Divergences avec la Résolution sur la situation internationale du 24e Congrès du CCI

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Dans la continuité des documents de discussion publiés après le 23e Congrès du CCI(1), nous publions de nouvelles contributions exprimant des divergences avec la Résolution sur la situation internationale du 24e Congrès du CCI(2). Comme dans la contribution précédente du camarade Steinklopfer, les désaccords portent sur la compréhension de notre concept de décomposition, sur les tensions inter-impérialistes et la menace de guerre, et sur le rapport de forces entre le prolétariat et la bourgeoisie. Afin d’éviter tout retard supplémentaire lié à la pression de l’actualité, nous publions les nouvelles contributions des camarades Ferdinand et Steinklopfer sans réponse défendant la position majoritaire au sein du CCI, mais nous ne manquerons pas de répondre à ce texte en temps voulu. Nous tenons à préciser que ces contributions ont été écrites avant la guerre en Ukraine.


Le CCI défend le principe scientifique de la clarification par le débat, par le moyen de la confrontation d’arguments fondés sur des faits, dans le but de parvenir à une compréhension plus profonde des questions auxquelles la classe est confrontée. La période actuelle est difficile pour les révolutionnaires. C’était déjà le cas avant la pandémie de Covid, mais au cours des deux dernières années, il a fallu examiner de nouveaux événements et évolutions. Aussi, il n’est pas surprenant qu’au sein d’une organisation révolutionnaire vivante, des polémiques sur l’analyse de la situation mondiale surgissent.

Les principales divergences au sein de l’organisation concernent les questions suivantes, d’une importance cruciale pour les perspectives du prolétariat :

a) Comment évaluer l’actuel rapport de forces entre les classes, après l’abandon du concept de cours historique ? La classe va-t-elle de défaite en défaite, ou avance-t-elle ?

b) Comment mesurer la maturation souterraine de la conscience de classe, le travail de la « vieille taupe » ? Y a-t-il une maturation significative, ou au contraire un recul ?

c) Concernant la situation économique : la crise pandémique produit-elle seulement des perdants, ou y a-t-il dans la situation des gagnants qui peuvent améliorer leur position ?

d) Concernant les tensions impérialistes : y a-t-il des polarisations significatives dans la constellation mondiale qui augmentent le danger d’une guerre généralisée ? Ou bien la tendance du chacun contre tous est-elle dominante, et donc un obstacle à une nouvelle constellation de blocs ?

Déjà après le 23e Congrès du CCI, qui s’est tenu en 2019, l’article de la Revue internationale rendant compte de ses travaux signalait des controverses dans nos rangs sur l’évaluation de la situation mondiale, notamment au niveau de la lutte des classes, ou plus précisément du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat. La présentation de la Revue internationale n° 164 disait : « Lors du congrès, des divergences sont apparues sur l’appréciation de la situation de la lutte de classe et sa dynamique. Le prolétariat a-t-il subi des défaites idéologiques qui affaiblissent sérieusement ses capacités ? Y a-t-il une maturation souterraine de la conscience ou, au contraire, assistons-nous à un approfondissement du reflux de l’identité de classe et de la conscience ? »

Dans le même temps, en 2019, nous avons abandonné le concept de « cours historique », car nous avons reconnu que la dynamique de la lutte des classes dans la période actuelle de décomposition ne pouvait plus être analysée de manière adéquate dans ce cadre.

Dans les discussions entre 2019 et 2021, et finalement dans la préparation de la Résolution sur la situation internationale du 24e congrès, nous avons été confrontés à la poursuite des divergences dans l’évaluation de la situation mondiale actuelle.

Dans une large mesure, la controverse a été rendue publique en août 2020 dans le cadre d’un « débat interne ». L’article du camarade Steinklopfer, défendant des positions minoritaires, et la réponse du CCI, ont montré que le champ du débat englobait non seulement la question de la dynamique de la lutte de classe et de la conscience de classe, mais dans un sens plus large l’appréciation de la période de décomposition capitaliste, notamment l’application concrète du concept de décomposition – une notion qui, jusqu’à présent, est une caractéristique distinctive du CCI au sein du milieu politique prolétarien.

Puisque j’avais des désaccords similaires à ceux du camarade Steinklopfer avec la position majoritaire dans la période récente, j’ai été invité à les présenter non seulement par le biais de contributions internes mais aussi dans un article pour publication expliquant mes divergences avec la Résolution sur la situation internationale du 24e Congrès.

La plupart des amendements que j’ai proposés à la Résolution du Congrès tournaient autour de la question économique, à savoir la dynamique, le poids et les perspectives du capitalisme d’État chinois. Simultanément, j’ai soutenu de nombreux amendements du camarade Steinklopfer qui défendaient des orientations identiques ou compatibles.

Mes divergences peuvent être résumées sous les rubriques suivantes (les numéros se réfèrent à la version de la Résolution sur notre site web en langue française) :

– la Chine, sa puissance économique et le capitalisme d’État (points 9 et 16 de la Résolution) ;

– l’évolution de la crise économique mondiale et du capitalisme d’État en décomposition (points 14, 15 et 19) ;

– la polarisation impérialiste et la menace de guerre (points 12 et 13) ;

– le rapport de forces entre les classes et la question de la maturation souterraine de la conscience (point 28).

1. L’évolution de la Chine, sa puissance économique et le capitalisme d’État

La Résolution, après avoir montré la décomposition politique et idéologique aux États-Unis et en Europe, dit : « Et tandis que la propagande d’État chinoise met en évidence la désunion et l’incohérence croissantes des « démocraties », se présentant comme un rempart de la stabilité mondiale, le recours croissant de Pékin à la répression interne, comme contre le « mouvement démocratique » à Hong Kong et les musulmans ouïgours, est en fait la preuve que la Chine est une bombe à retardement. La croissance extraordinaire de la Chine est elle-même un produit de la décomposition. » (point 9)

Elle déclare ensuite : « L’ouverture économique au cours de la période de Deng dans les années 80 a mobilisé d’énormes investissements, notamment en provenance des États-Unis, de l’Europe et du Japon. Le massacre de Tiananmen en 1989 a montré clairement que cette ouverture économique a été mise en œuvre par un appareil politique inflexible qui n’a pu éviter le sort du stalinisme dans le bloc russe que par une combinaison de terreur d’État, une exploitation impitoyable de la force de travail qui soumet des centaines de millions de travailleurs à un état permanent de travailleur migrant et de croissance économique frénétique dont les fondations semblent maintenant de plus en plus fragiles. Le contrôle totalitaire sur l’ensemble du corps social, le durcissement répressif auxquels se livre la fraction stalinienne de Xi Jinping ne représentent pas une expression de force mais au contraire une manifestation de faiblesse de l’État, dont la cohésion est mise en péril par l’existence de forces centrifuges au sein de la société et d’importantes luttes de cliques au sein de la classe dominante. » (ibid.)

Au point 16, la Résolution affirme tout d’abord que la Chine est confrontée à la réduction des marchés à travers le monde, à la volonté de nombreux États de se libérer de leur dépendance à l’égard de la production chinoise et au risque d’insolvabilité auquel est confronté un certain nombre de pays impliqués dans le projet de la Route de la Soie, et que la Chine poursuit donc une évolution vers la stimulation de la demande intérieure et l’autarcie au niveau des technologies-clés, afin de pouvoir gagner du terrain au-delà de ses propres frontières et développer son économie de guerre. Ces évolutions, dit la Résolution, provoquent « de puissants conflits au sein de la classe dirigeante, entre les partisans de la direction de l’économie par le Parti communiste chinois et ceux liés à l’économie de marché et au secteur privé, entre les « planificateurs » du pouvoir central et les autorités locales qui veulent orienter elles-mêmes les investissements. » (point 16)

Les affirmations selon lesquelles la Chine est une bombe à retardement, que son État est faible et que sa croissance économique semble chancelante sont l’expression d’une sous-estimation du véritable développement économique et impérialiste de la Chine au cours des quarante dernières années. Vérifions d’abord les faits puis les fondements théoriques sur lesquels repose cette analyse erronée.

Il se peut que les tensions internes en Chine soient en réalité plus fortes qu’il n’y paraît – d’un côté les contradictions au sein de la société en général, de l’autre celles au sein du parti au pouvoir en particulier. Nous ne pouvons pas faire confiance à la propagande chinoise sur la force de son système. Mais ce que les médias occidentaux ou autres non chinois nous disent sur les contradictions en Chine est aussi de la propagande – et en plus c’est souvent un vœu pieux. Les éléments mentionnés dans la Résolution ne sont pas convaincants : un contrôle totalitaire sur l’ensemble du corps social et l’oppression de la « liberté d’expression démocratique » peuvent être des signes d’une faiblesse de la classe dirigeante. Je suis d’accord avec cela. Comme nous le savons depuis la période post-1968 avec un mouvement prolétarien en développement, la démocratie est beaucoup plus efficace pour contrôler la classe ouvrière, et les contradictions sociales en général, que ne le sont les régimes autoritaires. Par exemple, dans les années 1970, la bourgeoisie en Espagne, au Portugal et en Grèce a remplacé les régimes autoritaires par des régimes démocratiques en raison de la nécessité de gérer l’agitation sociale. Mais la classe ouvrière en Chine est-elle dans une dynamique similaire à celle du prolétariat en Europe du Sud dans les années 1970 ? Je pose cette question dans l’optique du rapport de forces entre les classes, que nous ne pouvons finalement mesurer correctement qu’à l’échelle mondiale.

La Résolution traite de la question du rapport de forces entre les classes dans sa dernière partie, et je reviendrai sur ce point. Mais nous pouvons anticiper une chose : il n’y a aucun élément en faveur de la thèse selon laquelle le prolétariat menace le régime de Xi Jinping.

Il en va de même pour d’autres contradictions au sein de la Chine continentale et de son appareil politique. Bien que les divergences d’intérêts entre le Parti au pouvoir et les très riches magnats de la technologie chinoise, comme Jack Ma (Alibaba) et Wang Xing (Meituan), soient évidentes, ces derniers ne semblent pas proposer de modèle alternatif à la République populaire, et encore moins constituer une opposition organisée. Par ailleurs, au sein du Parti, les luttes idéologiques importantes semblent appartenir au passé. Avant 2012 et la présidence de Xi Jinping, le dénommé « débat sur le gâteau » avait lieu dans les hautes sphères du parti : il y avait deux factions. L’une disait que la Chine devait s’attacher à faire grossir le gâteau – l’économie chinoise. L’autre voulait partager plus équitablement le gâteau existant. Un partisan de la seconde position était Bo Xilai, condamné à la prison à vie pour corruption et abus de pouvoir, un an après l’accession de Xi Jinping à la tête du parti et de l’État. Entre-temps, la position du « partage équitable » est devenue la doctrine officielle(3). Et il n’y a aucun signe d’un nouveau débat.

Selon les informations disponibles(4), les purges dans l’appareil de répression ont commencé au début de 2021. Dans la police, la police secrète, le système judiciaire et pénitentiaire, officiellement plus de 170 000 personnes ont été sanctionnées pour cause de corruption. Il s’agit d’un cynique étalage de pouvoir. Il en va de même pour le système de surveillance orwellien. Tout aussi fou est le culte de la personnalité autour de Xi Jinping. Mais est-ce la preuve de la « faiblesse de l’État » ? D’une « bombe à retardement » sous le fauteuil du président ?

En ce qui concerne les contradictions internes de la République populaire, ma thèse est l’opposée. Les cercles dirigeants de ce pays utilisent la crise pandémique pour restructurer son économie, son armée, son empire. Même si la croissance économique en Chine a ralenti ces derniers temps, derrière cela se cache, dans une certaine mesure, un plan calculé de l’élite politique dirigeante pour maîtriser les excès du capital privé et renforcer le capitalisme d’État pour le défi impérialiste. Le Parti coupe les ailes de certaines des entreprises les plus rentables et des magnats les plus riches ; c’est laisser s’échapper l’air de certaines bulles spéculatives afin de contrôler plus strictement l’ensemble de l’activité économique, avec le message propagandiste que tout cela vise à protéger les ouvriers, les enfants, l’environnement et la libre concurrence.

Les purges dans l’appareil de répression et l’étalage du pouvoir autoritaire sont des indices de tensions cachées (pas seulement au Xinjiang et à Hong Kong). Mais aucun modèle alternatif pour le cours du capitalisme d’État chinois n’est visible.

Telle est ma lecture de l’aspect factuel.

Si nous voulons comprendre le sens des divergences actuelles dans l’analyse de la Chine, nous devons examiner la théorie qui sous-tend la position majoritaire et donc la présente Résolution.

Le développement de la Chine a été minimisé dans nos rangs pendant des décennies. Cela est lié à une compréhension erronée et schématique de la décadence capitaliste. L’un de nos textes de référence du début de l’existence du CCI, « La lutte du prolétariat dans la décadence du capitalisme », le formulait ainsi : « La période de décadence du capitalisme se caractérise par l’impossibilité de tout surgissement de nouvelles nations industrialisées. Les pays qui n’ont pas réussi leur « décollage » industriel avant la 1ʳᵉ guerre mondiale sont, par la suite, condamnés à stagner dans le sous-développement total, ou à conserver une arriération chronique par rapport aux pays qui « tiennent le haut du pavé ». Il en est ainsi de grandes nations comme l’Inde ou la Chine dont « l’indépendance nationale » ou même la prétendue « révolution » (lire l’instauration d’un capitalisme d’État draconien) ne permettent pas la sortie du sous-développement et du dénuement. » (« La lutte du prolétariat dans la décadence du capitalisme », 1980, Revue internationale n° 23).

Ce n’est qu’en 2015, dans le cadre du bilan critique de quarante ans d’analyses du CCI, que nous avons reconnu officiellement l’erreur de ce schéma :

• « Cette vision « catastrophiste » est due, en bonne partie, à un manque d’approfondissement de notre analyse du capitalisme d’État […] C’est cette erreur consistant à nier toute possibilité d’expansion du capitalisme dans sa période de décadence qui explique les difficultés qu’a eues le CCI à comprendre la croissance et le développement industriel vertigineux de la Chine (et d’autres pays périphériques) après l’effondrement du bloc de l’Est. » (« 40 ans après la fondation du CCI, quel bilan et quelles perspectives pour notre activité ? », 2015, Revue internationale n° 156).

Mais cette reconnaissance était mitigée. Bientôt les anciens schémas se sont glissés à nouveau dans nos analyses. Les implications de la contradiction entre nos vues « classiques » et la réalité étaient trop radicales. Pour combler cette contradiction, il aurait fallu aller aux racines des lois économiques du mouvement qui sont également à l’œuvre dans le capitalisme décadent. Au lieu de cela, le problème a été réglé avec la formulation « La croissance extraordinaire de la Chine est elle-même un produit de la décomposition. » (point 9 de la présente Résolution, déjà citée ci-dessus) – brillante dans son imprécision. L’idée a été introduite en 2019, avec la Résolution du 23e Congrès international qui disait : « Il a fallu la survenue des circonstances inédites de la période historique de la décomposition pour permettre l’ascension de la Chine, sans laquelle celle-ci n’aurait pas eu lieu. » (Revue internationale n° 164).

Mais alors que cette dernière formulation est correcte dans le sens où l’ouverture du monde à l’investissement du capital (la mondialisation) a eu lieu principalement dans la période de décomposition à la veille et après l’effondrement du système des blocs, et que cela a fait partie des conditions permettant la montée de la Chine comme atelier du monde, la phrase sur sa croissance comme « produit de la décomposition » est un pas en arrière vers la « vision catastrophiste ». Tout est un produit de la décomposition – et toute croissance est donc nulle et fausse. En outre : tout se décompose de manière homogène, une sorte de désintégration en douceur non seulement des relations humaines, de la morale, de la culture et de la société, mais du capitalisme lui-même.

La Résolution actuelle n’est pas en mesure de saisir la réalité de l’essor de la Chine au cours des quatre dernières décennies et de l’expliquer. Comme déjà cité plus haut, elle déclare simplement que « cette ouverture économique a été mise en œuvre par un appareil politique inflexible qui n’a pu éviter le sort du stalinisme dans le bloc russe que par une combinaison de terreur d’État, une exploitation impitoyable de la force de travail qui soumet des centaines de millions de travailleurs à un état permanent de travailleur migrant et de croissance économique frénétique dont les fondations semblent maintenant de plus en plus fragiles. » (point 9)

Une partie de ce raisonnement est tautologique : « l’ouverture économique a été mise en œuvre par […] une croissance économique frénétique » – le succès économique était dû au succès économique.

Pour le reste, la Résolution explique le succès de la Chine par rapport au sort du bloc russe avant 1989 en disant que cette performance était le résultat d’une « combinaison de terreur d’État » et d’une « exploitation impitoyable de la force de travail qui soumet des centaines de millions de travailleurs à un état permanent de travailleur migrant ». Qu’est-ce que cela explique ? La Résolution suggère-t-elle qu’une « combinaison de terreur d’État » et d’« exploitation impitoyable » sont les ingrédients d’un capitalisme réussi ? Et sont-ils distincts du stalinisme en Russie ?

J’ai proposé de supprimer la phrase et soutenu à la place une formulation que le camarade Steinklopfer a suggérée avec l’un de ses amendements : « […] Ce n’est pas un hasard si la Chine, contrairement à l’URSS et à son ancien bloc impérialiste, ne s’est pas effondrée vers la fin du XXe siècle. Son décollage a reposé sur deux avantages spécifiques : sur l’existence d’une gigantesque zone extra-capitaliste interne basée sur la paysannerie transformable en prolétariat industriel, et sur une tradition culturelle particulièrement ancienne et très développée (avant que l’industrialisation moderne ne commence en Europe, la Chine a toujours été l’un des principaux centres de l’économie mondiale, de la connaissance et de la technologie). »

On peut certainement se demander si le terme de « zones extra-capitalistes » est encore adapté pour décrire ce qui est pourtant un fait significatif, à savoir la nouvelle intégration d’une force de travail disponible dans le rapport et l’échange formels entre le capital et le travail salarié. L’idée est claire : le processus d’accumulation du capital en Chine était réel, et pas seulement factice. Il a eu lieu grâce à des ressources qui n’étaient pas encore formellement déterminées comme la vente de la force de travail et l’appropriation par les capitalistes de sa valeur d’usage. Comme pour toute accumulation sous le capitalisme, ce processus dans la Chine post-Mao nécessitait une force de travail nouvellement disponible (et des matières premières, c’est-à-dire dans une large mesure la nature, donc aussi une « zone extra-capitaliste » dans un certain sens). Les anciens paysans des campagnes se sont déplacés vers les villes et ont offert la force de travail nécessaire à l’exploitation capitaliste.

Pour éviter le sort du stalinisme dans le bloc russe, il était également nécessaire que la Chine réadmette la sanction du marché capitaliste (la « main invisible » d’Adam Smith), en particulier à deux niveaux : le licenciement des ouvriers et la mise en faillite des entreprises non rentables. Seules ces mesures mises en œuvre par les cercles dirigeants autour de Deng Xiaoping et après ont permis au secteur du capital privé de fonctionner et à l’économie chinoise de rivaliser avec le reste du monde. Tout cela est négligé par la Résolution existante. Et les amendements qui devraient corriger les lacunes ont été rejetés en expliquant qu’ils remettraient en cause ou relativiseraient « l’impact de la décomposition sur l’État chinois ».

En effet, la réticence de la Résolution à reconnaître la réalité de la force de la Chine est ancrée dans la compréhension de la décadence capitaliste – et donc de la décomposition. Nous n’avons jamais conclu le débat sur les différentes analyses du boom économique de l’après-1945. La position majoritaire au sein du CCI semble être celle définie comme « marchés extra-capitalistes et endettement » (cf. Revue internationale n° 133-141)(5). Cette position théorique estime que les nouveaux marchés nécessaires à la vente d’une production accrue ne peuvent être qu’extra-capitalistes ou créés en quelque sorte artificiellement par la dette. Ceci est cohérent avec une compréhension littérale d’un argument central de L’Accumulation du capital de Rosa Luxemburg(6) – mais en désaccord avec la réalité. Ce n’est pas le bon endroit ici pour une analyse plus approfondie de ce talon d’Achille de l’analyse économique du CCI.

Il suffit, pour comprendre les divergences, de voir que la position officielle du CCI nie le fait que l’accumulation capitaliste signifie aussi la création de nouveaux marchés solvables dans le milieu capitaliste, sur la base d’échanges entre le travail salarié et le capital (bien qu’insuffisants par rapport aux besoins de l’accumulation sans entraves – ce dernier point n’est pas controversé). Parce que l’apparition de nouveaux marchés solvables dans la période de décadence est évidente, la position actuelle du CCI doit expliquer leur création d’une manière ou d’une autre. Et comme les marchés extra-capitalistes significatifs (dans le sens d’acheteurs solvables des marchandises produites) ne peuvent plus être détectés, l’accumulation continue est « expliquée » par la création de dettes, ou par des astuces qui « trichent avec la loi de la valeur ». Je reviendrai sur cette question dans le contexte des points suivants de la Résolution.

2. L’évolution de la crise capitaliste et du capitalisme d’État en décomposition

Sous le titre « Une crise économique sans précédent », la Résolution tente de proposer une analyse des conséquences de la pandémie de Covid-19 sur l’économie mondiale. Si je suis d’accord pour dire que la situation est sans précédent et donc que les conséquences ne sont pas faciles à prévoir, la compréhension de l’accumulation et de la crise capitalistes dans le cadre de la Résolution n’est pas suffisante pour analyser la réalité actuelle et ses forces motrices. De l’avis de la majorité du CCI qui a adopté la Résolution dans sa forme actuelle et rejeté les amendements proposés par Steinklopfer et moi-même, tout est subordonné à la « décomposition », une sorte de fragmentation homogène. Cette compréhension de la période de décomposition est schématique et – dans la mesure où elle nie la persistance de lois capitalistes élémentaires – par exemple la concentration et la centralisation du capital – un abandon du marxisme. Ce point de vue rejette explicitement l’idée que le séisme économique qui se produit en conséquence de la pandémie produit non seulement des perdants mais aussi des gagnants. Il réfute implicitement la persistance de la centralisation et de la concentration du capital, du transfert des profits des sphères moins technologiques vers celles à plus forte composition organique, et nie ainsi une polarisation supplémentaire entre les gagnants et les perdants. La pandémie a accéléré les tendances centrifuges typiques de la période de décomposition, mais pas de manière homogène. Des polarisations différentes ont lieu. Les riches deviennent plus riches, les entreprises rentables plus attractives, les États qui ont bien géré le Covid-19 étendent leurs marchés aux dépens des incompétents et renforcent leur appareil. Ces polarisations et ces disparités accrues dans l’économie mondiale font partie d’une réalité négligée par la Résolution actuelle, qui ne voit que fragmentation, perdants et incertitude. Au point 14, il est dit : « Cette irruption des effets de la décomposition dans la sphère économique affecte directement l’évolution de la nouvelle phase de crise ouverte, inaugurant une situation totalement inédite dans l’histoire du capitalisme. Les effets de la décomposition, en altérant profondément les mécanismes du capitalisme d’État mis en place jusqu’à présent pour « accompagner » et limiter l’impact de la crise, introduisent dans la situation un facteur d’instabilité et de fragilité, d’incertitude croissante. »

La Résolution sous-estime le fait que les économies fortes sont bien mieux loties que les faibles : « L’une des manifestations les plus importantes de la gravité de la crise actuelle, contrairement aux situations passées de crise économique ouverte et à la crise de 2008, réside dans le fait que les pays centraux (Allemagne, Chine et États-Unis) ont été frappés simultanément et sont parmi les plus touchés par la récession, la Chine par une forte baisse du taux de croissance en 2020. » (point 15)

Et elle nie que la Chine sorte gagnante de la situation : « Seule nation à avoir un taux de croissance positif en 2020 (2 %), la Chine n’est pas sortie triomphante ou renforcée de la crise pandémique, même si elle a momentanément gagné du terrain au détriment de ses rivaux. Bien au contraire. » (point 16)

La force motrice d’un capitaliste est la recherche du profit le plus élevé. En période de récession, lorsque tous ou la plupart des capitalistes subissent des pertes, le profit le plus élevé se transforme en perte la plus faible. Les entreprises et les États qui ont moins de pertes que leurs rivaux obtiennent de meilleurs résultats. Dans cette logique, la Chine est jusqu’à présent l’un des gagnants de la crise pandémique. D’ailleurs, les États-Unis sont aussi économiquement mieux lotis que la plupart des pays hautement industrialisés et émergents, en contradiction avec la phrase citée au point 15 de la Résolution.

Les tendances à la polarisation que je mets en avant ne sont pas en contradiction avec le cadre de la décomposition. Au contraire, les disparités croissantes augmentent l’instabilité mondiale. Mais cette instabilité est inégale. La pandémie conduit à une concentration accrue du capital compétitif, au remplacement du travail vivant par des machines et des robots, à une composition organique accrue. Le capital à la composition organique la plus élevée attire une partie des profits produits par les capitaux moins compétitifs. Tout cela se passe sur une base en réduction relative de travail vivant, car une partie de plus en plus importante de celui-ci devient superflue.

D’une part, cela aboutit à un fossé croissant et stupéfiant entre les parties rentables de l’économie mondiale et celles qui ne le sont pas. D’autre part, cela signifie une course sans merci entre les acteurs les plus avancés pour les profits restants.

Ces deux tendances ne renforcent pas la stabilité, mais leur réalité est contestée par la position « décomposition partout ». Cette dernière est une recherche permanente des phénomènes de dislocation et de désintégration, perdant de vue les tendances plus profondes et concrètes typiques des mutations actuelles.

Enfin, la Résolution parle respectivement de « tricheries avec la loi de la valeur » et avec les « lois du capitalisme », sans expliquer ce que sont ces lois et ce que signifieraient ces tricheries :

• « Non seulement le poids de la dette condamne le système capitaliste à des convulsions toujours plus dévastatrices (faillites d’entreprises et même d’États, crises financières et monétaires, etc.) mais aussi, en restreignant de plus en plus la capacité des États à tricher avec les lois du capitalisme, il ne peut qu’entraver leur capacité à relancer leur économie nationale respective. » (point 19)

• « La bourgeoisie continuera à se battre jusqu’à la mort pour la survie de son système, que ce soit par des moyens directement économiques (comme l’exploitation de ressources inexploitées et de nouveaux marchés potentiels, illustrés par le projet chinois de la Nouvelle route de la soie) ou politiques, surtout par la manipulation du crédit et les tricheries avec la loi de la valeur. Cela signifie qu’il peut toujours y avoir des phases de stabilisation entre des convulsions économiques ayant des conséquences de plus en plus profondes. » (point 20)

Ces formulations n’expliquent rien. Elles sont un déguisement improvisé pour l’absence d’un concept clair. Et sans ce dernier, tout ne devient qu’« instabilité et fragilité » et « incertitude croissante ».

3. Polarisation impérialiste et menace de guerre

Une conséquence de la négligence de la polarisation économique par le dernier Congrès international est la sous-estimation des tensions impérialistes et de la menace de guerre.

Après avoir admis que la confrontation croissante entre les États-Unis et la Chine tend à occuper le devant de la scène, et donné des exemples de nouvelles alliances, la Résolution minimise le danger d’une future constellation de blocs avec les mots suivants : « Toutefois, cela ne signifie pas que nous nous dirigeons vers la formation de blocs stables et une guerre mondiale généralisée. La marche vers la guerre mondiale est encore obstruée par la puissante tendance au chacun pour soi et au chaos au niveau impérialiste, tandis que dans les pays capitalistes centraux, le capitalisme ne dispose pas encore des éléments politiques et idéologiques – dont en particulier une défaite politique du prolétariat – qui pourraient unifier la société et aplanir le chemin vers la guerre mondiale. Le fait que nous vivions encore dans un monde essentiellement multipolaire est mis en évidence en particulier par les relations entre la Russie et la Chine. Si la Russie s’est montrée très disposée à s’allier à la Chine sur des questions spécifiques, généralement en opposition aux États-Unis, elle n’en est pas moins consciente du danger de se subordonner à son voisin oriental, et est l’un des principaux opposants à la « Nouvelle route de la soie » de la Chine vers l’hégémonie impérialiste. » (point 12)

Ces phrases sont cohérentes avec l’« incertitude » concernant la question économique et évitent une prise de position claire sur les tendances impérialistes actuelles. La Résolution s’avère tiède lorsqu’elle admet la confrontation évidente entre les États-Unis et la Chine et insiste sur le fait que « toutefois » cela ne signifie pas la « formation de blocs stables ». La position majoritaire n’a pas encore tiré les conséquences de notre reconnaissance, lors du 23e Congrès international, que le concept de cours historique n’est plus utile pour l’analyse du présent. Elle tente toujours de comprendre la situation actuelle dans le cadre du vieux schéma de la Guerre froide, enfoui sous les décombres du mur de Berlin. Que les alliances en formation deviennent vraiment ou non des « blocs stables » n’est pas la question centrale si nous voulons analyser le danger d’une guerre généralisée ou nucléaire, deux menaces très sérieuses pour une perspective communiste.

La Résolution répond à des questions qui ne se posent plus et passe à côté des vraies questions. Je reviendrai sur ce point dans la partie suivante de la critique, consacrée au rapport de forces entre les classes.

Un autre signe révélateur de la persistance de l’ancienne vision est la formulation suivante dans la Résolution : « Bien que nous n’assistions pas à une marche contrôlée vers la guerre menée par des blocs militaires disciplinés, nous ne pouvons pas exclure le danger de flambées militaires unilatérales ou même d’accidents épouvantables qui marqueraient une nouvelle accélération du glissement vers la barbarie. ». (point 13)

La logique capitaliste de la polarisation entre la Chine et les États-Unis les pousse tous deux à trouver des alliés, à participer à la course aux armements et à se diriger vers la guerre. La question de savoir si cette marche est contrôlée ou non est une autre question. Mais il convient tout d’abord de préciser que la Chine et les États-Unis sont tous deux à la recherche d’alliances et se préparent à la guerre. Bien qu’une vision statique puisse nous amener à conclure que nous vivons « encore dans un monde essentiellement multipolaire » (point 12), la dynamique va dans le sens de la bipolarité.

En ce qui concerne la question de la stabilité des alliances et de la discipline de ses composantes, le fait est que les États-Unis sont offensifs dans leur recherche d’alliés face à la Chine. Cette dernière est désavantagée à plusieurs égards – au niveau de son armée, de sa technologie, de la géographie. Mais l’Empire du Milieu rattrape son retard avec détermination sur les premiers plans.

Cela devrait nous rappeler une vieille thèse de la société de classes, appelée le piège de Thucydide, qui dit que « lorsqu’une grande puissance menace d’en évincer une autre, le résultat en est presque toujours la guerre » (Alison Graham, 2015). Thucydide, le père de l’histoire scientifique, a écrit il y a plus de 2 400 ans que la cause première de la guerre du Péloponnèse était « l’accroissement de la puissance d’Athènes et l’inquiétude qu’elle inspirait à Sparte ». Il est certain que nous vivons dans un monde très différent, mais toujours dans une société de classes. Faudrait-il penser que le capitalisme dans sa période de décomposition est plus rationnel et donc plus enclin à éviter la guerre ?

Je pense que le prolétariat des pays centraux est encore un frein sur le chemin d’une guerre généralisée. Je suis d’accord avec cette idée, exprimée dans le point de la Résolution cité plus haut. Cependant, je ne partage pas l’opinion selon laquelle les expressions typiques de la décomposition telles que décrites par la Résolution, comme la « puissante tendance au chacun pour soi et au chaos au niveau impérialiste », constituent de véritables obstacles à des guerres généralisées ou nucléaires. C’est pourquoi j’ai approuvé et soutenu un autre amendement proposé par le camarade Steinklopfer, qui a toutefois été rejeté par la majorité : « Dans tout le capitalisme décadent jusqu’à présent, des deux principales expressions du chaos généré par le déclin de la société bourgeoise – les conflits impérialistes entre États et la perte de contrôle au sein de chaque capital national – dans les zones centrales du capitalisme lui-même, la première tendance l’a emporté sur la seconde. En supposant, comme nous le faisons, que cela continuera d’être le cas dans le contexte de la décomposition, cela signifie que seul le prolétariat peut être un obstacle aux guerres entre les principales puissances, et non cependant les divisions au sein de la classe dirigeante de ces pays. Si, dans certaines circonstances, ces divisions peuvent retarder le déclenchement de la guerre impérialiste, elles peuvent aussi la catalyser. »

Non seulement en ce qui concerne la question des constellations de blocs, mais aussi en ce qui concerne le rôle de la classe ouvrière, nous devons considérer les conséquences de notre dépassement en 2019 du concept de cours historique. En 1978, dans la Revue internationale n° 18, le CCI a formulé les critères d’évaluation du cours historique dans les termes suivants :

« De lanalyse des conditions qui ont permis le déclenchement des deux guerres impérialistes, on peut tirer les enseignements communs suivants :

  • le rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat ne peut se juger que de façon mondiale et ne saurait tenir compte d’exceptions pouvant concerner des zones secondaires : c’est essentiellement de la situation d’un certain nombre de grands pays qu’on peut déduire la nature véritable de ce rapport de forces ;

  • pour que la guerre impérialiste puisse éclater, le capitalisme a besoin d’imposer préalablement une défaite profonde au prolétariat, défaite avant tout idéologique mais également physique si le prolétariat a manifesté auparavant une forte combativité (cas de l’Italie, de l’Allemagne et de l’Espagne entre les deux guerres) ;

  • cette défaite ne se suffit pas d’une passivité de la classe mais suppose l’adhésion enthousiaste de celle-ci à des idéaux bourgeois (« démocratie », « antifascisme », « socialisme en un seul pays ») ;

  • l’adhésion à ces idéaux suppose :

a) qu’ils aient un semblant de réalité (possibilité d’un développement infini et sans heurt du capitalisme et de la « démocratie », origine ouvrière du régime qui s’est établi en URSS) ;

b) qu’ils soient associés d’une façon ou d’une autre à la défense d’intérêts prolétariens ;

c) qu’une telle association soit défendue parmi les travailleurs par des organismes qui aient leur confiance pour avoir été dans le passé des défenseurs de leurs intérêts, en d’autres termes que les idéaux bourgeois aient comme avocat des organisations anciennement prolétariennes ayant trahi.

Telles sont, à grands traits, les conditions qui ont permis par le passé le déclenchement des guerres impérialistes. Il n’est pas dit a priori qu’une éventuelle guerre impérialiste à venir ait besoin de conditions identiques, mais dans la mesure où la bourgeoisie a pris conscience du danger que pouvait représenter pour elle un déclenchement prématuré des hostilités (malgré tous ces préparatifs préalables, même la seconde guerre mondiale provoque une riposte des ouvriers en 1943 en Italie et en 1944/45 en Allemagne), on ne s’avance pas trop en considérant qu’elle ne se lancera dans un affrontement généralisé que si elle a conscience de contrôler aussi bien la situation qu’en 1939 ou au moins qu’en 1914. En d’autres termes, pour que la guerre impérialiste soit de nouveau possible, il faut qu’il existe au moins les conditions énumérées plus haut et si tel n’est pas le cas, qu’il en existe d’autres en mesure de compenser celles faisant défaut. »

Lors du 23e Congrès en 2019, nous avons déclaré que ces critères ne s’appliquent plus à la situation actuelle. Nous devons donc poser la question de savoir si la bourgeoisie, pour déclencher la guerre, a encore besoin d’une « défaite physique » et d’une « adhésion enthousiaste à des idéaux bourgeois ».

4. Le rapport de forces entre les classes et la question de la maturation souterraine de la conscience

Malgré cette controverse théorique générale, au niveau des concepts et des critères d’appréciation, nous semblons d’accord pour dire que le prolétariat reste, pour la bourgeoisie, un obstacle pour mener une guerre que les grands bastions du prolétariat dans les pays centraux auraient à soutenir d’une manière ou d’une autre. La Résolution prétend que le prolétariat n’a pas encore subi la « défaite politique » décisive (point 12). Ce faisant, la position majoritaire persiste dans l’idée centrale du concept du cours historique : soit cours à la guerre, soit cours à la révolution. Ainsi, la matrice de l’époque de la Guerre froide reste pertinente, bien que nous ayons constaté lors du 23e Congrès international que ce schéma n’est finalement plus adapté si l’on veut évaluer le rapport de forces aujourd’hui. Il n’est pas surprenant que cette faiblesse s’exprime également dans les parties de la Résolution qui parlent de la lutte de classe : « Malgré les énormes problèmes auxquels le prolétariat est confronté, nous rejetons l’idée que la classe a déjà été vaincue à l’échelle mondiale, ou qu’elle est sur le point de subir une défaite comparable à celle de la période de contre-révolution, un genre de défaite dont le prolétariat ne serait peut-être plus capable de se remettre. » (point 28)

La phrase est fausse à la fois dans la prémisse et dans sa conséquence apparemment logique.

La question de départ n’est pas exactement de savoir si le prolétariat a déjà été vaincu à l’échelle mondiale, donc définitivement vaincu, ou presque vaincu, dans une mesure comparable à celle de la période de la contre-révolution. Si l’on s’accorde sur le fait que le prolétariat mondial a subi une série de défaites au cours des quelque quarante dernières années, il faut trouver des critères permettant de mesurer l’étendue de cette ou ces défaites. La question n’est pas celle posée par l’horreur de la défaite physique des années 1930, la mort ou la vie, l’extermination du non-identique. Pour l’instant, il ne s’agit pas d’une situation de tout ou rien, mais d’une dégradation progressive de la conscience de classe, au moins dans son étendue. Mon hypothèse est qu’il s’agit d’un processus asymptotique(7) vers la défaite définitive.

La conséquence logique n’est donc pas « un genre de défaite dont le prolétariat ne serait peut-être plus capable de se remettre ». Si l’hypothèse est correcte (un processus graduel de perte de conscience, avant tout de la conscience de son identité de classe distincte), la conclusion doit être : la classe ouvrière peut encore inverser le processus, faire une sorte de demi-tour. Mais elle doit prendre conscience de la dynamique négative. Les révolutionnaires ont la responsabilité d’en parler dans les termes les plus clairs possibles.

La mauvaise matrice se trouve dans la description et la compréhension par la Résolution de l’état concret de la lutte de classe : « Le fait que, juste avant la pandémie, nous avons vu une réapparition fragile de la lutte de classe (aux États-Unis en 2018, et surtout en France en 2019). Et même si cette dynamique a ensuite été largement bloquée par la pandémie et les confinements, nous avons vu, dans un certain nombre de pays, des mouvements de classe significatifs même pendant la pandémie, notamment autour des questions de sécurité, notamment sanitaire, au travail » (ibid.).

La vision sous-jacente est celle d’une dynamique douce vers une conscience de classe plus forte, donc une dynamique positive, ou au moins une sorte de situation statique : ni positive ni négative, donc en quelque sorte neutre, sur la base d’une combativité de classe intacte.

Alors que mon évaluation est celle d’une dynamique de recul de la conscience de classe, une dynamique négative qui doit être inversée. Heureusement, la combativité pointe encore le bout de son nez ici et là. Mais la combativité n’est pas encore la conscience, même une augmentation de la première n’implique pas encore un élargissement ou un approfondissement de la seconde.

L’évaluation correcte de la situation actuelle et de sa dynamique interne est essentielle pour le prolétariat et ses organisations politiques. Les tâches de l’heure pour les révolutionnaires dépendent évidemment de la compréhension de cette situation objective et concrète.

À un autre niveau, nous devons considérer la question de la « vieille taupe » de Marx (dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte). Nous avons l’habitude de parler de ce phénomène en termes de maturation souterraine de la conscience de classe. La Résolution souligne le potentiel d’un profond renouveau prolétarien dont témoignent, entre autres, « Les signes, petits mais significatifs, d’une maturation souterraine de la conscience, se manifestant par une ébauche de réflexion globale sur la faillite du capitalisme et la nécessité d’une autre société dans certains mouvements (notamment les Indignés en 2011), mais aussi par l’émergence de jeunes éléments en recherche de positions de classe et se tournant vers l’héritage de la Gauche communiste » (ibid.).

La vague formulation sur les « signes, petits mais significatifs, d’une maturation souterraine de la conscience » est un compromis entre deux opposés irréconciliables : en avant ou en arrière ? Quelle direction du mouvement, avancée ou recul de la conscience de classe, y compris concernant ses composantes souterraines, non visibles ?

Dans les discussions avant et pendant le Congrès, j’ai défendu l’idée qu’il n’y a pas de maturation souterraine significative dans la classe. Nous avons besoin du concept de maturation souterraine afin de combattre les visions conseillistes et les pratiques similaires. C’est un acquis du CCI que la maturation souterraine a lieu aussi dans les moments de recul des luttes ou même dans les périodes de contre-révolution.

Mais c’est une autre chose de dire, comme le fait la majorité, que le mouvement de cette maturation est toujours ascendant.

Si l’on affirme que la maturation est en toute période un mouvement croissant, une régression est exclue. Cela signifie que l’on sous-estime deux choses. D’une part, nous sous-estimons la profondeur des difficultés de notre classe, y compris de ses parties les plus conscientes, et d’autre part, nous sous-estimons le rôle et les tâches spécifiques des révolutionnaires dans la période actuelle. Cette tâche n’est pas seulement quantitative, par la diffusion de positions révolutionnaires, mais c’est surtout un travail qualitatif, théorique, d’analyse en profondeur des tendances actuelles dans les différents domaines : les changements dans l’économie, les tensions impérialistes, et la dynamique dans la classe, surtout au niveau de la conscience. Il y a certainement le potentiel pour un développement de la conscience, mais le potentiel et la réalisation ne sont pas la même chose.

Ferdinand, janvier 2022

 

2 « Résolution sur la situation internationale (2021) », Revue internationale n° 167.

3 Cela n’a pas aidé Bo Xilai, car il était officiellement en prison, non pas en raison de sa prétendue mauvaise orientation politique, mais pour corruption et abus de pouvoir.

4 Si je ne cite pas littéralement d’autres sources, je base les informations de cet article sur Wikipedia et The Economist.

5 Le lecteur attentif de nos résolutions arrivera à cette conclusion bien que les congrès du CCI n’aient sagement jamais soumis les concepts théoriques au vote.

6 Chapitre 26, vers la fin : « Dans le commerce capitaliste intérieur, le capital ne peut réaliser dans le meilleur des cas que certaines parties de la valeur du produit social total : le capital constant usé, le capital variable et la partie consommée de la plus-value. En revanche, la partie de la plus-value destinée à la capitalisation doit être réalisée « à l’extérieur ». »

7 Signifie couramment qu’une tendance tend vers une droite (un maximal théorique) en s’en rapprochant de plus en plus sans jamais l’atteindre.

 

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