Submitted by Revue Internationale on
Comment Harper pose le problème et ce qu’il laisse dans l’ombre.
Il est indiscutable, après la lecture du document de Harper sur Lénine, que nous nous trouvons devant une étude sérieuse et profonde sur l'œuvre philosophique de Lénine et devant une esquisse très claire et très nette de la dialectique marxiste que Harper oppose à la conception philosophique de Lénine.
Le problème pour Harper s'est posé de la façon suivante : plutôt que de séparer les conceptions du monde d'un Lénine de son activité politique, il est préférable, pour mieux voir et comprendre ce que le révolutionnaire a entrepris, de discuter et de saisir ses origines dialectiques. L'œuvre qui, pour Harper, caractérise le mieux Lénine, sa pensée, est "Matérialisme et Empiriocriticisme" où, partant à l’attaque d'un net idéalisme qui pointait dans l'intelligentsia russe avec la conception philosophique d'un Mach, Lénine essaie de revivifier un marxisme qui venait de subir des révisions, non seulement de la part de Bernstein mais également de la part de Mach.
Harper introduit le problème par une analyse très perspicace et approfondie de la dialectique chez Marx et Dietzgen. Bien mieux, tout au long de son étude, Harper tâchera de faire une discrimination profonde entre le Marx des premières études philosophiques et le Marx mûri par la lutte de classe et se dégageant de l'idéologie bourgeoisie. Au travers de cette discrimination, il dégage les fondements contradictoires du matérialisme bourgeois de l'époque prospère du capitalisme qu'il caractérise dans les sciences naturelles, et du matérialisme révolutionnaire concrétisé dans les sciences du développement et du devenir social. Harper s'efforcera de réfuter certaines assertions de Lénine qui, à son avis, ne correspondent pas à la pensée "machiste" mais sont uniquement du ressort de la polémique de la part de ce Lénine qui aurait cherché plus à résoudre l'unité du parti socialiste russe qu'à réfuter la vraie pensée de Mach.
Mais, si le travail de Harper présente un intérêt dans son étude sur la dialectique, ainsi que dans la correction de la pensée de Mach à la manière de Lénine, la partie la plus intéressante, parce que lourde de conséquences, est sans conteste l'analyse des sources du matérialisme chez Lénine et leur influence sur l'œuvre et l'action de ce dernier dans la discussion socialiste internationale et dans la révolution de 1917 en Russie.
La première phase de la critique commence par l'étude des ancêtres philosophiques de Lénine. De Holbach, en passant par certains matérialistes français tels Lamétrie, jusqu'à Avenarius, la pensée de Lénine s'y dessine noir sur blanc. Tout le problème réside dans la théorie de la connaissance. Même Plekhanov n'a pas échappé à cette embûche du matérialisme bourgeois. Marx est précédé par Feuerbach. Et ceci sera un lourd handicap dans la pensée sociale de tout le marxisme russe, Lénine en tête.
Harper, très justement, délimite, dans la théorie de la connaissance, les sources du matérialisme bourgeois qui sombrera par statisme, et du matérialisme révolutionnaire qui ne suit pas ou ne dépasse pas la dialectique bourgeoise, mais est de nature et d'orientation différente.
D’une part, la bourgeoisie considère la connaissance comme un phénomène purement réceptif (Engels - d'après Harper - sur ce point seulement partagera cette conception). Qui dit connaissance dit perception, sensation du monde extérieur, notre esprit se comportant comme un miroir reflétant plus ou moins fidèlement le monde extérieur. On comprend, à ce moment-là, que les sciences naturelles furent le cheval de bataille du monde bourgeois. La physique, la chimie, la biologie, dans leurs premières expressions, représentent plus un travail de traduction de phénomènes du monde extérieur qu'une tentative d'interprétation. La nature semble être un grand livre grâce auquel on transcrit en signes intelligibles des manifestations naturelles. Tout parait ordonné, rationnel, ne souffrant aucune exception, si ce n’est l’imperfection de nos moyens de réception. En conclusion, la science devient une photographie d'un monde dont les lois sont toujours les mêmes, indépendantes de l'espace et du temps, mais dépendantes de l'un et de l'autre pris séparément.
Cette tentative première des sciences doit naturellement prendre pour objet ce qui est extérieur à l'homme, car ce choix exprime une facilité plus grande à saisir le monde extérieur sensible que le monde humain plus enchevêtré et dont les lois se refusent aux signes équationnels à un seul sens des sciences naturelles. Mais aussi, doit-on voir là surtout un besoin pour la bourgeoisie dans son développement de saisir rapidement et empiriquement ce qui, extérieur à elle, peut servir le développement de sa force sociale de production. Rapidement car les assises de système économico-social ne sont pas encore solides, empiriquement car la genèse du capitalisme se déroule sur un terrain fertile qui, aux yeux des humains fait ressortir surtout les résultats et les conclusions, plutôt que le cheminement parcouru pour y arriver.
Les sciences naturelles, dans le matérialisme bourgeois, devaient influencer la connaissance des autres phénomènes et donner naissance aux sciences humaines, histoire, psychologie, sociologie, où les mêmes méthodes de connaissance étaient appliquées.
Et le premier objet de la connaissance humaine qui préoccupe les esprits se trouve être la religion, laquelle est étudiée comme un problème historique pour la première fois, et non comme un problème philosophique. Cela aussi exprime le besoin d'une bourgeoisie jeune à se débarrasser du fixisme religieux qui nie la rationalité naturelle du système capitaliste.
Cela s’exprime par l'éclosion d’une floraison de savants bourgeois comprenant Renan, Strauss, Feuerbach, etc. Mais, c'est toujours une dissection méthodologique qui s'opère - l'homme cherchant non à critiquer socialement un corps idéologique, telle la religion, mais plutôt à retrouver ses fondements humains - pour la réduire au niveau des sciences naturelles et, avec un scalpel, permettre la photographie des documents poussiéreux et des altérations subies dans le cours des siècles. Enfin, le matérialisme bourgeois normalise un état de fait, fixe pour l’éternité un mode immuable de développement. C'est regarder la nature comme une répétition indéfinie de causes rationnelles.
L'homme ramène la nature à un désir de statisme conservateur. Il sent qu'il domine la nature d'une certaine manière ; il ne voit pas que ses instruments de domination sont en train de se libérer de l'homme et de se retourner contre lui. Le matérialisme bourgeois est une étape progressive dans la connaissance humaine. Il devient conservateur jusqu’à être rejeté par la bourgeoisie elle-même quand le système capitaliste, à son apogée, dessine déjà sa chute.
De ce mode de penser qui se fait encore sentir dans l'œuvre de jeunesse de Marx, Harper voit dans la prise de conscience de la lutte de classe chez les masses travailleuses, au travers des premières contradictions importantes du régime capitaliste, le chemin qui conduit la pensée de Marx vers le matérialisme révolutionnaire.
Le matérialisme révolutionnaire, insiste Harper, n'est pas un produit rationnel ; si le matérialisme bourgeois éclot dans un milieu économico-social spécifique, le matérialisme révolutionnaire aura, lui aussi, besoin d'un milieu économico-social spécifique. Marx, à ces deux époques, prend conscience d'une existence qui se modifie. Mais là où la bourgeoisie n'a que rationalisme, répétition de cause à effet, Marx sent, dans le milieu économico-social évoluant, un élément nouveau qui s’introduit dans le domaine de la connaissance. Sa conscience n'est pas une photographie du monde extérieur ; son matérialisme est animé de tous les facteurs naturels, l'homme en premier lieu.
La bourgeoisie pouvait négliger la part de l'homme dans la connaissance, car son système, à ses débuts, se déroulait comme les lois astronomiques, avec une régularité précise ; de plus, son système économique laissait l’homme en dehors.
Cette négligence du système par rapport à l’homme commence, vers le milieu du XIX° siècle, à se faire sentir dans les rapports sociaux. La conscience révolutionnaire alors mûrit ; sa connaissance n'est pas seulement un miroir du monde extérieur, comme le prétend le matérialiste bourgeois ; l'homme entre dans la connaissance du monde comme un facteur réceptif et de plus comme un facteur agissant et modifiant.
La connaissance, pour Marx, devient alors le produit de la sensation du monde extérieur et de l'idée-action de l'homme facteur-moteur de la connaissance.
Les sciences du développement social et du devenir social sont nées, éliminant les vieilles sciences humaines et exprimant une progression et un déroulement senti et agi. Les sciences naturelles elles-mêmes sortent de leur cadre étroit. La science du XIX° siècle bourgeois s'écroule à cause de sa cécité.
C’est ce manque de praxis dans la connaissance qui spécifiera la nature idéologique de Lénine. Si Harper recherche les sources philosophiques de Lénine, il ne leur attribuera pas d’influence décisive dans l'action de Lénine.
L’existence social conditionne la conscience. Lénine est issu d'un milieu social retardé -la féodalité règne encore- où la bourgeoisie n'est pas une classe forte et capable révolutionnairement. Le phénomène capitaliste en Russie se présente à une période où la bourgeoisie développée et murie en Occident dessine déjà sa courbe décadente. La Russie devient un terrain capitaliste, non par le fait d'une bourgeoisie nationale s'opposant à l'absolutisme féodal du Tsar, mais par l'ingérence du capital étranger qui crée ainsi, de toutes pièces, l'appareil capitaliste en Russie. Parce que le matérialisme bourgeois s'enlise par le développement de son économie et de ses contradictions, l'intelligentsia russe ne trouve, pour lutter contre l’absolutisme impérial, que le matérialisme révolutionnaire. Mais l'objet de la lutte dirigera le matérialisme révolutionnaire contre la féodalité et non contre le capitalisme qui ne représente aucune force effective. Lénine fait partie de cette intelligentsia en ce que, puisant dans la seule classe révolutionnaire, le prolétariat, il tente de réaliser la transformation capitaliste retardée de la Russie féodale.
Cette énonciation n'est qu'une interprétation de Harper qui verra dans la révolution russe une maturité objective de la classe ouvrière et un contenu politique bourgeois exprimé par Lénine, lequel subit, dans sa conscience des tâches de l’heure en Russie, l'existence économico-sociale de ce pays se comportant, au point de vue du capital, comme une colonie dont la bourgeoisie nationale serait nulle et dont les deux forces en présence serait l’absolutisme et la classe ouvrière.
Le prolétariat s'exprime alors en fonction de ce retard qui est caractérisé par l’idéologie matérialiste bourgeoise d’un Lénine. Voilà la pensée d'un Harper sur Lénine et la révolution russe.
Une phrase de Harper : "(…) Cette philosophie matérialiste était précisément la doctrine qui convenait parfaitement à la nouvelle masse d’intellectuels russes qui, dans les sciences physiques et dans la technique, ont vite reconnu avec enthousiasme la possibilité de gérer la production ; et, comme nouvelle classe dominante d'un immense empire, ont vu s'ouvrir devant eux l'avenir avec la seule résistance de la vieille paysannerie religieuse." ("Lénine philosophe" – Harper – VIII)
***
La méthode de Harper ainsi que son mode d'interprétation du problème de la connaissance sont dignes, avec "Lénine philosophe", de figurer parmi les meilleures œuvres du marxisme. Il nous entraîne cependant, quant à ces conclusions politiques, vers une telle confusion que nous nous trouvons obligés de l'examiner de près pour tenter de dissocier l'ensemble de sa formulation du problème de la connaissance d'avec ses conclusions politiques, qui nous paraissent erronées et ne pas même être en rapport avec le niveau général du travail.
Harper nous dit : "(…) Le matérialisme n'a dominé l'idéologie de la classe bourgeoise que pendant un temps très court." Ce qui lui permet de dire par la suite - après avoir prouvé que la philosophie de Lénine, dans "Matérialisme et Empiriocriticisme", était essentiellement matérialiste bourgeoise - que la révolution bolchevique d'octobre 1917 était une "révolution bourgeoise appuyée sur le prolétariat…"
Harper s'enferme ici dans sa propre dialectique et ne nous explique pas ce premier phénomène de sa pensée et de l'histoire : comment se fait-il que la révolution bourgeoise produise elle-même sa propre idéologie, cette idéologie étant, dans la période révolutionnaire, matérialiste ? Comment se fait-il qu'au moment où s'engage la crise la plus aiguë du capitalisme (entre 1914 et 1920), crise qui ne semble pas troubler Harper, comment se fait-il qu'à ce moment une révolution bourgeoise ait été propulsée exclusivement par la partie la plus consciente et l'avant-garde des ouvriers et des soldats russes avec qui se solidarisèrent des ouvriers et des soldats du monde entier et, principalement, du pays (l'Allemagne) où le capitalisme était le plus développé ? Comment se fait-il que justement, à cette époque, les marxistes, les dialecticiens les plus éprouvés, les meilleurs théoriciens du socialisme défendent aussi bien, sinon mieux que Lénine, la conception matérialiste de l’histoire ? Comment se fait-il que, par exemple, des Plekhanov et des Kautsky se trouvaient justement dans le camp de la bourgeoisie, contre les ouvriers et les soldats révolutionnaires du monde entier en général et contre Lénine et les bolcheviks en particulier ?
Harper ne pose même pas toutes ces questions. Comment pourrait-il y répondre ? Mais c'est justement le fait qu'il ne les ait pas posées qui nous étonne.
De plus, le long développement philosophique, quoique juste dans l'ensemble de son développement, comporte certaines affirmations qui en altèrent la portée. Harper tend à faire (parmi les théoriciens du marxisme) une séparation entre deux conceptions fondamentalement opposées, au sein de ce courant idéologique, quant au problème de la connaissance (à la manière de l’aborder). Cette séparation qui remonterait à l'œuvre et à la vie de Marx lui-même est quelque peu simpliste et schématique. Harper voit d'une part dans l’idéologie de Marx lui-même, deux périodes :
1. jusqu’à 1848, Marx matérialiste bourgeois progressiste : "La religion est l'opium du peuple…", phrase reprise ensuite par Lénine et que pas plus Staline que la bourgeoisie russe n'ont cru nécessaire d'enlever des monuments officiels, ni même en tant que but de propagande du parti ;
2. ensuite, Marx 2ème manière, matérialiste et dialecticien révolutionnaire, l'attaque contre Feuerbach, le "Manifeste Communiste" etc. ; "l'existence conditionne la conscience…"
Harper pense que ce n'est pas un hasard que l'œuvre de Lénine ("Matérialisme et Empiriocriticisme") soit essentiellement représentative du marxisme première manière ; et il en arrive, partant de là, à l'idée selon laquelle l'idéologie de Lénine était déterminée par le mouvement historique auquel il participait et dont la nature profonde apparaitrait, selon Harper, être fournie par la nature même, matérialiste bourgeoise, de l'idéologie de Lénine-(Harper ne s'en tenant qu'a "Matérialisme et Empiriocriticisme").
Cette explication mène à la conclusion de Harper selon laquelle l'"Empiriocriticisme" serait aujourd’hui la bible des intellectuels, techniciens et autres représentants de la nouvelle classe capitaliste d'État montante : la révolution russe, avec les bolcheviks en tête, aurait été une préfiguration d'un mouvement plus général d'évolution révolutionnaire, du capitalisme au capitalisme d'État, et de mutation révolutionnaire de la bourgeoisie libérale en bourgeoisie bureaucratique d'État, dont le stalinisme serait la forme la plus achevée.
Cette conception de Harper laisse ainsi penser que cette classe - qui prendrait partout pour bible "Empiriocriticisme" (que Staline et ses amis continueraient à défendre) - s'appuierait essentiellement sur le prolétariat pour faire sa révolution capitaliste d'État ; et, d'après Harper, ce serait la raison qui déterminerait cette nouvelle classe à s'appuyer sur le Marxisme dans cette révolution.
Cette explication tendrait donc à prouver, pour qui le voudrait bien, que le marxisme première manière conduit directement à Staline en passant par Lénine (ce que nous avons déjà entendu de la bouche de certains anarchistes, pour ce qui est du marxisme en général dont Staline serait l’aboutissement logique -la logique anarchiste !?) et qu'une nouvelle classe révolutionnaire capitaliste, appuyée sur le prolétariat, surgirait dans l’histoire justement au moment où le capitalisme lui-même entre dans une crise permanente, du fait d'un hyper-développement de ses forces productives, dans le cadre d'une société basée sur l'exploitation du travail humain (la plus-value).
Ces deux idées, que Harper tend à introduire dans son ouvrage "Lénine philosophe" qui date d'avant la guerre de 1939-45, sont elles-mêmes énoncés par d'autres que lui, venant de milieux sociaux et politiques différents que lui, et sont devenues très en vogue après cette guerre. Elles sont défendues actuellement, la première par de très nombreux anarchistes et la seconde par de très nombreux bourgeois réactionnaires dans le genre de James Burnham.
Que les anarchistes arrivent à de telles conceptions mécanistes et schématiques, selon lesquelles le marxisme serait à la base du stalinisme et de "l’idéologie capitaliste d'État", ou de la nouvelle classe “directoriale”, ceci n'est pas étonnant de leur part : ils n'ont jamais rien compris aux problèmes de la philosophie, comme les révolutionnaires l'entendent ; ils font découler Marx d'Auguste Comte, comparent cette assimilation à Lénine et font découler de là "l’idéologie bolcheviste-staliniste", et y rattachent tous les courants du marxisme sans exception, prenant pour leur, en tant que mode de pensée philosophique, tous les dadas à la mode, tous les idéalismes, de l'existentialisme au nietzschéisme ou de Tolstoï à Sartre.
Or, cette affirmation de Harper selon laquelle "l'Empiriocriticisme" de Lénine serait un ouvrage philosophique dont l'interprétation du problème de la connaissance n'y dépasserait pas la méthode d'interprétation matérialiste bourgeoise mécaniste et faisant découler de cette constatation la conclusion selon laquelle les bolcheviks, le bolchevisme et la révolution russe ne pouvaient pas dépasser le stade de la révolution bourgeoise, cette affirmation, comme nous le voyons, ne nous mène pas seulement aux conclusions des anarchistes et de bourgeois comme Burnham. Cette affirmation est avant tout en contradiction avec une autre affirmation de Harper qui est celle-là, en partie juste :
"Le matérialisme n’a dominé l’idéologie de la classe bourgeoise que pendant un temps très court.
Tant que celle-ci pouvait croire que la société, avec son droit à la propriété privé, sa liberté individuelle et sa libre concurrence, pouvait résoudre tous les problèmes vitaux de chacun, grâce au développement de la production, sous l’impulsion du progrès illimité de la science et de la technique, elle pouvait admettre que la science avait résolu les principaux problèmes théoriques et n'avaient plus besoin d'avoir recours aux forces spirituelles supra-naturelles. Mais le jour où la lutte de classe du prolétariat eu révélé le fait que le capitalisme n'était pas en mesure de résoudre le problème de l'existence des masses, sa philosophie optimiste et matérialiste du monde disparut. De nouveau, le monde apparut plein d'incertitudes et de contradictions insolubles, plein de puissances occultes et menaçantes…"
Nous reviendrons par la suite sur le fond de ces problèmes, mais nous sommes contraints de noter, sans vouloir faire de vaine polémique, les contradictions insolubles dans lesquelles Harper s'est mis lui-même, d'une part en attaquant le problème si complexe qu'il a attaqué d'une manière quelque peu simpliste et d'autre part les conclusions auxquelles il devait être amené quant au bolchevisme et au stalinisme.
Comment peut-on expliquer, répétons-nous, d'après les idées de Harper, le fait que, au moment où la lutte de classe du prolétariat apparut, la bourgeoisie devenait idéaliste et que c'est justement au moment où la lutte de classe se développe avec une ampleur inconnue jusque-là dans l'histoire que nait, de la bourgeoise, un courant matérialiste donnant naissance à une nouvelle classe bourgeoise capitaliste. Ici Harper introduit une idée selon laquelle, si la bourgeoisie devait devenir absolument idéaliste, -déceler un courant matérialiste bourgeois dans la philosophie de Lénine. Et si Lénine, selon Harper, "était obligé d'être matérialiste pour entraîner derrière lui les ouvriers", nous pouvons nous poser la question suivante : que ce soient les ouvriers qui aient adopté l'idéologie de Lénine ou Lénine qui se soit adapté aux besoins de la lutte de classe, selon les conclusions de Harper, il reste cette contradiction étonnante : ou bien le prolétariat suivait un courant bourgeois ou un mouvement ouvrier se promouvait en sécrétant une idéologie bourgeoise. Mais, de toute façon, le prolétariat ne nous apparaît pas ici avec une idéologie propre. Quel piètre matérialisme marxiste pourrait affirmer une telle chose : le prolétariat entre en action indépendante en produisant une idéologie bourgeoise. Et c'est là que nous mène Harper.
Du reste, il n'est pas entièrement exact que la bourgeoisie soit elle-même, à une certaine époque, totalement matérialiste et, à une certaine autre, totalement idéaliste. Dans la révolution bourgeoise de 1789 en France, le culte de la Raison n'a fait que remplacer celui de Dieu et était typique du double caractère des conceptions à la fois matérialiste et idéaliste de la bourgeoisie en lutte contre le féodalisme, la religion et le pouvoir de l'Église (sous la forme aiguë de persécutions des prêtres, des incendies d'églises etc.).
Nous reviendrons également sur ce double aspect permanent de l'idéologie bourgeoise ne dépassant pas, même aux heures les plus avancées de la "Grande Révolution" bourgeoise en France, le stade de "la religion est l’opium du peuple."
Cependant, nous n'avons pas tiré encore toutes les conclusions vers lesquelles Harper nous entraîne ; nous en tirerons quelques-unes et nous ferons quelques rappels historiques qui peuvent intéresser tous ceux qui "rejettent" la révolution d’Octobre dans le camp bourgeois.
Si ce premier regard jeté sur les conclusions et les théories philosophiques de Harper nous a entraîné vers certaines réflexions, qui seront l'objet de développements ultérieurs, il y a des faits que nous devons, pour le moins, relever immédiatement, car il s'agit de faits historiques que Harper semble n'avoir pas même voulu effleurer.
En effet, Harper nous parle, pendant des dizaines de pages, de la philosophie bourgeoise, de la philosophie de Lénine et arrive à des conclusions, pour le moins, osées et qui demandaient, tout au moins, un examen plus sérieux et approfondi. Or, quel matérialiste marxiste peut accuser un homme, un groupe politique ou un parti de ce dont Harper accuse Lénine, les bolcheviks et leur parti, d’avoir représenté un courant et une idéologie bourgeoise "s'appuyant sur le prolétariat…" (Harper), sans avoir auparavant examiné, au moins pour mémoire, le mouvement historique auquel ils ont été mêlé : ce courant, la Social-démocratie russe et internationale d'où est issue (au même titre que toutes les autres fractions de gauche de la Social-démocratie) la fraction des bolcheviks. Comment s'est formée cette fraction ? Quelles luttes a-t-elle été amenée à entreprendre sur le plan idéologique pour arriver à former un groupe à part, puis un parti, puis l'avant garde d'un mouvement international ?
De la lutte contre le menchevisme, de l'Iskra, de "Que Faire" de Lénine et de ses camarades ; de la révolution de 1905 et du rôle de Trotsky, de sa "Révolution Permanente" (qui devait l'amener à fusionner avec le mouvement bolchevik, entre février et octobre 1917) ; de la seconde révolution de février à octobre, (Sociaux-démocrates, Socialistes Révolutionnaires de droite etc. au pouvoir), des "Thèses d'avril" de Lénine, de la constitution des soviets et du pouvoir ouvrier ; de la position de Lénine dans la guerre impérialiste ; de tout cela Harper ne dit mot. On ne peut croire que cela soit un hasard.
(à suivre)
Mousso et Philippe