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À propos de la décadence du capitalisme, certains trotskistes se plaisent à faire une comparaison avec la décadence de Rome. La comparaison est difficile. En effet, dans la décadence du monde romain, dans la transition de l'esclavagisme au féodalisme du moyen-âge, si on a assisté à un croupissement de la société, il n'en reste pas moins vrai que c'est, dans ce croupissement, que le féodalisme était en gestation. L'empire carolingien devait être une sorte d'étape de transition qui voulait reconstituer l'Empire romain et qui, en même temps, annonçait le féodalisme sous une forme plus achevée. Dans toute cette époque de croupissement, en réalité une société nouvelle était en gestation, qui devait permettre au commerce de tenter la conquête de nouveaux mondes. La décomposition de l'Empire romain représentait un phénomène à l'échelle d'une forme avancée de société organisée en État et non à l'échelle du monde entier, de la société humaine tout entière. La société capitaliste, au contraire, a représenté, dans l'Histoire, la conquête et le nivellement économique et politique de toute la société humaine, sur un plan d'organisation encore jamais atteint, avec une rapidité prodigieuse, dans sa toute dernière phase révolutionnaire et de conquêtes aux 18ème et 19ème siècle.
La société capitaliste décadente entraîne, dans le gouffre de sa décomposition organique et idéologique, la société humaine tout entière ; aucun air frais ne peut lui être injecté du dehors. La seule solution consisterait, du point de vue capitaliste, en une conquête des planètes, ou à être colonisée par les habitants d'autres planètes. Mais, si la littérature, de Jules Verne à Wells, s'est plu à ce genre d'évasions utopiques, dans la réalité nous en sommes bel et bien à un étouffement du monde capitaliste sur lui-même, après avoir, en un siècle, fait faire à la société humaine les plus grands progrès matériels.
Dans le déséquilibre naissant, la guerre de 1914-18 devait être surtout une consécration des conquêtes de certains impérialismes.
La guerre de 1914-18 est le parachèvement total et la consécration de la conquête capitaliste du globe. Elle signifie l'élimination totale du monstre austro-hongrois en tant qu'unité politique européenne, l'élimination momentanée de l'impérialisme austro-allemand, de ses visées coloniales expansionnistes ainsi que de ses visées sur les Balkans et les Dardanelles. C'est l'affaiblissement des grands impérialismes coloniaux, l'Angleterre et la France. C'est la fin de l'expansion colonisatrice et la poursuite, sur une plus grande échelle, de l'expansion économique. La guerre devait permettre au grand et véritable vainqueur, les E-U, d'envisager de nouvelles conquêtes économiques, les dernières miettes possibles, grâce à l'éviction momentanée de l'impérialisme allemand. La guerre de 1914-18 ouvrait, pour le capitalisme, une nouvelle ère où le déséquilibre capitaliste, qui avait cherché une solution dans un repartage des terres, des marchés et des champs d'action humains, devenait chronique. Cependant, la période qui s'étend de la guerre de 1914 à celle de 1939 n'est pas encore la phase critique de la crise permanente de la décadence du capitalisme. C'est plutôt une période transitoire, très courte d'ailleurs, où le capitalisme cherche encore une solution et des possibilités sur lui-même, en croyant en des possibilités capitalistes. Stabilité économique et stabilité politique vont de pair et la crise de 1929 devait venir contrecarrer les espoirs utopiques de la bourgeoisie et précipiter la décomposition, la dégénérescence, le heurt des contradictions propres au capitalisme dont l'expression ultime se trouve dans la guerre permanente. La courte interruption, l'espoir, l'utopie bourgeoise de possibilité d'une stabilisation, c'est la défaite de la révolution russe qui lui a donné corps. Le prolétariat surgit en pleine guerre, en 1917, et tente d'apporter une solution en dehors du capitalisme, par la construction d'une société nouvelle, supérieure, socialiste. Retrouvant ses esprits pour écarter le danger menaçant ses intérêts de classe, la bourgeoisie avait repris confiance en elle-même par la défaite du mouvement ouvrier révolutionnaire. Confiance de courte durée. L'humanité toute entière a passé une période de confiance, d'abord les opprimés par la confiance en la réussite de la révolution, ensuite la bourgeoisie retrempée par la lutte.
L'humanité d'aujourd'hui en est à un stade où plus personne n'a confiance, où il n'y a plus de mystique. La révolution vaincue, le prolétariat n'a pas réussi à reprendre conscience qu'il représente la seule planche de salut pour la société humaine. La dégénérescence a pourri tous ses cadres, l'idéologie bourgeoise a profondément pénétré les cerveaux ouvriers. C'est grâce à la mystique des lambeaux de la "révolution d'Octobre" que les ouvriers sont attelés à l'infernal chariot du capitalisme. La bourgeoisie, elle, se trouve devant sa propre décomposition et ses manifestations. Chaque solution qu'elle tente d'apporter précipite le choc des contradictions et cette fois-ci elle a conscience du déséquilibre, elle a conscience du mal dont elle souffre et c'est consciemment qu'elle pallie au moindre mal, qu'elle replâtre ici et bouche une voie d'eau là, tout en sachant que la trombe n'en gagne que plus de force. Le monde capitaliste sait qu'il entraîne l'humanité dans une monstrueuse démonstration de son impuissance ; il a conscience de cette impuissance. Chaque jour, le vertige de cette impuissance gagne un peu plus de terrain dans toutes les couches de la société.
Pour les grands impérialismes, la seule solution est ce que les trotskistes appellent le bonapartisme et qui n'est rien d'autre que le capitalisme étatisé, l'État capitaliste fort. La seule solution pour les grands impérialismes, c'est l'affirmation ou l'emploi de la force militaire. L'emploi se fait sentir plus que nécessaire pour les plus faibles. La menace ou la simple démonstration suffisent parfois pour les plus forts. Le capitalisme d'aujourd'hui ne pense plus au futur. Il se met des œillères pour ne pas voir les décombres du futur. Il remplit sa fonction capitaliste, il agit au présent sans se demander de quoi demain sera fait. Les compétitions se règlent d'une façon automatique, dans le cadre impérialiste traditionnel, avec des nécessités de plus en plus grandes de l'emploi de la violence et un agrandissement, en proportion, de l'appareillage nécessaire, sur le moment même, pour réaliser ces nécessités.
Aucune entreprise qui est envisagée à longue échéance ne trouve de crédit dans le monde capitaliste actuel et s'avère de la pure utopie pour les réalisateurs eux-mêmes en peu de temps. Les utopies paraissent chaque jour plus éphémères les unes que les autres. La réalité du chaos est ce qui ressort toujours plus et marque la société présente d'un caractère d'instabilité permanente qui s'exprime dans les actes politiques comme dans l'art, dans les actes et dans les pensées du monde capitaliste moderne décadent.
Aux États-Unis, Marshall, qui était le chef d'état-major pendant la guerre, mène la politique étrangère américaine militairement. Il y a, certes, une grande manifestation de puissance de la part des É-U quand ils envoient des dollars ou des ultimatums. Certes, le plan militaire qui doit unir tout le continent américain (le projet d'entraide militaire de Trumann, suite logique et extension de la Charte de Chapultepec - 3 mars 1945) est une preuve de force devant qui peu de puissances semblent pouvoir penser un jour se hasarder. Certes, la relève et l'appui de l'impérialisme britannique sont une manifestation de plus de cette force et de cette puissance. Cependant, même pour l'impérialisme américain, il faut souligner que ces épreuves de force, que ces manifestations de puissance sont l'expression de certaines faiblesses. La crise de surproduction américaine est un fait que le gouvernement américain lui-même tente vainement de résoudre. Le capitalisme américain doit prêter de l'argent à des solliciteurs non solvables dans le seul but de trouver des débouchés à leur immense production, non sans évidemment demander des garanties politiques à la place des garanties monétaires. La production de matériel de guerre entre plus que jamais dans la nécessité de l'État américain face aux problèmes posés par la concurrence et par la surproduction. Ajouter à cela la hantise du "communisme" qui semble concrétiser, pour le capitalisme américain, surtout la hantise et l'incertitude du lendemain. En fait, il y a une recrudescence du "communisme" en Amérique. Ce "communisme"-là est tout simplement l'expression de chaque nation américaine contre l'inféodation totale au bloc américain. Aussitôt qu'une telle opposition naît, elle s'apparente au "communisme" ; soit qu'elle apparaisse directement sous cette étiquette, soit que la hantise du "communisme" et de toute opposition l'y rejette. Ce "communisme" n'a pas toujours un lien direct avec les intérêts de l'impérialisme russe mais peut être tout simplement l'expression d'une opposition quelconque au sein de bloc américain.
S'il y a "la hantise du communisme" en Amérique même et l'emploi de moyens dictatoriaux pour lutter contre lui, pour la Russie c'est "la hantise du capitalisme". La moindre opposition en Russie est "une infiltration capitaliste". La dictature stalinienne montre, par sa rigidité, combien plus fragiles sont ses bases. La lutte entre conceptions de la démocratie, entre capitalisme et "communisme", entre les É-U et la Russie laisse apparaître au grand jour leur simple caractère de rivalité impérialiste et non doctrinale comme ils le prétendent mollement. La dernière crise hongroise en est une manifestation éclatante : les "communistes" chassent les "petits propriétaires" trop "capitalistes" et surtout s'appuyant trop sur l'impérialisme américain en tant qu'opposition à l'impérialisme russe. La meilleure preuve qu'il n'y a ici qu'une simple question de divergence, dans la bourgeoisie nationale elle-même, au sujet de l'appartenance à l'un ou à l'autre bloc, c'est qu'une grande partie des "petits propriétaires" se sont désolidarisés d'avec leurs chefs, pas seulement pour garder leurs postes au gouvernement.
Pour la Russie, la menace et la hantise du "capitalisme" correspondent, avec encore beaucoup plus de netteté, à l'instabilité et au manque d'assurance dans sa propre puissance. Si les chefs staliniens ne cessent de parler de "la puissance de la Russie, ils n'en ont pas moins un vertige immense devant l'avenir et n'agissent présentement que devant les nécessités de leur économie propre et devant leurs propres contradictions. Toute cette psychose crée le terrain favorable à un choc entre les deux puissances. La peur de la guerre ne produit pas la guerre, la hantise de la guerre n'amène pas la guerre, mais tous deux la servent, parce que c'est par la peur de la guerre qu'on y traine les hommes en leur vidant le cerveau. C'est ainsi que les trotskistes du monde, qui montrent le capitalisme encerclant "la patrie russe du communisme" et qui appellent à la lutte "révolutionnaire" contre l'impérialisme américain, ne font qu'alimenter, eux aussi, cette psychose de guerre et préparer la participation active à cette guerre, demain.
L'Europe se trouve déchirée en deux. L'impérialisme russe est effectivement installé dans toute l'Europe septentrionale et orientale. Il ne reste, pour l'impérialisme américain, qu'un bastion en Europe occidentale (en Allemagne, les zones américaine, anglaise et française, la France, l'Angleterre, l'Italie et la Grèce). Les restes d'ambitions impérialistes des deux ex-grands pays coloniaux ont suscité cette idée de "bloc occidental" qui ne soit inféodé ni à la Russie ni à l'Amérique. Mais le fait que le danger immédiat, contingent est l'impérialisme russe, rejette automatiquement l'idée, même utopique, de réalisation de ce bloc, non comme bloc tampon mais comme bloc incendiaire vis-à-vis des rapports entre les russes et les américains, et rejette automatiquement le bloc occidental, existant formellement ou non, du côté du bloc américain.
L'Angleterre, cependant, consolide sa politique. Les travaillistes poursuivent la tâche de la politique anglaise d'étroite collaboration avec la politique américaine. Le récent congrès travailliste vient confirmer la solidité de la politique des leaders devant tout le parti lui-même.
Les bruits momentanés de remous au sein du Labour et les annonces de rupture de la majorité s'effritent devant les faits. Les divergences au point de vue de la politique "sociale" du gouvernement, au point de vue de la plus ou moins grande rapidité des nationalisations ou de leurs modalités, peuvent peut-être arriver à trouver à peine 1/5 des voix travaillistes du côté des "purs", des "doctrinaires", des "théoriciens" par rapport à l'équipe gouvernementale. Mais, quand on examine les problèmes de politique extérieure, le parti travailliste, comme un seul homme, approuve la politique de Bevin (12 voix contre, sur un total de 2800 participants environ).
Toute utopie de politique temporisatrice et conciliatrice vis-à-vis de la Russie semble donc écartée de plus en plus, puisque même les quelques derniers utopistes disparaissent.
En Allemagne, la réunion des ministres des petits États montre que la cassure de l'Allemagne en deux est devenue définitive. Cela a comme premier avantage d'entretenir un chauvinisme allemand des deux côtés de "la barrière de fer", chauvinisme ou plutôt nationalisme qui trouve des raisons de combattre pour l'unité de l'Allemagne, d'un côté comme de l'autre. Tantôt les russes, tantôt les américains sont les champions alternatifs de l'unité allemande. Le Parti Social- démocrate et le Parti Socialiste Unifié ("communiste russe") sont les vrais champions du nationalisme allemand, chacun avec sa propre boussole.
En Italie, comme en Grèce, comme d'ailleurs bientôt en France, il devient nécessaire, pour le bastion anglo-américain, d'empêcher les infiltrations russes, de lutter par tous les moyens contre les tendances russophiles, aussi bien que, dans la partie russe, il est nécessaire pour les russes de lutter contre les tendances américanophiles, c'est-à-dire contre toute opposition de gauche ou de droite qui vise particulièrement l'appartenance à tel ou tel bloc.
Devant l'affaiblissement des impérialismes anglais et français, les américains, quoiqu’alliés, n'en tentent pas moins de recueillir les fruits et de jouer leur carte politique. Toutes les rivalités impérialistes subsistent même entre alliés, surtout entre alliés. La Russie vaincue laisserait les alliés sur des rivalités d'intérêts insolubles. C'est ainsi que, même au sein du bloc américain qui est suffisamment puissant pour ne pas redouter une agression russe immédiate, les luttes d'influence se font jour, où l'impérialisme américain cherche à se tailler la part du lion. Dans leur opposition à la France ou à l'Angleterre, leurs colonies se trouvent devant la solution suivante : ou bien trouver un appui du côté américain, ou au contraire s'émanciper du bloc américain. Aussi curieux que cela puisse paraître, il y a des tendances anti-françaises en Afrique du Nord où les 2 courants se trouvent être, par un pur hasard, côte à côte momentanément. Cela ne les empêche pas de proclamer que, sitôt débarrassée de la France, chaque tendance se trouvera irréductiblement en présence l'une de l'autre. Cela consolide momentanément la position française. Mais, de toute façon, l'impérialisme américain est là pour veiller à ce que "les communistes" ne jouent pas un rôle dangereux pour eux. Ils appuient d'assez loin ses mouvements. Si, par exemple, la position française venait à se renverser au Maroc, il est bon, pour les américains, d'avoir dans la tendance pan-arabe, représentée par le Sultan, un allié sur ; de cette façon, la position américaine se trouve renforcée et non affaiblie, comme l'espéraient les "communistes" qui appuient certains partis tel le Parti du peuple algérien ou leur équivalent en Tunisie et au Maroc. En attendant, la France, bien qu'affaiblie, continue la politique coloniale traditionnelle ; au Maroc par exemple, elle envoie le général Juin qui réaffirme la politique de Lyautey : force et paternalisme, cependant que la force militaire est surtout déployée et que, contre la politique du Sultan, on dresse toujours l'épouvantail "communiste". C'est la confusion la plus extrême. Le Sultan voudrait bien se libérer de la France et devenir le champion de la libération marocaine contre le joug impérialiste français et espagnol, tout en gardant le regard tourné de La Mecque vers Wall Street. Cependant, pour faire un coup de force, il serait obligé de s'allier avec des éléments "communistes" qu'il devrait écraser aussitôt après. Les contradictions, le chaos et l'instabilité du capitalisme actuel trouvent leurs expressions les plus aiguës dans les colonies françaises et anglaises, à la seule différence que l'Angleterre n'est pas aussi affaiblie que la France et peut se permettre une politique moins nerveuse.
PHILIPPE