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Il existe dans les milieux de gauche une conception qui tend à assimiler le rôle des PC (staliniens) au rôle joué traditionnellement par la social-démocratie depuis 1914 : les PC seraient des partis de la bourgeoisie nationale, des partis "national-communistes", le PCF étant au service de la bourgeoisie française, le PC italien au service de la bourgeoisie italienne, etc. Leur attachement à la Russie ne serait qu'une tradition en voie de disparition, ou tout au plus un reflet de l'attitude pro-russe de leur bourgeoisie nationale. De toute façon, il faudrait s'attendre à voir les PC prendre parti pour leur bourgeoisie nationale si celle-ci entre en conflit avec la bourgeoisie russe. Les faits qui vont dans ce sens (attitude du PCF envers la question de la Ruhr, du PC italien au sujet de Trieste) seraient particulièrement significatifs.
Le présent article a pour but de s'opposer à cette conception qui me paraît manifester une méconnaissance totale de l'orientation bourgeoise à l'époque actuelle. Je prétends, et j'essaie de montrer, que les PC, dans tous les pays, sont essentiellement des agents de l'impérialisme russe, des partis anti-nationaux, ennemis de "leur" bourgeoisie, et que tous les faits qui paraissent aller en sens contraire sont des manifestations superficielles et en grande partie mensongères, dans tous les cas sans importance pour nous aider à prévoir le déroulement des événements.
Je terminerai en mettant les conclusions de cette étude particulière en relation avec diverses questions théoriques plus générales.
La bourgeoisie et le patriotisme
La conception que je combats ici s'appuie sur des idées qui ont incontestablement correspondu à la réalité dans une période passée de l'histoire. Il y a eu un temps où l'on pouvait identifier, sur le plan idéologique, bourgeoisie et patriotisme. Ce temps a duré depuis les origines de la bourgeoisie jusque et y compris la première guerre mondiale. En ce temps-là effectivement, il n'existait nulle part de partis bourgeois anti-nationaux. Les quelques "traîtres à leur patrie" qui existaient n'étaient que des individualités isolées, le plus souvent achetées à prix d'or. L'antipatriotisme idéologique était lié indissolublement à l'internationalisme révolutionnaire. Et le premier signe du passage des partis prolétariens au service de la bourgeoisie était l'adoption par ces partis de l'idéologie patriotique. Comme conséquence, il n'existait pas de mouvements "sociaux" de quelque envergure directement fomentés par une bourgeoisie adverse de celle du pays où le mouvement se produisait. Les qualifications souvent portées contre des partis politiques ou des mouvements sociaux – "agents de l'Allemagne", "fomenté par l'Angleterre", etc. -, tout cela n'était effectivement que des calomnies portées par la bourgeoisie cherchant à discréditer l'adversaire et, elle-même, incapable de comprendre tout mouvement qui sort du cadre national.
Il est clair que ces temps sont révolus. La cause en est dans la concentration internationale de l'économie qui ne laisse plus au capitalisme aucune possibilité de vie économique dans le cadre national. Seules les couches arriérées de la bourgeoisie, couches sans grande influence sur le déroulement effectif des événements, peuvent encore croire à "la France seule", à "la doctrine Monroe", etc. Pour les bourgeoisies de première grandeur, le nationalisme signifie l'aspiration à l'hégémonie mondiale. Ainsi la propagande "autarcique" de la bourgeoisie allemande avant la 2ème guerre mondiale recevait son sens réel quand cette "autarcie" devait s'exercer dans un "espace vital" qui aurait fini par englober le monde entier si les ennemis de l'Allemagne n'avaient pas été les plus forts. Quant aux bourgeoisies secondaires, leur nationalisme, résidu d'aspirations anachroniques à une indépendance maintenant impossible, n'a plus aucun sens réel : il ne s'agit plus en fait, en France aussi bien qu'en Tchécoslovaquie ou au Siam, que de mobiliser le peuple au profit d'un quelconque des grands impérialismes qui seuls comptent. Les bourgeoisies nationales elles-mêmes ne sont plus guère que des pantins entre les mains des "grands".
La bourgeoisie elle-même ne croit plus à "la patrie". C'est pourquoi l'idéologie patriotique a cessé même d'être l'idéologie dominante pour entraîner les peuples dans la guerre. Aujourd'hui les guerres sont de plus en plus des guerres "idéologiques", comme disent les journalistes, c'est-à-dire que d'autres mensonges doivent revenir relever le mensonge patriotique trop visiblement anachronique. Par exemple, en France en 1939, les vieilles propagandes essayant de caricaturer la guerre de 1914 ne sont pas arrivées à transformer les français en héros ; il a fallu "la lutte contre le fascisme" pour les mobiliser contre l'occupation allemande.
Il ne s'agit pas seulement de mensonges mais d'une transformation profonde de l'idéologie de la bourgeoisie elle-même. Effectivement, un fasciste français se sent plus près d'un fasciste allemand que d'un communiste français et inversement.
Comparons les faits : en 1914, dans chaque pays, la social-démocratie s'est rangée au côté de son gouvernement. En 1939-45, les partis communistes de tous les pays se sont rangés du côté de la Russie et de ses alliés (d'abord "l'axe", ensuite "les alliés"), montrant qu'ils méritent bien le nom de staliniens. Bien plus, les partis social-démocrates également ne se sont pas divisés mais se sont trouvés tous du côté des anglo-américains contre l'Allemagne – et maintenant contre la Russie. L'Église catholique elle-même, persécutée en Allemagne, a pris en général une attitude favorable aux "alliés".
Je sais bien que ces "idéologies" ne sont que des paravents cachant (ou même ne cachant pas) l'attachement de ces divers partis à l'un des grands blocs impérialistes : Allemagne, Russie, USA. Mais la question n'est pas là. Le fait à retenir c'est que l'attachement des partis à l'un des "grands" ne dépend pas de la nationalité de ces partis : le PC anglais n'est pas moins attaché à la Russise que le PC russe ; le parti social-démocrate allemand a combattu contre l'Allemagne tout autant que le Labour Party.
Rapports des partis avec la classe bourgeoise
Alors la question se pose : est-il correct de dire que le PCF est un représentant, un agent de la bourgeoisie française ? Je prétends que la seule façon de comprendre les événements consiste à partir de l'idée contraire, à savoir que le PCF est un représentant de l'impérialisme russe en France.
Il est exact que la relation des partis bourgeois avec la classe bourgeoise n'est pas simple. Si nous considérons par exemple le MRP, le parti radical et le PRL, il n'est guère possible de dire que l'un représente la bourgeoisie française mieux que les autres ; il ne semble même pas qu'on puisse les considérer comme des représentants de couches différentes de la bourgeoisie ; des couches différentes peuvent les appuyer mais ce ne sont pas des couches hétérogènes d'industriels moyens, propriétaires fonciers, etc. qui font la politique de la bourgeoisie ; la couche dirigeante de la bourgeoisie, la seule importante, celle qui détient le capital le plus concentré, est constituée par un petit nombre d'hommes, sans doute beaucoup moins que "les 200 familles" traditionnelles. Les partis présentent différentes possibilités de la politique bourgeoise, possibilités entre lesquelles la bourgeoisie choisit en considérant ses intérêts du moment (la confiance du peuple en tel ou tel parti, telle qu'elle est manifestée par les élections étant un des éléments qui déterminent ce choix).
Cela vaut également pour la politique étrangère. La soumission à tel ou tel bloc est aujourd'hui une nécessité pour les bourgeoisies secondaires. Un parti bourgeois peut préconiser une telle soumission sans être pour cela "traître à sa patrie" du point de vue bourgeois. Ainsi, pendant la guerre, Pétain et De Gaulle présentaient deux alternatives possibles à la bourgeoisie française et il n'est pas plus possible de caractériser Pétain comme "agent allemand" que De Gaulle comme "agent anglais".
Le schéma précédent exprime les rapports établis depuis longtemps entre les partis et la classe capitaliste. Il est possible de l'appliquer aux phénomènes nouveaux de notre époque et en particulier aux PC. On peut dire : les PC proposent, comme tous les partis bourgeois, une politique possible à leur propre bourgeoisie, l'intégration au bloc russe. Pas de différence essentielle ! Le schéma colle toujours en tant que schéma. Le seul malheur est qu'il laisse de côté un certain nombre de faits, justement les faits nouveaux et par suite les plus intéressants si on veut essayer de tracer des perspectives d'avenir.
On comprend bien qu'un parti bourgeois propose à sa bourgeoisie de s'intégrer à tel ou tel bloc quand il s'agit d'un pays d'importance secondaire n'ayant aucune chance d'arriver lui-même à la domination mondiale : la Chine, la Roumanie, la France… Mais comment expliquer la présence de tels partis chez les "grands" eux-mêmes ?
Du parti social-démocrate allemand par exemple, on pourra prétendre qu'il avait vu plus juste et plus loin que Hitler, qu'il prévoyait la défaite de l'Allemagne si celle-ci voulait "défier le monde", qu'il voyait l'avenir dans l'alliance anglo-américaine contre la Russie et qu'en définitive il préparait le relèvement ultérieur de sa patrie.
Mais que penser du PC des USA ? Évidemment il est toujours possible d'arguer. On pourra prétendre que quelques hommes, croyant à tort ou à raison (à tort incontestablement à mon avis) en la victoire définitive de la Russie, disent à la bourgeoisie américaine : il vaut mieux se soumettre plutôt que d'être écrasé. Le schéma colle toujours.
Seulement la question n'est pas là. Qui, dans la bourgeoisie américaine ou même dans la bourgeoisie française, peut penser raisonnablement que la politique de salut de la bourgeoisie nationale consiste à se soumettre à la Russie ? La question est que les intérêts d'une bourgeoisie ne sont pas des thèmes de rêverie ; ils existent objectivement. Or, dans un grand nombre de pays, ces intérêts sont en contradiction flagrante avec ceux de l'impérialisme russe et les PC n'en font pas moins une politique conforme aux intérêts de la Russie et par suite contraire à ceux de leur "propre" bourgeoisie.
Le fait est qu'il est possible de prévoir (à quelques exceptions près sur lesquelles je reviendrai) tous les tournants de la politique des PC si on pense aux intérêts de la bourgeoisie russe et non à ceux de sa "propre" bourgeoisie.
Le fait est que les PC se confondent en grande partie, dans tous les pays, avec les services d'espionnage russe.
Le fait est que la bourgeoisie ne se trompe sur la sincérité du "patriotisme" des PC. L'expérience de 10 ans de "national-communisme" montre qu'il n'y a de "Front national" possible que dans les moments où les intérêts de l'impérialisme russe et ceux de la bourgeoisie française (par exemple) sont parallèles, cette situation amenant à des concessions (et des manœuvres) réciproques.
Si on prend ces faits comme point de départ au lieu de chercher à les "expliquer" par un schéma anachronique, on verra bien des choses s'éclairer.
On comprendra mieux les événements récents et actuels si on part de cette idée que les diverses bourgeoisies tendent à former des partis politiques internationaux, des partis qui dans un pays représentent uniquement les intérêts d'une bourgeoisie étrangère, aussi ennemis de "leur propre" bourgeoisie que la bourgeoisie à laquelle ils se rattachent réellement est ennemie de la prétendue "propre" bourgeoisie.
Dans cette voie, le capitalisme d'État russe a été à l'avant-garde du "progrès" pour des raisons que nous essaierons d'analyser plus loin ; mais les autres bourgeoisies de premier ordre ont suivi le mouvement. C'est ainsi que le capitalisme allemand, au temps de sa splendeur, avait créé une série de partis nationaux-socialistes dans divers pays et jusqu'aux USA.
Même parmi les partis dont les rapports avec "leur" bourgeoisie nationale sont conformes à l'ancien schéma, la tendance actuelle pousse vers leur transformation en organes des grands impérialismes étrangers. La limite entre les uns et les autres n'est pas toujours facile à tracer. Ainsi, tandis que l'on peut considérer Pétain comme un représentant de la bourgeoisie française, la question est déjà moins claire pour Laval qui ressemblait plutôt à un gauleiter ; et si on passe au parti de Doriot par exemple ou à l'équipe de "Je suis partout", il semble clair qu'il s'agissait d'agents directs de la bourgeoisie allemande. D'autre part, les partis socialistes tendent de plus en plus à être des agents exclusifs de l'impérialisme anglais ; par exemple, la réaction violente du "Populaire" après le discours récent de Wallace – plus nettement anti-anglais que pro-russe – est caractéristique.
Les PC dans les gouvernements
Des camarades objecteront aux vues qui précèdent qu'il serait incompréhensible qu'une bourgeoisie permette à des partis représentants d'un ennemi – un ennemi bourgeois mais un ennemi quand même – de faire partie de gouvernements, comme le gouvernement français, et ainsi de connaître les secrets de la défense nationale, etc.
À mon avis, même si cela était difficile à expliquer, ça n'autoriserait pas à nier les faits. L'explication ne semble d'ailleurs pas difficile à trouver. Le problème pour la bourgeoisie française, par exemple, est de savoir où le PC sera le moins dangereux pour elle. Or rien ne permet d'affirmer que celui-ci soit moins dangereux dans le gouvernement que dans l'opposition.
Les "secrets de la défense nationale" dans un pays comme la France sont des secrets de polichinelle. Dans les pays dont la bourgeoisie peut tenir effectivement un rôle indépendant dans "le concert mondial" et où par suite il y a de tels "secrets" – en Angleterre et aux USA – les communistes sont tenus autant que possible à l'écart des sphères gouvernementales.
Par ailleurs, en France toujours, le "gouvernement" ne gouverne pas grand chose ; et cela présente peu de danger que ce qui se dit au "conseil des ministres" soit publié (comme le PC l'a fait quelque fois) ou communiqué à l'ambassade russe. Quand la bourgeoisie française décide quelque chose qui a quelque importance pour elle, comme la mission de Léon Blum aux USA, ces décisions sont prises en dehors du gouvernement.
Une telle situation n'est d'ailleurs pas sans précédent. Qu'on se rappelle les déclarations de Daladier : en 1939, il n'était pas possible de discuter "les secrets de la défense nationale" en conseil des ministres car Georges Bonnet les aurait communiqués le lendemain à l'ambassade d'Allemagne. Si la bourgeoisie française a pu admettre un espion allemand dans son "gouvernement", elle peut aussi bien y admettre des espions russes.
Par contre la présence des staliniens dans le gouvernement permet d'utiliser le PC pour calmer le prolétariat quand la bourgeoisie l'estime dangereux ; elle empêche dans une certaine mesure les staliniens d'utiliser démagogiquement le mécontentement populaire et elle use de la popularité du PC en l'opposant aux revendications ouvrières – ce n'est pas un hasard si la plupart des ministères confiés aux staliniens sont ceux qui ont directement affaire avec la situation des ouvriers : travail, production industrielle, etc. La bourgeoisie, elle, a la possibilité d'appliquer la tactique de "démasquage" si chère aux trotskistes !
Du côté stalinien il est également facile de comprendre qu'une telle situation soit acceptée malgré ses désavantages. Vers la fin de la guerre, les PC, comme toute la bourgeoisie internationale, craignaient une explosion prolétarienne qui leur aurait échappé pour s'orienter vers une voie révolutionnaire – à tort ou à raison -, le fait est qu'ils le craignaient. Il était normal qu'ils s'emploient à la prévenir en faisant l'union sacrée avec tous les partis bourgeois. "Union de tous français", "Produire d'abord, revendiquer ensuite" : c'était alors la politique conforme aux intérêts aussi bien de l'impérialisme russe que de la bourgeoisie française. Aujourd'hui, la situation est différente et le PCF pourrait sans danger "se mettre à la tête de la classe ouvrière" contre la bourgeoisie française (voir la fameuse "déclaration Henaff"). Seulement… les staliniens proposent et Staline dispose. La France n'est pas isolée dans le monde et, en définitive, c'est l'intérêt de la Russie qui prime et non celui du PCF. Or, la guerre qui vient n'est pas encore pour aujourd'hui ; passer dans l'opposition dès maintenant signifierait abandonner des positions dans l'Etat (armée, police, administration) dont on espère qu'elles seront utiles lors de l'éclatement de la guerre et qu'il s'agit, pour le moment, de conserver à tout prix le plus longtemps possible.
Telle est la situation : un compromis provisoire où chacun des partenaires essaie de rouler l'autre. L'avenir dira qui, en définitive, en a profité le plus. En attendant il serait aussi ridicule de s'étonner de "l'inconscience" de la bourgeoisie qui admet les agents d'une puissance étrangère dans son gouvernement, que de se lamenter (comme le font les trotskistes) sur le prétendu "opportunisme" des staliniens. Il serait plus lucide de comprendre que toute la politique nationale et internationale de la bourgeoisie est faite d'une succession de tels compromis et que, dans le cas présent, l'un et l'autre des deux adversaires manœuvrent assez habilement.
Quelques cas de "national-communisme
Il faut maintenant étudier de plus près quelques faits qui vont dans une certaine mesure dans le sens de la thèse du "national-communisme".
Nous avons vu que, dans la plupart des attitudes "patriotiques" des divers PC, il n'y avait rien qui puisse faire penser que ceux-ci ont cessé d'être des agents de l'impérialisme russe pour passer au service de "leurs" bourgeoisies nationales. Il n'en est pas de même quand, au nom du patriotisme, ils prennent des positions en contradiction avec les positions de la Russie. De cela il y a peu d'exemples mais il y en a quelques uns. J'examinerai la dissolution du PC américain, la position prise par le PCF dans la question de la Ruhr et celle prise par le PC italien dans la question de Trieste.
D'une façon générale, après avoir éliminé tout ce qui n'est "national" qu'en apparence dans ces diverses positions, il reste des faits incontestables qui montrent une opposition entre certaines tendances communistes et la bourgeoisie russe. Il s'agit seulement de juger ces faits à leur juste importance, et celle-ci ne me semble pas être celle que lui attribuent les camarades qui s'en tiennent à la théorie du "communisme national". Pour ces camarades, il s'agirait de symptômes montrant que lorsque les intérêts d'une bourgeoisie entrent en conflit avec ceux de la Russie, les PC prennent parti pour leur bourgeoisie et prouvent ainsi la sincérité de leur patriotisme (comme dit Léon Blum). Or ces quelques faits ne peuvent pas avoir ce sens lorsqu'on les met en parallèle avec tous les cas où les PC ont pris position pour la Russie et contre leur propre bourgeoisie (campagne du PC anglais sur la Grèce, soutien du PCF pour le Vietnam et pour Messali Hadj, etc.). Leur sens semble être le suivant : certains PC font (pour de bon, cette fois !) de l'opportunisme, adoptant la position la plus favorable à leur propagande et à leur influence, dans l'espoir que les oscillations de la politique étrangère de la Russie pourra rétablir l'accord. A la faveur de cet opportunisme, il peut se produire un certain "noyautage" des PC par la bourgeoisie nationale, mais celui-ci n'a pas une importance plus grande que, par exemple, la scission de Gitton et Clamamus en 1939.
Dans le cas du PC américain, on se rappelle que celui-ci, en janvier 1944, était allé "un peu loin" en affirmant son loyalisme envers le capitalisme privé des USA et en décidant en conséquence de se dissoudre en tant que parti pour se transformer en simple "association politique", laquelle déclarait soutenir le programme de l'Association Nationale des Industriels.
Pour apprécier cet événement à sa juste valeur, il faut se rappeler l'époque à laquelle il s'est produit, 1943-44, époque où Staline dissolvait l'IC à la suite d'un compromis avec l'impérialisme américain, compromis nécessaire pour la poursuite de la guerre ; époque aussi où la bourgeoisie mondiale craignait, à tort ou à raison, que la fin de la guerre soit marquée par des mouvements révolutionnaires.
A cette occasion, Alexandre Barmine, ancien diplomate russe passé au service des USA, bien au courant des subtilités de la politique stalinienne, écrivait dans "The reader's digest" un article intitulé "La nouvelle conspiration communiste" où il mettait en relation la dissolution du PC avec plusieurs faits : en particulier la conquête par les staliniens de l'American Labor Party de New-York et leur noyautage du Political Action Committee du CIO (Lewis déclarait le 29 février 1944 : "Philip Murray est prisonnier des communistes dans son propre syndicat… Sidney Hillman est exactement aussi mal en point…")
En fait, dans cette politique, le seul défaut du point de vue russe pouvait être de trop engager l'avenir par des déclarations trop nettes de loyalisme envers le capitalisme américain. Celles-ci ont peut-être été elles-mêmes dictées par Moscou. Même si ce n'est pas le cas, même si Browder (chef du PC des USA à l'époque) est allé "un peu loin" de sa propre initiative, il reste qu'il a suffi en 1945 d'un article de Jacques Duclos pour que le PC des USA rentre immédiatement "dans la ligne". Il n'y a même pas eu de scission : Browder a été exclu à peu près seul et a immédiatement montré sa "bonne volonté" en acceptant de se rendre à Moscou après son exclusion.
La position prise par le PCF a mis celui-ci en opposition directe avec la position russe en faveur de l'unité de l'Allemagne. C'est plus grave que la dissolution du PC des USA. Mais il faut tout de même remarquer que non seulement le PCF a fait de grands efforts pour essayer de montrer que sa position concorde avec la thèse russe mais encore que cette position du PCF, en tant que PC, n'a jamais été condamnée par aucune voix autorisée à Moscou ou dans l'ex-IC.
Si Moscou n'exerce aucune pression sur le PCF en vue de l'amener à changer de position sur cette question, on peut penser que la Russie n'est pas tellement gênée par l'attitude du PCF. Et, en effet, la question de la Ruhr en elle-même n'intéresse pas la Russie. Ce qui l'intéresse c'est de pouvoir opposer la France à l'Angleterre. Or la position prise par le PCF à la suite de toute la bourgeoisie française aboutit surtout à ce résultat. Au contraire, si le PCF avait adopté franchement la thèse russe, cela aurait pu, en divisant "l'opinion française", permettre au Parti Socialiste de se rapprocher de la thèse anglaise. Le PCF se trouvait ainsi dans une situation difficile et, si la façon dont il s'en est tiré lui a valu les compliments du PS pour "la sincérité de son patriotisme", il n'est pas exclu que ces compliments comportent une pointe d'ironie (comparer avec la lettre de Guy Mollet au CC de PCF qui reflète les vrais sentiments des socialistes à l'égard du "patriotisme" des staliniens). L'avenir, qui élargira le fossé entre la Russie et la France, dira jusqu'à quel point le patriotisme du PCF était sincère sur cette question.
Dans le cas de la position prise par le PC italien en faveur du rattachement de Trieste à l'Italie, il semble bien qu'on se trouve en présence d'un cas de patriotisme "sincère". Il est d'autant plus intéressant d'examiner le mécanisme de cette prise de position. Or c'est après beaucoup d'hésitations que le PC italien a adopté cette attitude. Au début il a souvent dénoncé le "chauvinisme" au sujet de Trieste, tout en menant une campagne nationaliste acharnée sur tous les points où les intérêts de la bourgeoisie italienne se heurtaient à ceux de l'Angleterre. Aujourd'hui encore, des journalistes bourgeois peuvent constater de temps en temps avec amusement que le PC italien entretient les meilleurs rapports avec "le PC de la Vénétie julienne" (pro-yougoslave)… Il semble bien qu'on se trouve en face d'une manifestation caractérisée d'opportunisme 'du point de vue stalinien) : le sentiment nationaliste est tellement fort dans le peuple italien, y compris dans le prolétariat, que le PC s'est vu dans l'alternative de réclamer "Trieste à l'Italie" ou de perdre toute influence. Comme la Yougoslavie est un des pays où l'impérialisme russe s'est installé le plus solidement, il y a peu de chance pour que la politique étrangère russe soit amenée à abandonner le mot-d'ordre "Trieste à la Yougoslavie" ; et ainsi la politique du PC italien se trouve en contradiction directe avec les intérêts russes. Jusqu'ici cette contradiction a été supportée en silence de part et d'autre, mais cela ne pourra pas durer éternellement. Déjà le PC italien s'est adressé au PCF pour lui demander de prendre position en faveur de "Trieste à l'Italie". La direction du PCF a évité de répondre directement mais a fait condamner "la déviation nationaliste" du PC italien par l'équipe d'«Action»… Moscou finira par être obligé de condamner la position du PC italien et le PC italien devra prendre position par rapport à Moscou. Il n'est pas douteux qu'une fraction du PC prendra le parti de la bourgeoisie italienne ; mais déjà certaines informations nous apprennent qu'une tendance "anti-chauvine" se développerait dans le PC italien. On peut déjà prévoir que cela finira par une scission. Le résultat en sera que la bourgeoisie italienne a pu "noyauter" une partie du PC italien mais qu'il subsistera tout de même en Italie un parti russe, et c'est là le fait significatif.
Qu'on se rappelle ce qui s'est passé dans le PCF en 1939. Le parti avait fait pendant des années une politique super-patriotique ; la plupart des militants étaient sincèrement chauvins. Au moment du Pacte germano-russe, le désarroi a été grand dans le parti : beaucoup de militants récents ont déchiré leur carte ; la direction a bafouillé, invitant Daladier à aller supplier Staline de changer d'avis ("Mr Daladier, l'avion pour Moscou part tous les matins" écrivait Aragon), votant les crédits de guerre, etc. Puis tout s'est tassé. Une minorité de dirigeants (Gitton, Clamamus, Soupé, etc.) ont pris le parti de la France – et encore… en allant dans le parti de Doriot qui, quelques années plus tard, s'est comporté comme un parti plus allemand que français – mais la majorité des militants "éduqués" ont pris nettement le parti de la Russie malgré l'abandon de "la base", malgré les hésitations de la direction, malgré la désorganisation totale des liaisons entre militants par la mobilisation et la répression. C'était alors un étonnement pour "Gringoire" par exemple de voir comment des militants isolés étaient capables de justifier chaque action de l'impérialisme russe avec les mêmes phrases. La bourgeoisie nationaliste se révélait incapable de comprendre l'existence d'un parti – un parti, pas seulement un réseau d'espionnage – russe en France. Les militants révolutionnaires manifesteront-ils la même incompréhension ? C'est pourtant là que se trouvait le fait significatif de l'époque, là et non la volte-face de Gitton ou dans les hésitations de Cachin. Et il n'y a pas de raison de penser que les difficultés actuelles du PCF ou du PC italien se terminent autrement que les difficultés du PCF en 1939.
(à suivre)
Bergeron