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Avec un discours d’ultra-droite, Milei est devenu président de l’Argentine, alors qu’il était inconnu il y a deux ans, tout comme son parti politique. C’est un exemple de plus de la montée du populisme comme résultat de la décomposition accélérée du capitalisme, caractérisée par la perte croissante de contrôle du jeu politique de la bourgeoisie, principalement dans les pays les plus développés, comme l’illustrent des exemples récents en Europe tels que le populisme agraire autour de Caroline van der Plas aux Pays-Bas, ou Kristian Thulesen Dahl, au Danemark, leader du Parti populaire danois, qui est rejeté par l’Union européenne. Ce phénomène, qui touche et se diffuse à partir des pays centraux, touche également les pays périphériques depuis des années. Pour la classe ouvrière, le populisme apparaît comme une mystification et un obstacle supplémentaire à sa prise de conscience.
« Il n’y a pas d’alternative », « ils ne nous ont pas laissé le choix » sont les phrases utilisées par Milei dans son discours de prise de fonction, avec lesquelles il a annoncé la série d’attaques qu’il a préparée contre les exploités. L’avancée de la crise économique et la longue chaîne de gouvernements de droite et de gauche qui, tout en prétendant assainir l’économie argentine, l’ont encore aggravée, ont fait que les partis traditionnels de la bourgeoisie ont fini par perdre beaucoup de leur prestige. Ni les péronistes, qu’ils se présentent de gauche comme de droite, ni les radicaux, ni la stratégie de fusion dans des alliances électorales, n’ont été en mesure de redonner confiance envers les partis politiques d’État traditionnels et institutionnalisés. Cette situation a permis l’émergence d’un leader messianique comme Milei, issu de la droite populiste, qui, bien que chaperonné par certains secteurs de la bourgeoisie, n’était pas dans la situation de pouvoir compter sur un soutien de l’ensemble de la bourgeoisie ou prétendre exercer un contrôle total sur l’État.
Au début de sa campagne électorale, certains secteurs de la bourgeoisie l’ont effectivement poussé en avant, cherchant à tirer profit de sa personnalité déséquilibrée, de ses emportements et de ses mesures économiques basées sur la sanctification du marché et la défense fanatique de la propriété privée. Mais de larges fractions de la classe dirigeante elle-même se sont inquiétées et ont tenté de freiner son ascension. La tendance dominante dans la phase actuelle de décomposition s’est vérifiée : la perte de contrôle de la bourgeoisie sur sa propre stratégie politique, permettant à un personnage comme Milei de se « faufiler » à la tête du gouvernement, avec une équipe « immature et sans expérience ni envergure, sans moyens réels, facilement manipulable », de sorte que, surtout après le premier tour, ils ont essayé de « l’adoucir » en l’accompagnant et l’encadrant avec des membres expérimentés de « l’élite » politique traditionnelle qu’il prétendait rejeter…
C’est ainsi qu’arrive en Argentine un gouvernement populiste qui se révèle être un problème pour la bourgeoisie, mais qu’elle utilise néanmoins pour attaquer les travailleurs. Car la fameuse tronçonneuse de Milei a pour principale victime la classe ouvrière.
Le jeu politique de la bourgeoisie hors de contrôle
Surfant sur la vague populiste, Milei a mis en difficulté le jeu électoral qui s’était formé entre deux coalitions, l’aile centre-gauche des péronistes animée par le couple Kirchner et la fraction péroniste de centre-droit menée par Mauricio Macri. Cette concurrence entre deux factions bourgeoises, qui remonte à 2015, a tenté de redonner de l’air frais au bipartisme rassis qui gravitait autour du péronisme et de l’anti-péronisme. Mais l’usure des partis traditionnels et de leurs coalitions était bien avancée, car au moment où ce schéma se renouvelait, la bourgeoisie a réussi à remplacer un cycle péroniste de centre-gauche de douze ans par un gouvernement de centre-droit, avec Macri à sa tête, qui, face à son échec dans le domaine économique, a été à nouveau remplacé par la coalition péroniste de centre-gauche.
C’est ce qui a conduit des secteurs de la bourgeoisie à promouvoir Milei, qui s’est dressé avec véhémence contre ce cadre politique déjà usé et discrédité et qu’il a décrit comme une « caste politique » qui, de plus, est impliquée depuis des années dans des scandales de corruption, les mêmes dans les gouvernements du couple Kirchner et de Macri. C’est pourquoi, afin de limiter l’incertitude politique qui en découle, ils ont imposé des personnages issus des rangs de la « caste de privilégiés » que Milei dit mépriser, en le forçant à leur octroyer les postes-clés essentiels parmi les portefeuilles gouvernementaux : Patricia Bullrich au ministère de l’Intérieur et Luis Caputo au ministère de l’Économie.
L’aggravation de la crise, un terrain propice à l’ascension de Milei
Un autre aspect qui a renforcé les différences au sein de la bourgeoisie argentine et contribué à fracturer le jeu des partis traditionnels a été l’aggravation de la crise économique. Les mesures appliquées par les gouvernements kirchneristes ou par le gouvernement de droite de Macri, dans leur tentative d’assainir l’environnement du capital, avaient fortement accéléré la progression de l’inflation. Les dépenses publiques et le crédit, qui ont été les instruments favoris avec lesquels ils pensaient oxygéner l’économie, ont fini par être un fardeau et bien que la bourgeoisie et son État aient déjà transféré l’essentiel des répercussions de l’accélération de la crise sur le dos des travailleurs, cela n’a pas empêché le mécontentement de se manifester au sein de la bourgeoisie elle-même.
Mais la bourgeoisie n’est pas la seule à s’indigner de ces projets, des fractions du prolétariat aussi ont pu se laisser piéger par les discours radicaux d’un populisme de droite qui, en critiquant le bilan des gouvernements précédents, ont fait miroiter les illusions sur des améliorations miraculeuses et, surtout, en utilisant le désespoir et le nihilisme qui ont pu se répandre dans la population, semant ainsi de faux espoirs parmi les exploités.
L’aggravation du processus d’appauvrissement de la population argentine, qui voit ses salaires se dégrader chaque jour en raison de l’inflation, a conduit au désespoir une grande masse d’exploités (surtout les jeunes), qui, ayant perdu leur identité de classe, ont fini par se laisser piéger par les promesses de Milei.
Mais quelques semaines à peine se sont écoulées depuis l’arrivée au pouvoir de Milei et les coups économiques comme les menaces lancées envers eux montrent déjà clairement aux travailleurs que la bourgeoisie, quel que soit le parti à la tête du gouvernement, et quel que soit le caractère outrancier de son discours, n’a aucune solution à proposer face à la crise capitaliste. La seule chose qu’elle peut leur offrir, c’est plus d’exploitation, plus de misère et plus de répression.
Ni l’étatisme, ni la libre concurrence n’offrent d’issue aux travailleurs
Une plus grande intervention de l’État dans l’économie ou la libéralisation du marché sont de vieux arguments utilisés par la bourgeoisie dans son discours lorsqu’elle définit l’orientation de ses politiques économiques, mais il s’agit d’une pure mystification car que ce soit avec une part plus importante de propriété étatique ou à travers la privatisation des capitaux, la bourgeoisie recherche toujours les conditions qui lui permettent de poursuivre de la manière la plus rentable possible son exploitation. Pour un travailleur, il est indifférent que son exploitation soit gérée par le capital privé ou par l’État.
Engels expliquait déjà que « les forces productives ne perdent pas leur statut de capital, qu’elles deviennent la propriété de sociétés anonymes et de trusts ou qu’elles soient la propriété de l’État. En ce qui concerne les sociétés par actions et les trusts, c’est tout à fait clair. L’État moderne, quant à lui, n’est lui aussi qu’une organisation créée par la société bourgeoise […]. L’État moderne, quelle que soit sa forme, est essentiellement une machine capitaliste, c’est l’État des capitalistes, le capitaliste collectif idéal ». (1) Le danger que représente Milei ne réside donc pas, comme le répète la gauche du capital, dans la menace de privatisation ou la perte de « souveraineté nationale » par l’adoption du dollar comme monnaie nationale. La tronçonneuse de Milei avance en écrasant les travailleurs en lançant contre eux des mesures qui lui permettront d’atteindre son véritable objectif : défendre les profits et les intérêts du capital national, en lançant les attaques les plus brutales contre les conditions de vie des travailleurs.
Pour réduire le déficit et éliminer la banque centrale, dollariser la monnaie et laisser fonctionner à plein régime la libre concurrence sur le marché, il a besoin d’une profonde austérité, qui va paralyser immédiatement la production, ce qui, avec la hausse des prix et des tarifs, va fortement accélérer l’inflation. Cela va frapper aussi directement les salaires en éliminant les primes de Noël et en baissant les pensions. Tout cela, au nom de la défense de l’économie nationale.
La campagne idéologique de la bourgeoisie argentine contre les travailleurs
Le populisme, comme phénomène général de la société, « comporte un élément commun à la plupart des pays avancés : la perte de confiance profonde dans les “élites” […] en raison de leur incapacité à rétablir la santé de l’économie et à endiguer la montée continue du chômage ou de la pauvreté. Cette révolte contre les dirigeants politiques […] ne peut en aucun cas déboucher sur une perspective alternative au capitalisme ». (2)
En ce sens, elle affecte directement la classe ouvrière, car les campagnes populistes de haine et de ressentiment contre « l’establishment » cherchent un bouc émissaire pour tenter d’expliquer ce qui « ne marche pas », masquant le fait que c’est le système capitaliste dans son ensemble qui est responsable et non telle ou telle personnalité ou parti politique. Pour les travailleurs, il n’y a rien à célébrer dans cette effervescence démocratique de la bourgeoisie, qui s’apprête à commémorer le 40e anniversaire des élections démocratiques dans le pays après la fin de la dictature militaire (1983), avec un « outsider » au gouvernement depuis le 10 décembre 2023, grâce au « vote de sanction » massif dont les partis traditionnels ont fait l’objet, principalement de la part de la jeunesse. L’alternance des partis au pouvoir dans la démocratie électorale est certes un piège pour les travailleurs destiné à leur faire croire que leur vote décide des changements de gouvernement et de politiques publiques, mais le « vote sanction » n’est rien d’autre que la « vengeance » qui lui est offerte pour continuer à les lier à l’idéologie de la démocratie bourgeoise.
S’il n’y a pas de différence entre les kirchneristes et les partisans de Macri quand il s’agit de défendre le capital national et de frapper les travailleurs, il y a déjà des signes évidents montrant que Milei s’est emparé du gouvernement précisément pour continuer cette défense. Cela ne peut se faire qu’en s’attaquant aux conditions de travail et de vie de la classe exploitée, qu’il a d’ailleurs stigmatisée en désignant les bénéficiaires des aides sociales de l’État comme étant les complices de la crise, c’est-à-dire des boucs émissaires, qualifiés de paresseux, de profiteurs et de voleurs.
En somme, si les phénomènes de décomposition comme le populisme affectent son jeu politique, la bourgeoisie a encore les moyens d’en retourner les effets contre la classe ouvrière, par exemple en renforçant le mythe de la démocratie, de l’alternance politique, de la valeur du vote, etc.
Que peut faire la classe ouvrière ?
Toute la campagne électorale de Milei était basée sur la candidature d’un « libertaire », critique des élites politiques traditionnelles, qui a réussi à effrayer la « caste », et donc porteur d’une alternative. Mais dès son entrée en fonction, il a commencé à attaquer frontalement les travailleurs, rappelant les « plans de choc » des régimes dictatoriaux largement utilisés en Amérique latine dans les années 1980.
Le vieille recette bourgeoise d’alternance de la carotte et du bâton comprend également des mesures qui prétendent être destinées à « l’amélioration des prestations sociales ». Ainsi, il est annoncé une augmentation de 50 % des montants accordés par des programmes tels que le « revenu universel par enfant » et la « carte d’alimentation » qui sont en fait des miettes qu’il saupoudre, pour essayer d’apparaître « bienveillant », et qu'il utilise en réalité comme un instrument de contrôle, car il menace de les retirer à tous ceux qui manifestent dans les rues.
Cette mesure, présentée comme un « protocole anti-piquets de grève » est un complément au plan de répression sauvage des manifestations, présenté par la ministre de l’intérieur Patricia Bullrich, qui prévoit que les personnes participant aux grèves et manifestations devront payer les frais de l’opération policière ! Mais en plus, des amendes seront appliquées aux parents qui accompagnent leurs enfants mineurs aux manifestations. Quelle arrogance et quel mépris de la bourgeoisie pour la classe exploitée et opprimée !
Pour notre part, nous sommes persuadés que les travailleurs argentins ont une tradition historique de lutte et qu’ils seront poussés à se battre. Un aperçu de la réponse dont les travailleurs sont capables s’est déjà manifesté dans la nuit du 20 décembre. Après avoir terminé la présentation télévisée du « décret de nécessité et d’urgence », qui, entre autres aspects, énonçait « la déréglementation de l’économie » et l’interdiction des grèves, dans de nombreux endroits dans Buenos Aires comme en province, des masses d’exploités se sont rassemblées spontanément dans les rues en frappant sur des casseroles et des cuivres, et des centaines d’entre eux ont défilé jusqu’au parlement afin de protester.
Ces réactions, même si elles sont encore bien faibles, sont importantes car elles révèlent le mécontentement et l’effort qui existe chez les travailleurs pour briser les chaînes de leurs illusions dans les promesses du gouvernement. Elles montrent aussi qu’ils ne sont pas prêts à se sacrifier et à accepter docilement leur misère.
Le prolétariat en Argentine doit tirer profit de l’expérience des récentes mobilisations de ses frères de classe en Europe et aux États-Unis : ces mobilisations massives montrent que la classe ouvrière « en luttant contre les effets de la crise économique, contre les attaques orchestrées par les États, contre les sacrifices imposés par le développement de l’économie de guerre, le prolétariat se dresse, non comme citoyens réclamant des “droits” et la “justice”, mais comme exploités contre ses exploiteurs et, à terme, en tant que classe contre le système lui-même. C’est pourquoi, la dynamique internationale de la lutte de la classe ouvrière porte en elle le germe d’une remise en cause fondamentale de tout le capitalisme ». (3)
JRT, 7 janvier 2024
1 Du socialisme utopique au socialisme scientifique (1880).
2 « Rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie politique de la bourgeoisie », Revue internatonale n° 164 (2020).
3 « Rapport sur l’impact de la décomposition sur la vie politique de la bourgeoisie », Revue internatonale n° 164 (2020).