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Si l'on veut avoir une idée de ce que peuvent être des destructions de guerre, il faut avoir voyagé dans les trains italiens pour se rendre compte. Les ponts sont en majorité détruits ; certaines lignes ne sont que sur une voie en certains points ; les réparations hâtives n'ont pu consolider la voie. Aussi voyage-t-on à une allure de piéton. Le matériel ferroviaire est désuet ou de fortune. Pillé par les allemands, pillé par les alliés, les grandes usines métallurgiques travaillant pour les réparations en grande proportion, ce matériel est réduit à sa plus simple expression. Mais, à côté de cette misère technique, on remarque de splendides petites gares qui semblent toutes neuves, tandis que celles de grands centres comme Rome et Naples sont en voie de construction.
Cet aspect des transports italiens reflète assez bien la configuration actuelle de l'Italie. Le Nord industriel travaille et le chômage y est peu important. Mais les industries ne sont orientées que vers la production des "réparations" de guerre ou vers la production de pièces de rechange pour l'industrie américaine. Le Sud, à caractère essentiellement agricole, chôme. Les quelques usines, qui faisaient de la région de Naples un centre industriel, sont fermées car elles ne produisaient que des produits de simple consommation directe. Ajoutons à cela une désaffection de la terre - parce que d'un rendement bénéficiaire petit - et, dans certaines petites villes comme Torre, on constate en plein jour une densité intense de la population. Personne ne travaille, tout le monde essaie de se débrouiller. Les rares ouvriers qui ont du travail sont considérés comme des vernis. Les autres, ou tout au moins une forte proportion, vendent des cigarettes au vu et au su de tout le monde.
Si, dans le nord, le capital américain a trouvé intérêt à renflouer les grosses industries et, par là, à redonner une certaine vie à toutes les autres activités dépendantes, la grande misère, atroce et implacable, s'est abattue sur les régions du sud ; tout est resté dans le même état, issu du débarquement de 1943 et de deux années de guerre statique. Il y a un véritable divorce d'activité entre le nord et le sud de l'Italie.
Ce divorce ne s'exprime pas seulement économiquement mais aussi dans la multiplicité des dialectes qui semblent avoir été revivifiés depuis la guerre.
Situation économique et conditions de vie
On parle d'inflation en France et on se lamente sur l'augmentation du coût de la vie ; en Italie, la population ne s'inquiète même plus. Couramment les italiens parlent de monnaie de singe pour leur lire. Il est à croire que l'inflation n'est pas un mal que le gouvernement subit, mais une politique qu'il pratique. La planche à billet est la seule industrie qui fonctionne à plein rendement. Et ceci se remarque par l'absence de politique des prix et des salaires bien définie. Le dirigisme qui se pratique en France et en Angleterre ainsi qu'en Europe centrale et orientale est inexistant en Italie. Les grandes industries ne sont même pas directement, l'immixtion de l'État ne se manifeste que sous forme de garantie donnée aux É-U pour les prêts effectués par cette dernière aux grandes firmes comme la FIAT et Pirelli. Cette garantie est à ses unique sans contrepartie pour l'État.
La politique économique du gouvernement De Gasperi, si on peut en déceler une, consiste dans le renflouement des anciens trusts privés ; les problèmes sociaux sont laissés en suspend, à part quelques tentatives accidentelles et de portée immédiate.
Le salaire moyen d'un ouvrier est approximativement de 14000 lire de rationnement, dont on peut dire qu'il est pratiquement inexistant, à part une ration quotidienne de 200 gr de pain. Les produits alimentaires sont en vente libre. Marché blanc ou marché noir ? Cette question ne se pose même plus. Pour avoir une idée de la confusion qui existe, on peut souvent voir dans les petites gares des vendeurs proposer du pain blanc ou des sandwiches sans tickets, des cigarettes de toutes marques, pendant que le contrôle économique fait évacuer le train pour rechercher les colis de farine ou de tabac. Et les vendeurs ne proposent pas leur marchandise à la sauvette. Incapacité et impuissance de l'État ou politique voulue ? De plus en plus c'est la deuxième explication qui l'emporte, car à côté de cette anarchie dans le rationnement, nous voyons d'imposantes forces de police se constituer solidement.
Une idée du coût de la vie ? Salaire moyen 14000 lires, pain noir 200 lires le kilo, viande 1200 lires le kilo, vin 200 à 400 lires le litre, huile 1400 lires le litre, pâtes 500 lires le kilo. La vie est plus chère en Italie qu'en France car le pouvoir d'achat de la lire (qui baisse presque à vue d'œil) est le 1/3 du franc.
Dans le sud, cette cherté de la vie s'accompagne non seulement du chômage mais aussi d'une crise du logement ; beaucoup de gens dorment communément dans les jardins publics. La mendicité est pratique courante, elle est une des combines pour augmenter les moyens d'un ménage, et l'on voit, dans le nord comme dans le sud, des gens très bien mis et des enfants surtout sales et en haillons mendiant de café en café.
La foire politique et la classe ouvrière
La multiplicité des partis, des tracts, des appels et des manifestations n'est compréhensible qu'en fonction des troubles sociaux fréquents. Troubles à caractères nationalistes, irrédentistes, locaux, religieux, conflit entre la ville et la campagne, tous ces mouvements spontanés, confus, interférant les uns sur les autres, sont autant de moyens de propagande pour tous les partis sans distinction. Ces troubles, qui plongent profondément leurs racines dans la misère toujours plus grande et plus insoluble des masses, ne sont pas dangereux car l'État les emploie comme des soupapes de sureté du mécontentement social. Et tous les partis l'y aident de leur mieux.
Un aspect amusant de cette foire politique se révèle dans les affiches politiques. Pour mieux obliger les gens à faire attention aux affiches, celles-ci nous présentent de véritables dessins animés pour dévoiler les intentions sordides des profiteurs. Les profiteurs peuvent en l'occurrence être aussi bien les démocrates-chrétiens que les staliniens.
Si les troubles sociaux à caractère de confusion de classe se déroulent spontanément, les mouvements de grève et de revendications économiques ainsi que les manifestations contre la vie chère sont solidement endigués et dirigés par les organismes syndicaux et les partis dits ouvriers : le parti socialiste de Nenni à tendance stalinienne, le parti socialiste de Saragat à tendance anti-stalinienne, le PC d'Italie ; toute la campagne actuelle de ces partis ne vise qu'à réintégrer le gouvernement ; et la même politique que joue le PCF en France est rééditée en Italie par les 3 partis dits ouvriers. Seulement les démocrates-chrétiens, s'ils ne possèdent pas un syndicat autonome comme en France, ont une fraction assez solide dans la CGT italienne.
La classe ouvrière en Italie est aussi désemparée et lasse qu'en France ; mais, phénomène assez contradictoire, si d'une part la confusion est grande dans ses rangs, elle reste ouverte aux idées révolutionnaires. Même les militants des partis socialistes ou staliniens ne présentent pas ce sectarisme bien connu en France. Une des formes de la grande confusion qui règne dans la classe ouvrière se manifeste dans un aspect qui paraitrait comique à un observateur neutre : on rencontre des personnes, même parmi les ouvriers, qui sont inscrits dans plusieurs partis à la fois (les cartes d'adhérents deviennent des espèces de fétiches, comme des amulettes) ou, pour trouver un exemple de même nature en France, ce sont les trotskistes officiels qui font de leur carte syndicale le "sésame ouvre-toi" de la classe ouvrière.
Une force qui, même aujourd'hui, possède une grande influence dans la masse du peuple est sans conteste l'Église ; et c'est si vrai que les staliniens, avec leur manie d'enfermer les autres (ils n'enferment en réalité qu'eux-mêmes), ont voté avec les démocrates-chrétiens l'inclusion des accords de Latran dans la constitution. Processions, quêtes, meetings de prières, bagarres, l'Église est agissante dans le sud plus que dans le nord. C'est une lèpre que le peuple italien porte sur lui.
Les mouvements d’avant-garde
Nous ne pouvons donner qu'un aperçu de ces mouvements. Il existe un fort courant révolutionnaire issu de la Fraction de gauche du parti communiste italien au moment du congrès de Lyon en 1926. Ce courant qui est devenu parti après la fin de la guerre, nous en avons déjà parlé dans plusieurs articles. Bien que portant le nom de "Parti Communiste Internationaliste", il ne peut, tout au plus, être considéré que comme une minorité agissante, mais sans grande influence sur la masse des travailleurs en Italie. En certains endroits, les sections de ce parti sont devenues faméliques en militants, exprimant par là un certain affaissement de la volonté de lutte du prolétariat. Mais ce parti révolutionnaire demeure une école d'expérience et de formation des cadres révolutionnaires de la prochaine vague révolutionnaire.
À part le PCI d'Italie, nous n'avons eu connaissance que d'un groupe, numériquement très faible, qui s'intitule pompeusement "Parti Ouvrier Communiste". C'est un groupe trotskiste un peu plus à gauche que celui de France : il rejette la défense de l'URSS, d'après ce qu'on nous a dit, mais conserve la même conception fausse de la tactique et de la stratégie révolutionnaires qui émane du "Programme transitoire" trotskiste de 1938 : activisme et agitation stérile, peu en rapport avec les possibilités du moment, qui s'expriment par sa grande faiblesse numérique.
En conclusion, les forces révolutionnaires en Italie sont à peu près comparables à celles qui existent en France ; la confusion y est peut-être moins grande mais leurs possibilités de cristalliser les forces ouvrières dans la conjoncture actuelle sont les mêmes qu'ici, c'est-à-dire infimes.
Mousso
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PS - Nous mettons en garde les divers groupes révolutionnaires contre un individu qui, après avoir escroqué le PCI d'Italie, s'est présenté à nous sous couvert de divergences politiques avec le PCI. Son nom est Michel BIRAINO.