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Prologue
De façon habituelle, les congrès du CCI et les réunions de son Bureau International examinent 3 thèmes principaux concernant la situation internationale et qui ont le plus d'impact dans notre intervention : les contradictions économiques du capitalisme, les conflits impérialistes et l'évolution de la lutte de classe. Cela-dit, l'examen de la vie politique de l'ennemi de classe, la bourgeoisie, ne doit jamais être négligé, notamment parce qu'il permet de compléter notre connaissance de la société que nous combattons et qu'il peut aussi fournir des clés pour la compréhension des 3 thèmes principaux. Dans une vision totalement réductionniste, et donc fausse, du marxisme, on part de la situation économique du capitalisme qui détermine les conflits impérialistes et le niveau de la lutte de classe. Nous avons souvent mis en évidence que la réalité n'est pas aussi simple, notamment en reprenant à notre compte les citations d'Engels sur la place de l'économie, en dernière instance, dans la vie de la société.
Cette nécessité d'examiner la vie politique de la bourgeoisie est présente dans de nombreux écrits de Marx et Engels. Un des textes sur ce sujet le plus connus et remarquable est "Le 18 brumaire de Louis Bonaparte". Dans ce document, s'il fait référence rapidement à la situation économique de la France et de l'Europe, Marx s'applique à élucider une sorte d'énigme : comment et à travers quel processus la révolution de 1848 a pu aboutir au coup d'État du 2 décembre 1851 donnant les pleins pouvoirs à un aventurier, Louis-Napoléon Bonaparte. Ce faisant, Marx nous brosse un tableau vivant et profond des rouages politiques de la société française de son époque. Évidemment, il serait absurde de transposer l'analyse de Marx sur la société d'aujourd'hui. En particulier, le rôle joué par le Parlement aujourd'hui n'a rien à voir avec celui du milieu du 19e siècle. Cela-dit, c'est fondamentalement dans la méthode utilisée par Marx, le matérialisme historique et dialectique, que nous pouvons trouver une source d'inspiration pour analyser la société d'aujourd'hui.
L'importance d'un examen systématique de la vie politique de la bourgeoisie pour la compréhension du monde actuel a pu être vérifiée à plusieurs reprises par le CCI mais il vaut la peine de souligner un épisode particulièrement significatif : celui de l'effondrement du bloc de l'Est et de l'Union soviétique en 1989-90. La chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, a constitué une immense surprise pour la plupart des groupes politiques prolétariens et des "spécialistes" de la bourgeoisie qui, jusqu'à la veille de cette date, étaient loin de penser que les difficultés rencontrées par les pays de ce bloc allaient aboutir à son effondrement brutal et spectaculaire. Or, le CCI avait prévu cet événement considérable deux mois avant, au début septembre 1989 lorsqu'ont été rédigées les "Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est". Celles-ci sont très claires :
- "… dans la mesure même où le facteur pratiquement unique de cohésion du bloc russe est la force armée, toute politique tendant à faire passer au second plan ce facteur porte avec elle l'éclatement du bloc. Dès à présent, le bloc de l'Est nous présente le tableau d'une dislocation croissante. (…)
C'est un phénomène similaire qu'on retrouve dans les Républiques périphériques de l'URSS. (…) Les mouvements nationalistes qui, à la faveur du relâchement du contrôle central du parti russe, s'y développent aujourd'hui (…) portent avec eux une dynamique de séparation d'avec la Russie. En fin de compte, si le pouvoir central de Moscou ne réagissait pas, nous assisterions à un phénomène d'explosion, non seulement du bloc russe, mais également de sa puissance dominante. Dans une telle dynamique, la bourgeoisie russe, qui, aujourd'hui, domine la deuxième puissance mondiale, ne serait plus à la tête que d'une puissance de second plan, bien plus faible que l'Allemagne, par exemple." (Point 18) - "Mais quelle que soit l'évolution future de la situation dans les pays de l'Est, les événements qui les agitent actuellement signent la crise historique, l'effondrement définitif du stalinisme, cette monstruosité symbole de la plus terrible contre-révolution qu'ait subie le prolétariat. Dans ces pays s'est ouverte une période d'instabilité, de secousses, de convulsions, de chaos, sans précédent dont les implications dépasseront très largement leurs frontières. En particulier, l'effondrement qui va encore s'accentuer du bloc russe ouvre les portes à une déstabilisation du système de relations internationales, des constellations impérialistes, qui étaient sorties de la seconde guerre mondiale avec les accords de Yalta." (Point 20)
- "Les événements qui agitent à l'heure actuelle les pays dits "socialistes", la disparition de fait du bloc russe, la faillite patente et définitive du stalinisme sur le plan économique, politique et idéologique, constituent le fait historique le plus important depuis la seconde guerre mondiale avec le resurgissement international du prolétariat à la fin des années 60." (Point 22)
Cette capacité à prévoir ce qui allait se passer dans le bloc de l'Est ne résultait pas d'un talent particulier dans la lecture des boules de cristal mais bien d'un suivi régulier et d'analyses en profondeur de la situation et de la nature des pays de ce bloc.[1] C'est pour cette raison que toute une première partie des thèses rappelle ce que nous avions déjà écrit sur cette question afin d'inscrire les événements de 1989 dans le cadre de ce que nous avions dégagé auparavant, notamment lors des luttes ouvrières en Pologne de 1980. Dans les thèses sont cités notamment 3 articles publiés dans la Revue Internationale en 1980-81 :
- "La dimension internationale des luttes ouvrières en Pologne", Revue internationale 24,
- "Un an de luttes ouvrières en Pologne ", Revue internationale 27,
- "Europe de l'Est : Les armes de la bourgeoisie contre le prolétariat", Revue internationale 34
Ce n'est pas le lieu ici de rappeler ces écrits qui sont facilement accessibles sur notre site web. On peut juste rappeler deux idées importantes qui, parmi d'autres, ont guidé, une décennie plus tard, notre analyse sur l'effondrement du bloc de l'Est :
- "En la contraignant à un partage des tâches auquel la bourgeoisie d'Europe de l'Est est structurellement réfractaire, les luttes prolétariennes de Pologne ont créé une contradiction vivante. Il est encore trop tôt pour prévoir comment elle se résoudra. Face à une situation historiquement inédite, la tâche des révolutionnaires est de se mettre modestement à l'écoute des faits" (Revue Internationale 27)
"… si le bloc américain peut parfaitement 'gérer' la 'démocratisation' d'un régime fasciste ou militaire quand cela devient utile (Japon, Allemagne, Italie, au lendemain de la guerre ; Portugal, Grèce, Espagne, dans les années 1970), l'URSS ne peut s'accommoder d'aucune 'démocratisation' au sein de son bloc. (…) Un changement de régime politique dans un pays 'satellite' porte avec lui la menace directe du passage de ce pays dans le bloc adverse." (Revue Internationale 34)
Aujourd'hui, l'examen de la vie politique de la bourgeoisie conserve toute son importance. L'outil méthodologique que nous nous donnons pour cet examen est, évidemment, notre analyse de la décomposition, plus particulièrement la question de la perte de contrôle par la classe dominante de son jeu politique dont la montée du populisme constitue une manifestation majeure. Ce rapport développera principalement cette question du populisme pour 2 raisons principales :
- d'une part, cette montée du populisme n'a fait que s'amplifier au cours des dernières années ;
- d'autre part, les analyses que nous avons adoptées jusqu'à présent sur cette question ne sont pas exemptes de faiblesses ; des faiblesses qu'il nous faut identifier et rectifier.
II. La montée du populisme : l’expression la plus spectaculaire de la perte de contrôle de la bourgeoisie sur son appareil politique
a) Le populisme, un pur produit de la décomposition du capitalisme
C’est de manière tardive, lors du XXIIe congrès de Révolution Internationale, en mai 2016, que le CCI a commencé à prendre la mesure de l’importance du phénomène populiste à l’échelle internationale. Lors de ce même congrès, la discussion sur la résolution sur la situation en France avait exprimé un manque de maitrise et de clarté à l’égard de cette question. Une motion avait d’ailleurs été adoptée insistant sur la nécessité de lancer le débat dans l’ensemble du CCI. Un an plus tard, la résolution sur la lutte de classe internationale adoptée par le 22e congrès du CCI indiquait à propos du phénomène populiste : "La montée actuelle du populisme a donc été alimentée par ces différents facteurs – la crise économique de 2008, l’impact de la guerre, du terrorisme, et de la crise des réfugiés – et apparaît comme une expression concentrée de la décomposition du système, de l’incapacité de l’une et l’autre des principales classes de la société à offrir une perspective pour le futur à l’humanité." Si cette affirmation contenait une analyse valable, d’autres points de la résolution insistaient davantage sur la perméabilité de la classe ouvrière comme facteur déterminant du développement du populisme. De plus, le phénomène populiste n’était pas vraiment évalué à l’aune des propres difficultés rencontrées par la bourgeoisie depuis l’entrée dans la phase de décomposition. Ces ambiguïtés traduisaient le manque d’homogénéité qui s’accompagnait d’une tendance au sein du CCI à occulter le cadre défendu dans les Thèses sur la décomposition pour appréhender la vie politique de la bourgeoisie dans la période historique actuelle. Cette dérive était particulièrement manifeste dans le texte "Contribution sur le problème du populisme" mais également dans l’article "Brexit, Trump, "Des revers pour la bourgeoisie qui ne présagent rien de bon pour le prolétariat" parus quelques mois plus tôt dans la Revue internationale n°157. Formellement, ces deux textes présentent bien le populisme comme une expression de "la décomposition de la vie politique bourgeoise" : "en tant que tel, c’est le produit du monde bourgeois et de sa vision du monde - mais avant tout de sa décomposition."([2]) Pour autant, il est frappant de constater à quel point les Thèses ne constituent pas le point de départ de l’analyse mais seulement un élément de réflexion parmi d’autres([3]). En réalité, ces deux textes placent un autre facteur au cœur de l’analyse : "La montée du populisme est dangereuse pour la classe dominante parce qu’elle menace sa capacité à contrôler son appareil politique et à maintenir la mystification démocratique, qui est l’un des piliers de sa domination sociale. Mais elle n’offre rien au prolétariat. Au contraire, c’est précisément la faiblesse du prolétariat, son incapacité à offrir une autre perspective au chaos menaçant le capitalisme, qui a rendu possible la montée du populisme. Seul le prolétariat peut offrir une voie de sortie à l’impasse dans laquelle la société se trouve aujourd’hui et il ne sera pas capable de le faire si les ouvriers se laissent prendre par les chants de sirènes de démagogues populistes qui promettent un impossible retour à un passé qui, de toutes façons, n’a jamais existé."([4]) Établissant un parallèle entre la montée du populisme et la montée du nazisme au cours des années 30, la contribution conclut quant à elle : "si le prolétariat est incapable de mettre en avant son alternative révolutionnaire au capitalisme, la perte de confiance dans la capacité de la classe dominante de "faire son boulot" conduit finalement à une révolte, une protestation, une explosion d’une toute autre sorte, une protestation qui n’est pas consciente mais aveugle, orientée non pas vers le futur mais vers le passé, qui n’est pas basée sur la confiance mais sur la peur, non sur la créativité mais sur la destruction et la haine." Autrement dit, le facteur principal du développement et de la montée du populisme au sein de la vie politique de la bourgeoisie résiderait dans ce qui s’apparente à une défaite politique de la classe ouvrière.([5])
En fait, tous les aspects alimentant le "catéchisme" populiste (le rejet des étrangers, le rejet des "élites", le complotisme, la croyance dans l’homme fort et providentiel, la quête du bouc-émissaire, le repli sur la communauté autochtone…) sont d’abord et avant tout le produit des miasmes et de la putréfaction idéologique véhiculée par l’absence de perspective de la société capitaliste (explicité dans le point 8 des Thèses sur la décomposition), dont la classe capitaliste est affectée en premier lieu. Mais la percée et le développement du populisme dans la vie politique de la bourgeoisie a été déterminée surtout par une des manifestations majeures de la décomposition de la société capitaliste : "la difficulté croissante de la bourgeoisie à contrôler l’évolution de la situation sur le plan politique. À la base de ce phénomène, on trouve évidemment la perte de contrôle toujours plus grande de la classe dominante sur son appareil économique, lequel constitue l'infrastructure de la société. (...) L'absence d'une perspective (exceptée celle de "sauver les meubles" de son économie au jour le jour) vers laquelle elle puisse se mobiliser comme classe, et alors que le prolétariat ne constitue pas encore une menace pour sa survie, détermine au sein de la classe dominante, et particulièrement de son appareil politique, une tendance croissante à l'indiscipline et au sauve-qui-peut." [Thèse 9]. C’est donc sur la base de l’aggravation continue de la crise économique ainsi que sur l’incapacité de la bourgeoisie à mobiliser la société vers la guerre mondiale que le délitement et la désagrégation de l’appareil politique trouve ses principaux ressorts. Cette lame de fond historique se manifeste notamment par une tendance croissante à l’indiscipline, aux divisions, au chacun pour soi et, en fin de compte, à l’exacerbation des luttes de cliques au sein de l’appareil politique. Ce bouillon de culture a constitué le terrain privilégié à l’émergence de fractions bourgeoises aux discours de plus en plus irrationnels, capables de surfer sur les idées et les sentiments les plus nauséabonds, dont les chefs de file se comportent en véritables chefs de gangs vandalisant les rapports politiques, dans le but de faire valoir leurs propres intérêts à tout prix et ce au détriment des intérêts du capital national.
Ce faisant, si l’incapacité du prolétariat à ouvrir la voie vers une autre perspective que celle du chaos et de la barbarie capitaliste ne peut que renforcer les manifestations de la décomposition telles que le populisme, ce n’est pas pour autant qu’elle en constitue le facteur actif. D’ailleurs, Les deux dernières années ont apporté un démenti cinglant à une telle analyse. D’une part, nous avons assisté à une reprise très significative des luttes ouvrières, contenant un développement de la réflexion et de la maturation de la conscience. D’autre part, sous l’effet de l’aggravation sans précédent de la décomposition, la montée du populisme s’est malgré tout pleinement confirmée. En fin de compte, la thèse soutenue dans la contribution sur le populisme se place en totale contradiction avec l’analyse du CCI consistant à identifier deux pôles dans la situation historique actuelle. De plus, elle revient également à nier l’analyse de la rupture historique, et/ou à penser que le développement de la lutte ouvrière peut faire reculer les tendances populistes. Enfin, elle mène aussi à sous-estimer le fait que la bourgeoisie exploitera le populisme contre la classe ouvrière.
b) L’amplification du phénomène populiste
La victoire du Brexit au Royaume-Uni en juin 2016 puis l’arrivée au pouvoir de Trump à la tête des États-Unis quelques mois plus tard, manifestaient une percée spectaculaire du populisme dans la vie politique de la bourgeoisie. Cette tendance s’est poursuivie depuis, faisant du populisme un facteur décisif et irréversible de l’évolution de la société capitaliste.
Désormais, plusieurs pays d’Europe sont gouvernés totalement ou en partie par des fractions populistes (Pays-Bas, Slovaquie, Hongrie, Italie, Finlande, Autriche), dans le reste de l’Europe les partis populistes ou d’extrême-droite n’ont pas cessé de grimper dans les sondages et les suffrages en particulier en Europe de l’Ouest. Selon certaines études, les partis populistes pourraient arriver en tête dans 9 pays de l’UE lors des élections européennes de juin 2024. Mais l’étendue du phénomène dépasse évidemment le cadre européen. En Amérique du Sud, après le Brésil, c’est désormais autour de l’Argentine d’en faire l’expérience avec l’arrivée au pouvoir de Javier Milei. Mais si le populisme est un phénomène général, il est important pour notre analyse d’apprécier surtout sa percée au sein des pays centraux puisqu’une telle dynamique n’a pas seulement un impact déstabilisateur sur la situation des pays concernés, mais également sur l’ensemble de la société capitaliste. Actuellement, deux pays devraient être plus particulièrement au cœur de la réflexion : la France et les Etats-Unis.
En France, le RN a atteint un score historique lors des élections législatives de juin 2022 avec 89 députés sur les bancs de l’Assemblée nationale. D’après un "sondage secret" commandé par le parti de droite Les Républicains fin 2023, le RN pourrait obtenir entre 240 et 305 sièges en cas d’élections anticipées après une éventuelle dissolution de l’Assemblée nationale. De même, sa victoire lors des élections présidentielles de 2027, constitue un scénario de plus en plus crédible. Une telle situation ne manquerait pas d’aggraver la crise politique rencontrée par la bourgeoisie française. Mais surtout, compte tenu de la proximité du RN avec la fraction Poutine, cela aggraverait les divisions au sein de l’Union européenne et affaiblirait sa capacité à mettre en œuvre sa politique pro-ukrainienne. Ainsi, contrairement à la bourgeoisie allemande qui semble pour le moment trouver les ressorts lui permettant de contenir le risque de l’arrivée de l’Afd au pouvoir (malgré la montée de l’influence de cette formation au sein du jeu politique allemand), la bourgeoisie française semble, elle, voir ses marges de manœuvre de plus en plus limitées en raison du fort discrédit de la fraction Macron, au pouvoir depuis 7 ans, mais surtout de l’exacerbation des divisions au sein de l’appareil politique([6]).
Mais c’est surtout le retour possible de Trump à la Maison blanche lors des élections présidentielles de novembre 2024 qui marquerait une profonde aggravation de la situation non seulement aux USA mais sur l’ensemble de la situation internationale. L’accentuation des forces centrifuges et la tendance à la perte du leadership mondial pèsent depuis de nombreuses années sur la capacité de l’État US à se doter de la fraction la plus adaptée à la défense de ses intérêts, à l’image de l’arrivée au pouvoir des néoconservateurs au début des années 2000. La période Obama n’a pas mis fin à cette tendance puisque l’arrivée de Trump au pouvoir en 2017 n’a fait que l’aggraver. Au lendemain de sa défaite, en janvier 2021, Adam Nossiter, le chef du bureau du New-York Times à Paris, assurait : "Dans six mois, nous n’entendrons plus parler de lui, loin du pouvoir il ne sera plus rien" Force est de constater que cette prophétie de journaliste a été largement démentie. Au cours des quatre dernières années, les fractions les plus responsables de la bourgeoisie américaine ne sont pas parvenues à le mettre "hors d’état de nuire". Malgré les multiples recours juridiques, les campagnes de dénigrements, les tentatives de déstabilisation de ses proches, le retour de Trump à la Maison Blanche lors des élections présidentielles de novembre 2024 constitue un scénario de plus en plus probable. Sa victoire lors des dernières primaires républicaines a même manifesté le renforcement du trumpisme au sein du parti conservateur au détriment de franges plus responsables.
En tout état de cause, une victoire de Trump provoquerait une véritable onde de choc sur la situation internationale, tout particulièrement sur le terrain impérialiste. En laissant planer le doute sur la poursuite du soutien à l’Ukraine ou en menaçant de conditionner la protection US aux pays de l’OTAN par leur solvabilité, la ligne politique des Etats-Unis affaiblirait l’UE et contiendrait le risque d’une aggravation du conflit russo - ukrainien. Concernant la guerre à Gaza, les dernières déclarations "critiques" de Trump à l’encontre de Netanyahou ne semblent pas remettre en cause le soutien inconditionnel de la droite religieuse républicaine à la politique de la terre brûlée menée par le gouvernement israélien. Qu’elles seraient les conséquences de la victoire de Trump sur ce plan-là ?
Plus globalement, le retour de la bannière populiste à Washington aurait un impact majeur sur la capacité de la bourgeoisie à faire face aux manifestations de la décomposition de son propre système. La victoire de Trump pourrait ainsi signifier :
- Une nouvelle sortie de l’accord de Paris sur le climat de la part de la deuxième puissance émettrice de CO2.
- Une politique toujours plus isolationniste et agressive sur le plan économique.
- Une aggravation de la violence sociale et du délitement du tissu social à travers la croisade en direction des "minorités".
- Une aggravation du chaos politique alimenté par l’esprit de revanche et la volonté de régler des comptes aussi bien au sein du parti républicain que plus largement au sein de l’appareil politique. Comme Trump l’indiquait en décembre dernier sur Fox News, "je ne serai pas un dictateur, sauf le premier jour" !
Il faut toutefois se garder de penser que les jeux sont faits. Bien au contraire, l’issue de l’élection présidentielle est plus que jamais imprévisible. A la fois, compte tenu du niveau de déstabilisation de l’appareil politique US mais aussi des divisions profondes et durables de la société américaine accentuées aussi bien par le discours populiste que par la campagne anti-Trump de l’administration Biden.
III. Les diverses stratégies des bourgeoisies pour contenir le populisme
Contrairement à la montée du fascisme au cours des années 30, le populisme ne constitue pas le résultat d’une volonté délibérée des secteurs dominants de la bourgeoisie. Ainsi, les fractions les plus responsables tentent toujours de mettre en œuvre des stratégies pour son endiguement. Le rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie politique de la bourgeoisie pour le 23e congrès du CCI en 2019, évaluait ces différentes stratégies :
- la politique antipopuliste,
- la reprise des idées populistes,
- la constitution de gouvernements populistes,
- la refondation du clivage gauche / droite.
Quelle a été leur efficacité au cours des cinq dernières années ? Comme l’affirme la résolution sur la situation internationale du 25e congrès du CCI : "La montée du populisme, huilée par l'absence totale de perspective offerte par le capitalisme et le développement du chacun pour soi au niveau international, est probablement l'expression la plus claire de cette perte de contrôle, et cette tendance s'est poursuivie malgré les contre-mouvements d'autres factions plus "responsables" de la bourgeoisie (par exemple le remplacement de Trump, et la mise au rancart rapide de Truss au Royaume-Uni)." Par conséquent, si les fractions les plus responsables ne sont pas restées inactives, ces différentes stratégies se sont montrées de moins en moins efficaces et ne peuvent constituer une réponse viable et durable.
a) Les politiques antipopulistes (France / Allemagne / USA)
Comme indiqué plus haut, la campagne menée pour tenter de discréditer et d’éliminer Trump de la course à la présidentielle n’a pour le moment pas porté ses fruits. Au contraire, les différents procès qui lui ont été intentés ont globalement renforcé sa popularité auprès d’une frange non négligeable de l’électorat américain. Parallèlement, la nouvelle candidature de Biden, âgé de 81 ans, ayant montré publiquement des signes de sénilité évidents n’est évidemment pas un atout pour la bourgeoisie américaine. D’autant plus que les attaques économiques portées par le gouvernement ont largement accentué son discrédit. Or, ce choix par défaut (et ce malgré des désaccords au sein du parti), exprime une crise de renouvellement des cadres mais surtout de profondes divisions au sein de l’appareil politique du parti qui se répercutent sur l’électorat. Ainsi, le mécontentement de la part de la communauté arabe vis-à-vis de la position des USA dans la guerre à Gaza fait peser le risque d’une défaite dans l’État du Michigan (un "swing state"). De même, l’influence croissante de l’idéologie wokiste et identitaire, prônée par l’aile gauche du parti, pourrait provoquer un éloignement d’une partie des minorités et de la jeunesse, davantage préoccupées par la dégradation des conditions de travail et d’existence. Des enquêtes semblent notamment montrer qu’une partie de l’électorat afro-américain pourrait être séduit par Trump.
En France, si la bourgeoisie est parvenue une fois de plus à repousser le RN lors des élections présidentielles de 2022 par la réélection de Macron, ce tour de force ne s’est pas déroulé sans effets collatéraux. Les multiples attaques portées à la classe ouvrière depuis 2017, ainsi que le manque d’expérience et l’amateurisme qui se manifeste régulièrement, n’a fait qu’accroître le discrédit de l’exécutif déjà bien entamé. Le danger réel d’une large victoire du RN lors des élections européennes a obligé Macron à changer de gouvernement en nommant un jeune et fidèle premier ministre (G. Attal) sensé mener la croisade anti-RN d’ici le mois de juin. Or, ce gouvernement connaît les mêmes difficultés que le précédent malgré l’intensification du discours contre le RN ou même la tentative de récupération des idées d’extrême-droite de la part de la majorité.
Mais la plus grande faiblesse réside fondamentalement dans les divisions et le chacun pour soi qui gangrène de plus en plus le jeu politique y compris à l’intérieur des différentes formations, en premier lieu au sein du camp présidentiel. La majorité relative obtenue par le parti du gouvernement lors des élections législatives a accentué la tendance aux forces centrifuges. Devant les difficultés à nouer des alliances stables sur les réformes clés, le gouvernement se voit dans l’obligation d’utiliser régulièrement l’article 49.3, permettant de se passer du vote des députés à l’Assemblée. De même, les partis traditionnels largement sabordés par la bourgeoisie lors de l’élection de 2017, demeurent plus fragmentés que jamais à l’image du parti de droite Les Républicains. Cet héritier du parti gaulliste, ayant été le plus souvent au pouvoir depuis la fondation de la V° République en 1958, ne compte plus désormais que 62 députés et se compose d’au moins trois tendances dont les fractures sont de plus en plus marquées. Ainsi, cette situation de crise politique peut handicaper lourdement la bourgeoisie dans sa faculté à faire émerger un candidat crédible capable de refouler Marine Le Pen, dont les chances de victoire lors des élections de 2027 n’ont jamais été aussi fortes. D’ici là, la bourgeoisie française pourrait se voir confrontée à d’autres obstacles. Qu’adviendrait-il d’une défaite cinglante de la liste macroniste lors des élections européennes ? De même, la droite menace désormais de déposer une motion de censure si le gouvernement décidait d’augmenter les impôts. Une aventure dans laquelle s’engouffreraient les autres partis d’opposition en particulier le RN. Une telle issue aboutirait à des élections législatives anticipées au scénario imprévisible si ce n’est le fait que cela accentuerait le chaos politique dans lequel baigne la bourgeoisie française.
Concernant l’Allemagne, le rapport de 2019 concluait : "la situation est complexe et l’abandon par Merkel de la présidence de la CDU (et donc dans le futur du poste de chancelier) annonce une phase d’incertitude et d’instabilité de la bourgeoisie dominante en Europe." Le surgissement de la guerre en Ukraine a particulièrement affecté la ligne politique traditionnelle de la classe dominante allemande. Sur le plan interne, l’affaiblissement des partis traditionnels (SPD, CDU) s’est poursuivi, nécessitant la formation de coalitions enchaînant les trois partis principaux les uns aux autres alors que les relations sont toujours plus conflictuelles. Dans le même temps, l’Allemagne n’est pas exemptée de la montée en puissance du populisme et de l’extrême droite. Le parti populiste AfD est d’ailleurs devenu le deuxième parti d’Allemagne sur le plan électoral. Contrairement au RN en France dont certaines positions montrent des signes de responsabilité, les positions politiques de l’AfD (rejet de l’UE, xénophobie, ouverture vers la Russie…) sont, pour le moment, trop fortement en contradiction avec les intérêts du capital national pour lui permettre d’être impliqué au plus haut niveau du gouvernement. Pour autant, sa posture anti-élite gouvernementale et sa condamnation en tant qu’opposition totale à l’intégrité de l’État fédéral, en feront pour longtemps un point de ralliement pour les électeurs contestataires.
b) La reprise des idées populistes par les partis traditionnels : l’évolution de la situation politique au Royaume-Uni.
« Le Brexit s'est accompagné de la transformation du parti Tory, vieux de plusieurs siècles, en un capharnaüm populiste qui a relégué des politiciens expérimentés sur le banc de touche et a fait accéder à des postes gouvernementaux des médiocres ambitieux et doctrinaires, qui ont ensuite perturbé les compétences des ministères qu'ils dirigeaient. La succession rapide des premiers ministres conservateurs depuis 2016 témoigne de l'incertitude qui règne à la barre politique."[7] Les 44 jours de pagaille politique sous le gouvernement de Liz Truss en septembre - octobre 2022 en fut une illustration éclatante. Si ce choix aurait pu signifier une rupture avec la surenchère populiste, il a surtout été marqué par la défense d’une politique radicalement ultra-libérale et le fantasme d’une "Grande-Bretagne globale" qui ne correspondait absolument pas aux intérêts globaux du capital britannique.
L’arrivée au pouvoir de Sunak a toutefois signifié la tentative de la part de l’État de préserver la crédibilité démocratique et celle des institutions étatiques et gouvernementales : "le gouvernement Sunak, malgré l'influence du populisme, a modifié certains aspects du Protocole de l'Irlande du Nord afin de contourner certaines des contradictions du Brexit, et a rejoint le projet européen Horizon, sans pouvoir surmonter la fuite de l'économie. Le roi Charles a été envoyé en France et en Allemagne en tant qu'ambassadeur pour montrer les restes de dignité de la Grande-Bretagne. Enfin, le limogeage de Suella Braverman et la nomination de Lord Cameron au poste de ministre des affaires étrangères est une nouvelle expression de cette tentative de limiter le virus populiste croissant au sein du parti, mais son orientation et sa stabilité futures restent profondément incertaines, notamment parce que le même virus est une réalité internationale, plus particulièrement au sein de la classe dirigeante américaine."
c) la refondation du clivage gauche / droite ?
Le rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie de la bourgeoisie affirmait : "La troisième stratégie envisagée, la refondation de l’opposition droite/ gauche pour couper l’herbe sous les pieds du populisme, ne semble pas réellement mise en œuvre par la bourgeoisie. Au contraire, les années écoulées sont plutôt caractérisées par une tendance irréversible au déclin des partis socialistes." Cette tendance s’est confirmée au cours des dernières années. Si cette configuration résiste dans certains pays (Espagne et RU notamment), le déclin irréversible de la social-démocratie et de façon plus générale des partis de gouvernement traditionnels ainsi que la difficulté dans de nombreux pays d’Europe à structurer de nouvelles formations de gauche (La France Insoumise en France, Podemos en Espagne, Die Linke en Allemagne) du fait des luttes de cliques que connaissent également ces formations, tend à voir se développer des coalitions de plus en plus fragiles. C’est par exemple le cas en Espagne, où le PSOE, pour se maintenir au pouvoir, s’appuie sur des forces opposées. D’un côté la droite chauvine catalane et de l’autre le parti SUMAR d’extrême-gauche dont Yolanda Diaz est la vice-premier ministre. Ce gouvernement "Frankestein" exprime la fragilité du PSOE qui reste pourtant la seule force capable de gérer les tendances séparatistes au sein de l’État central.
d) La constitution de gouvernements populistes
L’arrivée au pouvoir de partis populistes et d’extrême - droite est un cas de figure qui pourrait devenir un élément majeur de la situation politique de la bourgeoisie dans les années à venir, sans toutefois engendrer partout les mêmes conséquences. Si les années de pouvoir de Trump, de Bolsonaro ou encore Salvini ont marqué un aiguisement de l’instabilité politique, on a tout de même pu constater une capacité, de la part d’autres parties de l’appareil d’État, à canaliser ou refreiner leurs aspirations les plus irrationnelles et farfelues. Ce fut par exemple le cas de la lutte incessante menée par une partie de l’administration US pour cadrer l’imprévisibilité des décisions présidentielles. De larges parties de la bourgeoisie, en particulier dans les structures même de l’État, sont notamment parvenus à s’opposer à la tentation d’un rapprochement voire d’une alliance avec la Russie, faisant ainsi triompher l’option des fractions dominantes de la bourgeoisie. Comme on avait pu le constater dans le cas italien, lors du gouvernement de Salvini, il est aussi possible que les populistes puissent accepter de "mettre de l’eau dans leur vin" en abandonnant certaines mesures ou en revoyant à la baisse leurs promesses, en particulier dans le domaine social. C’est aussi ce qu’a démontré récemment, la décision du leader du PVV Geert Wilder en Hollande consistant à renoncer à assumer le pouvoir devant l’incapacité de former une coalition.
e) La distinction entre le populisme et l’extrême-droite
La possibilité de l'accession au pouvoir des partis populistes, et la réalité d'un tel événement comme en Italie, met en évidence le fait qu'on ne peut identifier populisme et extrême droite. Ce pays est gouverné par une alliance entre la droite traditionnelle (Forza Italia fondé par Berlusconi), la Lega populiste de Salvini et le parti d'inspiration néofasciste de Meloni, Fratelli d'Italia (Frères d'Italie), dont le symbole reste la flamme tricolore de l'ancien MSI (Mouvement social italien) ouvertement mussolinien. Il existe évidemment des ressemblances importantes entre la Lega et le parti de Meloni, en particulier le discours xénophobe et contre les immigrés, particulièrement ceux de religion musulmane, ce qui en fait des concurrents sur la scène électorale. En même temps, la devise des Fratelli d'Italia (FI), "Dieu, patrie et famille" est révélatrice de l'inspiration traditionaliste de ce parti qui le distingue de la Lega. En effet, celle-ci, même si elle peut invoquer des valeurs traditionnelles est plutôt anticléricale et plus "antisystème" que les FI. Nous retrouvons en France cette différence entre l'extrême-droite populiste, représentée par le Rassemblement national de Marine Le Pen, et l'extrême-droite traditionnelle représentée par le parti "Reconquête".[8] Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, au premier tour des élections présidentielles de 2022, Zemmour est arrivé en 2e position (derrière Macron qui est devenu le politicien le plus apprécié des bourgeois) dans les "beaux quartiers" de Paris en récoltant 3 fois plus de voix que Marine Le Pen alors que celle-ci écrase complètement Zemmour dans les localités "populaires". Et c'est vrai que les discours de Le Pen contre la politique économique de Macron, comme la suppression de l'Impôt sur la Fortune et la réforme des retraites, passent très mal auprès de la bourgeoisie classique. En fait, avec des succès différents suivant les pays, nous assistons à une tentative par certains secteurs de la bourgeoisie de mettre à profit les peurs autour des questions de l'immigration, de l'insécurité et du terrorisme islamique, qui jusqu'à présent constituaient le principal fond de commerce du populisme, pour donner une nouvelle vie à une extrême-droite "présentable" du point de vue de la classe dominante, avec un programme plus compatible avec ses intérêts. C'est ainsi que Zemmour a toujours affirmé que son programme économique était le même que celui de la droite classique représentée jusqu'à présent en France par le parti "Les Républicains", héritier du parti gaulliste. Ce qu'il proposait au moment des élections présidentielles de 2022, c'était une alliance avec ce parti avec l'argument que Marine Le Pen ne pourrait jamais gagner les élections seule. Cette politique de Zemmour a jusqu'à présent échoué puisque le Rassemblement National est passé au premier rang dans les sondages et pourrait remporter les élections présidentielles de 2027, ce qui inquiète fortement la bourgeoisie. En revanche, c'est une politique qui a réussi en Italie puisque Meloni a fait la preuve d'une remarquable capacité à mener une politique conforme aux intérêts bourgeois et qu'elle est passée loin devant Salvini.
Le populisme n'est pas un courant politique promu par les secteurs les plus clairvoyants et responsables de la bourgeoisie et il a déjà provoqué des dégâts pour les intérêts de cette classe (notamment au Royaume Uni) mais, parmi les cartes dont dispose la classe dominante pour essayer de limiter ces dégâts, il y a justement cette mise en avant d'une extrême-droite "traditionnelle" pour concurrencer ou affaiblir le populisme.
IV - L’impact de la "gangstérisation" de la société et sa pénétration au sein de l’État.
Depuis la fin des années 80, le gangstérisme et la criminalité, largement alimentés par le trafic de stupéfiants, connaissent une véritable explosion à l’échelle mondiale. Ce phénomène déjà mis en lumière dans les Thèses sur la décomposition s’accompagne d’une incroyable corruption au sein de l’appareil politique : "la violence et la criminalité urbaine ont connu une explosion dans beaucoup de pays d’Amérique latine et également dans les banlieues de certaines villes européennes en partie en lien avec le trafic de drogue, mais pas uniquement. Concernant ce trafic, et le poids énorme qu’il a pris dans la société, y compris sur le plan économique, on peut dire qu’il correspond à l’existence d’un "marché" en continuelle expansion du fait du malaise croissant et du désespoir qui affecte toutes les couches de la population. Concernant la corruption, et toutes les manipulations qui constituent la "délinquance en col blanc", ces dernières années n’ont pas été avares en découvertes (comme celle des "Panama papers" qui ne sont qu’un tout petit sommet de l’iceberg du gangstérisme dans lequel patauge de plus en plus la finance)". (Rapport sur la décomposition aujourd’hui, 2017)
Il est important de pouvoir identifier les principaux effets occasionnés par ce phénomène sur la vie politique de la bourgeoisie. Les collusions de plus en plus manifestes entre la criminalité et les fractions politiques de l’appareil d’État tend à transformer le jeu politique en véritables guerres de gangs, parfois sur fond de tendance à l’effondrement des institutions politiques. Il s’agit donc très certainement de la forme la plus aiguë et débridée de la tendance à l’accentuation des divisions et de la fragmentation de l’appareil politique bourgeois. La situation politique à Haïti constitue certainement l’exemple le plus caricatural. Mais de nombreux autres pays d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud sont particulièrement touchés par ce phénomène depuis des décennies. À l’image de la guerre interne ayant éclaté en plein jour début janvier entre l’État équatorien et les gangs criminels : "L'actuelle faction bourgeoise qui contrôle l'appareil d'État est directement liée au groupe agro-industriel exportateur et importateur le plus puissant de l'Équateur. Son entrée triomphale au palais Carondelet a commencé par des lois de nature financière qui ont directement profité à ce groupe, avec l'approbation du PSC et de celles du RC5 (correistas). Il a reçu un pays plongé dans une pauvreté abjecte et une corruption endémique à tous les niveaux de l'État, pénétré de toutes parts par les cartels mexicains de la drogue (Jalisco Nueva Generación et Sinaloa) associés aux narcotrafiquants péruviens et colombiens. La mafia albanaise, chinoise, russe et italienne est également très présente. Et une société submergée par la criminalité organisée nationale, les ODG, liée aux cartels mexicains ou aux mafias susmentionnées."
Il faut également noter que la fuite en avant dans les règlements de compte entre fractions a des conséquences sur l’accentuation des tensions entre États-nations. Ainsi, la prise d’assaut menée par la police équatorienne contre l’ambassade du Mexique à Quito le 5 avril dernier pour déloger l’ancien vice-président accusé de corruption par le gouvernement de Noboa est un véritable acte de vandalisme envers les règles de la bienséance bourgeoise, ne faisant que contribuer à l’instabilité diplomatique dans cette région du monde.
Le système politique en Russie est également particulièrement marqué par la gangstérisation des rapports politiques. Le clientélisme, la corruption, le népotisme constituent les principaux rouages du "système Poutine". C’est une donnée à prendre en compte concernant l’analyse des risques pesant sur l’avenir de la fédération de Russie : "de la survie politique de Poutine à celle de la Fédération de Russie et au statut impérialiste de cette dernière, les enjeux découlant de la défaite en Ukraine sont lourds de conséquences : au fur et à mesure que la Russie s’enfonce dans les problèmes, des règlements de compte risquent de se produire, voire des affrontements sanglants entre fractions rivales." (Rapport sur les tensions impérialistes, 25e congrès du CCI). La rébellion du groupe Wagner en juin 2023 puis la liquidation de son chef Prigojine deux mois plus tard ainsi que la très forte répression subie par la fraction pro-démocratie (assassinat de Navalny) ont pleinement confirmé l’ampleur des tensions internes ainsi que la fragilité de Poutine et de sa garde rapprochée qui n’hésitent pas à défendre leurs intérêts par tous les moyens, à la manière d’un véritable chef mafieux. La place centrale du gangstérisme dans le système politique russe joue donc un rôle actif dans le risque de dislocation de la fédération de Russie. De la même manière, les règlements de compte armés au sein de l’ancienne nomenklatura soviétique avaient participé à la déstabilisation profonde découlant de l’implosion du bloc de l’Est. Mais après plus de trois décennies de décomposition, les conséquences d’une telle dynamique pourraient déboucher sur une situation bien plus chaotique. L’éclatement de la fédération en plusieurs mini Russies et la dissémination des armes nucléaires entre les mains de chefs de guerre aux menées incontrôlables représenterait une véritable fuite en avant dans le chaos à l’échelle internationale.
Cependant, si ces manifestations de la décomposition idéologique et politique de la société sont particulièrement avancées dans les zones périphériques du capitalisme, cette tendance se manifeste également de plus en plus dans les pays centraux :
- Dans les démocraties, si les affrontements (parfois violent) entre fractions rivales ne sont pas nouvelles et s’expriment généralement dans le cadre des institutions et du "respect de l’ordre", elles commencent à prendre des formes particulièrement chaotiques et violentes : "L’assaut du Capitole par les partisans de Trump, le 6 janvier, a mis en évidence le fait que les divisions au sein de la classe dirigeante, même dans le pays le plus puissant de la planète, sont de plus en plus profondes et risquent de dégénérer en affrontements violents, voire en guerres civiles." ("Résolution sur la situation internationale », Revue internationale 170).
- La corruption et les malversations ravagent désormais l’ensemble du corps politique jusqu’au plus haut sommet des États, comme ont pu le mettre en lumière les affaires "Panama Papers" ou encore celle du Qatargate (impliquant aussi bien des eurodéputés, des assistants parlementaires, des représentants d’ONG ou d’organisations syndicales). Ceci ne fait qu’accentuer le discrédit des différentes fractions politiques, en particulier celles se présentant comme les plus intègres, donnant ainsi du crédit au discours populiste anti-élites du "tous pourris".
Au 19e siècle, Marx avait mis en avant que le pays le plus avancé de l'époque, l'Angleterre, indiquait la direction dans laquelle allaient se développer les autres pays européens. Aujourd'hui, c'est dans les pays les moins développés qu'on rencontre les manifestations les plus caricaturales du chaos qui est en train de gagner l'ensemble de la planète et qui atteint de plus en plus les pays les plus développés. Le constat fait par Marx à son époque était une illustration du fait que le mode de production capitaliste se trouvait encore dans sa phase ascendante. Le constat qu'on peut faire aujourd'hui de l'avancée du chaos dans la société est une illustration (encore une !) de l'impasse historique dans laquelle se trouve le capitalisme, de sa décadence et de sa décomposition.
CCI, Décembre 2023
[1] Évidemment, l'essentiel de ce cadre d'analyse avait été transmis au CCI par le camarade MC (MARC : De la révolution d'octobre 1917 à la deuxième guerre mondiale; MARC : De la deuxième guerre mondiale à la période actuelle, Revues internationales 26 et 27), sur la base des réflexions qui avaient déjà eu lieu dans la GCF mais aussi sur la base des réflexions que le camarade avait menées au fur et à mesure que se déroulaient les événements.
[2] "Contribution sur le problème du populisme"
[3] Le paragraphe "populisme et décomposition" n’intervient que dans le dernier tiers de la contribution.
[4] "Brexit, Trump. Des revers pour la bourgeoisie qui ne présage rien de bon pour le prolétariat.", Revue internationale n°157.
[5] Notons que cette analyse a pu également se manifester dans certains documents produit et adopté par le CCI. Par exemple, le Rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie politique de la bourgeoisie (Revue internationale 164) affirme en parlant du populisme "sa cause déterminante est "l’incapacité du prolétariat à mettre en avant sa propre réponse, sa propre alternative à la crise du capitalisme"".
[6] Voir chapitre III du rapport.
[7] Résolution sur la situation en Grande-Bretagne, Bii n°581.
[8] De façon quelque peu paradoxale, ce parti est dirigé par Éric Zemmour, dont le nom signale les origines juives sépharades. Pour surmonter ce "handicap" par rapport à sa clientèle traditionaliste, chez qui il subsiste des sympathies envers le maréchal Pétain, chef de file de la collaboration avec l'Allemagne nazie, Zemmour n'a pas hésité à déclarer que Pétain avait sauvé des vies juives (ce qui est contredit par tous les historiens sérieux).