exploite le battage populiste pour entraîner les travailleurs dans des campagnes anti-populistes en défense de l’État démocratique.
Cependant, les manifestations de la décomposition (à travers les crises écologiques, les catastrophes environnementales de plus en plus fréquentes, mais surtout la propagation et l'intensification des guerres, naturellement accompagnées de l'aggravation de la crise économique) forcent de plus en plus certains éléments à chercher une alternative à la barbarie actuelle, même s'ils sont pour l'instant largement minoritaires. Les attaques économiques que la bourgeoisie est déjà contrainte de porter contre les travailleurs constitueront le meilleur stimulant de la lutte des classes et permettront une future maturation politique des luttes qui, seules, pourront non seulement se défendre contre les mystifications de la bourgeoisie, mais aussi retrouver une compréhension des raisons profondes de la crise actuelle du système et en faire une source de force dans leur lutte.
Ezechiele, 27 août 2025
[1] Amadeo Bordiga, Le principe démocratique, 1922, MIA (Marxists Internet Archive).
[2] Notes sur la conscience de la bourgeoisie décadente. Revue internationale n° 31, 4e trimestre 1982 : Le Parti communiste italien avait perdu tout caractère prolétarien à la suite du processus de « bolchévisation » (en fait, de stalinisation) entre la fin des années 1920 et le début des années 1930.
[4] En réalité, à la fin de la guerre et immédiatement après la proclamation de la République, le PCI avait été au pouvoir avec la DC et d'autres partis de gauche (PSIUP et PRI) de juillet 1946 au 1er juin 1947. La raison en était qu'en 1942-1943, il y avait eu d'importantes grèves dans le nord du pays et que plusieurs groupes politiques prolétariens s'étaient formés, dont le Parti communiste internationaliste, qui avait rapidement gagné des centaines de membres. La formation de ce gouvernement « d'unité nationale », qui réunissait les différentes forces ayant combattu dans la Résistance, a servi à convaincre un prolétariat qui montrait des signes de prise de conscience qu'il avait des représentants valables même au sein du gouvernement et qu'il n'avait donc plus besoin de se battre. Ce n'est pas un hasard si, une fois certaine que le soulèvement prolétarien s'était apaisé, la bourgeoisie a retiré son soutien au PCI et aux autres partis de gauche et n'a plus formé que des gouvernements du centre ou de droite, jusqu'aux années turbulentes de 1968-1969.
[5] Pour une analyse des événements, lire nos Thèses sur la crise économique et politique dans les pays de l'Est, Revue internationale n° 60, 1er trimestre 1990. Pour en savoir plus sur le concept de phase de décomposition, lire également les Thèses sur la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste, Revue internationale n° 107 - 4e trimestre 2001.
[6] Crise dans le golfe Persique : le capitalisme, c'est la guerre ! Revue internationale n° 63, 4e trimestre 1990.
[7] Pour une analyse de ce point intéressant, voir « Attentats de la mafia : les règlements de comptes entre capitalistes », Révolution Internationale n° 215, septembre 1992.
[8] Extraits des points 9 et 10 des Thèses sur la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste, Revue internationale n° 107 - 4e trimestre 2001 ; Thèses sur la décomposition, texte déjà cité
[9] Wissen, was Deutschland denkt (Savoir ce que pense l'Allemagne)
[10] Scholz trails conservative CDU/CSU in election polls. Scholz derrière les conservateurs CDU/CSU dans les sondages électoraux
[11] Brexit, Trump : revers pour la classe dirigeante, rien de bon pour le prolétariat, Revue Internationale 157 - Été 2016
[12] Le capitalisme n'a pas de solution à la crise économique mondiale !, World Revolution 403 - Printemps 2025
[13] EUROPATODAY - La Germania manda tank all'Ucraina, perché i pacifisti sono diventati interventisti (L'Allemagne envoie des chars en Ukraine, car les pacifistes sont devenus interventionnistes)
[14] Voir le point 8 des Thèses sur la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste, Revue internationale n° 107 - 4e trimestre 2001. Thèses sur la décomposition.
[16] Gangs of America alla corte di Trump, Il Foglio 27 janvier 2025
[17] Jeune homme, son père a été arrêté pour avoir été l'un des membres les plus actifs du KKK.
Conscience et organisation:
Personnages:
- Stormy Daniels
- Jeffrey Epstein
- E. Jean Carroll
- Karen McDougall
- Semion Yudkovich Moguilevitch
- Michael Sheferovsky
- Felix Sater
- Anthony Salerno
- Paul Castellano
- James Comey
- Adam Schiff
- Letitia James
- Lisa Cook
- John Bolton
- Pete Hegseth
- Robert Francis Kennedy Jr.
- Gregg Gonsalves
- Matt Gaetz
- William Butler Yeats
- Narendra Modi
- Javier Milei
- Jair Bolsonaro
- Annalena Baerbock
- Olaf Scholz
- Robert Habeck
- Joschka Fischer
- Daniel Cohn-Bendit
- Margaret Thatcher
- Angela Merkel
- Willy Brandt
- Pedro Sanchez
- Friedrich Merz
- Nigel Farage
- Keir Starmer
- François Bayrou
- Emmanuel Macron
- Marine Le Pen
- Amadeo Bordiga
- Donald Trump