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La presse capitaliste est ce qu’elle est ; elle vaut ce qu’elle vaut. Mais elle est en tout cas instructive. Elle révèle quelle conscience la bourgeoise a des transformations sociales de l’époque. C'est-à-dire, en général, ce qu'elle pense d'elle-même, puisque son existence comme classe n'est pas mise actuellement en question. Dans cette presse, les journaux qui représentent les intérêts traditionnels de la bourgeoisie, ses principes politiques et historiques (c'est à dire ses principes parlementaires) ont un intérêt tout particulier. Témoin en est le "Monde" et la récente enquête qu'il vient de présenter sur la Hongrie et ses transformations "révolutionnaires". Il y a dans ces écrits davantage de sens historique et d'appréciation économique vraie que dans ce qu'impriment les feuilles prétendument inspirées d'une idéologie "ouvrière".
L'auteur de ces articles, Pierre Artigue, envoyé spécial du journal, a vu la Hongrie d'aujourd’hui avec ses lunettes de bourgeois, l'a examinée, l'a retournée dans tous les sens. Cette inspection terminée, il écrit pour rassurer ses semblables, en expliquant tout simplement que ce qui se passe dans ce pays n'a pas lieu d'effrayer les bonnes gens. Que rien ne sort des limites de la nécessité capitaliste. Tel est du moins le sens de ses papiers si l'on regarde le fond des choses. En particulier celui consacré à la réforme agraire.[1]
L’article examine les deux mesures générales qui ont suivi l'emprise du Kremlin sur ce pays : la nationalisation de l'industrie et la distribution des terres. Autrement dit, le passage simultané de la petite propriété à la grande dans l'industrie, et de la grande à la petite dans l'agriculture. Notons que cette particularité ne semble pas le surprendre, même ce pays prétendument sur la voie de socialisme. Mais on comprend fort bien qu'il ne réagisse pas étant donné son jugement et son interprétation. Il juge l’affaire en bloc et n'entre pas dans des discussions de principe.
Il décrit la réforme agraire, montre comment elle s'inscrit dans un programme d'industrialisation (?) ; aussi, comment l'État procède à des interventions exigées par la carence des capitalistes privés, c'est-à-dire, tout bonnement, comment tout se passe comme dans n'importe lequel des capitalistes ruinés.
Il écrit concernant la réforme agraire :
- "Sur son principe même les partis étaient d’accord, car celle s'imposait à l'évidence (!) dans un pays où la moitié des terres cultivées étaient entre les mains de 12.000 propriétaires ; 90.000 paysans possédaient le nombre d'hectares suffisants à faire vivre une famille ; 1.500.000 avaient des surfaces moindres, 3 millions de paysans n'avaient rien.
Ce n'est pas seulement sous l’angle du parage des terres qu'il faut considérer la réforme. Les pertes en bétail et en outillage agricole supportées par la Hongrie appelaient une intervention de l'État sous une forme ou sous autre.
De même qu'une entreprise industrielle importante put réclamer sa nationalisation, parce qu'elle manquait de moyens financiers indispensables à une remise en route, peu de grands propriétaires auraient été en mesure de financer le rééquipement des campagnes.
Nous touchons là un aspect particulier de la Hongrie : les banques y sont d'affaires et non de dépôts. L'État était le seul commanditaire possible. Certes, il n'y a eu par la suite l'offre de capitaux étrangers - la firme industrielle dont nous venons de parler a regretté alors de s'être mise entre les mains de l'État, mais en matière agraire il fallait faire vite".
Tout cela est fort bien dit, car il est vrai que la réforme agraire hongroise ne dépasse pas le cadre capitaliste ; elle s'inscrit dans un procès de fusion du capital avec l'État, au cours duquel ce dernier prend en charge la fonction du capital. Le phénomène de l'agriculture fait pendant au phénomène industriel.
Un peu plus loin, nous en apprenons d'ailleurs davantage : où mène, en réalité, la réforme agraire.
L'article permet d'apprécier clairement que sa fonction n'est nullement de résoudre la question paysanne (comment la propriété parcellaire pourrait-elle résoudre quoi que ce soit dans les campagnes, à une étape du développement social où le capital industriel ne supporte même plus la propriété privée et l'élimine ?). Elle a pour but de consolider les classes exploiteuses en étayant la base sociale de l'État et de "libérer" -entendons bien, à l’usage sans doute, de "l’industrialisation", c'est-à-dire de la production de guerre- une masse misérable d’ouvriers agricoles.
"650.000 familles, écrit Artigue, ont obtenu des terres mais on n'a pas pris garde que les grandes propriétés utilisaient plus de main-d’œuvre que les familles paysannes, cultivant elles-mêmes leur champ, n'en exploiteront jamais. On a simplement omis que la distribution des terres allait immanquablement provoquer la mise à pied d'une masse considérable d'ouvriers agricoles : deux millions d'entre eux restent soumis aux hasards des récoltes et de l'embauche." (c'est l’auteur qui souligne).
Ainsi, des données examinées ici, ressort le rôle fondamental des "réformes agraires" sous le capitalisme d'État, qui est d'étayer une politique d'asservissement et d'expropriation. Certes, l'auteur fait montre de quelque naïveté lorsqu'il croit qu'on a simplement omis de tenir compte du caractère expropriateur de la réforme ! Mais enfin, son analyse est, pour l'essentiel, correcte. On peut lui en savoir gré.
Qu'est-ce que tout cela prouve ? Les indications fournies par l'enquête viennent confirmer ce que nous savions déjà : qu'il n'y a pas de différence entre les pays du glacis et ceux d'Occident. Pour autant que ces pays participent de la vie économique et sociale de l'URSS et la prolongent, cela confirme en même temps ce qu'avait déjà enseigné la guerre, c'est-à-dire qu’il n'y a pas de contradiction de classe entre l'Union soviétique et le capitalisme mondial car cette contradiction, si elle existait, se manifesterait en Hongrie. Ces conclusions, on ne peut évidemment demander au "Monde" de les tirer. La bourgeoisie n'a, en effet, pas d'intérêt à en dire trop sur ce chapitre… ; même lorsqu'elle parle net (ce qui est le cas ici). Il est tout à son avantage que la classe ouvrière continue à prendre l'Union soviétique pour un "État socialiste" et à croire à la "soviétisation" du glacis, car cette croyance la détourne des voies de la révolution.
À nous, par conséquent, de tirer les leçons de ce genre, les enseignements convenables.
M-L
[1] "le Monde" - 1er février 1948 - "Aspects de la réforme agraire et perspectives de l'industrie hongroise".