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Mayer n'a pas attendu pour élargir ses premières réformes. Un deuxième train de mesures les a suivies. Elles confirment ce que nous disions le mois dernier : l'objectif du plan gouvernemental est d'aligner le capitalisme français sur le plan Marshall d'expression américaine, de préparer les conditions d'application de ce plan dans la monnaie et dans les prix, de prolonger la concentration du capital autour de l'État et de ramener l'agriculture américaine au niveau de l'exploitation industrielle du travail. Tel est, en effet, le sens de la réforme monétaire récente. Elle comprend deux parties : l'une concerne la dévaluation et la création d'un double secteur de change, l'autre l'échange des coupures de 5.000 francs. Le sens de ces mesures, pour les rapports de l’Europe avec l’Amérique, pour le plan Marshall, s'est manifesté dans la démarche de Staford Crips à Bretton Wood et à Paris avant l'adoption du projet, et par le crack américain de ces dernières semaines, consécutivement à la création du marché libre de l'or en France. Ce sont toutes ces questions qu'il faut examiner.
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L'échange des billets de 5.000 Francs s'inscrit dans la ligne du prélèvement décidé le mois dernier, plus particulièrement des disparitions qui frappent l'agriculture. On se souvient que les taux appliqués aux bénéfices agricoles étaient déjà plus élevés que ceux prévus pour les profits industriels et commerciaux. Ils peuvent atteindre 80%. En s'en prenant aux gros billets, Mayer prolonge cette politique. Car les coupures de 5.000 Francs jouent un rôle particulièrement important dans l'épargne agricole. Peut-être les plus grosses transactions soldées en billets de cette taille sont, elles, effectuées dans les villes, notamment sur le marché noir. Mais c'est dans les campagnes que leur rôle économique est le plus important. Car les paysans français se montrent réticents à déposer leurs fonds au Crédit agricole et traitent fréquemment leurs affaires en billets. Ceux-ci sont entassés dans les formes, mais l'usage auquel on les destine est un usage productif. On sait fort bien qu'il arrive à la plupart des agriculteurs de payer tracteurs, machines, semences etc. en argent comptant. Les billets bloqués par Mayer sont donc autant de moyens d'investissement retirés à l'agriculture. Qui plus est, dans une période de l'année où la trésorerie est étroite. Par conséquent, l'échange des gros billets qui aura, certes, des effets importants dans le secteur industriel et commercial (notamment dans ce dernier), effets d'autant plus accusés que les marchés seront "illégaux", aura une répercussion économique et sociale bien plus considérable en agriculture. À tel point qu'on peut se demander si les crédits en dollars du plan Marshall pourront trouver, après l'application des mesures de Mayer, une contre-partie suffisante en francs dans les campagnes. Autrement dit, si les importations destinées à l'agriculture trouveront à s'écouler, la destruction du capital agricole par le capitalisme d'État entre donc maintenant dans sa phase active.
Le dédoublement du change, la dévaluation (pour le taux officiel) et la liberté des marchés de l'or et du dollar s’inscrivent bien, eux aussi, dans le même plan d’ensemble (Marshall-Mayer). Mais, ils correspondent à un tout autre aspect de la situation.
Les dispositions arrêtées sont en effet les suivantes :
1° Le cours officiel du dollar est dévalué de 80%. Il passe de 119 à 214 frs. Ce taux de change est le seul admis pour les transactions commerciales. On importe, à ce taux, toutes les marchandises inscrites sur une liste établie par les pouvoirs publics.
2° Les exportateurs sont cependant autorisés à échanger sur un marché à cours libre du dollar, la moitié des devises américaines qu'ils ont obtenues, l'autre moitié étant échangée au cours officiel. Les importateurs obtiennent au même cours libre les dollars dont ils ont besoin pour les marchandises autres que celles inscrites sur la liste à change officiel. Soulignons que le cours variable, ainsi institué pour le dollar, n'implique pas un marché libre. Le marché lui-même reste réglementé, exportations et importations demeurant toujours soumises à licence.
3° Sur ce même marché à cours variable, les capitaux ne provenant pas d'exportations de marchandises peuvent être convertis en dollars. Réciproquement, les dollars détenus clandestinement peuvent être changés en France sous réserve d’une pénalité de 25%.
4° Parallèlement au marché à cours variable du dollar, est créé un marché intérieur libre de l’or. C'est-à-dire qu'on y peut vendre et acheter librement pièces et lingots. Mais l'importation et l'exportation restent interdites.
5° Les taux des monnaies autres que le dollar, notamment celui de la livre, restent soumis au change officiel. Il n'est pas créé de cours libre pour ces monnaies. Leur cours se trouve automatiquement relevé par la dévaluation effectuée par rapport au dollar.
En établissant ainsi un change variable pour le dollar et un cours libre intérieur pour l'or, le gouvernement donne au capital privé (qui reste la base nécessaire du capitalisme d'État) une contre-partie appréciable au prélèvement. Il lui permet d'obtenir librement du métal et des devises stables soustraites aux fluctuations des prix français. En agissant ainsi, le gouvernement tente un coup de poker, une pure spéculation. Il espère faire réapparaitre les capitaux français (acquis avant, pendant ou après l'occupation). Il leur donne, dans ce but, la faculté d'opérer au grand jour. Mais il espère en même temps que les capitaux étrangers vont eux aussi faire leur apparition. Qu'ils vont refluer sur Paris, attirés par les possibilités spéculatives du marché libre. Double espèce de capitaux étrangers : capitaux "flottants" qui, dans l’entre-deux guerres, ne trouvaient pas d'investissement sur un marché restreint par l'action des monopoles (ils dominèrent la finance mondiale à cette époque, bouleversant l'équilibre des balances des comptes en passant d'un pays à l'autre à la suite des dévaluations) ; et capitaux d'investissement (en fait américains) qui pourront trouver intérêt à acheter au capital français une partie de ses entreprises. Cet afflux de capitaux français et étrangers, s'il se produisait, donnerait, pense Mayer, la possibilité d'équilibrer la balance des comptes grâce aux importantes disponibilités en dollars qu’il procurerait. Ces disponibilités se trouveraient, d'autre part, accrues par le produit des exportations que la dévaluation stimulerait en même temps.
Donc, accroissement des exportations, rentrée des capitaux (c'est-à-dire dans les deux cas : arrivée de dollars sur le marché de Paris et rééquilibre de la balance des comptes), tels sont les effets attendus des mesures monétaires. Elles viennent donc bien compléter le prélèvement. Celui-ci tendait à stabiliser intérieurement la monnaie, tandis que celui-là cherche à la stabiliser extérieurement. C'est cette double stabilisation (dont les deux aspects sont interdépendants et complémentaires) que requiert l'application effective du plan Marshall. Qu'elle soit possible, c'est une autre affaire ; mais, du moins, la bourgeoisie se fait à ce sujet des illusions. En tout cas, le moment n'était pas mal choisi, en France, pour tenter l'opération. En effet, l'écueil auquel auraient pu, en principe, se heurter les mesures de Mayer aurait été que l’effet stimulant de la dévaluation sur les exportations serait compensé et, au-delà, par la hausse correspondante des prix d'importation. C'est-à-dire que les prix des matières importées (automatiquement relevés par le réajustement du change) ne provoquent, une fois celles-ci incorporées dans les produits fabriqués français, une hausse telle que ces produits ne soient à nouveau inexportables après un court délai. L'effet de la dévaluation et l'équilibre monétaire qu'on en pourrait attendre auraient alors été perdus ? Or, précisément, le gouvernement combine sa dévaluation, destinée à préparer l'entrée en vigueur du plan Marshall, avec le commencement même de son entrée en application. C'est à dire à la veille du jour où Washington met à la disposition de l'impérialisme français les crédits gratuits de l'aide intérimaire et les prêts du plan Marshall. Dans ces conditions, la charge que la dévaluation fera peser sur les importations sera réduite au minimum. Les avantages de la dévaluation et du dédoublement du change (la rentrée de dollars à travers l'exportation de marchandises et la rentrée des capitaux) ont donc des chances d'être supérieurs à ses inconvénients, au moins pour un temps.
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Les répercussions internationales de ces mesures financières, prises unilatéralement par le gouvernement français, ne pourraient tarder. La création du double secteur de change sur le dollar et du marché libre de l'or constituait une menace directe pour la livre sterling. Et la perspective de voir celle-ci suivre le franc dans sa chute, c'est à dire d'assister à l'effondrement des deux monnaies dominantes d'Europe, ne pouvait manquer d'avoir des répercussions sur les marchés américains.
Que la position du sterling soit mise en danger par le plan Mayer, cela n'a fait, parmi les gouvernements, aucun doute pour personne. La création d'un cours libre du dollar et d'un marché libre de l'or doit tendre, en effet, à accroitre le nombre des transactions faites à Paris sur ces monnaies, puisque les risques qu'impliquait jusqu'ici leur tractation illégale n'existeront plus. Nombre de capitaux se porteront dans cette direction et seront détournés des marchés noirs de la livre. Le cours noir de cette monnaie subira donc une chute. On peut s'attendre même -le gouvernement de Londres s'y attend pour sa part- à ce qu'il descende fortement au-dessous du cours officiel qui est le correspondant en franc de celui officiellement établi en dollar entre la Grande-Bretagne et les États Unis (ce phénomène s'est déjà produit en Italie, pour le cours de la livre en lire, après qu'intervint, l’année dernière, une réforme analogue à celle de Mayer. Le cours noir de la livre en lire y est tombé à la moitié du cours officiel correspondant au change fixé à Washington pour la livre, en dollar. Dans cette éventualité, il deviendra intéressant (notamment pour des américains) d'acheter des livres à bas prix en France, d'acquérir grâce à elles des marchandises en Angleterre et de les exporter aux États Unis où leur coût sera très inférieur aux coûts américains ; ultérieurement, de changer les dollars ainsi obtenus en France au cours libre. Dans une telle opération, le bénéfice obtenu en dollars par la différence de change entre les cours officiels et noirs de la livre à Paris ira dans la poche des non-britanniques qui s'y livreront. Autrement dit, tout se passera comme si une dévaluation de la livre était intervenue, le bénéfice en revenant non pas aux capitalistes anglais mais à ceux qui se livrent en France au trafic international. Ce seront autant de dollars perdus pour la balance des comptes du Royaume Uni. Cette situation explique toutes les démarches anglaises auprès du fonds monétaire international (auquel Mayer aurait dû demander l’autorisation d'agir, comme il l'a fait étant donné les accords monétaires antérieurement signés par le gouvernement de la Quatrième République) pour s’opposer au projet français. Elle explique également les voyages de Crips à Paris.
Ces démarches n'ayant pas réussi à fléchir Mayer, il ne restera au capitalisme anglais qu'une manière d'éviter cette disjonction défavorable des cours de la livre. Ce sera de dévaluer afin de bénéficier officiellement, pour lui-même, de ce que d'autres s’apprêtent à recueillir occultement à ses dépens. Mais la perte que cette mesure entraînera pour les positions financières de la Grande-Bretagne portera un coup tel à l'impérialisme britannique que celui-ci recule autant qu'il peut l'échéance. D'où les efforts de Crips pour retarder son ajustement monétaire et pour faire échec au plan français.
Quant aux répercussions de ce plan sur l'économie américaine, elles dérivent du désordre introduit dans les rapports monétaires de la France avec la Grande Bretagne. En accentuant l'instabilité monétaire et financière de l'Angleterre, instabilité que rendent évidente les réactions du gouvernement anglais, Mayer accentue la sensibilité des secteurs financiers américains directement impliqués dans les affaires d'Europe ; et, par-là, les États Unis tout entiers.
En effet, si l’évolution de l'Europe occidentale doit être telle qu'il vient d'être dit, de nouvelles complications interviendront dans le commerce international, qui est lui-même fonction des ressources en dollar des pays non-américains. La France et la Grande Bretagne pourront exporter davantage pour un temps (sous l’effet de leurs dévaluations respectives), concurrençant ainsi les États-Unis. La première resserrera sa pression impérialiste sur l'empire colonial, puisque les francs coloniaux étant dévalués en même temps que le franc métropolitain, les importations étrangères dans l'empire deviendront trop chères, l'industrie métropolitaine d'outillage mécanique et de biens de consommation pourra substituer et intensifier ses livraisons (il ne faut pas oublier que l'empire français produit essentiellement des matières brutes et des produits alimentaires dont les prix sont peu affectés par les prix d'importation et les coûts peu sensibles aux dévaluations. De ce point de vue, sinon du point de vue de ses placements en argent, l'impérialisme français gagne donc, en dévaluant, sur les deux tableaux). La Grande-Bretagne rendra plus étroits ses "liens impériaux" mais sur une autre base que la France, puisque l'équipement industriel des possessions britanniques est fort élevé, parfois même plus élevé que celui de la métropole.
Dans ces conditions, les producteurs et exportateurs des États-Unis ont craint un resserrement des expéditions américaines sur le continent malgré les crédits du plan Marshall. D'autant que celui-ci n'était pas encore accepté par le congrès de États-Unis jusqu'à ces derniers temps et qu'il n'est pas assuré non plus d'une pérennité à toute épreuve. La perspective de voir les stocks américains privés de leurs débouchés en Europe, par les bouleversements monétaires inaugurés par Mayer, a porté les détenteurs à des liquidations rapides. Les cours se sont effondrés. Cette tendance s'est évidemment marquée sur les marchandises, notamment celles impliquées dans "l’aide à l'Europe". Mais elle s'est étendue promptement au marché des valeurs.
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Tels sont les évènements. Concluons en disant qu'ils montrent comment les problèmes du capitalisme français passent par ceux du capitalisme mondial ; et ceux-ci par la consolidation de l'impérialisme américain sur l'univers. Les mesures arrêtées en France par l'homme de la banque Rothschild visaient en effet à une mise en ordre préalable, à un ajustement monétaire préparatoire, à l'entrée en scène du plan américain d'expansion impérialiste (le plan Marshall). À leur tour, dès leur entrée en vigueur, elles ont provoqué des secousses en Europe. Et ces secousses se sont fait sentir jusqu'aux États-Unis.
Ce serait, toutefois, prendre une vue fausse du problème, ce serait prendre les apparences pour le fond, que de s'en tenir aux incidents qui surviennent dans les cours, les changes et les prix. Ces incidents se produisent sur la scène où les gouvernements déploient leur activité. Or, ce n'est là que la façade. La réalité se situe, elle, ailleurs. Par derrière, en vérité. Dans le mécanisme mondial de l'accumulation capitaliste. Les incidents perceptibles en révèlent indirectement les rouages et les difficultés.
Le mécanisme pousse aujourd'hui à la fusion du capital monopoliste avec l'État. C'est ce qu'expriment des politiques comme celle de Mayer. C'est ce que l'avant-garde ouvrière ne doit pas oublier. C'est ce qu’elle doit répéter inlassablement.
Morel