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Nous avions montré, dans un précédent article, comment les journaux bourgeois manifestaient à leur manière une certaine "compréhension" politique, et cité "Le Monde" et une de ses enquêtes en Hongrie. Nous revenons aujourd’hui au même journal, qui a su estimer correctement le sens des trois grands discours prononcés en France le 18 Avril.
C'était le jour des élections italiennes. De Gaulle à Marseille, Thorez à Paris et Schumann à Poitiers prenaient la parole. Les trois forces dominant la situation en France (le RPF, le parti stalinien et… la "troisième") firent connaître une nouvelle fois, par leur bouche, alors que se réglait en Italie l'équilibre des deux blocs qui dominent l’Europe, leur programme et leur politique intérieure. On disait partout que, dans les événements qui présidaient à cette journée, le sort du "communisme" était en jeu. Et l'on prévoyait qu'une opposition sociale séparait les partis dont les leaders prenaient la parole, que celle-ci allait éclater ouvertement pour apparaître à travers les discours. Leurs thèmes exprimeraient des contenues de classe différents et creuseraient un fossé entre les staliniens et leurs adversaires.
C’est du moins ce que pouvaient attendre staliniens et stalinisants de tous poils, en particulier les diverses variétés de trotskistes. Nous leur laisserons le soin, maintenant que les paroles ont été prononcées, de décanter le contenu "prolétarien" qu'à un titre ou à un autre ils croyaient trouver dans le discours de Thorez, et de nous dire en quoi les prises de positions que ce discours exposait marquent une délimitation de classe par rapport au RPF et au gouvernement. Pour nous qui estimions qu'aucune opposition sociale fondamentale (sinon une opposition séparant trois facteurs internes au capitalisme) n'existe plus entre les partis spécifiquement bourgeois et les partis ex-ouvriers, nous n'attendions rien d’autre que ce qui fut. Nous savions qu'aucune opposition essentielle n'apparaîtrait entre les trois discours du 18 avril. L'examen des textes ne laisse plus aujourd’hui aucun doute.
C'est sur ce point que "Le Monde", journal "authentiquement" bourgeois nous intéresse : il partage, après l'expérience, le même point de vue que nous. Et c'est une leçon qui a bien sa valeur parce que l'opinion bourgeoise traditionnelle reflète un pourrissement idéologique et politique moindre que celui des partis qui se parent indûment des oripeaux de la classe ouvrière. Son appréciation est donc à considérer, dans certaines limites naturellement. Elle éclaire utilement la situation pour les révolutionnaires, dans la mesure où elle reflète un sens de classe averti : celui de la classe capitaliste.
C’est le moment de se rappeler que Lénine commençait ainsi sa "Maladie infantile du communisme" :
"Je dédie cette brochure au très honorable Mr. Lloyd George en signe de reconnaissance pour le discours quasi marxiste – et en tout cas éminemment utile aux bolcheviks du monde entier - qu'il a prononcé le 18 Mars 1920."
Lénine estimait alors que l'homme d'État anglais avait pu donner une leçon aux ténors de la deuxième internationale parce qu'il s'était placé franchement et cyniquement du point de vue de sa classe, la bourgeoisie. "Le Monde", dans son commentaire des discours du 18 Avril, n'a pas fait autrement.
"Trois villes, trois hommes, trois discours…" écrit Mr Jacques Fauvet. À Marseille, le général de Gaulle a défini la charte politique de son rassemblement devant une foule qui continue de voir en lui quelqu’un de plus grand qu’un chef de parti. Le passé, la gloire sont ici mêlés au présent et l'histoire à la politique.
À Paris, Mr Maurice Thorez a développé le programme de son parti devant un rassemblement de jeunes et de femmes qu'il a convié à aller "au-devant de la vie". Car c'est l'avenir qui se trouve ici éclairer le présent, et la philosophie (?) éclairer la politique.
À Poitiers enfin, Mr Robert Schumann a fait démocratiquement un rapport de gestion devant des hommes débonnaires dont les réalités quotidiennes retiennent tous les soins. Car c'est ici le présent qui se suffit à lui-même.
On ne saurait ainsi imaginer d'auditoires, d'auditeurs et de thèmes plus différents. Mais tous, en même temps, se retrouvent pour souhaiter quelque rassemblement, chacun le voulant pour soi et autour de soi, chacun aussi pressentant que la réforme des chaires ne dispense point les hommes de réformer eux-mêmes. Le général de Gaulle veut restaurer la "moralité", Mr Maurice Thorez "le sens moral" et Mr Robert Schumann "l'homme en lui-même". Point de politique pure apparemment que tout cela". (Le Monde, 20 Avril 1948, p. 1, 2º colonne)
Ce n'est point un hasard si ce journaliste conclut, avec le verbiage agréable qui sied à un grand journal capitaliste, qu'il n'y a aucune "politique pure" dans les thèmes respectifs des trois discours. Également, si ce sont les belles phrases moralisantes, opiumantes ou autres qui lui sont apparues comme le point de contact ou de rupture des trois forces en présence. C'est simplement qu'avec une bonne foi estimable, il n'a trouvé dans les discours… que de la phrase. On sait bien qu'à d'autres époques les confrères de Mr Fauvet ne s'y trompaient pas et distinguaient fort correctement dans les luttes idéologiques, apparemment recouvertes d'un même vocabulaire, le bon grain bien-pensant de l'ivraie révolutionnaire. Le même sens de classe - qui faisait alors reconnaître dans les "utopies" communistes un réel danger social - se retrouve aujourd’hui sous la plume du journaliste du "Monde" lorsque celui-ci affirme avec bonhomie que les trois discours ne sont socialement qu'un duel du verbe.
Cette opinion n'est pas que celle de Mr. Fauvet. On la retrouve dans une autre colonne du même journal où est publié son article. Mr. Rémy Roure écrit, en effet, dans le même sens que son collègue :
"Nous n'avons entendu hier que des paroles d'apaisement, des appels à l'union de tous les français, des mots d'ordre de "rassemblement" pour le salut du pays. Partout, des mains ouvertes déversant des promesses. Il n'y aurait, semble-t-il, qu'une conclusion à tirer de tant d'éloquence fraternelle : un vote, demain, unanime pour le gouvernement de Mr Robert Schumann, une majorité qui comprendrait, au nom du pays, l'unanimité de l’assemblée." (id. colonne 4)
Cette unanimité des collaborateurs du "Monde" à ne voir dans les propos de Gaulle, Schumann et Thorez que l'expression d'un même contenu social, d'une "politique" qui reste inscrite dans un même cadre, celui de l'"unanimité", est donc édifiante pour nous. Rendons hommage : elle est parfaitement correcte.
Le point faible, évidemment (mais il faut bien qu’une pensée bourgeoise trouve quelque part son point faible…), c'est lorsqu’il s'agit d'expliquer pourquoi, malgré une substance identique, les discours des chefs des trois forces politiques en présence appellent néanmoins à la lutte. Rémy Roure note qu'à première vue la conclusion qu'on devrait tirer serait que le gouvernement Schumann trouvera demain un "vote unanime" ; mais il ajoute aussitôt qu'en réalité il n'en va pas ainsi : "Nous n’en sommes pas là. La main de Mr. Maurice Thorez ouverte à "tous les français" - catholiques, socialistes, républicains, "résistants" - se détourne de celle du président du conseil qui, d'ailleurs, pensons-nous, ne le regrette pas." (id.)
Pourquoi cette opposition de politiques en dépit de l'identité des phraséologies ou des programmes ? Évidemment, cela reste pour la bourgeoisie française et ses auxiliaires, un mystère qu'ils ne peuvent comprendre. La transformation structurelle que le capitalisme vit de nous jours, transformation conduisant au capitalisme d'État, lui échappe au moins dans son intégralité et dans sa signification.
Sans doute, comprend-elle bien que les conflits politiques intérieurs reflètent les antagonismes entre les deux États dominants sur la scène mondiale. Mais, même sur ce point, qui ne concerne cependant qu'un aspect partiel du problème, sa vision reste nécessairement indécise. Sa fraction de droite - celle que représente précisément "le Monde" - se rend bien compte des rapports qui unissent le stalinisme au Kremlin et elle est la première à "démasquer" cette situation. Mais, du même coup, elle en oublie que le RPF et la "troisième force" ne sont, malgré leur opposition, que les instruments communs de l'impérialisme américain. Par contre, sa faible fraction stalinienne a une réelle conscience de ce dernier phénomène, mais conscience qui s'assortit à son tour d'une "ignorance" des liens qui l'attachent elle-même à la bureaucratie de l'Est.
C’est en vérité le reste (le plus important !) que la bourgeoisie ne peut comprendre du tout, à quelque camp qu'elle appartienne. À savoir, quelles conditions internes, quels impératifs sociaux inhérents dictent avant tout en France, même de l'intérieur, le confit entre les trois forces en présence. Si l'affaire se tranche en définitive sur le plan du capitalisme mondial et si les rapports des blocs en sont une expression, il n'en est pas moins vrai que c'est par les conditions propres à la France que les rapports politiques prennent leur expression dans ce pays. Sur ce terrain, elle ne comprend pas ni le fait qu'elle reste fondamentalement divisée ni pourquoi. Elle poursuit toujours, en même temps que des luttes la déchirent, le mythe inaccessible de l'unanimité.
En réalité, le capitalisme se transforme en capitalisme d'État. En France (et ce serait vrai ailleurs), cette transformation entraîne un changement dans la situation des classes, notamment dans les rapports internes de la classe capitaliste, de la partie de la société qui est liée à l'exploitation du travail. Le capital monopoliste se fond avec l'État, ce qui tend à la destruction de la bourgeoisie monopoliste d'avant 1930 et au développement d'une bureaucratie économique. Celle-ci est puisée dans la bourgeoisie ruinée ou évincée de la propriété individuelle du capital, et dans les appareils politiques et syndicaux. La lutte pour la fusion du capital dans l'État oppose la bureaucratie à la bourgeoisie. Des formes structurelles diverses se développent, qui expriment les rapports de forces successifs entre le monopole privé et l'État : intervention, contrôle, plan, nationalisation. En même temps et en fonction des phases de cette lutte, les conflits restent ouverts pour la gestion de l'État, capitaliste universel qui absorbe la société : gestion autoritaire ou parlementaire. Une partie de la bureaucratie - la plus avide et la plus consciente d’elle-même - appuyée sur des masses plus larges, notamment les masses ouvrières aliénées, a trouvé son intérêt propre dans une étatisation totale. Une autre - moins "indépendante" et plus immédiatement liée aux intérêts privés de l'oligarchie monopoliste - s'en tient à un dirigisme qui laisse au capital une vie, soumise certes à l'État mais distincte de lui. La première constitue la gauche du capitalisme d'État, la seconde sa droite. Et une opposition d'intérêts les dresse l'une contre l'autre.
La France d'aujourd'hui laisse donc, malgré l'absence de prolétariat révolutionnaire, la place à des luttes politiques qui, pour ne pas dépasser les limites de l'exploitation du travail, n'en sont pas moins violentes à leur manière. Ces luttes développent, approfondissent le capitalisme d'État et, avec lui, la décomposition du capitalisme et le déclin de la civilisation. Par conséquent, n'en déplaise à Mrs Fauvet et Roure ainsi qu'à leur journal, il reste, sous le couvert d'une idéologie commune, suffisamment de place pour trois discours et même plus. Des discours qui expriment les forces d'un même régime social. Forces convergentes et divergentes à la fois : convergentes lorsqu'il s’agit de perpétuer l'exploitation capitaliste du travail, divergentes lorsqu'elles expriment les intérêts propres de fractions opposées de la bureaucratie et de la bourgeoisie.
L'ignorer, c'est se couper de tout moyen de comprendre l'histoire de la période. Si cela n'a pas d'importance pour les journalistes dont nous parlions et pour leur clientèle bourgeoise, ça en a une capitale pour nous. A bon entendeur salut !
MOREL