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Dans une série d'articles publiés antérieurement dans "Internationalisme", nous nous sommes efforcés de répondre à la question : à savoir si la construction du parti de classe est possible dans le moment présent ? Pour y répondre, nous étions amenés à étudier le problème dans sa généralité théorique et dans sa présentation pratique, dans le moment concret présent.
On sait qu'un des points les plus caractéristiques -qui, de 1930 à 1945, distinguait la Gauche communiste du trotskisme et de tous les groupes issus du trotskisme (RWL d'Amérique, RKD et autres) sur la question précise du parti- consistait dans le fait de savoir si la construction du parti relève uniquement ou essentiellement de la VOLONTÉ des militants, ou si cette construction est soumise et déterminée par les conditions de la lutte de classe telles qu'elles se trouvent données contingentement par le développement historique et le rapport des forces des classes existantes. Dans la mesure où les trotskistes formulaient théoriquement leur conception (la formulation théorique n'est pas précisément l'habitude des trotskistes), ils s'en tenaient à la première formulation, la Gauche communiste à la seconde. Il n'est pas étonnant que les trotskistes passaient de la position d'OPPOSITION prête à chaque instant à se dissoudre organisationnellement dans le parti stalinien à la simple promesse d'une démocratie intérieure[1], à celle de la proclamation du nouveau parti et d'une nouvelle Internationale. De même les trotskistes qui proclamaient la nouvelle Internationale en 1934 à la suite de la montée de Hitler au pouvoir, c'est-à-dire, d'après leur propre analyse, dans un moment de défaite du prolétariat, ces mêmes trotskistes en 1936, à un moment où ils considéraient "la révolution commencée en France", se dissolvent et réintègrent les partis socialistes et la 2ème Internationale. Ce qui semble un non-sens et une contradiction pour les uns est la logique pour les trotskistes, la construction et la dissolution du parti étant pour eux une question de "tactique". Et la "tactique" pour les trotskistes, comme on le sait, relève de la malice et de la ruse, de la volonté et du savoir-faire des militants révolutionnaires, en un mot de la haute fantaisie des chefs reconnus et expérimentés. La "tactique" trotskiste n'a pas de pieds et n'a pas besoin d'un sol ferme. Ailée, elle vogue librement dans les airs, tout à sa guise, libre d'entraves. L'art obscur de la "tactique" est "la magie révolutionnaire moderne", dont chaque trotskiste tend à pénétrer les secrets et dont il essaie de devenir un maitre, à l'image des Grands Magiciens que sont pour lui un Lénine et un Trotsky.
Cette conception "tactique-magie" de construction du parti fut pendant 10 années l'objet de la plus âpre critique de la part des Fractions de la Gauche communiste. À l'encontre du trotskisme, la Gauche communiste conditionnait la proclamation du parti de la classe non aux luttes économiques des ouvriers mais à l'orientation révolutionnaire de leurs luttes. La constitution du parti est la manifestation de classe prenant conscience de sa mission historique et se posant comme objectifs la destruction du capitalisme et la construction de la société socialiste. La construction du parti n'est donc pas un instant séparable de la vie politique de la classe mais suit la même courbe d'évolution. Dans une période où, à la suite de défaites répétées de la révolution, la bourgeoisie parvient non seulement à briser la combativité du prolétariat mais aussi à le démoraliser, à faire dégénérer ses organismes et à détruire sa conscience de classe, l'existence du parti révolutionnaire est une impossibilité.
L'ancien parti ne peut se maintenir organisationnellement qu'en devenant un organe du capitalisme (social-démocratie en 1914, les partis communistes en 1933), ou il est détruit physiquement (Commune de Paris), ou encore le parti se réduit numériquement, renonce consciemment à vouloir jouer, dans l'immédiat, un rôle direct déterminant sur les événements (la Ligue des Communistes après la défaite de 1848-50, Le Parti bolchevik entre 1907 et 1917), il se replie en quelque sorte sur une position d'attente, il se transforme et de parti il devient fraction. C'est là non une question organisationnelle mais essentiellement fonctionnelle. D'organe d'expression de l'orientation et de la volonté des larges masses ouvrières, il devient un organisme de résistance isolé des masses. Alors que celles-ci sont emportées par le courant du capitalisme, l'organisme de classe qu'est la fraction, isolé, avance péniblement mais résolument et farouchement contre le courant. D'organe d'action politique, il devient avant tout un organisme (dédié essentiellement) à l'élaboration théorique. Un divorce s'opère entre lui et les larges masses ouvrières et c'est précisément dans ce divorce que réside la condition de la sauvegarde de sa nature de classe et de sa fonction révolutionnaire.
Il va de soi que, dans une telle période où il est impossible de maintenir l'ancien parti dans sa fonction révolutionnaire, c'est une absurdité théorique de vouloir donner naissance à de nouveaux partis. La méconnaissance théorique de ce principe et sa violation, dans la pratique, par un volontarisme d'impatience révolutionnaire ne peuvent mener qu'à des aventures éphémères du genre néo-blanquistes. Plus surement encore, cela mène à un émoussement des tendances révolutionnaires qui finalement, sous une phraséologie radicale apparente, s'installent dans la pire pratique politique opportuniste. Les partis trotskistes en sont les meilleurs échantillons. De toute façon, ces partis, loin de faciliter l'œuvre de la constitution ultérieure de l'organisme politique de la classe, usent dans l'immédiat, en pure perte, les énergies des militants et entravent dangereusement l'œuvre des révolutionnaires.
Mais, si l'existence du parti est conditionnée par le cours objectif de la lutte de classe, c'est-à-dire si le parti ne peut exister et, à plus forte raison, ne peut se créer quand sont absentes les conditions pour l'action politique révolutionnaire de la classe, cela ne signifie nullement que les militants n'ont rien d'autre à faire qu'à se croiser les bras et à attendre des jours meilleurs. La lutte contre le courant, pas moins que la lutte pour la révolution, n'est une affaire de conscience et de refus individuels. Seules l'action et la propagande ORGANISÉES lui font acquérir une valeur réelle et une signification de classe. Et nous avions mille fois raison contre les Vercesi et consorts qui, sous prétexte d'impossibilité de modifier, par la volonté des militants, le cours objectif de la lutte de classes, préconisaient, durant la dernière guerre, la passivité absolue et la dissolution des groupes révolutionnaires. Les stupidités théoriques qu'ils ont sorties, ainsi que leurs cris contre "l'aventurisme et les actions inconsidérées" dans lesquelles nous voulions, parait-il, les entraîner, cachaient assez mal une simple question de poltronnerie. Le reproche qu'on pourrait leur adresser est d'avoir créé une "phraséologie théorique insipide" au nom de laquelle ils tentaient d'influencer d'autres à renoncer à toute propagande contre la guerre.
La propagande pour des révolutionnaires n'est pas une question de devoir moral. Bien que, même ainsi posée, elle pourrait être justifiée. En réalité, la propagande est une tâche permanente, une forme permanente de l'action du militant, absolument indépendante des contingences, favorables ou défavorables. Les résultats, la portée et l'ampleur de la propagande peuvent varier mais la raison de la propagande reste constante. Si nous répudions le volontarisme idéaliste, nous rejetons autant le fatalisme mécaniste. Le cours de la lutte de classe ne se modifie pas par la volonté des militants, pas plus qu'il ne se modifie indépendamment de leur volonté. Seul un esprit imprégné de conceptions bourgeoises, idéalistes ou matérialistes, peut opposer l'un à l'autre. L'action et la propagande des révolutionnaires sont indubitablement conditionnées par la situation mais, en même temps, elles font partie intégrante de l'ensemble des facteurs qui déterminent l'évolution et la modification des situations.
Il est encore une autre condition indispensable pour la construction de nouveaux partis : c'est le travail théorique de révision des notions anciennes que l'expérience a démontré erronées ou périmées, et la formulation théorique de nouvelles notions rendues nécessaires par l'expérience vivante. L'idéologie de la classe trouve son expression condensée dans le programme du parti. Quand les défaites de la révolution se soldent non uniquement par la destruction physique des organismes de classe mais par leur passage au service de la classe ennemie, comme ce fut le cas pour la social-démocratie et les partis communistes, la raison ne doit et ne peut être cherchée simplement dans la faiblesse physique du prolétariat mais avant tout dans sa faiblesse et son immaturité idéologiques.
C'est dans le programme initial du parti que se trouvent les éléments idéologiques qui, en se développant dans des conditions critiques déterminées, agissent comme dissolvant de la conscience de classe et transforment la nature et la fonction du parti au point de le rendre apte à devenir un auxiliaire du capitalisme. Il est absolument impossible de comprendre autrement le processus de dégénérescence des partis ouvriers dans l'Histoire, à moins de tomber dans cette explication vulgaire qui explique tout par les trahisons perfides de quelques chefs intéressés. On revient ainsi à expliquer, à nouveau, tout par la volonté angélique ou démoniaque des individus, alors qu'il importe d'expliquer les possibilités qui permettent à ces volontés de se manifester et d'exercer une influence dans un sens ou dans un autre.
La conscience de ses buts, de sa mission historique et des moyens pour y parvenir, le prolétariat ne la trouve pas d'emblée, d'une seule pièce toute faite et d'un seul coup. C'est un long processus durant lequel le prolétariat se débarrasse lentement des préjugés et influences idéologiques de la bourgeoisie dans lesquels il baigne. C'est un développement continu de prise de conscience sans cesse enrichie par l'élaboration théorique et l'expérience pratique.
Comme pour tous les autres phénomènes, le processus de développement de la conscience s'opère de 2 façons : par une évolution continue et par bonds. Le programme du parti de classe, qui exprime cette prise de conscience, s'élabore de façon permanente mais se trouve brusquement soumis, par les événements, à une vérification et à une expérimentation décisives. Les moments critiques de l'Histoire de la lutte du prolétariat et du capitalisme sont des moments critiques du programme du parti. Ou le parti rajuste son programme à la hauteur nouvellement atteinte par l'Histoire, ou il est perdu pour la classe qu'il entendait servir. La 1ère guerre impérialiste mondiale fut un de ces moments critiques qui s'est conclu par la perte de la 2ème Internationale pour le prolétariat. 1917 fut un autre moment critique qui a vu le parti bolchevik corriger hâtivement et profondément son programme initial. Les années qui ont suivi la révolution d'Octobre ont enregistré, dans les défaites de plus en plus décisives et dans l'altération de la révolution russe, l'inachevé et l'erroné du programme de l'IC, dont une partie importante -notamment sur l'État après la prise du pouvoir, sur les problèmes nationaux et coloniaux, sur la tactique, sur les politiques syndicale et parlementaire- a pu servir de plateforme de rassemblement à l'opportunisme d'abord, à la pénétration de plus en plus grande de l'influence bourgeoise ensuite et finalement à engager l'IC et les partis communistes sur les rails du capitalisme.
L'IC et ses partis furent perdus pour le prolétariat et sont devenus des forces du capitalisme, mais le travail critique du programme de l'IC reste entièrement à faire. Des nouveaux partis seront véritablement de classe que s'ils se fondent sur la base de cette critique, c'est-à-dire sur la base d'un programme de dépassement de l'ancien programme. C'est à cette condition seulement qu'ils représenteront une arme efficace pour le prolétariat et non une reproduction d'une arme rouillée, plus dangereuse qu'utile pour la classe. La répétition de l'ancien programme, avec tout ce qu'il contenait d'erreurs, est non seulement une ridicule singerie du passé mais est un crime contre la classe. Les trotskistes nous offrent une image parfaite de ce type de singes qui ont chaussé les lunettes de Lénine (c'est ce qu'ils appellent le léninisme) pour ne voir que les mouvements bourgeois de résistance nationale dans lesquels ils invitent doctement les prolétaires de tous les pays à se faire massacrer.
Les petits groupes révolutionnaires qui affirment aujourd'hui l'impossibilité de constitution, dans le cours présent immédiat, de nouveaux partis et qui, en même temps, se livrent au travail de révision critique et de recherche théorique d'élaboration des principes du nouveau programme ainsi qu'à une activité incessante de propagande et à la formation de cadres militants sont en réalité les artisans les plus surs des conditions nouvelles où la création du vrai parti serait à la fois une nécessité et une possibilité.
Ces idées qui furent le patrimoine commun de tous les groupes de la Gauche Communiste jusqu'en 1945, nous sommes presque les seuls, aujourd'hui, à la défendre. Les autres groupes, composés en majorité de néophytes qui sont à la Gauche Communiste ce que sont les luxembourgistes (à la Pivert et Lefeuvre) à Rosa Luxemburg, perdent de vue ou tournent catégoriquement le dos à ce que fut l'apport principal de la Gauche Communiste pendant 15 ans. Allègrement, vont claironnant à tous vents et à tout instant : "Construisons, construisez le nouveau parti". Comme les léninistes par rapport à Lénine, ces néophytes, au lieu de dépasser, se situent en deçà des positions qui semblaient être acquises par le travail théorique de la Gauche et de la Fraction italienne d'avant la guerre. Ils ont pour excuse d'ignorer, pour la plupart, le fond de ces positions. Toutefois, l'ignorance excuse bien des choses mais n'en justifie aucune. Et quand nous sommes obligés de leur expliquer un certain nombre de choses élémentaires sur l'impossibilité et la nocivité de la construction du parti dans l'immédiat, voilà le "bordiguiste" de la dernière heure, le camarade Chazé (un Martinov... bolchevik), qui nous réplique : "Hier non, aujourd'hui oui. Parfaitement !" Ne se contentant pas d'ignorer les fondements théoriques de notre position d'hier, il la double d'une analyse fantaisiste de la situation d'aujourd'hui. "Parfaitement !" Le réveil de la conscience du prolétariat, qu'ils voulaient voir dans les grèves et dans les mouvements coloniaux, ne se vérifie pas. Toute leur analyse enthousiaste et optimiste tombe par terre mais cela ne les empêche pas de passer d'un numéro du journal à l'autre, d'un article à l'autre, et parfois dans le même article, du chaud au froid et inversement. Avec la méthode Coué, que nous leur connaissons déjà, c'est là une autre méthode thérapeutique de l'âme révolutionnaire : la douche écossaise.
Nous ne répéterons pas ce que nous avons déjà écrit, dans d'autres articles, sur la réalité de la situation présente que nous considérons comme foncièrement réactionnaire, évoluant au travers de guerres partielles, diplomatiques et localisées, dans une atmosphère de préparation fiévreuse vers une prochaine boucherie mondiale généralisée. Les arguments de ces groupes tiennent d'ailleurs bien moins à une conviction ou à une analyse qu'au besoin de défendre et de justifier tout ce qui se fait en Italie où un nouveau parti (le PCI) a été fondé et auquel ils restent accrochés comme les amis de l'URSS à la Russie.
Il vaut mieux avoir affaire au Bon Dieu qu'à ses saints, dit un vieux proverbe ; voyons donc ce qu'il en est du PCI d'Italie.
Le PCI fut créé dans les semaines fiévreuses de 1943, à la chute de Mussolini. Ce fut un moment de brisure d'avec la guerre, permettant d'espérer l'ouverture d'une période critique pour le capitalisme, analogue à celle de 1917. Mais les conditions présentes -en général de plus grande unité du capitalisme et de plus étroite indépendance des pays- et plus particulièrement la situation en Italie ne pouvaient reproduire le schéma de 1917 où la révolution russe a pu évoluer isolément pendant 1 an et demi dans un monde en guerre. Tout dépendait des possibilités de développement de la révolution en Allemagne. 1945 a vu l'anéantissement, par la force et par le feu, de ce foyer central de la révolution. Dès lors, il devenait évident que nous entrions dans une période de défaite et de réaction.
Tout autre fut l'appréciation des camarades d'Italie et, au lieu de rajuster leur activité à la nouvelle situation, ils levèrent bien haut les pieds dans une situation à marches descendantes. Enthousiasmé par les premiers succès numériques, regroupant les adhérents sur des positions confuses et à peine ébauchées, le nouveau parti ne fit que reproduire et répéter les positions programmatiques du Parti Communiste de 1924.
Non seulement on laissait de côté le travail positif que la Fraction italienne avait fait durant cette longue période, entre 1927 et 1944, mais, sur bien des points, la position du nouveau parti fut en deçà de celle de la Fraction abstentionniste de Bordiga de 1921. Notamment concernant le front unique politique où certaines manifestations locales de propositions de front unique furent faites au parti stalinien ; notamment concernant la participation aux élections municipales et parlementaires en abandonnant la vieille position de l'abstentionnisme ; notamment concernant l'antifascisme où les portes du parti furent largement ouvertes aux éléments qui ont participé à la Résistance ; sans oublier que, concernant la question syndicale, le parti reprenait entièrement la vieille position de l'IC de fraction dans les syndicats luttant pour la conquête de ceux-ci et allait même plus loin dans cette voie en étant pour la formation de minorités syndicales (position et politique de l'Opposition syndicale Révolutionnaire).
En un mot, sous le nom de "Parti de la Gauche Communiste Internationale", nous avons une formation italienne de type trotskiste classique, avec la défense de l'URSS en moins : même proclamation du parti indépendamment du cours réactionnaire, même politique pratique opportuniste, même activisme d'agitation stérile des masses, même mépris pour la discussion théorique et la confrontation d'idées, aussi bien dans le parti qu'à l'extérieur, avec les autres groupes révolutionnaires.
Cela n'a évidemment pas empêché le PCI d'Italie, après avoir regroupé quelque 3000 membres, de se retrouver aujourd'hui en difficulté, d'essuyer des revers et d'enregistrer des défections massives. Les apologistes à tout crin du parti d'Italie se consolent naturellement en expliquant très judicieusement que nous assistons là à une originale transformation de la quantité en qualité. Malheureusement, nous voyons bien la diminution de la quantité mais, jusqu'à présent, nous ne constatons hélas aucune amélioration de la qualité. La quantité est bien partie mais la confusion, elle, est restée. De toute façon, il aurait certainement mieux valu songer à la qualité, c'est-à-dire au programme, avant de s'enthousiasmer pour la quantité et d'opérer sur cette donnée.
Il n'est peut-être pas trop tard pour bien faire ; mais, pour cela, il faut procéder avec des méthodes révolutionnaires. Les méthodes du parti d'Italie offrent à ce sujet peu d'espoir. Nous allons en parler.
(à suivre)
[1] Voir la lettre adressée en 1931 par la première conférence de la Ligue Communiste (Opposition de Gauche) en France au comité central du PCF, demandant la réintégration dans le parti et se déclarant prête, en cas de réponse favorable, à dissoudre la Ligue et à cesser de faire paraître la "Vérité".