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I – La fraction de gauche
À la fin de l’année 1945 s’est tenu le premier Congrès du jeune Parti Communiste Internationaliste d’Italie récemment constitué.
Ce nouveau Parti du prolétariat n’a pas surgi spontanément du néant. Il est le fruit d’un processus qui commence avec la dégénérescence de l’ancien Parti Communiste et de l’Internationale Communiste. Cette dégénérescence opportuniste a fait surgir à l’intérieur même de l’ancien parti la réponse historique de la classe : la Fraction de gauche.
Comme tous les partis communistes constitués au lendemain de la première guerre mondiale, le Parti Communiste d’Italie contenait au moment de sa formation des courants opportunistes et des courants révolutionnaires.
La victoire révolutionnaire du prolétariat russe et du Parti bolchevique de Lénine en octobre 1917, par l’influence décisive qu’elle exerçait sur le mouvement ouvrier international, achevait d’accélérer et de précipiter la différenciation et la délimitation organisationnelle et politique entre les révolutionnaires et les opportunistes qui cohabitaient dans les anciens partis socialistes de la IIème Internationale. La guerre de 1914 a brisé cette unité impossible dans les vieux partis.
La Révolution d’Octobre devait hâter la constitution des nouveaux partis du prolétariat. Mais cette influence positive de la Révolution d’Octobre contenait en même temps des éléments négatifs.
En brusquant la formation de nouveaux partis, elle empêchait la construction de se faire sur la base d’une netteté de principes et de programme révolutionnaire. Ceux-ci ne peuvent être élaborés qu’à la suite d’une lutte politique franche et intransigeante éliminant les courants opportunistes et les résidus de l’idéologie bourgeoise.
Faute d’achèvement d’un programme de la révolution, les anciens Partis Communistes, construits trop hâtivement sur la base d’un attachement sentimental à la révolution d’Octobre, offraient par trop de fissures pour la pénétration de l’opportunisme, dans les nouveaux partis du Prolétariat.
Aussi, l’IC et les Partis Communistes des divers pays verront, dès leur fondation, rebondir la lutte entre les révolutionnaires et les opportunistes. La lutte idéologique - qui devait se faire préalablement et être la condition de la construction du parti, qui ne peut se protéger de la gangrène opportuniste que par l’énonciation des principes et la construction du programme -, n’a eu lieu qu’après la constitution des Partis. Ce de fait, non seulement les anciens partis communistes de par leur constitution introduisaient en leur sein le germe de l’opportunisme, mais encore devaient rendre plus difficile la lutte des courants révolutionnaires contre l’opportunisme survivant et se camouflant à l’intérieur même du nouveau Parti. Chaque défaite du prolétariat, modifiant le rapport des forces de classe en défaveur du prolétariat, produisait inévitablement le renforcement des positions de l’opportunisme dans le Parti, qui à son tour devenait un facteur supplémentaire pour les défaites ultérieures du Prolétariat.
Si le développement de la lutte entre les courants dans le Parti atteignit rapidement une acuité si grande, cela est dû à la période historique présente. La Révolution prolétarienne est sortie des sphères de la spéculation théorique. D’un idéal lointain qu’elle était hier, elle est devenue un problème d’activité pratique, immédiate.
L’opportunisme ne se manifeste plus dans des élucubrations théoriques livresques agissant comme un poison lent sur les cerveaux des prolétaires. À l’époque présente de lutte de classes aiguë, il a sa répercussion immédiate et se paie par des millions de vies de prolétaires et de défaites sanglantes de la Révolution. À l’opportunisme surgissant et se renforçant dans l’IC et ses Partis, à l’opportunisme principal atout et auxiliaire du capitalisme contre la révolution, parce qu’il est le prolongement de l’ennemi de classe au sein même de l’organe décisif du prolétariat. Le Parti, les révolutionnaires ne pouvaient s’opposer qu’en constituant leur Fraction, en proclament la lutte ouverte et à mort contre lui. La constitution de la Fraction signifie que le Parti est devenu le théâtre où s’affrontent les expressions de classes opposées et antagoniques.
Elle signifie le cri de guerre des révolutionnaires pour sauvegarder le Parti à la classe, contre le capitalisme et ses agents opportunistes et centristes, tendant à s’emparer du Parti et à en faire un instrument contre le Prolétariat.
La lutte entre la Fraction communiste de gauche et les fractions centristes et droitières pour le Parti n’est pas une lutte pour la « direction » de l’appareil, mais essentiellement programmatique; c’est un aspect de la lutte générale entre la révolution et la contre-révolution, entre le capitalisme et le prolétariat.
Cette lutte suit le cours objectif des situations, les modifications des rapports de force entre les classes et est conditionnée par ces derniers.
L’issue ne peut être que le triomphe du programme de la Fraction de gauche et l’élimination de l’opportunisme, ou la trahison ouverte du Parti, passant au service du capitalisme. Mais quelle que soit l’issue de cette alternative, l’apparition de la Fraction signifie que la continuité historique et politique de la classe est passée définitivement du Parti à la fraction et que c’est elle seule qui exprime et représente désormais la classe.
Et de même que l’ancien Parti ne peut être sauvegardé que par le triomphe de la Fraction, de même dans l’alternative de la trahison de l’ancien Parti, achevant ainsi son cours inéluctable sous la direction du centrisme, le nouveau parti de classe ne peut se former que sur les bases programmatiques données par la Fraction.
La continuité historique de la classe, le processus de cette continuité se faisant par la succession Parti-fraction-Parti, est une des notions fondamentales de la Gauche Communiste Internationale. Cette position fut longtemps un postulat théorique. La formation du P.C.I. d’Italie et son Ier Congrès apportent la confirmation historique de la justesse de ce postulat.
La Fraction de gauche italienne, après une lutte de 20 ans contre le centrisme, achève sa fonction historique en se transformant et en donnant naissance au nouveau Parti du Prolétariat.
II – De la fraction au parti de classe
Une deuxième confirmation historique nous est donnée par la constitution du PCI, à savoir sur le moment historique de la formation du nouveau Parti.
Les trotskistes, méconnaissant tous les critères marxistes, abordaient le problème de la formation du Parti comme une question ne relevant d’aucune condition objective. Pour eux, le problème de la formation du Parti ne relève que du volontarisme subjectif, du « savoir-faire », de la manœuvre astucieuse et du noyautage.
Aussi passent-ils de leur position « d’opposition », se déclarant prêts à dissoudre leur organisation propre contre la liberté d’expression démocratique dans le Parti stalinien, à la proclamation du nouveau Parti et d’une nouvelle Internationale. Avec la même désinvolture ils peuvent, quelques mois après, dissoudre leur nouveau Parti et leur nouvelle Internationale pour retourner dans les Partis socialistes de la IIème Internationale qui, depuis 1914, sont devenus des partis de la bourgeoisie. Leur acrobatie dans le domaine du Parti -où, tour à tour, ils sont l’opposition du parti stalinien prêts à se dissoudre, POI, « opposition » dans le parti socialiste, de nouveau PCI pour redevenir opposition dans le PSOP et de nouveau POI- n’a de comparable que l’ensemble de leur inconsistance politique, leur défense de l’URSS, leur participation à la guerre impérialiste, leur participation à la libération nationale et à la résistance.
La Gauche Communiste Internationale a toujours condamné énergiquement cette espèce particulièrement dangereuse d’aventurisme et d’irresponsabilité qui consiste à proclamer, dans n’importe quelle situation, la formation du nouveau Parti.
La dégénérescence et la trahison de l’ancien Parti ne sont pas un produit de la volonté démoniaque ou de l'intrigue de quelques chefs qui se sont vendus à la bourgeoisie mais sont le reflet, la résultante de l'insuffisance du programme initial qui a permis d'abord la pénétration de l'idéologie bourgeoise de se faire et de se cristalliser en un courant opportuniste et d'un cours objectif de défaites et de reculs du prolétariat qui permet à la bourgeoisie de s'emparer du Parti, sans que le prolétariat puisse se défendre. Les mêmes conditions historiques ne permettent pas au prolétariat de sauvegarder son ancien Parti et lui interdisent la formation du nouveau Parti. Seuls un cours nouveau, un changement favorable au prolétariat dans les rapports de force, une reprise générale de la lutte offensive du prolétariat créent les conditions permettant la reconstitution du nouveau Parti. Cette situation n'existait pas entre 1933 et 1939 qui était justement la période du cours vers la guerre impérialiste.
Le RKD qui nous reprochait pendant toute une période, notre soi-disant centrisme, parce que nous restions et agissions en tant que Fraction et en repoussant la phraséologie révolutionnaire sur la formation du Parti quand le moment de cette formation n'était pas encore venu, ne faisait qu'exprimer leur propre incompréhension aussi bien sur la notion fondamentale du Parti et du moment de sa construction que sur la place historique qu'occupe la Fraction.
La formation du PCI d'Italie prouve que le Parti ne se forme pas par la volonté de militants à n'importe quel moment de l'histoire. La succession de la Fraction en Parti reste soumise à certaines conditions objectives comme c'est le cas pour la 1ère partie du processus dans la succession du Parti en Fraction.
III – La signification historique des évènements de juillet 1943 en Italie
La formation du Parti en Italie clôt pratiquement un débat passionné qui a surgi au sein de la GCI et de la Fraction Italienne. Une tendance dans la Fraction Italienne - la tendance Vercesi et en partie aussi la Fraction belge - niait, et cela jusqu'à la fin des hostilités, l'apparition du prolétariat italien sur la scène politique. Pour cette tendance, les événements de 1943 n'étaient qu'une manifestation de la crise économique dite « crise de l'économie de guerre », ou bien une Révolution de Palais, une chamaillerie dans les hautes sphères dirigeantes du capitalisme italien et rien de plus.
Le prolétariat italien, pour cette tendance, était et continuait d'être absent aussi bien politiquement que socialement. Cela devait cadrer avec toute une théorie, échafaudée par cette tendance sur "l'inexistence sociale du prolétariat pendant la guerre et pendant toute la période de l'«économie de guerre»".
Aussi, après 1943 comme avant, ils préconisaient la passivité absolue allant jusqu'à la dissolution organisationnelle de la Fraction. Avec la Fraction italienne, nous avons combattu pied à pied cette tendance liquidationniste dans la GCI[1].
Avec la Fraction italienne, nous avons analysé les événements de 1943 en Italie comme une manifestation avancée de la lutte sociale et de l'ouverture du cours vers la Révolution et préconisé l'orientation de la transformation de la Fraction en Parti.
On ne peut décemment se proclamer solidaire avec l'existence du PCI en Italie sans reconnaître la justesse de notre analyse en 1943. L'un implique l'autre ; la formation du nouveau Parti en Italie, son développement, sont la réponse la plus catégorique concluant un débat qui fut acharné entre nous et la tendance opportuniste de Vercesi.
Comment en effet peut-on concevoir qu'on approuve d'une part la formation du Parti en prétendant par ailleurs que le cours historique n'a pas subi de changement profond ?
Ceux qui, comme la tendance révisionniste, nient qu'en 1943 il y a eu une première rupture du cours de la guerre impérialiste, qu'en 1943 il y a eu une première manifestation d'opposition de la classe à la guerre, devraient - s'ils restaient logiques et s'ils restaient toujours convaincus de la formulation théorique de la Fraction de l'impossibilité de construction du Parti en période de reflux - condamner la formation du PCI comme un acte d'aventurisme volontariste. Il n'en est cependant rien, puisque ceux-là même qui n'avaient pas assez de sarcasmes contre notre analyse "optimiste" sont aujourd'hui les partisans les plus acharnés, les enthousiastes les plus bruyants aujourd'hui. C'est en vain qu'on cherchera dans leurs écrits récents une explication quelconque de leur contradiction flagrante. La facilité avec laquelle on change d'attitude et de position, on accumule des contradictions les plus criantes, est vraiment ahurissante. Les années de politique de zigzag de l'IC ont accoutumé et perverti les esprits au point que, même dans le milieu des groupes de la Gauche, les contradictions les plus évidentes ne provoquent pas toujours des réactions immédiates.
Mais qu'on la reconnaisse, qu'on la justifie ou non, une contradiction reste une contradiction. Devant chaque militant pensant, la question reste posée et aucun subterfuge ne peut en venir à bout. Ou bien le Parti peut être construit dans n'importe quelle période, aussi bien dans la période de flux que de reflux révolutionnaire, et alors ce sont les trotskistes qui avaient raison contre la Gauche communiste internationale, ou bien le Parti peut être construit en Italie et dans les autres pays parce qu'il s'y est ouvert un nouveau cours historique de flux révolutionnaire.
Mais si on accepte la deuxième formulation, cette question se pose immédiatement : "à quels événements doit-on attribuer la signification manifeste d'un nouveau cours historique opposé au précédent, et à quel moment se situe ce nouveau cours".
La chute du régime de Mussolini en Italie comme l'arrêt de la guerre, par eux-mêmes, ne déterminent pas un cours historique nouveau car, s'il en était ainsi, on ne comprendrait pas pourquoi la GCI déclarait impossible et s'opposait violemment à la fabrication de Partis dans la période précédant la guerre, c'est-à-dire la période où la guerre n'existait pas et cela aussi bien dans les pays à régime "démocratique". Non seulement la chute de Mussolini et l'arrêt de la guerre ne déterminent pas le cours montant et n'expliquent pas par eux-mêmes le nouveau cours, mais en se référant à ces événements on ne fait que renvoyer l'explication à des événements qui, précisément, doivent être eux-mêmes expliqués.
On ne fait ainsi que tourner dans un cercle vicieux et on va de difficulté en difficulté.
On connaît la théorie de Vercesi de la "crise de l'économie de guerre", appendice de sa théorie de "l'économie de guerre". Selon cette théorie, la guerre, qui est le point culminant de l'ère de plus grande prospérité et d'essor économique[2], ne s'arrête que par une crise due à l'épuisement économique. Passons sur le paradoxe que la plus grande prospérité qui est la guerre débouche justement dans une crise d'épuisement, cette idée est non moins absurde que la première et en découle directement, ce qui consiste à présenter et à définir la guerre et l'économie de guerre, qui se caractérisent par une politique économique de destruction, comme l'ère de la plus grande prospérité. Nous retiendrons ici seulement cette proposition selon laquelle la guerre s'arrête par une crise d'épuisement économique et c'est cette crise qui, après avoir déterminé l'arrêt de la guerre, conditionne ensuite, dans l'après-guerre, l'apparition du prolétariat et la reprise des luttes sociales.
Si nous admettions un instant ce schéma comme la reproduction exacte de la réalité, une chose reste toujours non démontrée, à savoir pourquoi cette crise "économique" déterminera par sa seule vertu une crise sociale et ouvrira le cours offensif de la révolution en dehors duquel ne peut se fonder le nouveau Parti ? Nous avons connu dans l'histoire bien des crises économiques qui loin d'être un point de départ d'un cours offensif du prolétariat ont, au contraire, coïncidé avec l'accentuation du cours de reflux. Nous prendrons pour exemple les années 1929 à 1934, période du plus bas de la crise permanente du capitalisme décadent. Cette période se caractérise par des défaites du prolétariat international et des défaites d'autant plus grandes qu'elles sont infligées à un prolétariat qui ne combat point et qui subit. C'est la période du passage ouvert des partis de l'IC au service de l' État capitaliste national, réapprenant aux ouvriers la défense de la Patrie. La "crise économique" de Vercesi est absolument impuissante à expliquer le cours historique nouveau.
Mais voyons la vérification de cette théorie dans la réalité concrète ? D'après elle, il fallait attendre patiemment la fin de la guerre impérialiste pour qu'on puisse voir resurgir le prolétariat et s'ouvrir un cours nouveau posant les conditions de la formation du Parti. Tout cela demandait un certain temps. Et en attendant la fin de la guerre, on ne pouvait rien faire du point de vue révolutionnaire. Tout au plus, pouvait-on utiliser cette "morte-saison" du prolétariat pour catéchiser la bourgeoisie, comme le faisait Vercesi dans le Comité antifasciste de l'émigration italienne à Bruxelles. Et que voyons-nous ?
Pendant que Vercesi préside aux destinées de la Coalition antifasciste et fait figure de rédacteur du journal de cette coalition où s'étaient les exhortations les plus chauvines pour la participation à la guerre impérialiste, pendant ce temps en pleine guerre, les militants révolutionnaires en Italie et, en premier lieu, ceux de la Fraction de gauche, font des efforts de rassemblement et s'orientent vers la formation du Parti. Même chronologiquement le Parti naît avant la fin de la guerre.
Le point de départ de la formation du nouveau Parti n'est pas la crise économique de l'après-guerre, mais directement la crise de la guerre, la rupture du cours de la guerre survenue et jaillissant dans le cours même de la guerre, et dont sa manifestation ouverte porte un nom et une date : les événements de Juillet 1943 en Italie.
IV – Contre le capitalisme, pour la formation du parti ou pour l’antifascisme par la coalition avec la bourgeoisie
Aujourd'hui, tout le monde s'est rallié au nouveau Parti et, bien plus, ceux-là mêmes qui ont été les adversaires les plus acharnés de la construction du Parti sont ceux qui poussent le plus de clameurs en sa faveur. Ces cris enthousiastes sont probablement moins des hommages à l'adresse du Parti que le besoin d'oublier et de faire oublier les positions antérieures. Cependant, nous ne croyons pas obéir à on ne sait quel ressentiment, ni à de l'amour-propre, en rappelant les positions respectives de chacun. L'histoire nous a appris à nous méfier doublement des brusques conversions. Nous préférons l'hostilité d'un Martov à l'amitié pernicieuse d'un Martinov converti au bolchevisme. Ce n'est pas que nous considérons qu'une erreur, sur le plan individuel, soit fatale à celui qui la commet. Une correction des fautes, mêmes les plus graves, reste toujours possible. Mais pour qu'il y ait correction il faut qu'il y ait eu auparavant prise de conscience et examen critique.
L'"oubli" n'est que du refoulement. Une maladie blanchie n'est qu'une apparence de guérison et conduit en perspective à des accidents et rechutes fatales. La question est d'autant plus importante qu'il ne s'agit pas ici d'une individualité, d'un cas isolé, mais d'une maladie qui s'est développée au sein de l'organisme de la classe, dans la Fraction. Le fait que la Fraction a été "dépassée" par la fondation du Parti, ne signifie pas le dépassement automatique des maladies qui ont surgi dans la Fraction. Il y a continuité politique entre la Fraction et le Parti, comme il y a continuité physiologique entre l'adolescent et l'adulte.
Et parce qu'existe cette continuité, il n'y a pas d'effacement mais il doit y avoir dépassement. Quitte donc à paraître des trouble-fête et des empêcheurs de danser en rond, nous estimons indispensable de voir dans le déroulement des événements et d'en faire la preuve, l'examen, au travers desquels se vérifient, se confirment ou s'infirment les positions politiques fondamentales d'hier, et afin de permettre, au travers de cette vérification, de dégager la nature politique intime de tel ou tel courant.
Nous avons vu la Fraction italienne et la GCI se diviser en deux courants dont l'opposition ira en se creusant et en s'approfondissant davantage à chaque événement. L'analyse diamétralement opposée des événements de juillet 1943 devait faire sortir les divergences du domaine de la spéculation théorique et les matérialiser dans le domaine de la pratique immédiate. La résolution sur les "Tâches immédiates", votée par la Conférence d'août 1943, formulera notre orientation générale vers l'accentuation de la reprise d'activité sur le plan international et vers la construction du Parti en Italie. Mais tandis que la majorité de la Fraction italienne et de notre Fraction s'inspirèrent de cette résolution, de cette orientation dans leur activité politique, la tendance Vercesi combattra violemment cette orientation et toute l'activité. Partant de "l'inexistence sociale du prolétariat" durant la période de l'économie de guerre, niant son apparition politique dans les remous sociaux en 1943, la tendance Vercesi proclamera la nécessité de la passivité absolue jusqu'à ce que les nouvelles conditions aient mûri. Nous savons, depuis, en quoi consistaient les nouvelles conditions. Vercesi s'est expliqué publiquement à ce sujet. Elles consistaient dans la victoire du bloc anglo-saxon, "victoire que nous devons souhaiter".
Et puisque le défaitisme révolutionnaire de Lénine s'est transformé en défaitisme du fascisme tout court, et puisque cette défaite du fascisme est la condition (jusqu'à présent nous croyions que c'était non la condition mais le produit) de la reprise de la lutte de classes. Vercesi et sa tendance, afin de hâter la maturation de cette condition, proclameront la nécessité de la coalition avec la bourgeoisie "démocratique" et antifasciste. Avec la relève du gendarme nazi par le gendarme "démocratique", avec le changement de l'occupant, la substitution de l'occupation impérialiste allemande par l'occupation non moins impérialiste anglo-saxonne, qu'on a appelée la "libération", Vercesi et sa tendance trouveront la pleine liberté d'action, de la parole, de la presse[3]. En prenant l'initiative de la formation du Comité de coalition antifasciste avec tous les partis "démocratiques" de la bourgeoisie, cette tendance traduit à son tour, dans l'activité pratique, ses vues théoriques.
On saluera l'action des "partisans" en qui on verra une force de classe. On enseignera que l'antifascisme aurait cessé d'être l'arme capitale entre les mains du capitalisme pour dévoyer le prolétariat et détruire sa conscience de classe, pour devenir l'arme de l'émancipation du prolétariat ; on découvrira que la coalition avec la bourgeoisie ne serait plus la trahison du prolétariat, mais serait de la "tactique indirecte" ; on appellera les ouvriers à participer à la farce bouffonne et trompeuse de "l'épuration" ; on fera comprendre aux ouvriers que leurs intérêts de classe leur dictent de se faire les auxiliaires bénévoles de la police et à pratiquer la "dénonciation" à la police des "fascistes" ; on réapprendra aux ouvriers que l'assistance et la culture sont des choses qui sont au-dessus des luttes des partis, c'est-à-dire des classes ; on fera passer les chefs socialistes, traîtres en 1914, pour des amis et protecteurs des ouvriers immigrés ; enfin on se servira de la phraséologie marxiste comme hors-d'oeuvre dans le journal de la coalition où les plats de consistance seront les appels pour le recrutement des volontaires, pour la participation à la guerre impérialiste, pour la victoire des alliés, la libération de la mère-patrie et la reconstruction de la nouvelle Italie "républicaine et démocratique".
La négation de l'existence sociale et politique du prolétariat devait conduire cette tendance à abandonner les positions politiques de la classe et à se rattacher directement à la bourgeoisie. Il n'y a pas de voie mixte ou intermédiaire. Ou contre le capitalisme par la formation du Parti de classe ou pour l'antifascisme avec la bourgeoisie. La Fraction a choisi la première voie, la tendance opportuniste de Vercesi la seconde. Sa banqueroute fut totale.
Mais il ne suffit pas de changer géographiquement de lieu pour effacer derrière soi les traces d'une pratique et d'une politique de trahison. La conversion et le rattachement au Parti, quoique contenant la condamnation de cette politique, n'offre en soi aucune garantie. Cependant, nous ne préconisons pas comme absolument inévitable l'exclusion individuelle. La question est bien plus grave pour pouvoir se régler par de simples meures organisationnelles. Elle ne peut trouver sa solution que dans cette alternative : ou la tendance Vercesi exécute publiquement, devant le Parti et le prolétariat, sa politique de coalition antifasciste et toute sa théorie opportuniste qui l'ont conduit à cette politique, ou bien c'est au Parti, après une discussion critique ouverte, d'exécuter théoriquement, politiquement et organisationnellement, la tendance opportuniste de Vercesi.
V – Trois erreurs graves de la Fraction Italienne[4]
Dans la dernière période de son existence, la Fraction Italienne a accompli, en dépit des terribles conditions du fait de la guerre et de sa faiblesse numérique, un travail fécond. Il suffirait de rappeler les documents et résolutions sur la nature de la guerre impérialiste, sur la nature capitaliste de l' État russe, les essais sur le problème de l' État après la victoire de la révolution, les documents contre la théorie révisionniste de l'économe de guerre pour ne citer que les points les plus importants, pour mesurer tout l'acquis positif de son travail pendant la guerre, et qui a dégagé la Fraction de l'impasse où elle s'est trouvée fourvoyée à la veille de la guerre. L'existence de notre Fraction Française de la GC, qui est due en grande partie à l'influence et à la participation directe des camarades de la Fraction Italienne, fait également partie de l'acquis positif de son travail pendant les années de la guerre.
Mais il serait faux de croire qu'il n'y a que de l'actif au bilan. Il y a aussi toute de nombreuses questions que la Fraction Italienne a laissées inachevées, sur lesquelles elle a hésité ou encore qu'elle a mal résolues. Ses erreurs et hésitations portent plus particulièrement sur la période transitoire s'ouvrant avec l'arrêt de la guerre mondiale, sur les objectifs et le programme d'action susceptibles de mobiliser les masses dans la nouvelle situation en vue de la révolution ; sur la question des organismes unitaires de la classe, les Conseils ouvriers ou les syndicats prétendus à tort comme représentant toujours, par leur structure et dans leur nature, l'organisation par excellence de la classe, comme un « État dans l' État ». Elles portaient aussi sur l'illusion d'une possibilité de retour du capitalisme à une « économie de paix » et, le renvoi à une perspective lointaine de la menace d'une troisième guerre impérialiste ; et, dans le domaine concret, une série de fautes à caractère sectaire furent accumulées dans les rapports avec les autres groupes, dans la voie du regroupement international de l'avant-garde.
Nous n'entendons pas faire ici l'histoire de la Fraction Italienne, ni examiner tout son travail. Nous ne voulons nous arrêter que sur les points liés directement à la formation du Parti en Italie, sur les erreurs, à notre avis, qui ont eu une répercussion directe et néfaste sur cette constitution.
a) – La non-rentrée de la Fraction en Italie en 1943
Si l'analyse donnée par la Fraction sur les événements de juillet 1943 a été juste, si 1943 marquait une brisure de la guerre impérialiste et ouvrait l'ère de la formation du Parti, il résultait que le devoir de la Fraction consistait dans son retour immédiat en Italie. En réalité la Fraction, qui avait théoriquement entrevu la probabilité des événements, fut pratiquement surprise lors de leur éclatement. Cela se traduit par l'incapacité où elle se trouva de dégager une ligne de conduite d'ensemble, par aucune vision cohérente de ses tâches immédiates, par des hésitations. Durant des mois, la Fraction se trouve dans la position de spectateur, au lieu de jouer un rôle actif d'acteur dans les événements. Pendant toute la période de juillet à septembre, c'est-à-dire jusqu'au moment où le capitalisme parvient à dominer et à canaliser les premiers mouvements spontanés du prolétariat, la Fraction est totalement absente en Italie. Il est évident que la Fraction paye ses fautes politiques et organisationnelles du passé puisqu'elle se trouve ne pas être à même de remplir sa fonction. Ainsi se manifeste une sorte de paralysie, de pétrification dont est atteinte la Fraction et bien que la vie dans l'émigration pendant 20 ans ne soit pas la cause capitale, elle a cependant contribué dans une large mesure. La non-rentrée immédiate de la Fraction en Italie ne doit pas être expliquée par des difficultés d'ordre extérieur certes réelles, mais relève essentiellement de l'état interne propre de la Fraction. Désormais, avec les nouvelles conditions de lutte du prolétariat italien, le maintien de la Fraction Italienne hors d'Italie est un anachronisme qui ne peut se solder que par sa liquidation totale ; et il est juste de dire, comme l'écrivait un camarade, qu'une seconde surprise de la Fraction de cet ordre signifierait sa faillite. En Italie même, les vieux militants de la gauche, les membres de la Fraction qui s'y trouvent, éprouvent le besoin de se regrouper. La pression des événements s'exerce sur eux et les pousse à donner à leur activité une forme organisée et organisationnelle.
La tendance à la construction du Parti en correspondance avec la situation objective s'impose chaque jour davantage. Mais, dans ce programme de construction du Parti qui va de 1943 à 1945, la Fraction, en tant qu'organisation, en tant que corps idéologique homogène, est absente. L'absence de la Fraction, dans cette période critique de formation, se fera terriblement sentir et aura des conséquences graves que nous retrouvons aussi bien dans le mode de regroupement que dans les bases programmatiques du nouveau Parti.
b) – La théorie de la "Fraction Italienne à l'étranger"
Au lieu de remédier résolument au manquement de la Fraction à ses tâches fondamentales en préparant son retour en Italie, et cela dans le désir de minimiser sa propre défaillance, une partie de la Fraction a trouvé la formule de " la Fraction à l’étranger".
Par cette trouvaille on tendait à diminuer la gravité de sa responsabilité. Elle signifiait : "Toute la critique émise est peut-être juste mais n’a pas de caractère de gravité puisqu'elle ne s’applique en somme qu’à une partie de la Fraction, à la partie, à la section qui est à l’étranger tandis que le gros de l’organisation vit et agit sur place en Italie." Et de là à railler "les paniquards" et "leurs prétentions" de vouloir "dicter" au prolétariat et aux militants se trouvant en Italie.
Il est vrai que la Fraction est parvenue à rejeter cette théorie mais il est néanmoins vrai qu’elle n’est jamais parvenue à éliminer cet état d’esprit qui restait dominant.
La formule de "la Fraction à l’étranger" était doublement fausse et dangereuse. Premièrement, parce qu’elle entretenait consciemment cette contre-vérité de l’existence d’une solide organisation de la Fraction en Italie et, deuxièmement, parce qu’au lieu de chercher à surmonter sa défaillance elle la justifiait dans le passé et dans l’avenir en dégageant l’organisation qui existait de toute responsabilité politique.
Loin de nous de sous-estimer la valeur des camarades qui restaient en Italie. Il est certain que la plus grande partie de la gauche est restée en Italie. Il est probable aussi que cela s'applique aussi bien à la qualité des militants qu'à leur quantité. Le fait que la plupart, se retrouvant aujourd'hui, après 20 ans de fascisme, à leur poste, à la pointe du combat, témoigne hautement de leur trempe et de leur valeur. Mais il ne s'agit pas des valeurs individuelles. L'organisation n'est pas une somme de volontés individuelles, comme la conscience de classe n'est pas une somme des consciences individuelles. L'organisation est une entité. C'est le lieu où se produit et se continue la fermentation idéologique de la classe.
Or, c'est justement la possibilité de maintenir l'organisation qui manquait aux camarades en Italie ; et, quelle que puisse être leur valeur individuelle, elle ne peut tenir lieu d'une vie politique organisée. L'organisme politique de classe du prolétariat italien fut, durant le fascisme, la Fraction Italienne telle qu'elle a vécu, agi et évolué. Les positions politiques de la Fraction ne sont pas des contributions d'une section mais l'expression de la vie et de la conscience de la classe. Ce n'est pas une société à responsabilité limitée, une filiale à l'étranger mais la délégation de la classe.
Les militants de la gauche en Italie sont restés, dans des conditions historiques extrêmement difficiles, fidèles au programme de la révolution, et c'est leur grand mérite. Mais c'est la Fraction telle qu'elle a existé, avec son organisation, sa presse hors d'Italie, qui a assuré la continuité historique du prolétariat. C'est elle qui, au nom de la classe, a eu à combattre le centrisme, à faire le bilan de la lutte passée et, sur la base de l'expérience, corriger et compléter le programme de la révolution.
Les illusions sur l'organisation en Italie, les légendes infantiles sur les nouveaux cadres préparés dans le secret, à la barbe de Mussolini, par Bordiga en personne, n'étaient que de l'opium qu'on octroyait à soi-même et aux autres pour oublier, dans l'extase artificielle et mensongère, la réalité de ses propres misères et défaillances.
Pendant toute la période critique de la formation de 1943 à 1945, le Parti a énormément manqué de cadres. Et ces cadres formés par 15 ans de vie de la Fraction, couvraient leurs manquements, leur défaillance, leur absence du manteau de la fausse modestie et se consolaient avec la théorie d'une "section à l'étranger".
En entretenant cet état d'esprit, la Fraction détruisait son propre travail durant 15 ans ; ce travail théorique de la Fraction, qui devait être l'axe du nouveau programme du Parti, devenait "une simple contribution des camarades à l'étranger".
Si aujourd'hui nous trouvons des lacunes et des insuffisances dans la base programmatique du Parti, si nous trouvons une méthode de regroupement surprenant à première vue, la faute incombe avant tout et directement à la Fraction.
c) – La dissolution de la Fraction
Les erreurs s'enchaînent avec une logique implacable. De l'absence physique et politique aux moments décisifs par la justification de cette absence par la théorie de "la Fraction à l'étranger", on devait aboutir à la dissolution pure et simple de la Fraction. Ce dernier pas fut également franchi.
Nous savons très bien que les camarades de l'ancienne Fraction prétendent que nous sommes victimes d'un malentendu ou d'une fausse interprétation. Quelques-uns nous ont même accusé de mauvaise foi. Nous ne pouvons qu'exprimer une fois de plus notre regret et notre étonnement qu'après huit mois la résolution contenant la dissolution, et adoptée à la dernière conférence de la Fraction Italienne, soit toujours restée cachée. Il y a huit mois, on pouvait se perdre dans des finesses juridiques sur le terme équivoque de "rendre le mandat". Aujourd'hui, plus de subtilité possible. Depuis mai 1945, la Fraction Italienne est dissoute. Les camarades rentrés en Italie se sont intégrés en tant qu'individualités dans le Parti. Et nous assistons à ce spectacle paradoxal qui pourrait être comique s'il ne comportait pas un sens politique d'une extrême gravité.
En 1936, le mouvement ouvrier international est soumis à une épreuve historique décisive, c'est la guerre impérialiste en Espagne. Pour la première fois, l'antifascisme se traduit concrètement par l'adhésion à la guerre impérialiste. C'est le nouveau 2 août 1914. Chaque militant ouvrier, chaque groupe est mis à l'épreuve : POUR ou CONTRE la participation à la guerre. La cohabitation de ces deux positions est impossible. La délimitation politique doit aboutir à la délimitation organisationnelle.
En Belgique, une minorité rompt avec la Ligue Communiste Internationaliste pour donner naissance à la Fraction belge de la Gauche Communiste. Dans la Fraction Italienne, une minorité se sépare ou est exclue, et ira rejoindre l'Union Communiste alliée du POUM.
Cette minorité - qui, de 1936 à 1945, est restée hors de la Fraction, contre qui s'est formée la Gauche Communiste Internationale, qui garde et se réclame toujours de ses positions - se trouve aujourd'hui faisant partie du nouveau Parti en Italie.
En 1945, après 6 ans de lutte contre la ligne marxiste et révolutionnaire de la Fraction, la tendance Vercesi crée le Comité de Coalition Antifasciste où elle collabore, dans une union sacrée originale, avec tous les partis de la bourgeoisie.
De ce fait, précipitant la discussion politique, théorique la Fraction est amenée à exclure cette tendance de son sein. Aujourd'hui, cette tendance, sans avoir rien renié de ses positions et de sa pratique, se trouve être partie intégrante du nouveau Parti en Italie et occupe même une place importance dans la direction.
Ainsi, la Fraction - qui a exclu la minorité en 1936-1937 et la tendance Vercesi au début 1945 - se trouve dissoute elle-même fin 1945 mais unie à ceux-là même qu'elle avait exclus ; et cette union c'est... le Parti.
À croire que ce qui était une question de principe pour la Fraction ne l'est pas pour le Parti. Ou bien que ce qui était une question de principe "à l'étranger" ne l'est pas dans "le pays". Ou encore que tout ce qui s'est passé à "l'étranger", toute l'histoire de 15 ans de la Fraction, ses luttes, ses scissions ne sont que des "histoires de fous". C'est à croire que les eaux du Pô possèdent des qualités miraculeuses de laver de toute souillure, de purifier de tout pêché et, par-dessus tout, celle de réconcilier tout le monde. Nous ne savons pas si c'est "l'air du pays" qui possède ce don de transformer un homme du Comité de Coalition Antifasciste en membre du Comité Central d'un parti révolutionnaire, mais nous sommes convaincus que c'est là le résultat de la dissolution hâtive et prématurée, politique et organisationnelle de la Fraction.
La rentrée politique de la Fraction en Italie aurait servi de barrage pour la construction du Parti révolutionnaire du prolétariat.
La dissolution de la Fraction signifie l'ouverture des écluses par où s'infiltrent librement les courants opportunistes. Demain, ces courants risquent d'inonder entièrement le Parti. Telle est la conséquence d'une faute, la plus grave, commise par la Fraction Italienne.
VI – Méthode de formation du parti
S'il est exact que la constitution du Parti est déterminée par des conditions objectives et ne peut être l'émanation de la volonté individuelle, la méthode employée pour cette constitution est plus directement soumise à un "subjectivisme" des groupes et militants qui y participent. Ce sont eux qui ressentent la nécessité de la constitution du Parti et la traduisent par leurs actes. L'élément subjectif devient aussi un facteur déterminant de ce processus et le suit ; il imprime toute une orientation pour le développement ultérieur du Parti. Sans tomber dans un fatalisme impuissant, il serait extrêmement dangereux de méconnaître les conséquences graves résultant de la façon avec laquelle les hommes s'acquittent et réalisent les tâches dont ils ont pris conscience de leur nécessité objective.
L'expérience nous enseigne l'importance décisive qu'acquiert le problème de la méthode pour la constitution du Parti. Seuls les ignorants ou les écervelés, ceux pour qui l'histoire ne commence qu'avec leur propre activité, peuvent se payer le luxe d'ignorer toute l'expérience riche et douloureuse de la 3ème Internationale. Et ce n'est pas le moins grave que de voir de tous jeunes militants, à peine venus dans le mouvement ouvrier et à la Gauche communiste, non seulement se contenter et s'accommoder de leur ignorance mais en faire la base de leur arrogance prétentieuse.
Le mouvement ouvrier au lendemain de la première guerre impérialiste mondiale se trouve dans un état d'extrême division. La guerre impérialiste a brisé l'unité formelle des organisations politiques se réclamant du prolétariat. La crise du mouvement ouvrier, déjà existante avant, atteint, du fait de la guerre mondiale et des positions à prendre face à cette guerre, son point culminant. Tous les partis et organisations anarchistes, syndicales et marxistes sont violemment secoués. Les scissions se multiplient. De nouveaux groupes surgissent. Une délimitation politique se produit. La minorité révolutionnaire de la 2ème Internationale représentée par les bolcheviks, la gauche allemande de Luxemburg et les Tribunistes hollandais, déjà elle-même pas très homogène, ne se trouve plus face à un bloc opportuniste. Entre elle et les opportunistes tout un arc-en-ciel de groupes et de tendances politiques plus ou moins confus, plus ou moins centristes, plus ou moins révolutionnaires, représentant un déplacement général des masses rompant avec la guerre, avec l'union sacrée, avec la trahison des anciens partis de la social-démocratie. Nous assistons ici au processus de liquidation des anciens partis dont l'écroulement donne naissance à une multitude de groupes. Ces groupes expriment moins le processus de constitution du nouveau Parti que celui de la dislocation, la liquidation, la mort de l'ancien Parti. Ces groupes contiennent certes des éléments pour la constitution du nouveau Parti mais ne présentent aucunement la base de cette constitution. Ces courants expriment essentiellement la négation du passé et non l'affirmation positive de l'avenir. La base du nouveau Parti de classe ne se trouve que dans l'ancienne gauche, dans l'œuvre critique et constructive, dans les positions théoriques, dans les principes programmatiques que cette gauche a élaborés durant les 20 ans de SON EXISTENCE ET DE SA LUTTE FRACTIONNELLE au sein de l'ancien Parti.
La révolution d'octobre 1917 en Russie provoque un enthousiasme dans les masses et accélère le processus de liquidation des anciens partis, de la trahison. En même temps, elle pose, d'une façon brûlante, le problème de la constitution du nouveau Parti et de la nouvelle Internationale. L'ancienne gauche, les bolcheviks, les spartakistes se trouvent particulièrement submergés par le développement rapide de la situation objective, par la poussée révolutionnaire des masses. Leur précipitation dans la construction du nouveau Parti correspond et est le produit de la précipitation des événements révolutionnaires dans le monde. Il est indéniable qu'une des causes historiques de la victoire de la révolution en Russie et sa défaite en Allemagne, Hongrie, Italie réside dans l'existence du Parti révolutionnaire au moment décisif dans ce premier pays et son absence ou son inachèvement dans les autres pays. Aussi les révolutionnaires tentent de combler le décalage existant entre la maturité de la situation objective et l'immaturité du facteur subjectif (l'absence du Parti) par un large rassemblement des groupes et courants, politiquement hétérogènes, et proclament ce rassemblement comme le nouveau Parti.
Autant la méthode "étroite" de la sélection sur des bases principielles les plus précises, sans tenir compte des succès numériques immédiats, a permis aux bolcheviks l'édification du Parti qui, au moment décisif, a pu intégrer dans son sein et assimiler toutes les énergies et les militants révolutionnaires des autres courants et conduire finalement le prolétariat à la victoire, autant la méthode "large", soucieuse avant tout de rassembler immédiatement le plus grand nombre au dépens de la précision programmatique et principielle, devait conduire à la constitution de Partis de masses, véritables colosses aux pieds d'argile qui devaient retomber à la première défaite sous la domination de l'opportunisme. La formation du Parti de classe s'avère infiniment plus difficile dans les pays capitalistes avancés - où la bourgeoisie possède mille moyens de corruption de la conscience du prolétariat - qu'elle ne le fut en Russie.
De ce fait, l'IC croyait pouvoir tourner les difficultés en recourant à d'autres méthodes qu'à celle qui a triomphé en Russie. La construction du Parti n'est pas un problème d'habileté et de savoir-faire mais essentiellement un problème e solidité programmatique.
A la plus grande force corruptive idéologique du capitalisme et de ses agents, le prolétariat ne peut opposer qu'une plus grande sévérité et intransigeance principielles de son programme de classe. Aussi lente que puisse sembler cette voie de la construction du Parti, les révolutionnaires ne peuvent en emprunter une autre que l'expérience a démontré comme conduisant à la faillite.
L'expérience du Spartakusbund est à ce sujet édifiante. La fusion de ce dernier avec les Indépendants n'a pas conduit, comme ils l'espéraient, à la création d'un Parti de classe fort mais à noyer le Spartakusbund par les Indépendants et à affaiblir le prolétariat allemand. Rosa Luxemburg, avant d'être assassinée, et d'autres chefs du Spartakusbund semblaient s'être rendu compte de leur erreur de fusion avec les Indépendants et tendaient à la corriger. Mais cette erreur n'a pas seulement été maintenue par l'IC en Allemagne, elle devait devenir la méthode pratiquée, imposée par l'IC dans tous les pays pour la formation des Partis Communistes.
En France, l'IC "fera" un Parti Communiste par l'amalgame et l'unification imposée des groupes des syndicalistes révolutionnaires, des groupes internationalistes du Parti Socialiste et la tendance centriste, corrompue et pourrie des parlementaires, dirigée par Frossard et Cachin.
En Italie, l'IC imposera également à la Fraction abstentionniste de Bordiga de fonder une seule et même organisation avec les tendances centristes et opportunistes d'Ordino Nuovo et de Serrati.
En Angleterre, l'IC imposera aux groupes communistes d'adhérer à l'Independant Labour Party pour former, à l'intérieur de ce parti réformiste, une opposition révolutionnaire massive.
En somme, la méthode qui servira à l'IC pour "la construction" des Partis Communistes sera partout à l'opposé de la méthode qui a servi et qui a fait ses preuves dans l'édification du Parti bolchevique. Ce n'est plus la lutte idéologique autour du programme, l'élimination progressive des positions opportunistes qui, par le triomphe de la Fraction révolutionnaire conséquente, servira de base à la construction du Parti mais c'est l'addition de différentes tendances, leur amalgame autour d'un programme volontairement laissé inachevé qui serviront de base. La sélection sera abandonnée pour l'addition, les principes sacrifiés pour la masse numérique.
Comment les bolcheviks et Lénine pouvaient-ils emprunter cette voie qu'ils avaient condamnée et combattue pendant 20 ans en Russie ? Comment s'explique le changement de méthode de la formation du Parti, pour les bolcheviks, avant et après 1917 ? Lénine ne nourrissait aucune illusion sur les chefs opportunistes et centristes, sur la conversion des Frossard, des Ledebour à la révolution, sur la valeur des révolutionnaires de la 13ème heure. Lénine ne pouvait méconnaître le danger que représentait l'admission de toute cette racaille dans les Partis Communistes. S'il se décide à les admettre, c'est qu'il subit la pression de la précipitation des événements, parce qu'il croit que ces éléments seront, par le déroulement même des événements, progressivement et définitivement éliminés du sein du Parti. Ce qui permet à Lénine d'inaugurer la nouvelle méthode, c'est qu'il se base sur deux faits nouveaux qui, à ses yeux, offrent une garantie suffisante : la prépondérance politique du Parti bolchevique dans l'IC et le développent objectif du cours révolutionnaire. L'expérience a montré depuis que Lénine a commis une erreur colossale de sous-estimer le danger d'une dégénérescence opportuniste, toujours possible d'un parti révolutionnaire, et d'autant plus favorisée que la formation du Parti ne se fait pas sur la base de l'élimination des tendances opportunistes mais sur leur camouflage, leur addition, leur incorporation en tant qu'éléments constitutifs du nouveau Parti.
Contre la méthode "large" d'addition qui triomphait dans l'IC, la gauche rappelait avec vigueur la méthode de sélection : la méthode de Lénine d'avant la révolution d'Octobre. Et c'est un des plus grands mérites de Bordiga et de sa fraction d'avoir le plus énergiquement combattu la méthode de l'IC et mis en évidence l'erreur de la méthode de formation du Parti et les conséquences graves qu'elle comportait pour le développement ultérieur des partis communistes. Si la fraction de Bordiga a finalement accepté de former le Parti Communiste d'Italie avec la fraction de "l'Ordino Nuovo", elle le fit en se soumettant à la décision de l'IC, après avoir formulé les plus sévères critiques et en maintenant ses positions qu'elle se réservait de faire triompher à travers les crises inévitables au sein du Parti et à la suite même de l'expérience historique vivante, concrète.
On peut aujourd'hui affirmer que de même que l'absence des partis communistes lors de la première vague de la révolution de 1918-20 fut une des causes de son échec, de même la méthode de formation des Partis de 1920-21 fut une des causes principales de la dégénérescence des PC et de l'IC.
Il n'est pas le moins étonnant que nous assistions aujourd'hui, 23 ans après la discussion Bordiga-Lénine lors de la formation du PC d'Italie (sur cette formation du Parti), à la répétition de la même erreur. La méthode de l'IC, qui fut si violemment combattue par la Fraction de gauche (de Bordiga) et dont les conséquences furent catastrophiques pour le prolétariat, est aujourd'hui reprise par la Fraction elle-même pour la construction du PCI d'Italie.
Beaucoup de camarades de la Gauche Communiste Internationale semblent être frappés d'amnésie politique. Et, dans la mesure où ils se rappellent les positions critiques de la gauche sur la constitution du Parti, ils croient aujourd'hui pouvoir passer outre. Ils pensent que le danger de cette méthode se trouve circonscrit sinon complètement écarté du fait que c'est la Fraction de gauche qui l'applique, c'est-à-dire l'organisme qui a su résister pendant 25 ans à la dégénérescence opportuniste de l'IC. Nous retombons ainsi dans les arguments des bolcheviks. Lénine et les bolcheviks croyaient aussi que, du fait que c'étaient eux qui appliquaient cette méthode, la garantie était donnée. L'histoire nous prouve qu'il n'y a pas d'infaillibilité. Aucun parti, quel que soit son passé révolutionnaire, n'est immunisé contre une dégénérescence opportuniste. Les bolcheviks avaient au moins autant de titres révolutionnaires à faire valoir que la Fraction Italienne de la Gauche Communiste. Ils avaient non seulement résisté à l'opportunisme de la 2ème Internationale, à la trahison de la guerre impérialiste, ils avaient non seulement formé le Parti mais avaient aussi conduit le prolétariat à la victoire. Mais tout ce passé glorieux - qu'aucune autre fraction n'a encore à son actif - n'a pas immunisé le Parti bolchevik. Chaque erreur, chaque faute est une brèche dans l'armature du Parti par où s'infiltre l'influence de l'ennemi de classe. Les erreurs portent leurs conséquences logiques.
Le Parti Communiste Internationaliste d'Italie se "construit" par la fusion, l'adhésion de groupes et tendances qui ne sont pas moins opposés politiquement entre eux que le furent la Fraction abstentionniste de Bordiga et "l'Ordino Nuovo" lors de la fondation du PC en 1921. Dans le nouveau Parti viennent prendre place, à titre égal, la Fraction Italienne et la Fraction Vercesi exclue pour sa participation au Comité de Coalition Antifasciste. C'est non seulement une répétition de l'erreur de méthode d'il y a 25 ans mais une répétition aggravée.
En formulant notre critique sur la méthode de constitution du PCI d'Italie nous ne faisons que reprendre la position qui fut celle de la Fraction Italienne et qu'elle abandonne aujourd'hui. Et tout comme Bordiga continuait Lénine contre l'erreur de Lénine lui-même, nous ne faisons que continuer la politique de Lénine et de Bordiga face à l'abandon de ses positions par la Fraction Italienne.
Le nouveau Parti n'est pas une unité politique mais un conglomérat, une addition de courants et de tendances qui ne manqueront pas de se manifester et de se heurter. L'armistice actuel ne peut être que très provisoire. L'élimination de l'un ou de l'autre courant est inévitable. Tôt ou tard la délimitation politique et organisationnelle s'imposera. A nouveau, comme il y a 25 ans, le problème qui se pose est: QUI L'EMPORTERA ?
VII – Les révolutionnaires doivent-ils adhérer au PCI d’Italie ?
Nous venons d'examiner longuement la place qu'occupe la constitution du PCI d'Italie dans l'histoire du mouvement ouvrier. Nous venons de voir jusqu'à quel point le nouveau Parti peut être considéré comme un pas en avant, un acquis positif du prolétariat ; mais nous avons également souligné les insuffisances et les côtés négatifs qui s'y trouvent.
Notre critique, aussi sévère fût-elle, ne nous conduit pas cependant à la position des RKD qui condamne à priori et définitivement le PCI. La critique que nous avons formulée contre la méthode de constitution du PCI, contre son insuffisance programmatique, conduit certains camarades et groupes à poser la question : faut-il adhérer à ce Parti ? Faut-il participer à cette expérience ?
Les "gauches communistes de la 13ème heure" -la "claque" de Vercesi- rougissent d'indignation à la seule formulation d'une telle question. Il est navrant de voir s'instituer ce genre de fétichisme dans la Gauche Communiste Internationale qui consiste à absoudre d'avance toute erreur que peut commettre à un moment donné, sur une question donnée, un groupe ou l'ensemble de la Gauche Communiste Internationale.
Ce système politique que nous avons trop connu chez les staliniens et les trotskistes -qui se passe de la nécessité d'apporter une démonstration, qui remplace la démonstration par l'affirmation : "Nous avons eu raison, nous avons raison et nous aurons toujours raison parce que nous sommes Nous!", qui ne connaît que l'approbation aveugle ou l'excommunication - est un système qui tue toute vie politique dans une organisation, anéantit toute fermentation intellectuelle, arrête tout développement des militants et transforme le mouvement en une misérable chapelle bureaucratique.
Celui qui en politique croit sur parole - disait Lénine - est un incurable idiot. Et toute organisation politique transformée en une église cesse d'être une école de militants pour devenir une machine à fabriquer, d'une part, une petite clique de bureaucrates infaillibles et, d'autre part, une masse de crétins béni-oui-oui.
Dégagés de tout amour-propre chatouilleux, nous entendons discuter toute objection qui peut être soulevée contre nos positions et celles de la Gauche Communiste Internationale. C'est dans cet esprit que nous saisissons l'occasion pour réfuter la position des RKD concernant le PCI d'Italie. Le RKD reprend partiellement notre critique sur l'insuffisance programmatique du PCI, sur la méthode erronée qui a présidée à la constitution du Parti et plus particulièrement notre critique contre le courant révisionniste de Vercesi, et le droit de citer qui lui a été fait dans le nouveau Parti dont il est un élément constitutif. De ce fait, le RKD définit, apparemment avec logique, le PCI d'Italie comme un Parti centriste. Et le RKD de tirer la conclusion que ce Parti est condamné dès maintenant à évoluer fatalement vers les positions opportunistes et contre-révolutionnaires. Aucune possibilité historique n'est donnée, selon les RKD, à un parti centriste de retrouver la voie de la révolution. Aussi proclament-ils la nécessité pour les révolutionnaires en Italie d'abandonner le PCI et de constituer un groupe indépendant.
Contre tout schéma, nous avons ici une suite de déductions logiques. À examiner de plus près la question, nous nous apercevons que c'est là un raisonnement logique dans l'abstrait, une vue schématique n'englobant pas la réalité de la situation concrète.
Quelle est la situation en Italie ? Après 20 ans de domination du fascisme, le prolétariat surgit sur l'arène politique et sociale dans les remous des événements de juillet 1943. Un cours nouveau de reprise de la lutte offensive s'ouvre, qui exige la constitution du Parti de classe. Évidemment si on perd de vue cette situation nouvelle, si on la méconnaît, on s'interdit de comprendre le problème de la constitution du Parti qui, dès lors, n'apparaît que comme un nouvel échantillon de la série des partis fabriqués par les trotskistes.
Contrairement à ces fabrications artificielles, artificielles parce que se faisant dans une situation de recul du prolétariat, ce qui caractérise la constitution du Parti en Italie c'est plutôt le décalage existant entre la reprise spontanée de la lutte classes et le retard accusé dans l'organisation de la conscience de classe : le Parti.
Qu'est-ce que l'acte de la constitution du Parti ? C'est la convergence historique entre une situation objective de reprise offensive de la lutte de classe et l'achèvement maximum du programme par l'organisme de la classe qu'est la Fraction. Cette convergence est rarement parfaite. L'histoire nous enseigne que c'est souvent sous le feu des événements que le Parti modifie, complète son programme. L'exemple le plus frappant nous est donné par le Parti bolchevik qui, entre février et octobre, en plein bouillonnement de la révolution, est appelé à rectifier profondément son programme. De même Spartakusbund travaille fiévreusement son programme au feu de la révolution de novembre 1918.
On peut évidemment se lamenter sur le retard de l'avant-garde mais cela n'avance à rien. Ce qui importe c'est d'avoir conscience de la tâche historique qui incombe aux révolutionnaires dans la période de recul, avec l'examen critique du passé et l'effort théorique, l'élaboration des positions programmatiques où pourra se situer la classe dans sa lutte révolutionnaire.
Cette conscience, la Fraction Italienne l'avait à un très haut degré ; cet effort, elle l'a fourni quasiment seule pendant 20 ans. Et si nous ne la trouvons pas entièrement prête au moment précis, en 1943 par exemple, les raisons sont multiples. Elles doivent être recherchées dans les conditions générales dans lesquelles a dû vivre la Fraction, dans son éloignement du pays, dans son isolement quasi-total, dans le recul le plus grand qu'ait jamais connu la lutte du prolétariat et aussi dans ses propres erreurs et propres faiblesses.
Mais la situation en Italie se bouleverse. 1943 fait jaillir le mouvement de classe comprimé durant 20 ans. La situation ne tient pas compte de la préparation ou non de l'organisme de la classe, de son état. Elle oblige l'avant-garde d'intervenir, de prendre sa responsabilité d'agir. C'est sous le fouet de la situation que l'avant-garde doit accélérer son regroupement, achever son programme.
Le PCI d'Italie, avec toutes ses insuffisances, traduit cet état de décalage de l'avant-garde en rapport avec la situation objective. On peut constater avec regret cet état. On doit accélérer la maturation programmatique mais on ne peut pas "condamner" un état. Voilà un premier point à établir.
La seconde erreur des RKD consiste à coller l'étiquette "centriste" au PCI. Qu'est-ce que le centrisme ? C'est un ensemble de positions politiques se situant entre la révolution et la contre-révolution, entre le prolétariat et la bourgeoisie. Une organisation politique qui ne présentera pas un programme achevé, qui comportera même des erreurs sur un certain nombre de questions importantes mais secondaires, ne peut encore être taxée de "centrisme". Tout au plus peut-on parler de positions erronées, confuses ou inachevées de cette organisation. Mais pour y porter un jugement définitif, il faut tenir compte de l'orientation générale, du sens de l'évolution de cette organisation. Le Parti bolchevik, par exemple, ayant dans son programme une position erronée sur la révolution en Russie, conçue comme "une dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie", ne s'est débarrassé de cette erreur qu'après des luttes et des crises internes sous le feu même de la révolution en 1917. La position des RKD mène directement à considérer et à qualifier le Parti bolchevik de parti centriste, donc à l'absurde. Mais arguent les RKD, le PCI contient en son sein des tendances centristes. Ceci est exact. Nous dirons même qu'il contient des courants opportunistes. Cela ne fait pas encore du PCI une organisation centriste mais cela en fait seulement une organisation où va surgir la lutte entre les courants révolutionnaires et les courants opportunistes. Ce qui caractérise la plate-forme du PCI c'est d'être "un moyen terme" et de ne pas être explicitement et politiquement la condamnation des positions centristes. C'est là une tout autre chose que d'être un Parti centriste.
La position des RKD n'est qu'une application au PCI de leur "axiome" infantile qui consiste à proclamer la nécessité de quitter immédiatement toute organisation où se manifeste un courant opportuniste. C'est en partant de cet "axiome" qu'ils croient être "la quintessence révolutionnaire" qu'ils blâment Luxemburg et la Gauche allemande de n'avoir pas rompu organisationnellement avec la social-démocratie allemande bien avant 1914. Pour la même raison, ils blâment les bolcheviks d'être restés dans la 2ème Internationale. Et c'est en partant de ce point de vue qu'ils condamnent la gauche communiste de n'avoir pas quitté l'IC et les Partis Communistes en... 1920-21.
Le RKD s'appuie sur l'expérience historique. Il n'existe pas d'exemple, dit-il, qu'un parti dans lequel s'est manifesté la maladie opportuniste ait pu être redressé ; aussi, les révolutionnaires ne font que servir l'opportunisme en restant dans ces partis. Un tel raisonnement est non seulement faux mais conduit à l'absurde. Suivez ce raisonnement et vous arriverez à la conclusion qu'il n'a jamais existé de parti du prolétariat. La 2ème Internationale contenait de l'opportunisme à sa fondation. La 3ème de même. Pour être logique le RKD devrait blâmer les révolutionnaires non pas de n'être pas sortis mais d'être entrés dans ces partis. Et cela serait valable également pour Marx et Engels dans la 1ère Internationale. Il est archi-connu que Marx a, en quelque sorte, composé dans la 1ère Internationale et que l'Adresse inaugurale qu'il a écrit pour elle est infiniment plus vague que le Manifeste Communiste qu'il a rédigé 15 ans avant pour la Ligue Communiste. La position des RKD est en somme une condamnation de toute l'histoire du mouvement ouvrier international. Rien d'étonnant à ce qu'ils n'aient jamais compris la notion de Fraction.
Cette position est d'ailleurs historiquement fausse. La 1ère Internationale où les marxistes ne sont qu'une petite minorité parvient progressivement à éliminer de son sein les positions petites-bourgeoises des Mazzinistes, des Garibaldiens, des Babouninistes etc.
La social-démocratie allemande également élimine les positions des Lassaliens, de Dühring et, pendant un temps, présente un rempart contre le Bernsteinisme et le Millerandisme. Les bolcheviks, comme nous l'avons déjà vu, surmontent leurs propres positions erronées et se redressent - sous l'attaque violente de Lénine et de ses Thèses d'avril - du marasme opportuniste où ils se trouvaient en février-mars 1917. Jusqu'au RKD qui nous offre l'exemple d'une organisation sortie du trotskisme et abandonnant, après des années, des positions opportunistes du Front unique et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
Le Parti révolutionnaire "à l'état pur" que désire le RKD est un rêve magnifique et puéril. Tant qu'existent des classes et des luttes de classes, le Parti du prolétariat ne peut être absolument soustrait et garantit par rapport à la pénétration de l'influence de la classe ennemie. C'est en opposant consciemment une lutte constante et opiniâtre contre l'opportunisme que le Parti tend vers sa position idéale de pureté révolutionnaire. Mais aussi, au moment d'atteindre cet état, c'est-à-dire au moment où l'influence de la classe ennemie cesse de s'exercer sur lui, ce qui n'est le cas que par la disparition de cette classe, le Parti lui-même cessera d'exister comme tel et subira une transformation que personne n'est encore à même d'entrevoir.
Pour les uns, le PCI, quoi qu'il fasse, quelles que soient ses erreurs de constitution et insuffisances programmatiques, de par la seule vertu qu'il est italien et qu'il s'intitule et se réclame de la Gauche Communiste Internationale, est hors de toute critique et restera toujours le Parti du prolétariat.
Pour les autres, comme le RKD, qui voient partiellement les insuffisances, les erreurs du PCI et l'existence en son sein d'une tendance opportuniste, le PCI est d'ores et déjà condamné à une dégénérescence fatale. C'est là une conception fataliste, stérile et désespérante.
Les marxistes révolutionnaires sont aussi loin de la conception fataliste qu'ils répugnent au mysticisme fétichiste.
C'est parce qu'ils ont conscience que l'évolution du PCI est conditionnée, d'une part, par le développement de la situation et, d'autre part, par la capacité du Parti d'éliminer les germes de l'opportunisme, qu'ils sont convaincus que le devoir de chaque révolutionnaire est de prendre place dans ce Parti, d'agir de toutes ses forces contre la gangrène opportuniste et de faire du PCI le guide et l'artisan de la victoire de la révolution communiste.
M
[1] La Conférence de la Fraction italienne de mai 1944 a, dans une déclaration politique, condamné l'ensemble des positions théoriques et politiques de la tendance Vercesi qualifiée justement de révisionniste et opportuniste, et a envisagé comme inévitable la séparation organique d'avec cette tendance. Par la suite, la tendance Vercesi devait simplement justifier cette appréciation en prenant l'initiative d'un comité de coalition antifasciste italien à Bruxelles où elle a pratiqué la plus honteuse collaboration de classe avec les représentants de tous les partis politiques du capitalisme italien. Pour ce fait, la tendance Vercesi fut exclue de la Fraction italienne en 1945.
[2] Nous ne nous arrêterons pas ici sur tout ce qu'il y a d'erroné, de fantaisiste dans cette théorie de l'économie de guerre
[3] Ce fait est hautement significatif. Alors que le gouvernement belge interdit la parution du journal trotskiste se rattachant pourtant à la guerre impérialiste au travers de la "défense de l'URSS", il laisse toute liberté et encourage même la parution d'un journal politique d'"étrangers". On sait à quel contrôle sévère ont été soumis les ressortissants des pays étrangers pendant la guerre, et plus particulièrement quand il s'agissait de ressortissants d'un pays ennemi comme l'ont été les italiens. Il fallait que le journal donne plus que des garanties, mais rende des services pour qu'une telle largesse soit pratiquée à son égard.
[4] Pour éviter tout malentendu nous spécifions qu'en parlant de la Fraction Italienne nous n'entendons en aucun cas la tendance Vercesi. Cette tendance a pu être autrefois à la direction de la Fraction ; mais, depuis la guerre, elle est non seulement une minorité mais de par sa position sur l'impossibilité de toute activité et même du maintien de l'organisation pendant la guerre elle s'est placée pratiquement et volontairement hors de l'organisation. Elle n'a participé à aucune des conférences de la Fraction pendant la guerre et elle fut finalement exclue officiellement de l'organisation en janvier 1945 à la suite de sa participation au Comité de Coalition Antifasciste de Bruxelles.