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Après plus d'un mois de grève, durant laquelle ils semblaient dominer la situation par leur cohésion et leur unanimité, les ouvriers ont décidé brusquement de mettre fin à la grève et de reprendre le travail le 17 mars, sur la base de leurs anciennes conditions.
Ce fait par lui-même suffit déjà à éveiller la méfiance et incite à rechercher, derrière les manifestations apparentes, les dessous réels, où se trouvent les mobiles véritables de ce conflit et de son déroulement.
Il y a évidemment un premier côté, banal celui-ci, d'une demande de réajustement de salaire de la part des ouvriers de la presse ; la légende des hauts salaires mirobolants des ouvriers de la presse ne correspond naturellement à rien. Il y a bien longtemps que cette catégorie d'ouvriers a perdu sa position "privilégiée" d'autrefois. Personne ne songeait à contester la légitimité de leur revendication, ni le syndicat de la presse (patronal), ni la SNEP, ni les imprimeurs, ni même le gouvernement. Tout le monde s'accordait sur la "légitimité" des réclamations des ouvriers, discutant seulement sur le pourcentage de l'augmentation et les modalités dans l'application afin que l'augmentation des salaires ne pèse pas trop lourdement sur la marche commerciale de la presse[1]. De leur côté, les ouvriers très, "compréhensifs", ont accepté immédiatement les propositions patronales et gouvernementales d'aménagement de la production comprenant une augmentation de la production proportionnelle à l'augmentation des salaires. Ainsi, cette "grande" grève de "lutte et d'action directe" a vu s'établir rapidement un accord entre tous les intéressés , arrangeant aussi bien les affaires du patronat tout en accordant satisfaction aux revendications des ouvriers. Il faut encore remarquer que l'on n'a pas assisté cette fois-ci à l'attaque ministérielle contre les ouvriers de la presse, les dénonçant comme "des privilégiés" et "des collaborateurs de la veille" par-dessus le marché, comme ce fut le cas lors de la grève des rotativistes l'année dernière. Pourtant, c'est toujours le même Croizat, communiste et secrétaire général de la fédération des métaux, qui est ministre du travail. Les incidents à l'imprimerie de L'Humanité n'avait pas tant pour fond une manifestation d'hostilité du PCF contre la grève que le désir des communistes dont l'avantage sur les autres est de pouvoir faire paraître leur journal de temps en temps durant la grève.
Si malgré ces conditions, qui devaient plutôt favoriser une solution très rapide, la grève s'est démesurément prolongée, il faut chercher les causes ailleurs que simplement dans une opposition patronat-ouvriers.
Que cela soit ainsi, nous le voyons encore sur les affiches publiées pendant la grève par L'Humanité et son ombre le Franc-Tireur. Dans ces affiches, ces journaux déplorent la prolongation de cette grève qui, parait-il, cause un préjudice financier colossal à la presse de la "Résistance" et dénoncent des machinations ténébreuses du trust Hachette et autres groupements financiers qui tentent, en mettant en difficulté la presse "libre" et républicaine, de reconquérir la haute main sur la presse quotidienne.
Aucun doute, en effet, sur l'existence des intrigues compliquées qui se trament dans les hautes sphères gouvernementales autour de ce secteur décisif de la vie politique du pays. La presse est une arme de propagande redoutable, entre les mains des grands partis gouvernementaux, dans la fabrication de l'opinion publique.
A la libération, les trois grands partis, le MRP, le PS et le PCF, ont réussi à s'emparer de la presque totalité de la presse aux dépens des autres formations et groupes trop faibles pour les en empêcher. Depuis, les autres groupes dépossédés, les anciens potentats n'ont cessé de mener une lutte, tantôt sourde tantôt ouverte, pour récupérer une partie de leurs pertes.
A la tête de cette opposition contre les nouveaux parvenus et "usurpateurs", se trouve le Parti radical-socialiste. Et on se souvient de plusieurs discours de Herriot, dans la Constituante, pour la liberté de la presse et le retrait de "l'autorisation préalable", moyen par lequel les trois partis au gouvernement monopolisent la presse pour leur propre compte.
Ce thème a servi de cheval de bataille aux Radicaux lors des successives et nombreuses consultations du corps électoral : les référendums et les élections.
L'entrée des Radicaux dans le gouvernement s'est faite, entre autres, sur la base de concessions que lui ont fait les autres partis dans le domaine de la presse, à la suite de quoi le gouvernement devait présenter un projet de loi retirant "l'autorisation préalable". Le MRP et le PS devaient d'autant plus être enclin à faire cette concession que, de tous les partis, les communistes avaient la meilleure part, que leur domination de la presse allait en augmentant, ce que le MRP et le PS redoutaient par-dessus tout.
Mais, d'autre part, le processus de concentration de toute la vie économique de la société, la tendance de l'étatisation aux dépens d'un capitalisme libéral, qui est la caractéristique de la période présente ne peut s'accompagner d'une presse plus ou moins indépendante. Le contrôle de l'État, sinon sa totale domination sur la presse, est une nécessité absolue pour le capitalisme moderne.
D'où la position ambivalente du gouvernement français, traduisant la situation particulière du capitalisme français, tant du point de vue de sa structure interne que de la place qu'il occupe sur le plan international.
D'une part la nécessité d'avoir une presse centralisée, entièrement soumise et contrôlée par l'État, d'autre part la division et le fractionnement du capitalisme français dont les intérêts particuliers exercent encore de fortes pressions contradictoires ; d'une part la nécessité d'opposer, face aux autres États, un point de vue "français", d'autre part sa faiblesse réelle qui fait que le capitalisme français ne peut avoir d'autre possibilité que de s'intégrer dans un des deux blocs existants, d'où l'attraction à laquelle est sujet la France, venant tantôt de la part de Moscou, tantôt de la part de Washington et déchirant "l'unité française" en deux courants fondamentaux, s'accommodant parfois mais s'opposant toujours.
Le gouvernement français n'est pas une unité mais un composé, un compromis, un moyen terme, continuellement mis en question. D'où ses continuelles hésitations, ses demi-mesures, le fait qu'à chaque pas qu'il fait dans un sens il fait un demi pas en sens opposé. C'est le prototype d'un pays capitaliste de 3ème ordre.
Dans la question de la presse s'est à nouveau manifesté la nature d'un composé des contradictions du gouvernement français. Intrigues des anciens magnats de la presse pour récupérer leurs positions, volonté farouche des staliniens de garder le monopole de la diffusion au travers de leur Messagerie Nationale de la Presse, intrigues du parti radical sous l'étiquette de la liberté de la presse, nécessité de concentrer entre les mains de l'État la parole imprimée, intrigues des partis cherchant à faire perdre aux staliniens leur place dominante[2], etc.
Tous ces tiraillements ont atteint leur maximum à l'occasion de la grève, expliquent les interventions et l'attitude équivoques et contradictoires du gouvernement dans ce conflit.
D'abord le gouvernement semblait hostile à toute augmentation des salaires parce que contraire à sa politique de baisse des prix ; ensuite il déclarait se désintéresser de cette affaire, laissant ouvriers et patrons se mettre d'accord ; enfin il revenait pour proposer une augmentation des salaires de 17% mais correspondant à une augmentation d'autant de la production ; et finalement, après qu'ouvriers et patrons acceptèrent cette proposition gouvernementale, Croizat, ministre du travail, au nom du gouvernement, revient sur sa propre proposition sans autre explication et déclare s'opposer à tout augmentation.
Il paraît que Croizat aurait menacé le président du conseil, le socialiste Ramadier, de déclencher un mouvement de grève dans la métallurgie (syndicats dirigés par les staliniens) si on accordait satisfaction au syndicat ouvrier de la presse (dirigé par des réformistes anti-staliniens). Il aurait agi ainsi pour sauvegarder le prestige stalinien dans la CGT. Cela est fort possible et ne saurait aucunement nous étonner.
Mais cette manœuvre purement politique ne contredit pas mais viendrait plutôt s'ajouter à tout ce que nous avons dit plus haut sur les intrigues dans les coulisses qui dominaient lors du déroulement du conflit de la presse.
Pour l'instant il ne semble pas que le statut de la presse ait trouvé une solution ; le gouvernement incapable de prendre une position définitive, remettant la solution à un moment ultérieur, s'est décidé à maintenir les choses telles qu'elles sont sur le plan du conflit. Cela signifiait mettre fin à la grève sur la base du statu-quo. Ce qui fut fait.
Si l'attitude gouvernementale, brusquant la fin de la grève, est compréhensible, l'attitude des ouvriers, acceptant de reprendre le travail sur les anciennes conditions, laisse à première vue quelques étonnements.
Il serait absolument stupide de parler de "trahison de chefs" syndicaux, comme ont l'habitude de le faire les trotskistes et autres à chaque nouvelle défaite d'une lutte ouvrière. Cette "explication", s'appliquant à chaque défaite partout et toujours, n'explique finalement rien du tout et, au plus, que les "explicateurs" ne comprennent rien à ce qu'ils veulent expliquer.
Nous avons déjà fait remarquer qu'il y avait une cohésion certaine parmi les ouvriers dans la grève. Ajoutons encore que le syndicat ouvrier de la presse est composé d'ouvriers en majorité anti-staliniens, avec un fort pourcentage d'éléments syndicalistes, anarchistes, gauchistes et même trotskistes. La direction est dans les mains d'anti-staliniens et exprimait, plus ou moins démocratiquement, la mentalité et l'état d'esprit de l'ensemble des ouvriers syndiqués cent pour cent. Il n'y a donc pas de trahison des chefs mais, tout simplement, l'impasse à laquelle est généralement condamnée toutes ces sortes de grèves purement revendicatrices et étroitement corporatistes dans la période actuelle.
La grève fut absolument impopulaire. Elle n'a trouvé aucun écho dans la masse ouvrière. Cela vérifie une fois de plus, comme la grande grève américaine des mineurs, que les luttes menées sur la base corporatiste, de revendications économiques, professionnelles ne sont plus à même de s'élargir, d'entraîner l'ensemble de la classe ouvrière. En restant une lutte pour les intérêts particularistes d'une catégorie, elle ne parvient pas à se hisser à la hauteur d'une lutte historique de la classe. Ce genre de grève particulariste avait une force combattive face à un patronat particulier ; elle ne peut être d'aucune force face à l'État. Face à ce dernier, ne se pose pas et ne peut se poser en opposition quelques revendications économiques d'une catégorie particulière. Seule une lutte sur une base sociale peut servir de lien et de regroupement de l'ensemble des ouvriers, et élever leur lutte à la hauteur d'une lutte de classe, à la hauteur d'une opposition historique du prolétariat contre le capitalisme d'État et l'État capitaliste.
La cohésion des ouvriers de la presse leur faisait tenir tête au patronat ; mais avec la même cohésion, ils ne pouvaient que s'incliner devant les exigences de l'État.
Tant que les luttes des ouvriers se tiendront sur ce même plan étroit des revendications économiques, corporatistes, professionnelles et syndicales, elles seront condamnées à des impasses, à s'effriter et ne mèneront qu'à l'usure des forces du prolétariat, avec pour résultat le renforcement de l'État capitaliste.
Pour terminer, nous voudrions encore insister sur un point. Il était devenu coutumier que "La Vérité" des trotskistes ou "Le Libertaire" des anarchistes se mettent à brailler à chaque grève. Dans ces mouvements isolés - qui sont autant de drames du prolétariat, ne parvenant pas à identifier son ennemi de classe, l'État capitaliste, et à retrouver le chemin de son émancipation révolutionnaire - les anarchistes, trotskistes et autres syndicalistes voyaient de magnifiques manifestations de la combativité révolutionnaire du prolétariat. Nous regrettons que "L'Internationaliste", organe de la Fraction française, soit tombé à ce niveau et ne croit mieux faire qu'emboîter le pas aux trotskistes.
Dans son dernier numéro du mois de mars, il pousse des "Hourra!" sur la combativité magnifique des ouvriers de la presse en grève dans le style de "La Vérité", ne comprenant rien au déroulement de la grève ; il voit, dans son prolongement, une manifestation des grévistes à ne pas céder. "L'Internationaliste" "encourage", à sa façon, les ouvriers en grève et va jusqu'à leur attribuer généreusement le titre de "l'avant-garde des ouvriers".
Pour calmer un peu leur fièvre, pour les inciter, eux et d'autres ouvriers, à réfléchir, nous reproduisons ici des extraits du communiqué que les syndicats ouvriers, en commun avec le patronat, ont publié dans les journaux au moment de mettre, d'un commun accord, fin à la grève :
"Soucieux d'appuyer sans réserve la politique gouvernementale, les syndicats de la presse parisienne, les organisations ouvrières, les imprimeurs spécialistes de la presse et la SNEP ont établi, sur des suggestions publiées du gouvernement, un projet de parution sur 7 jours qui comportait, de la part des organisations ouvrières, une augmentation de production et des réductions d'équipes rigoureusement conformes aux désirs du gouvernement.
Soucieux de ne pas laisser le public parisien sans informations, dans des circonstances extérieures et intérieures auxquelles le pays doit faire face, ils ont donc décidé, d'un commun accord, que les journaux réapparaîtraient le lundi 17 mars aux conditions anciennes.
En demandant au gouvernement de ne pas se renier lui-même et d'approuver le protocole du 13 mars, les syndicats de la presse parisienne et les organisations ouvrières du Livre ont conscience de défendre l'intérêt national.
Ils demandent aux élus du peuple et au peuple français de les soutenir dans cette lutte pour la liberté de la presse" (Il s'agit de la défense de la presse de la résistance).
Voilà un communiqué qui laisse bien songeur quant à "l'esprit révolutionnaire" des grévistes de la presse et qui les placeraient à l'avant-garde du prolétariat.
J. Marcou
[1] Le syndicat ouvrier demandait une augmentation de 25%. Les patrons ont commencé par proposer 12%, proposition qui fut rejetée par les ouvriers ; puis les deux parties se sont mis d'accord sur 17%.
[2] Comme par hasard, un cinquantenaire de la presse lyonnaise coïncidait avec la grève de la presse à Paris. A cette occasion une cérémonie a eu lieu, au cours de laquelle Herriot a prononcé un discours dans lequel il dénonçait le remplacement de "l'autorisation préalable" par d'autres mesures (subvention gouvernementale à une certaine presse, augmentation du prix du papier etc.)