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Paris le 9/01/1947
Chers camarades,
Nous venons de recevoir votre matériel "International Digest" et le "Socialist Manifesto".
Bien que nous n'ayons pas encore pu nous rendre entièrement compte du contenu de votre littérature, nous avons déjà relevé certains points que nous nous permettrons de discuter.
Nous regrettons vivement que, dans votre "Manifesto", vous n'ayez pas jugé utile de le compléter par une étude sur la révolution russe de 1917 et sur l'État russe actuel. Nous pensons, quant à nous, que la classe ouvrière a beaucoup à apprendre, pour sa lutte, en examinant et en étudiant la révolution d'Octobre et l'État russe. Un événement aussi décisif qu'Octobre 17 et une monstruosité aussi abominable que le pseudo État ouvrier russe ne peuvent être passés presque sous silence dans un "Manifesto".
La lutte quotidienne que l'avant-garde révolutionnaire mène tous les jours contre l'idéologie bourgeoise -qui s'est renforcée dans les rangs de la classe ouvrière- pose la nécessité de dénoncer l'État capitaliste russe face au prolétariat et de résoudre la question primordiale du nouveau programme de la révolution.
La révolution d'Octobre a, pour nous, posé des jalons pour l'idéologie révolutionnaire en ce qui est de la destruction de l'État bourgeois mais elle n'a fait qu'énoncer le problème des rapports entre l'État de la période transitoire et la classe ouvrière.
Tout le chemin emprunté par la révolution d'Octobre a démontré que le problème, parce qu'incomplètement saisi dans son contenu politico-économique, n'a fait que nous donner un enseignement négatif, de ce qu'il ne faut pas faire.
Nous nous expliquons : par son expression internationale, par sa manifestation politique de lutte contre la guerre impérialiste, par son programme embryonnaire et imparfait de lutte franche et ouverte internationalement contre le capitalisme, la révolution d'Octobre exprime non un phénomène national mais le prélude de l'assaut de la classe ouvrière contre le système capitaliste en général.
Nous ne séparons nullement la lutte des Bolcheviks de celle des Liebknecht et Luxemburg du monde entier. La nature du programme bolchevik et non ses détails devient une nature révolutionnaire car il représente un écho qui, jusqu'en 1927, va se répercutant dans la classe ouvrière du monde.
C'est aussi comme continuation et expression internationale du courant de gauche de la 2ème Internationale que nous trouvons les éléments qui confirme notre pensée de reconnaître la révolution d'Octobre comme le prélude de la révolution prolétarienne internationale.
Nous savons, certes fort bien, qu'au jeu de la chicane, une analyse, étroite par son cadre, de la révolution d'Octobre conduit forcément à relever de grandes fautes, des compromis opportunistes, une construction économique du capitalisme d'État.
Mais, ce n'est que parce que l'analyse aura été faite dans un cadre étroit, le cadre proprement russe, que les inexactitudes ressortiront et cela avec toute la violence. Mais le problème est-il là ?
Pouvait-on parler d'un État ouvrier en Russie ? Pouvait-on parler d'une construction socialiste en Russie ? N'a-t-on pas forcé le problème en le limitant à un cadre national et, par-là, donné de l'eau au moulin des droitiers, partisans du socialisme dans un seul pays ? Car, au fond, quel problème se posait la révolution d'Octobre ? Celui de la construction socialiste ou celui de la révolution internationale ?
Pour construire un monde plus progressif que le capitalisme, remplaçant le profit des uns par la satisfaction des besoins de la société en général, tout cadre national était à priori inadéquat ; et toute schématisation socialiste appliquée à un tel cadre devait donner les résultats contraires aux intérêts de la classe ouvrière en général.
On ne reconstruit pas une maison en replâtrant plus ou moins bien qui s'est effondrée ; et cette partie replâtrée n'en est pas moins indissolublement rattachée à l'ensemble de la maison pourrie.
La première nécessité qui s'offrait à nous était donc de rechercher les moyens d'abattre complètement toute la maison pourrie avant de parler de la reconstruire ; et même nos plans pratiques de reconstruction ne pourraient s'ébaucher réellement qu'après reconnaissance parfaite du terrain déblayé.
Et parce que la révolution d'Octobre a mis en tête de sa lutte la révolution mondiale, dont elle se proclamait le premier chaînon, nous ne pouvons dire que cet événement a été l'événement de classe tant attendu depuis la Commune de Paris.
Ce que constituent les réalisations pratiques en Russie à cette époque ? Nous avons le courage de dire qu'elles représentent pour nous l'expérience négative (c'est-à-dire ce qu'il ne faut pas faire) du programme révolutionnaire.
Expérience négative, pas tant dans la portée économique des nationalisations de 1918 et de la NEP en 1921, mais par les deux résultats idéologiques atteints :
- le premier, celui d'avoir faussé l'analyse de la révolution en la liant immédiatement avec celle de la réalisation socialiste ;
- le second, celui d'avoir faussé politiquement les rapports de la lutte internationale de la classe ouvrière en faisant prendre de plus en plus le pas à la prétendue possibilité de construction à tendance socialiste dans un cadre national sur la révolution internationale.
Les critiques révolutionnaires se sont plus appesanties sur la révolte de Kronstadt et l'épopée de Makhno que sur la défaite des révolutions allemande, hongroise et sur l'échec de la guerre révolutionaire en Pologne. Cette tournure de la critique révolutionnaire a voulu voir la cause (défectuosité économique et politique en Russie) de ce qui était la conséquence de l'échec révolutionnaire dans le monde. De sorte que l'analyse de la dégénérescence de la révolution s'est trouvée troublée et dirigée par ce qui se passait en Russie et non par ce qui se passait dans le monde.
En conclusion de ce premier problème, la révolution d'Octobre apporte la consécration historique de la conquête politique du pouvoir par le prolétariat. Elle vit une expérience négative, à rebours sur tout parce qu'elle se pose en dehors de son contenu international, comme un corps ne subissant plus les lois historiques générales.
Le cri du prolétariat en 1917 a été : "Un monde nouveau est né dans l'Est." Et l'avant-garde a repris ce cri en l'amplifiant.
Mais nous avons voulu appliquer à l'histoire des méthodes scientifiques de laboratoire. Mal nous en a pris car l'histoire ne se laisse pas mettre in-vitro.
La Russie était le début de la métamorphose du monde ; le monde mettant du retard à se métamorphoser complètement, la Russie ne pouvait être que d'une constitution hybride organiquement et aucun essai expérimental ne pouvait se faire sur elle.
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Un autre problème que la révolution d'Octobre a souligné, nous semble-t-il, c'est le problème de l'État en général.
N'a-t-on pas abusé, à contre sens, du terme "État ouvrier" ? N'avons-nous pas plutôt été mystifié par une sentimentalité révolutionnaire ? Puisque le capitalisme a son État, pourquoi nous, la classe ouvrière, n'avons-nous pas le nôtre ?
Cette sentimentalité - qui a remplacé toute analyse sérieuse et qui a déplacé le problème - nous joue encore aujourd'hui de mauvais tours.
Le capitalisme a besoin d'un État, c'est-à-dire d'une force répressive pour maintenir ses privilèges de classe sur les autres classes. Un État ouvrier ne pouvait qu'exprimer cette nature et remettre en question la société divisée en classes. Mais à ceci vient encore se joindre la notion de dépérissement de l'État ouvrier après la révolution. Et nous tournons continuellement dans un cercle vicieux en donnant de l'énergie à l'État, et en attendant une intervention hasardeuse pour voir dépérir l'État.
Notre groupe s'est posé ce problème et croit l'avoir résolu dans un sens révolutionnaire. La différence entre le prolétariat et les autres classes réside dans le fait que les travailleurs n'ont pas de privilèges à maintenir, donc à défendre (à moins que les chaînes ne soient un privilège). Donc, si les autres classes peuvent s'identifier, après un certain développement, à l'État, telle la féodalité dans la monarchie absolue, telle la bourgeoisie dans le capitalisme d'État, la classe ouvrière est toujours étrangère à l'État et cela surtout après la révolution.
Ce problème historique que la classe ouvrière a à résoudre c'est la société sans classe, une société où les privilèges sont exclus et où il n'est pas besoin d'une force de police pour défendre des privilèges. L'État après la révolution est donc un corps étranger, un mal que la classe ouvrière hérite des autres sociétés divisées en classes. D'où la première tâche de la classe ouvrière réside dans son refus de s'identifier à l'État après la révolution.
Cet État ne représente qu'un vestige du monde ancien et en vue d'assumer la brisure des tentatives de la bourgeoisie pour réassurer ses privilèges.
Car, en fait, cet État d'après la révolution n'est jamais une réalisation de la classe ouvrière ; il resurgit après la destruction de l'État bourgeois en raison de la grande confusion de la situation. Le problème n'est pas d'en assurer la bonne marche en multipliant, comme ceci aura tendance à se produire, les organismes de concentration étatiques mais de créer et développer les moyens de contrôle de la classe ouvrière sur l'État après la révolution. Une méfiance presque égale à celle vis-à-vis de l'État bourgeois doit animer les ouvriers face à cet État - que nous ne devons jamais qualifier d'ouvrier même après la révolution. Jamais au lendemain de la révolution il ne faudra employer les syndicats ou les soviets de la révolution comme organes d'organisation et d'exécution car on aurait une expérience analogue à la monstruosité russe actuelle (pour nous, les syndicats après la révolution doivent rester des organes de défense des intérêts immédiats des ouvriers, les soviets les organes de direction et de décision conjointement avec le parti révolutionnaire).
La formulation de Engels exprimant le dépérissement de l'État après la révolution est une formule incomplète. Du point de vue idéologique, l'État -assurant l'échec des tentatives bourgeoises- doit en même temps assurer son dépérissement puisqu'il constitue un reste de privilège de société divisée en classes. A-t-on vu dans l'histoire, et particulièrement dans ces vingt dernières années, un État luttant pour son dépérissement ? Non!
Alors la formulation de Engels se complète par LA NÉCESSITÉ DE FAIRE DÉPÉRIR L'ÉTAT APRÈS LA RÉVOLUTION.
Ces points d'analyse, auxquels nous sommes arrivés, demandent que la discussion se généralise dans les milieux de l'avant-garde. Ce que nous espérons.
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Un autre point que nous regrettons de ne pas voir traiter dans votre littérature en général, c'est le problème du fascisme et de l'antifascisme. Pour nous, et nous pourrons aujourd'hui mesurer tous les ravages qui ont été causés dans les rangs de la classe ouvrière, les idéologies fascistes et antifascistes n'expriment qu'un contenu bourgeois.
Pourquoi ? Parce qu'elles permettent, fort heureusement pour le capitalisme, de reculer sinon d'étouffer les frontières de classe en regroupant les ouvriers des divers pays sous l'étiquette fasciste ou antifasciste. Alors il est facile de souder, encore une fois en vue de la guerre, chaque prolétariat à sa bourgeoisie.
Pour les travailleurs ne peut se poser le dilemme fascisme ou antifascisme ; et nous devons nous élever contre cette manœuvre de la bourgeoisie en posant la seule solution réellement de classe : la lutte de chaque prolétariat contre sa propre bourgeoisie et la solidarité internationale de classe.
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Enfin, un dernier point, sur lequel nous demandons des précisions, concerne votre participation aux élections britanniques.
Nous regrettons de voir dans votre Manifeste des relents de théories réformistes de la 2ème Internationale. Pour vous, il semble que la révolution peut être le résultat d'une forte majorité parlementaire. Cette majorité parlementaire se verrait obliger d'appliquer des mesures dites révolutionnaires avec des organismes bourgeois.
N'y a-t-il pas une espèce de paresse d'esprit à ne pas saisir que le problème du pouvoir ouvrier est différent de celui du pouvoir bourgeois ? Avec votre théorie, nous allons directement vers un capitalisme d'État plus affreux et plus anonymement cynique que le capitalisme tout court.
Si c'est une question théorique, cette copie de direction et d'organisation bourgeoises pour des buts ouvriers fausse dès le début les nouveaux rapports sociaux qui naissent de la révolution et imprime irrémédiablement un caractère de société divisée en classes à toute l'organisation post-révolutionnaire.
Du point de vue de la violence, croyez-vous fermement que la bourgeoisie se laissera déposséder, sans lutter férocement, par un simple vote d'un parlement à majorité révolutionnaire ?
La violence partira du capitalisme et, que vous le vouliez ou non, nous serons obligés de répondre par la violence avec un appareil étatique contre nous. La bourgeoisie a comme atout : 1- d'avoir attaqué le prolétariat la première, 2- de posséder, dans le camp révolutionnaire, l'État que la majorité révolutionnaire croit pouvoir employer dans la lutte révolutionnaire. Nous serons faits alors comme dans un piège à rats.
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Nous envoyons cette lettre à tous vos groupes de Grande-Bretagne, Canada, E.-U., Australie, Nouvelle-Zélande ainsi qu'à d'autre groupes pour que la discussion soit générale.
En avant pour la construction du futur programme révolutionnaire de la classe ouvrière.
Fraternellement, pour la GCF
SADI