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À travers cette nouvelle introduction à notre article ci-dessous relatif aux manifestations de rue qui ont eu lieu en Iran en réaction à la barbarie du régime et à leur répression par le pouvoir en place, nous voulons insister davantage sur le danger très important que celles-ci font courir à la classe ouvrière si elle venait à quitter le terrain de lutte de classe en se dissolvant dans un tel mouvement marqué par de fortes illusions démocratiques et toutes sortes de déclinaisons féministes. Cette mise en garde est bien sûr présente dans notre article, mais insuffisamment mise en relief car c’était le message premier que nous devions faire passer, vu que le danger est bien réel pour des fractions de la classe ouvrière en Iran – dont certaines sont par ailleurs impliquées dans des mobilisations sur le terrain de classe de lutte contre l’exploitation capitaliste - de céder aux sirènes de la gauche et de l’extrême gauche du capital appelant à se joindre au vaste mouvement de protestation démocratique de rue. Le titre de notre article, très général, n’est pas non plus au service de cette nécessaire mise en garde. Nous devions également, plus tôt que nous l’avons fait, fermer explicitement la porte à toute illusion selon laquelle, dans la période actuelle, la classe ouvrière en Iran serait déjà à même de constituer une force capable d’ébranler la domination capitaliste en Iran, contrairement à ce que laissent entendre des appels démagogiques « au pouvoir des soviets » émanant de l’extrême gauche du capital. (février 2023)
Les vastes manifestations en Iran ont été déclenchées par le meurtre en détention d’une jeune femme arrêtée pour « port incorrect du hijab » par la police des mœurs du régime, mais elles témoignent d’un mécontentement beaucoup plus profond au sein de la population iranienne, des centaines de milliers de personnes ayant afflué dans les rues et affronté la police. Au-delà d’un écœurement généralisé face à l’oppression ouverte et légale des femmes par la République islamique, elles sont une réaction à l’inflation galopante et aux pénuries exacerbées par les sanctions imposées par l’Occident à l’encontre de l’Iran et fortement aggravées par le lourd et ancien poids d’une économie de guerre gonflée par la poursuite incessante des ambitions impérialistes de l’Iran. Elles sont également une réaction à la corruption sordide de l’élite dirigeante qui ne peut se maintenir que par une répression brutale de toutes les formes de protestation, y compris la résistance de la classe ouvrière à la stagnation des salaires et aux conditions de travail misérables. Le parlement iranien vient d’adopter de nouvelles lois sanctionnant les exécutions pour des crimes « politiques », et des centaines, voire des milliers de manifestants ont été tués ou blessés par la police de l’État et les grotesquement mal nommés « gardiens de la révolution ».
Ce recours à la répression directe est un signe de la faiblesse du régime des Mollahs, et non de sa force. Il est vrai que le résultat désastreux des interventions américaines au Moyen-Orient depuis 2001 a créé une brèche qui a permis à l’impérialisme iranien d’avancer ses pions en Irak, au Liban, au Yémen et en Syrie, mais les États-Unis et leurs alliés les plus fiables (la Grande-Bretagne en particulier) ont répondu en alimentant l’armée saoudienne dans la guerre du Yémen et en imposant des sanctions paralysantes à l’Iran sous prétexte de s’opposer à sa politique de développement des armes nucléaires. Le régime se retrouve de plus en plus isolé, et le fait qu’il fournisse des drones à la Russie pour attaquer les infrastructures et les civils en Ukraine ne fera que renforcer les voix occidentales qui demandent que l’Iran soit traité, aux côtés de la Russie, comme un État paria. Les relations de l’Iran avec la Chine sont une autre raison pour laquelle les puissances occidentales veulent le voir affaibli encore plus qu’il ne l’est déjà. Parallèlement, nous assistons à un effort concerté des gouvernements des États-Unis et d’Europe occidentale pour instrumentaliser les manifestations, notamment en s’emparant du slogan le plus connu des protestations, « Femmes, Vie, Liberté » :
« Le 25 septembre 2022, le journal français Libération ornait sa première page du slogan “Femmes, Vie, Liberté” en perse et en français accompagné d’une photo de la manifestation. Lors d’un discours sur la répression des manifestants en Iran, une membre du Parlement de l’Union Européenne a coupé ses cheveux en prononçant les mots “Femmes, Vie, Liberté” dans l’enceinte même du Parlement de l’Union Européenne ». (1) De nombreux autres exemples pourraient être énoncés.
Quel genre de révolution est à l’ordre du jour en Iran ?
Compte tenu de la faiblesse du régime, on parle beaucoup d’une nouvelle « révolution » en Iran, notamment de la part des gauchistes et des anarchistes de tous bords, ces derniers parlant d’une « insurrection féministe », tandis que les factions bourgeoises les plus traditionnelles évoquent un renversement « démocratique », avec l’installation d’un nouveau régime qui abandonnerait son hostilité envers les États-Unis et leurs alliés. Mais comme nous l’avions écrit en réponse à la mystification sur la « révolution » de 1978-1979 : « les événements en Iran font apparaître que la seule révolution qui soit à l’ordre du jour, dans les pays arriérés, comme partout ailleurs dans le monde aujourd’hui, est la révolution prolétarienne ». (2)
Contrairement à la révolution de 1917 en Russie, qui se voulait un élément de la révolution mondiale, les protestations actuelles en Iran ne sont pas menées par une classe ouvrière autonome, organisée par ses propres organes unitaires et capable d’offrir une perspective à toutes les couches et catégories opprimées de la société. Il est vrai qu’en 1978-1979, nous avons eu des aperçus du potentiel de la classe ouvrière à offrir une telle perspective : « Venant à la suite des luttes ouvrières dans divers pays d’Amérique Latine, en Tunisie, en Égypte, etc., les grèves des ouvriers iraniens ont constitué l’élément politique majeur qui a conduit au renversement du régime du Shah. Alors que le mouvement “populaire” regroupant la presque totalité des couches de la société iranienne tendait, malgré ses mobilisations de masse, à s’épuiser, l’entrée dans la lutte du prolétariat d’Iran à partir d’octobre 1978, notamment dans le secteur pétrolier, non seulement relançait l’agitation mais allait poser au capital national de ce pays un problème pratiquement insoluble ». (3)
Pourtant, nous savons que même à cette époque, la classe ouvrière n’était pas assez forte politiquement pour empêcher le détournement du mécontentement de masse par les Mollahs, soutenus par une foule de gauchistes « anti-impérialistes ». La lutte de classe internationale, bien qu’entrant dans une deuxième vague de mouvements ouvriers depuis Mai 68 en France, n’était pas à même de poser la perspective d’une révolution prolétarienne à l’échelle mondiale, et les ouvriers en Iran (comme ceux de Pologne un an plus tard) n’étaient pas en mesure de poser l’alternative révolutionnaire par eux-mêmes. Ainsi, la question de savoir comment entrer en relation avec les autres couches opprimées est restée sans réponse. Comme le disait encore notre déclaration : « La place décisive occupée par le prolétariat dans les événements en Iran pose un problème essentiel que celui-ci devra résoudre pour mener à bien la révolution communiste : celui de ses rapports avec l’ensemble des autres couches non-exploiteuses de la société et notamment les sans-travail. Ce que démontrent ces événements, c’est que :
– ces couches, par elles-mêmes, et malgré leur nombre, ne constituent pas une force réelle dans la société ;
– bien plus que le prolétariat, elles sont perméables aux différentes formes de mystification et d’encadrement capitalistes, y compris les plus archaïques comme la religion ;
– en même temps, dans la mesure, où la crise les frappe avec autant ou plus de violence qu’elle frappe la classe ouvrière, elles constituent une force d’appoint dans la lutte contre le capitalisme dont la classe ouvrière peut et doit prendre la tête.
Face à toutes les tentatives de la bourgeoisie de défouler leur mécontentement dans des impasses, l’objectif du prolétariat est de mettre en évidence qu’aucune des “solutions” proposées par le capitalisme ne peut leur apporter une quelconque amélioration, et que c’est uniquement dans le sillage de la classe révolutionnaire qu’elles peuvent obtenir satisfaction pour leurs aspirations, non comme couches particulières, historiquement condamnées, mais comme membres de la société. Une telle politique suppose de la part du prolétariat son autonomie organisationnelle et politique, c’est-à-dire, en particulier, le rejet de toute politique “d’alliance” avec ces couches ».
Aujourd’hui, les mystifications qui mènent le mouvement populaire dans une impasse ne sont pas tant les mystifications religieuses, ce qui est compréhensible lorsque les masses peuvent facilement voir le visage nu et corrompu d’un État théocratique, que les idéologies bourgeoises plus « modernes » comme le féminisme, la liberté et la démocratie.
Mais le danger est encore plus grand de voir la classe ouvrière se dissoudre en tant que masse d’individus dans un mouvement interclassiste qui n’a pas la capacité de résister aux plans de récupération des factions bourgeoises rivales. Ceci est souligné par le contexte international de la lutte des classes, où la classe ouvrière commence à peine à se réveiller après une longue période de repli au cours de laquelle la décomposition progressive de la société capitaliste a de plus en plus rongé la conscience que le prolétariat avait de lui-même en tant que classe.
Le militantisme des ouvriers et les tromperies des gauchistes
Il ne s’agit pas de nier le fait que le prolétariat a, en Iran, une longue tradition de lutte militante. Les événements de 1978-1979 sont là pour le prouver ; en 2018-2019, il y a eu des luttes très étendues impliquant les ouvriers de la canne à sucre de Haft Tappeh, les camionneurs, les enseignants et d’autres ; en 2020-2021, les travailleurs du pétrole ont entamé une série de grèves militantes à l’échelle nationale. À leur apogée, ces mouvements ont donné des signes clairs de solidarité entre divers secteurs confrontés à la répression de l’État et à de puissantes pressions pour que les travailleurs reprennent le travail. En outre, face à la nature ouvertement pro-régime des syndicats officiels, il y a également eu des signes importants d’auto-organisation des travailleurs dans beaucoup de ces luttes, comme nous l’avons vu avec les comités de grève en 1978-1979, les assemblées et les comités de grève à Haft Tappeh et plus récemment dans les zones pétrolières. Il ne fait également aucun doute que les ouvriers discutent de ce qu’il convient de faire face aux manifestations actuelles et que des appels à la grève ont été lancés pour protester contre la répression de l’État. Et nous avons vu, par exemple en Mai 68, que l’indignation contre la répression de l’État, même si elle n’est pas initialement dirigée contre les travailleurs, peut être une sorte de catalyseur pour que ces derniers entrent sur la scène sociale, à condition qu’ils le fassent sur leur propre terrain de classe et en utilisant leurs propres méthodes de lutte. Mais pour le moment, ces réflexions de classe, cette colère contre la brutalité du régime, semblent être sous le contrôle des organes syndicaux de base et des gauchistes, qui tentent de créer un faux lien entre la classe ouvrière et les protestations populaires, en ajoutant des revendications « révolutionnaires » aux slogans de ces dernières.
Comme l’écrit Internationalist Voice : « La phrase “femme, vie, liberté” est enracinée dans le mouvement national et n’a pas de connotation de classe. C’est pourquoi ce slogan est brandi de l’extrême droite à l’extrême gauche, et ses échos se font entendre dans les parlements bourgeois. Ses composantes ne sont pas des concepts abstraits, mais une caractéristique des relations de production capitalistes. Un tel slogan fait des femmes qui travaillent l’armée noire du mouvement démocratique. Cette question devient un problème pour la gauche du capital, qui emploie le terme radical de “révolution”, et suggère donc que ce slogan soit “conservé” en y ajoutant des extensions. Ils ont fait les suggestions suivantes :
– Femme, vie, liberté, administration municipale (trotskistes) ;
– Femme, vie, liberté, socialisme ;
– Femme, vie, liberté, gouvernement ouvrier ».(4)
Cet appel au conseil ou au pouvoir des soviets circule en Iran au moins depuis 2018. Même s’il trouve son origine dans les efforts réels mais embryonnaires d’auto-organisation à Haft Tappeh et ailleurs, il est toujours dangereux de confondre l’embryon avec sa forme achevée. Comme Bordiga l’a expliqué dans sa polémique avec Gramsci lors des occupations d’usines en Italie en 1920, les conseils ouvriers ou soviets représentent une étape importante, au-delà des organes défensifs comme les comités de grève ou les conseils d’usine, car ils sont l’expression d’un mouvement vers une lutte unifiée, politique et offensive de la classe ouvrière. Les gauchistes qui prétendent que c’est aujourd’hui à l’ordre du jour trompent les travailleurs, avec pour objectif de mobiliser leurs forces dans une lutte pour une forme « de gauche » de gouvernement bourgeois, ornée « d’en bas » par de faux conseils ouvriers.
Les tâches de la gauche communiste
Internationalist Voice poursuit ainsi : « Contrairement à ceux de la gauche du capital, la tâche des communistes et des révolutionnaires n’est pas de sauver les slogans anti-dictature, mais d’assurer la transparence quant à leur origine et leur contenu. Encore une fois, en opposition aux démagogues de la gauche du capital, se distancer de tels slogans et élever les revendications de classe du prolétariat est un pas dans la direction de la clarification de la lutte de classe ».
Cela est vrai même si cela signifie que les révolutionnaires doivent nager à contre-courant pendant les moments d’euphorie « populaire ». Malheureusement, tous les groupes de la gauche communiste ne semblent pas être à l’abri de certaines des tromperies les plus radicales injectées dans les manifestations. Nous pouvons ici identifier deux exemples inquiétants dans la presse de la Tendance communiste internationaliste (TCI). Ainsi, dans l’article « Voix ouvrières et révoltes en Iran », (5) la TCI publie des déclarations sur les protestations par le Syndicat des Travailleurs de la Canne à Sucre Haft Tappeh, du Conseil pour l’organisation des protestations des travailleurs contractuels du pétrole et du Conseil de coordination des organisations syndicales des enseignants iraniens. Sans doute ces déclarations sont-elles une réponse à une authentique discussion sur les lieux de travail quant à la manière de réagir aux mouvements de protestation, mais le premier et le troisième de ces organismes ne se cachent pas d’être des syndicats (même s’ils peuvent tirer leurs origines d’authentiques organes de classe, en devenant des structures permanentes, ils ne peuvent qu’avoir assumé une fonction syndicale) et ne peuvent donc pas jouer un rôle indépendant de la gauche du capital qui, comme nous l’avons dit, ne défend pas l’autonomie réelle de la classe mais cherche à utiliser le potentiel des ouvriers comme outil de « changement de régime ».
Parallèlement à cela, la TCI ne parvient pas non plus à se distinguer de la rhétorique gauchiste sur le pouvoir des soviets en Iran. Ainsi, l’article « Iran : Imperialist Rivalries and the Protest Movement of “Woman, Life, Freedom” », (6) tout en fournissant des éléments importants concernant les tentatives de récupération des manifestations par les puissances impérialistes extérieures à l’Iran, annonce : « Dans notre prochain article, nous plaiderons pour une autre alternative : du pain, des emplois, la liberté, le pouvoir aux Soviets. Nous traiterons de la lutte des travailleurs et des tâches des communistes, et à la lumière de cela, nous exposerons la perspective internationaliste ».
Mais nous ne sommes pas à Petrograd en 1917, et appeler au pouvoir des soviets alors que la classe ouvrière est confrontée à la nécessité de défendre ses intérêts les plus fondamentaux face au danger de se dissoudre dans les manifestations de masse, de défendre toute forme naissante d’auto-organisation contre leur récupération par les gauchistes et les syndicalistes de base, c’est au mieux se tromper gravement sur le niveau actuel de la lutte de classe et au pire attirer les ouvriers dans des mobilisations sur le terrain de la gauche du capital. La gauche communiste ne développera pas sa capacité à élaborer une véritable intervention dans la classe en se laissant prendre au piège de l’immédiatisme au détriment des principes fondamentaux et d’une analyse claire du rapport de force entre les classes.
Un article récent dans Internationalist Voice souligne qu’il y a actuellement un certain nombre de grèves ouvrières qui ont lieu en Iran en même temps que les manifestations dans les rues : « Ces derniers jours, nous avons assisté à des manifestations et à des grèves de travailleurs, dont la caractéristique commune était la protestation contre le faible niveau de leurs salaires et la défense de leur niveau de vie. Le slogan des ouvriers grévistes de l’entreprise sidérurgique d’Ispahan, “assez de promesses, notre table est vide”, reflète les conditions de vie difficiles de l’ensemble de la classe ouvrière. Voici quelques exemples de grèves ouvrières de ces derniers jours qui avaient ou ont la même revendication : Grève des travailleurs de la compagnie sidérurgique d’Ispahan ; grève de la faim des employés officiels des sociétés de raffinage et de distribution de pétrole, de gaz et de produits pétrochimiques ; grève des travailleurs du complexe du centre-ville d’Ispahan ; grève des travailleurs de la cimenterie d’Abadeh dans la province d’Ispahan ; grève des travailleurs de l’eau minérale de Damash dans la province de Gilan ; grève des travailleurs de la compagnie Pars Mino ; grève des travailleurs de la compagnie industrielle Cruise ; protestation des travailleurs du groupe sidérurgique national ». (7)
Il semble que ces mouvements soient encore relativement dispersés et si les démocrates et les gauchistes multiplient les appels à la « grève générale », ce qu’ils entendent par là n’a rien à voir avec une réelle dynamique vers la grève de masse, mais serait une mobilisation contrôlée d’en haut par l’opposition bourgeoise et mélangée aux grèves des petits commerçants et d’autres couches non prolétariennes. Cela ne fait que souligner la nécessité pour les ouvriers de rester sur leur propre terrain et de développer leur unité de classe comme base minimale pour bloquer la répression meurtrière du régime islamique.
Amos, novembre 2022
1« The continuation of the protests, labour strikes and general strike », Internationalist Voice (20 novembre 2022).
2« Iran : leçons des événements », Révolution internationale n° 59 (17 février 1979).
3Ibid.
4« The continuation of the protests, labour strikes and general strike », Internationalist Voice (20 novembre 2022).
5« Voix ouvrières et révoltes en Iran » sur le site de la TCI (1er novembre 2022).
6« Iran : Imperialist Rivalries and the Protest Movement of 'Woman, Life, Freedom'" sur le site de la TCI (2 novembre 022).
7« The continuation of the protests, labour strikes and general strike », Internationalist Voice (20 novembre 2022).