La « Gauche Allemande » : apports et limites.

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À PROPOS DE LA PARUTION DES TEXTES DU K.A.P.D. ET DES A.A.U.

La parution des textes du KAPD et des AAU (1920-1922) dans le recueil LA GAUCHE ALLEMANDE[1] vient à point et satisfait un des besoins les plus pressants du mouvement prolétarien renaissant : connaître son propre passé pour mieux en faire la critique[2]. Les dilettantes "modernistes" peuvent ignorer les tâtonnements de la classe ouvrière au cours de son histoire, mais les combattants de la future révolution se précipitent au contraire sur tout ce que le passé peut leur offrir. Et dans le cas de la gauche communiste d’Allemagne, ce dont il s’agit c’est bien de leur propre passé, des efforts d’un courant créé par la révolution, agissant dans la révolution et s’efforçant d’exprimer les moyens propres de la révolution à notre époque.

Beaucoup ne savaient de la révolution allemande que ce qu’avait bien voulu leur en dire l’historiographie combinée du stalinisme et du trotskysme. On connaît, par exemple la pauvre légende du professeur Broué : si la révolution allemande a échoué entre 1919 et 1923, c’est parce qu’il manquait au KPD des tacticiens capables de bien appliquer le "front unique". Quand on a une histoire si simple à se transmettre complaisamment, pourquoi se casser la tête sur les huluberlus de la "gauche", ces "gauchistes" puérils et aventuristes ?

La contrerévolution tente toujours de masquer sa propre nature, en forgeant un passé mythique sans révolution et sans révolutionnaire. Thermidor dépeignait Hébert comme un brigand braillard. Les bolcheviks eurent droit à un tel honneur tant qu’ils étaient un moment de la révolution et même un peu au-delà. Mais dès qu’ils furent devenus, consciemment ou non, des rouages de la réaction, ils participèrent à leur tour au refoulement du souvenir de l’irruption prolétarienne. Quant à ceux qui avaient exprimé de leur mieux ce mouvement, ils ont sombré à un tel point dans l’oubli que ce n’est qu’un demi-siècle plus tard que les fractions communistes renaissantes commencent à mesurer toute l’ampleur des questions qu’ils ont soulevées.

La coagulation dans les années 30[3] en un courant figé et porteur d’une idéologie appauvrie (le Conseillisme") ne facilitait pas, il est vrai, la recherche de ce qu’avait représenté le KAPD à ses origines. Mais même dans les erreurs les plus désastreuses des Pannekoek, Mattick ou Meier, englués dans la défaite, il y avait encore un faible écho de l’orage prolétarien — alors que dans le marxisme des épigones de Lénine, il n’y avait plus que l’arrogance bornée de la réaction.

Quoi qu’il en soit, l‘ignorance a de moins en moins d’excuses. Il n’est plus possible, après une lecture attentive de ces textes d’amalgamer le KAPD aux anarchosyndicalistes ou de réduire la richesse de ce courant au conseillisme. Les temps changent et ce n’est pas trop tôt !

Mythe et réalité

La présentation et les notes du recueil permettent de tirer de l’enchevêtrement des évènements qui marquent la période 1914-1922 deux fils précieux. 1° : Les spartakistes ne sont qu’un des courants -et certainement pas le plus clair sur les problèmes décisifs- qui confluent en décembre 1918 dans le KPD ; mais à bien des égards, certains de ces groupes "radicaux de gauche" préfigurent le rejet du syndicalisme et du parlementarisme qui dominera dans le PC à ses débuts[4].

2° : Les gauchistes" qui formeront le KAPD représentent 80% du parti communiste et ce dernier, menacé de dépérissement, ne suivit qu’en se fondant dans l’USPD (socialiste-indépendants, six à sept fois plus nombreuse). On a ainsi la continuité suivante :

"Centrisme" social-démocrate---à USPD ----à VKPD (section officielle de la 3è I.C.)

Spartakus-IKD (groupes radicaux de gauche) ------------------à KPD ------à KAPD

Il faut se graver dans la mémoire ces faits si l’on veut comprendre quoi que ce soit. Le KAPD n’est pas une secte marginale. Elle constitue un moment et un résultat d’un processus de radicalisation prolétarienne. Nous reviendrons sur la question, de savoir pourquoi elle est devenue isolée. Mais ce qui est certain, c’est qu’elle représente de par les conditions de sa formation, le courant le plus significatif de la montée révolutionnaire des années 20. Cela suffit à juger tous ceux qui ont traité par le mépris ou le silence son existence.

Autre fable répandue, et dont la lecture de ces textes ne laisse pas pierre sur pierre : celle qui prétend que c’est au nom d’un purisme "moral" que les communistes de "gauche" rejettent les tactiques préconisées par l’I.C. Ceux qui connaissaient les "gauchistes" à travers de vagues souvenirs de "La Maladie Infantile" de Lénine, seront certainement étonnés de voir qu’ils appréciaient de façon solidement réaliste les tâches objectives de l’"ancien mouvement ouvrier" : "s‘installer au sein de l’ordre capitaliste... envoyer des délégués au parlement et dans les institutions que la bourgeoisie et la bureaucratie avaient laissées ouvertes à la représentation ouvrière... Améliorer la situation du prolétariat au sein du capitalisme, etc. Tout cela fut mis à profit et à l’époque, c’était juste." (Jan Appel, page 33)

Quant à ceux qui s‘obstinent, comme les sous-produits dégénérés de la gauche italienne, à présenter les révolutionnaires allemands comme des "fédéralistes", ils devront expliquer comment Otto Rühle, l’un des plus "spontanéistes", puisqu’il trouvait le KAPD trop proche de la conception classique de l’avant-garde, pouvait écrire : "Le fédéralisme conduit à une caricature d’autonomie (droit d’autodétermination). On croit agir de façon sociale et prolétarienne quand on attribue à chaque région, chaque lieu (on devrait même le faire pour chaque personne) l‘autonomie dans tous les domaines. En fait, on ne fait qu’abolir l’empire pour le remplacer par une quantité de petites principautés. De partout surgissent des roitelets qui régissent... de façon "centralisée” une fraction des adhérents comme si c’était leur propriété."

On ne sait ce qui est le plus ridicule chez les bordiguistes, de leur apologie concassée de Lénine ou de leur rage à l’égard du KAPD. Quoiqu’il en soit, au lieu de ricaner bêtement sur le "formalisme conseilliste" de la gauche -ils feraient mieux de nous expliquer pourquoi, si c’est cela qui le caractérise fondamentalement, le KAPD refusait de participer aux formes vides des conseils d’entreprise légaux, méprisant en cela toutes les majorités statiques et électorales- alors que les léninistes s‘y accrochaient désespérément pour y trouver les masses et remplir la "forme" d’un contenu "révolutionnaire" :

  • "Il arrive qu’en évoluant, d’authentiques conseils se corrompent et se figent en une nouvelle bureaucratie. Il faudra les combattre aussi vigoureusement que les organisations capitalistes..."

Mais la déformation la plus éhontée est celle qui a réussi à présenter la gauche communiste comme un courant spontanéiste, niant la fonction de l’avant-garde ou du parti. Que certains éléments en soient arrivés là ne permet pas de falsifier la pensée du courant dans son ensemble sur ce sujet. En tout cas, on peut affirmer sans crainte que le KAPD prenait mille fois plus au sérieux le concept d’avant-garde et la nécessité de ne pas noyer le parti dans les masses, que l’Internationale communiste ! Que ceux qui en doutent lisent soigneusement ces paroles de Jan Appel, en gardant à l’esprit la dissolution du KPD "léniniste" dans l’amas incohérent de la piétaille centriste en 1921 : "Le prolétariat a besoin d’un parti-noyau ultra formé. Chaque communiste doit être un communiste irrécusable... et il doit être un dirigeant sur place. Dans ses rapports dans les luttes où il est plongé, il doit tenir bon, et, ce qui le tient, c’est son programme. Ce qui le contraint à agir, ce sont les décisions que les communistes ont prises. Et là, règne la plus stricte discipline. Là, on ne peut rien changer, ou bien on sera exclu ou sanctionné..." (Jan Appel)[5]

Ces quelques rapides indications permettront de dépasser tous les faux procès faits à la Gauche Communiste et d’aller à l’essentiel : qu’y a-t-il de nouveau, d’original et de durable dans sa pratique et ses conceptions ?

Le KAPD, expression d’une nouvelle période

Le soubassement théorique des positions du KAPD, c’est d’abord la reconnaissance du caractère nouveau de la période ouverte par la première guerre mondiale : période de guerres, de crises et de révolutions. La décadence du capitalisme n’est pas définie, comme on le croit trop souvent, comme simple stagnation, mais comme une ère où "le caractère de lutte de classe de l’économie elle-même se réaffirme de manière dix fois plus accentuée qu’à l’époque de la floraison". La vision qui ressort de ces textes est la suivante s déclin du système ne signifie pas fin des oscillations cycliques et impossibilité pour le capital de se redresser. De fait, "le capital se reconstruit lui-même, sauve son profit, mais aux dépens de la productivité. Le capital reconstruit son pouvoir en détruisant l’économie". On a là une intuition imprécise mais profonde du caractère essentiel de la crise historique. Tentons de la préciser : la sauvegarde du capital exige, face à la saturation des marchés et à l’intensification de la concurrence qui en découle, des frais improductifs gigantesques et croissants. De ce fait, les progrès de productivité sont annulés par l’augmentation cancérique du temps de travail socialement nécessaire au maintien des conditions de reproduction du capital (armement, guerres, bureaucratie, secteur tertiaire, etc.)

Mais l’apport de la "gauche", ce n’est pas son analyse de la décadence, qui reste floue comme celle de l’IC dans son ensemble. C’est sa volonté acharnée de tirer toutes les conséquences du changement du cours historique. Les prolétaires qui se groupent dans la gauche du KPD, puis dans le KAPD, sont eux-mêmes un produit de la rupture brutale de 1914. Le réformisme n’est plus, pour eux, en discussion, il est mort. La pratique sociale-démocrate n’est donc pas un choix "tactique" possible parmi d’autres, mais une expérience déjà faite, nécessaire en son temps, mais qui a démontré clairement, à l’heure de la guerre impérialiste et de la révolution, son incompatibilité complétée avec les conditions et les tâches nouvelles.

Les fractions ouvrières qui commencent, dès la reprise de l’effervescence dans la classe en 1916, à avancer le mot d’ordre : "Sortez des syndicats !", S’attaquent sans crainte à des organes consacrés, forgés au cours de décennies de lutte. Ce qui leur donne cette audace inouïe, c’est que ces groupes ne considèrent nullement les institutions héritées du passé en fonction de ce qu’elles représentent dans la conscience mystifiée de l’ensemble des travailleurs -pas plus qu’ils ne déterminent la nature de celles-ci en les contemplant dans le miroir aux alouettes des possibilités "tactiques" qu’elles offrent. C’est là le subjectivisme "réaliste" de gangs qui veulent concurrencer la social-démocratie sur son terrain et non la méthode matérialiste du prolétariat révolutionnaire. Les délégués qui, au 1er congrès du KPD, préconisent unanimement la destruction des syndicats et à une très forte majorité le refus de participer aux élections (sur ce dernier point malgré l’opposition de Rosa Luxembourg), le font parce qu’ils ont vécu directement la fonction contre-révolutionnaire de ces organes. Poussés par une profonde conscience de classe, mille fois plus profonde que les arguties "léninistes" sur la question, ils parviennent d’emblée au nœud du problème syndical. DES ORGANES CONSTITUÉS POUR S’AMENAGER UNE PLACE DANS LE SYSTEME SONT INUTILISABLES POUR LE DÉTRUIRE, LA CLASSE REVOLUTIONNAIRE NE PEUT REPRENDRE LES OUTILS DE LA CLASSE-EN-SOI[6]. "LE PROLETARIAT NE DOIT S’ORGANISER QU’EN VUE DE LA REVOLUTION" (‘Jan Appel).

"On se construit des syndicats pour un but bien déterminé : s’installer à l’intérieur de l’ordre capitaliste. Alors, quand les communistes croient (qu’on peut utiliser) ces organes qui sont incapables de conduire des luttes révolutionnaires... ils sont dans l’erreur." (Jan Appel)

On a coutume de citer ironiquement les attaques du KAPD contre les "chefs" pour démontrer son prétendu "infantilisme ". Au lieu d’aller au-delà de ce qu’il y a de confus dans les formulations pour découvrir ce qu»il y a de profond dans le noyau de leur pensée, on ironise sur des phrases maladroites. Seules les mauvaises causes procèdent de la sorte. En fait, contrairement à ceux qui ne projettent que leur propre superficialité sur les textes, la Gauche Allemande parvient à une compréhension de phénomène de la bureaucratie qui échappera complètement à l’IC (sauf très partiellement à la gauche italienne). Alors que les léninistes usent leur lance déclamatoire contre la "bureaucratie”, les directions réformistes qui "trahissent", "ne tiennent pas leurs engagements", on trouve chez la gauche communiste l’idée que les bureaucrates ne sont pas la cause de la pourriture des syndicats, mais le produit. Ce ne sont pas les chefs "réformistes” qu’il faut détruire, mais les organes qui les sécrètent et les sélectionnent inévitablement.

"Le vieux mouvement ouvrier avait besoin d’une union des travailleurs. On choisissait des hommes de confiance, des travailleurs capables de négocier avec les patrons... C’EST À DE TELLES ORGANISATIONS QUE TIENNENT LES CHEFS. IIS EXISTENT GRACE A ELLES." (Jan APPEL)

Période historique, tâches objectives, fonction, organes, "chefs". Voilà la suite organique que reconnaît implicitement dans tous ses textes la "Gauche". Derrière la question des "chefs", se profile, à chacune de ces pages brûlantes, la question des tâches du prolétariat et non une question "morale", comme l’ont raconté tant de falsificateurs, eux-mêmes décidément bien obsédés par ce faux problème.

C’est la même vision historique matérialiste qui éclaire l’antiparlementarisme du KAPD. L’opposition à l’égard de la démocratie électorale n’est en aucune façon un principe abstrait mais une nécessité pratique liée à la période. "Exhorter dans la période de décadence du capitalisme le prolétariat à participer aux élections, cela signifie nourrir chez lui l’illusion que la crise pourrait être dépassée par des moyens parlementaires." Voilà qui devrait suffire à faire taire les nombreux faussaires qui ont amalgamé la position antiparlementaire du KAPD à l‘abstentionnisme principiel de l‘anarchisme.

Mais si le rejet des tactiques réformistes à l’heure de la révolution est le trait le plus saillant des textes de la gauche, il ne représente que la partie la plus visible d’un ensemble de conceptions qui tendent vers une cohérence . Il est clair, en particulier pour le KAPD, que le changement général des taches prolétariennes implique également une remise en question des notions traditionnelles concernant la fonction et la nature du parti[7].

Avec la tâche de "s’installer au sein de l’ordre bourgeois", disparaît également le type de parti qui lui était adapté : le parti "politique" classique, dont la fonction était de gagner une représentation parlementaire et de gagner les masses. Les notions de parti réformiste et de parti "de masse" se complètent. Pour imposer à la bourgeoisie une place au mouvement ouvrier, à l’époque du capitalisme ascendant, il fallait recruter des "électeurs" et des "adhérents". Car c’est ainsi que se présente la classe lorsqu’elle ne peut être révolutionnaire. Pour recruter électeurs et adhérents, il fallait disposer d’une tribune, d’une crédibilité politique nationale. Tout se tient et la gauche, qui le comprend bien, rejette le "parti de masse"[8] : "Nous disons : un parti de masse, créé selon le principe ‘faisons entrer le plus de monde possible, après ça nous taperons sur tout cela pour que cela fasse un parti en règle d’un point de vue révolutionnaire sous la pression des rossées de la direction’, nous disons qu’un tel parti ... porte en lui, dans toute sa structure, la plus grande chance de faillir." (Schwab)

Ce n’est plus d’un centre de manœuvre dans la sphère des alliances et des pratiques interclassistes, appuyé sur une masse de socialistes du dimanche dont a besoin le prolétariat. Parce qu’ils sont le fruit d’un mûrissement révolutionnaire au sein de la classe, et non un rassemblement de petits stratèges à l’échine souple, les communistes de gauche répliquent hautement au frontisme de l’IC ces fortes paroles brûlantes de réalité et d’actualité :

"La méthode de la lettre ouverte est impossible et non dialectique. C’est-une méthode par laquelle on veut attirer à soi les masses telles qu’elles sont ... en transigeant avec les pensées qu’elles se font. On dit, il est vrai, dans une phrase- conclusive : ‘Nous savons bien que cela ne colle pas, mais nous exigeons’, etc. Les masses ne comprennent pas cette contradiction, mais elles savent que cela ne va pas. Ou bien, si elles sont encore aveugles, elles se disent : ‘Bon, si les communistes eux-mêmes disent qu’on doit demander cela, c’est que ça ira’..." (jan Appel)

Fronts uniques, lettres ouvertes, mises au pied du mur, négociations pour des pseudo-gouvernements ouvriers sont des manigances extérieures à la classe. Ces combines sont l’aliment de véritables rackets, pour reprendre l’expression d’"Invariance", cliques dont l’objectif est de "compter leurs membres comme des idiots ou des nombres morts" (Rühle). Le KAPD, lui, est une partie de la classe qui agit au sein de la classe. C’est pourquoi il repousse par toutes les fibres de son corps l’escroquerie qui consiste à encourager les illusions des ouvriers pour mieux les appâter. La logique du frontisme, c’est un parti de thésaurisateurs qui accumulent les ouvriers comme des "chiffres inertes". La classe ne se livre pas à de tels petits jeux "pédagogiques" avec elle-même.

Pour le KAPD, le parti n’est pas un état-major qui se distingue par sa finesse tactique. Il est avant tout l’organisation de ceux qui défendent le but communiste au sein du mouvement : "Nous avons la tâche non de lancer les mots d’ordre de la lutte quotidienne ... ces mots d’ordre doivent être posés par les masses ouvrières dans les entreprises... Nous ne repoussons pas le combat quotidien, mais dans ce combat, nous nous mettons en avant des masses, nous leur montrons toujours le chemin, le grand but du communisme." (Meyer)

Le KAPD, cela va de soi, n’excluait pas de prendre en tant que parti les initiatives nécessaires (soutien direct à la Russie soviétique par le sabotage, par exemple) . Mais tout en refusant une conception purement propagandiste de l’avant-garde, il considérait que la fonction principale pour laquelle il existait était la défense du communisme et non celle de telle particularité circonstancielle du développement du mouvement. "Le parti communiste ne peut pas déclencher les luttes; il ne peut pas, non plus, refuser le combat. Il ne peut obtenir, à la longue, la direction des luttes que s’il oppose à toutes les illusions des masses la pleine clarté du but et des méthodes de lutte."

Contrairement aux racoleurs du VKPD, les communistes de gauche rejoignent les bolcheviks de la meilleure période dans la conviction que le rôle du parti est de s‘opposer aux illusions des "masses", quitte à s‘isoler temporairement. Au-delà de ses aspects indéniablement volontaristes, voilà ce qu’il y a de profond dans l‘attitude du KAPD. "Le prolétariat aujourd’hui encore nous insulte. Mais si la situation se développe et mûrit, alors le prolétariat ... reconnaît la voie."

On le voit, c’est véritablement vers une conception d’ensemble des moyens propres à la révolution prolétarienne que s‘oriente la gauche. On nous opposera que nous avons choisi nos citations et les avons reliées nous-mêmes, alors que tout cela apparaît de façon éparse dans les textes. Mais précisément, nous avons tenu à dégager la cohérence sous-jacente. C’est elle qui est essentielle, car elle préfiguré, dans ses balbutiements, l’avenir du mouvement.

C’est justement parce que nous reconnaissons toute son importance et sa richesse, que nous pouvons tenter d’en faire une critique féconde. Contrairement à ceux qui s’attardent complaisamment sur la confusion, inévitable à l’époque, ou sur les erreurs superficielles, les maladresses, nous voulons à la fois apprécier ce moment de la résurgence du mouvement prolétarien et en tracer toutes les limites, toutes les tendances inachevées. C’est ainsi que la révolution procède à l’égard de son passé. Toute autre attitude est scolastique.

Éléments pour une critique de la Gauche

Si la destruction des syndicats ... ne s’est pas montrée jusqu’ici assez violente, c’est parce que le début de la révolution prit un caractère plus politique qu’économique." (Meyer)

Ce diagnostic cerne peut-être l’aspect fondamental de la révolution allemande. La maturation du mouvement élémentaire de la classe ouvrière, qui donne déjà des signes de révolte contre le réformisme au moment où son apogée tire à sa fin -cette maturation est brutalement interrompue avec la guerre mondiale. La révolution russe de 1905, les premières grèves sauvages, la lente et confuse cristallisation d’une gauche dans la IIe Internationale ne sont que les tout premiers signes d’une remise à l’ordre du jour de la révolution, qui n’aura pas le temps de bouleverser en profondeur l’être de la classe. Le prolétariat se trouve brutalement projeté, en 1914, dans une nouvelle période historique, avant même que sa propre expérience put dégager les nécessités nouvelles qui s’imposent.

Ce n’est pas tout. Bien qu’elle constitue, dans son essence, une continuation de l’économie, la guerre se présente, en grande partie, aux yeux des ouvriers, comme une question politique, au sens étroit du terme. Avant même que. le prolétariat allemand ait pu tirer à fond les conséquences de la crise sociale du système, il est contraint de réagir de façon politique aux problèmes de la guerre, de la paix, de l’empire, etc.

Cette conjonction d’une entrée soudaine dans la nouvelle période et d’une rupture conjoncturelle entre mouvement politique et social a pour effet de briser le procès d’unification de la classe. L’éclosion de la révolte matérielle n’a pas eu le temps de prendre forme. D’une part, le ciment social qui permet de souder en une unité les différentes fractions de la classe fait défaut. D'autre part, le passage à la classe révolutionnaire est brisé, parce que manque le ferment décisif qui réveille les couches les plus arriérées de leur torpeur, défait les habitudes corporatistes et localistes. La misère de l’hiver "rutabaga" de 1917, le rôle policier des syndicats, et même la faillite de la social-démocratie sont perçus par l’immense arrière-garde de la classe comme des conséquences temporaires d’un phénomène précis : la guerre. Le désir le plus profond, c’est la paix et le retour aux conditions de l’ère précédente. D’où l’écrasante inertie qui frappe tous ceux qui étudient la révolution avortée de 1918[9]. On ne fait plus confiance aux sociaux-démocrates pour finir la guerre, mais on pense qu’une fois rétablie la stabilité sociale, ils pourront rejouer leur rôle. D’où le slogan ; "Liebknecht ministre de la guerre ; Scheidemann, ministre des affaires sociales".

De là provient la profonde scission qui lézarde la classe. D’un côté, les éléments radicalisés (nouvelle génération n’ayant pas connu la prospérité, chômeurs, etc.) ; de l’autre, une lourde masse retenue par un conservatisme nostalgique dont l‘expérience n’a pas eu le temps de saper les bases. L’ensemble de la classe trouve l‘expression de ses aspirations dans le socialisme "indépendant" (USPD, puis VKPD). Comme l’a bien vu Invariance dans son étude sur le KAPD, "les communistes de gauche se retrouvent en 1919 en dehors du parti qu’ ils avaient créé. Cela voulait dire qu’ils n’étaient pas l’élément déterminant, dirigeant. Ils n’avaient plus l’avantage..."

La tragédie de la gauche est celle du mouvement de la classe dont elle est l’avant-garde sécrétée par la lutte révolutionnaire, mouvement qui s‘est trouvé incapable pratiquement et théoriquement de poursuivre sa radicalisation au-delà du cadre des phénomènes politiques qui avaient déclenché la révolution, et donc de se hisser à la hauteur de ses taches historiques. Le KAPD tend vers une définition théorique globale de la révolution à notre époque, mais il succombe parce que la classe dans son ensemble ne parvient pas à se dégager de l’époque précédente. Le prolétariat n’est pas mûr pour, en unifiant lutte économique et politique, s‘unifier lui-même et s ‘affirmer comme classe révolutionnaire, destructrice du capital.

Lorsqu’en 1922-23, s‘approfondit la crise sociale qui frappe l’Allemagne et lorsqu’enfin apparaît dans toute sa nudité la putréfaction du capitalisme lui-même (les ouvriers désertent les syndicats), il est trop tard. Le cours s‘est inversé à l‘échelle mondiale et en Allemagne, la contre-révolution a écrasé les fractions les plus avancées, pénétré la classe par le VKPD, isolé la gauche qui se décompose sous des pressions volontaristes et désespérées. Le prolétariat est définitivement cloué sur le terrain du capital. La combativité ouvrière n’y changera rien. La suite du mouvement ouvrier allemand ne sera plus pour des décennies, qu’une nuit sans fin.

On peut donc situer la gauche comme un moment inachevé d’un surgissement de la classe qui tente, avant d’être résorbée par l’involution du mouvement de définir les moyens de la révolution prolétarienne, a l‘époque de la crise historique du capitalisme. Dès que le mouvement ouvrier est définitivement ramené sur une orbite bourgeoise, les communistes de gauche se présentent comme les rescapés d’une révolution avortée en période de contre-révolution. Sectarisme, dissolution et pétrification idéologique deviennent alors inévitables.

Les erreurs fondamentales du courant expriment l‘impasse ou il se trouve. Volontarisme, conseillisme, unionisme ne sont trop souvent considérés que comme une simple addition de déviations idéalistes. En fait, nous pensons qu’ils recouvrent surtout un dénominateur commun qui est la recherche désespérée d’un moyen de renverser le cours contre-révolutionnaire.

Le KAPD parvient à une profonde intuition de la nature de ce cours et de la barbarie de la période qui s‘ouvre. Le capital peut se relever "pour des années, sinon des dizaines d’années sur les cadavres des prolétaires". Une défaite irrémédiable du prolétariat signifierait la possibilité pour le système de prolonger son agonie. Il faut donc "rendre impossible le relèvement du capitalisme".

Ce volontarisme à contre-courant conduit la gauche à affirmer unilatéralement le prolétariat tel qu’il se présente en période de reflux : ENFERME DANS L’USINE. La tâche de l’AAU est définie comme "la révolution dans l’entreprise". Au lieu de considérer LES USINES comme autant de points de départ d’un processus d’unification qui tend à briser ces cadres capitalistes, L’USINE ISOLEE devient le lieu institutionnalisé de l’unification. Le passage à la classe révolutionnaire apparaît ainsi comme le résultat d’une simple addition de formes "purement prolétariennes" que sont les organisations d’entreprise. Tout le mouvement qui va des usines à la société est nié[10].

La théorisation de la division de la classe en entreprises braque la pensée des communistes de gauche sur la question de la forme d’organisation qui y correspond (d’où le caractère superficiel de certaines de leurs critiques contre les syndicats, accusés d’être structurés par métiers et non par entreprises). Elle les entraîne, de plus, à des positions volontaristes, selon lesquelles ce serait à l’avant-garde de "créer les formes” "créer un cadre qui puisse accueillir le prolétariat" , etc.

On a là l ‘embryon de ce qui distinguera les sectes conseillistes. Alors que pour les léninistes, la tâche est d ‘organiser les ouvriers à travers le parti, pour les conseillistes elle deviendra de montrer aux ouvriers quelles formes il faut, pour éviter de tomber entre les mains des léninistes. Dans les deux cas, les communistes sont les "organisateurs" de la classe.

"L’organisation d’entreprise est la garantie (!) que la victoire aboutisse à la dictature du prolétariat et non pas à la dictature de quelques chefs de parti et de leurs cliques."

L’organe devient le but -et le but communiste disparaît parce que toute apologie de l’institutionnalisation d’un organe quelconque gèle le développement du contenu du mouvement. Fétichisme du parti ou fétichisme du conseil ne reviennent qu’à transformer des moments de la révolution en son point final. Poussés à leurs conséquences ultimes, ils sont contre-révolutionnaires. La lutte de classe crée les organes nécessaires et il serait absurde pour les révolutionnaires de ne pas en reconnaître la nécessité. Mais la forme n’est qu’un moment d’un contenu qui la dépasse. Les révolutionnaires ont pour tâche spécifique de défendre le contenu.

Affirmation désespérée d’organes destinés, de par leur "structure" même, à offrir au prolétariat de renverser le cours contre-révolutionnaire. Repli sur l’entreprise pour tenter d’y trouver l’être de la classe révolutionnaire face au capital qui domine sur la scène politique ; au moment même où la gauche parvient à exprimer la révolution, elle est déjà en train d’être happée par la contre-révolution.

Plus grave encore, le conseillisme mène déjà à la théorisation de l’autogestion comme force du communisme : "l’organisation d’entreprise est le début de la forme communiste et devient le fondement de la société communiste à venir".

Comme l’a bien vu Invariance, c’est par réaction à la mystification démocratique inter-classiste à l‘extérieur de l‘usine, que le KAPD s‘obnubile sur la recherche de garanties dans la démocratie au sein de l‘usine. Ainsi, alors que le communisme signifie destruction du cadre de l’entreprise, dans la pensée conseilliste, ce cadre juridique qui est le lieu de la logique intime du capital devient la forme de la société future. Au lieu de considérer les conseils et les usines comme des formes transitoires de regroupement de la classe, dont la classe tend immédiatement à faire éclater les limites, au fur et à mesure qu’elle se nie -les conseillistes en font l’essence de la révolution. L’identification, par Meier, par exemple des "organes de destruction du capitalisme" avec les "organes du communisme" revient à identifier prolétariat et communisme, c’est à dire à perpétuer le prolétariat. C’est de cette grossière erreur que procèdent les théories de la "gestion ouvrière", des "bons de travail" et toutes les idéologies ouvriéristes, proudhoniennes qui ont refleuri depuis.

Hembe


[1] Édité par la "Vieille Taupe", "Invariance" et "La vecchia Talpa". Écrire au "Mouvement Communiste", G. Dauvé, BP 95 — 94600 Choisy-Le-Roi.

[2] USPD : Parti social-démocrate indépendant ; KPD : Parti communiste allemand fondé en 1918 (décembre) ; KAPD : Parti ouvrier communiste d’Allemagne fondé en avril 1920 par la gauche du KPD ; VKPD : Parti communiste unifié d’Allemagne : fusion en décembre 1920 de la droite du KPD et de la gauche de l’USPD ; AAU : Union générale des travailleurs (organisations d’entreprise)

[3] Voir en particulier les textes parus dans "La contre-révolution bureaucratique" (10/18).

[4] Ceci dit, nous ne partageons pas l’appréciation des présentateurs sur les "chefs spartakistes". Il est facile de mettre en évidence leur confusion, mais ce serait également aisé pour 1«IKD. Tous les courants sont mal définis. Les jeux superficiels qui consistent à isoler à tel moment les positions de courants instables, mouvants et qui s’interpénètrent sont, à notre avis académiques.

[5] Un grand nombre de ces citations sont extraites de discours prononcés à la tribune du 3e congrès de l’IC. Les orateurs disposaient de très peu de temps ce qui explique le caractère elliptique de leur style.

[6] La constitution des AAU (organes dans les faits mi-syndicaux) est à notre avis, une régression par rapport à la clarté atteinte dans ces textes.

[7]Nous ne traitons ici que de la position du KAPD et non, par exemple de celle d’Otto Rühle, plus tard.

[8] La question du parti de masse ne se pose pas en termes de nombre : le KAPD comprenait 40 000 à 50 000 membres et il n’est pas impossible d’imaginer un parti mondial qui en regrouperait des millions. Ce qui est en cause, c’est la vision du parti S’appuyant sur le maximum d’"adhérents" possibles, recrutant de façon souple. Et derrière cela, se profile le refus de l’ancienne conception de la classe organisée dans et par le parti. Si toute la classe est communiste, il n’y a plus besoin de parti (il n’y a d’ailleurs plus de classe) .Si la classe n’est pas communiste, alors le parti est une minorité et non l’être de la classe. La conception du parti avant-garde n’est nullement élitiste. Il ne s’agit pas d’un groupe d’élus qui "sélectionnent" ses membres artificiellement. Ce qui le rend minoritaire, c’est le contenu des positions qu’il défend, et non un quelconque sectarisme auto-conservateur.

[9] Voir en particulier l’absence effarante d’initiatives du prolétariat berlinois au cours des journées de janvier 1919. On ne voit souvent que la confusion des chefs (Liebknecht, homme de confiance etc.). Mais les chefs sont bel et bien un produit de cette foule passive, ou pas une voix ne s’élève pour les critiquer

[10] Dans sa présentation des textes, la tendance Mouvement Communiste-Invariance-met bien en relief l’inadéquation de l’idéologie "conseilliste". Mais elle tombe du même coup dans une autre vision unilatérale qui rejette les conseils comme "forme dépassée". Outre que ce ne sont jamais les revues théoriques mais le prolétariat lui-même qui dépasse ses formes antérieures, et qu’en attendant, la plus grande prudence est de rigueur — on peut faire remarquer que si l’entreprise isolée est le lieu de parcellisation de la classe, la production (les usines) reste la base sociale à partir de laquelle s’affirme la spécificité du prolétariat. Pour se nier, la classe doit s’affirmer. En refusant fort justement le fétichisme des conseils, on tombe dans un fétichisme anti-conseils qui, sous le prétexte valable de relativiser les forces, finit par les nier, même comme moments nécessaires . On transforme la négation du prolétariat en un concept métaphysique abstrait (dissolution immédiate). Cette conception est 1«aboutissement logique des aberrations sur la "classe universelle". Nous y reviendrons.

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