Submitted by Révolution Inte... on
(*) Cet article est une reprise de l'article paru dans le numéro 3 de R.I. n° 3, ancienne série (décembre 69),"GREVES SAUVAGES ET SYNDICATS". Plusieurs modifications et ajouts y ont été apportés.
Il y a un siècle, la constitution d'organisations syndicales était pour la classe ouvrière un sujet de lutte contre les gouvernements. Aujourd'hui, ce sont les gouvernements et le patronat qui luttent pour la syndicalisation des ouvriers.
- "Une certaine re-syndicalisation de la masse ouvrière française est nécessaire, car elle donnerait aux employeurs un interlocuteur valable et limiterait la gravité et la fréquence des conflits sociaux." (Schuman, lorsqu'il était ministre d'État chargé des Affaires Sociales, à France-Inter le 4 décembre 1968.)
"En contre-partie de la liberté des chefs d'entreprise, il est souhaitable que, comme élément d'équilibre, le syndicalisme ouvrier puisse s'affirmer. Personnellement, plus je suis partisan de la liberté, plus je souhaite un syndicalisme ouvrier fort. Et cela, c'est vraiment la conception d'une société cohérente." (F. Ceyrac, président du C.N.P.F., organe le plus représentatif du patronat français.)
Dans tous les pays, les gouvernements subventionnent plus ou moins grassement les centrales syndicales, et le patronat "éclairé" souhaite le "renforcement des syndicats ouvriers".
Quant aux ouvriers, ils se battent en dehors des syndicats, et contre eux. Les grèves anti-syndicales, les grèves sauvages, sont devenues le cauchemar du capital international. Qu'il s'agisse de grands éclats de la lutte ouvrière (comme Mai 68 en France, 69 en Italie ou 70 en Pologne, par exemple), ou des grèves parcellaires qui marquent chaque jour la vie du capitalisme mondial, une même règle se vérifie à chaque occasion : LE PROLETARIAT NE PARVIENT A SE BATTRE POUR SES INTERETS QU'EN SE HEURTANT AUX SYNDICATS. Le caractère "sauvage" d'une grève est devenu la première condition d'une véritable grève ouvrière.
Ainsi, les ouvriers se dressent aujourd'hui contre les organisations que leurs camarades avaient constituées, il y a cent ans, au prix de luttes acharnées.
Les ouvriers du siècle dernier avaient-ils donc tort de former des organisations syndicales ? Marx se trompait-il lourdement quand il y voyait un pas fondamental dans la lutte historique du prolétariat ? Toutes ces luttes ont-elles été inutiles, voire même néfastes pour l'avenir de la classe ouvrière ? Ou alors, est-ce que ce sont les ouvriers de notre é- poque qui ont perdu le "fil de l'histoire" ? Les grèves sauvages sont-elles seulement l'expression de leur incapacité à reprendre les tâches de leurs prédécesseurs et à former de "bonnes organisations syndicales"?
Il s'agit en fait de deux formes de luttes correspondant à deux époques historiques différentes.
Depuis le XIXe siècle, beaucoup de choses ont changé dans le capitalisme, et, fondamentalement le fait que d'un système en plein essor, il est devenu un système historiquement décadent.
La période ascendante du capitalisme
Détruisant les rapports de production féodaux et construisant un monde à son image, le capitalisme a connu au XIXe et au début du XXe siècle, une expansion extraordinaire et sans heurts importants.
L'organisation capitaliste de la production correspondait à des besoins historiques objectifs, réels. Après l'étouffoir qu'étaient devenus les rapports de production féodaux, elle permettait aux forces productives de reprendre un essor extraordinaire, sans précédents dans l'histoire de l'humanité. La bourgeoisie avait le monde entier à industrialiser, ses profits croissaient sans limites, les débouchés pour l'industrie semblaient intarissables, les frais improductifs de maintien du système étaient insignifiants. (L'État, principale source de dépenses improductives du capital, était essentiellement circonscrit à sa tâche de "gendarme" et constituait un appareil relativement restreint.)
Dans ce contexte, le capitalisme pouvait accepter, si la lutte de la classe ouvrière le lui imposait, une modification de la répartition du produit social. Il lui était possible de supporter une augmentation réelle des salaires, ou une diminution effective du temps de travail, sans pour cela courir à la faillite ou se lancer dans une spirale inflationniste. La prospérité du système était telle qu'elle créait au sein de l'antagonisme entre ouvrier et capital un terrain "d'entente", où des améliorations réelles de la condition ouvrière ne s'opposaient pas irrémédiablement à des avantages pour l'expansion du capital.
Lorsque le prolétariat arrachait la satisfaction d’une revendication, c'était de façon durable, réelle ; toutes les formes de lutte en étaient déterminées : partis politiques de masses, parlementarisme, syndicalisme. Le réformisme, non comme idéologie, mais comme forme de lutte, avait un sens pour la classe ouvrière parce qu'il était possible.
Un tel état de choses est difficile à concevoir aujourd'hui, après un demi-siècle au cours duquel toute augmentation générale des salaires a été immédiatement annulée par une hausse équivalente des prix et où toute promesse de réduction du temps de travail est pour l'essentiel restée lettre morte[1].
Afin de mieux comprendre les conditions historiques qui faisaient du syndicalisme un véritable instrument du prolétariat au XIXe siècle, voici comment Marx commentait dans "SALAIRE,PRIX et PROFIT" la conquête de la Loi des Dix Heures par les ouvriers anglais :
- "Vous connaissez tous le Bill des Dix Heures, ou plutôt des dix heures et demi, introduit depuis 1848. Ce fut là un des plus grands changements économiques dont nous n’ayons jamais été témoins. Hausse des salaires subite et forcée, et cela non pas dans quelques branches et localités, mais dans les branches principales de l'industrie qui donnent à l'Angleterre la suprématie sur les marchés mondiaux. Hausse des salaires effectuée dans des circonstances singulièrement défavorables.) Cette douzième heure qu'on voulait ôter aux capitalistes, c'était à les en croire (les économistes "officiels") la seule et unique heure de travail d'où ils tiraient leur profit. Ils nous annoncèrent de grands maux : l'accumulation diminuée, les prix en hausse, les marchés perdus, la production ralentie, avec réaction inévitable sur les salaires, enfin la ruine. (...) Le résultat ? Une hausse des salaires en argent pour les ouvriers des fabriques, en dépit du raccourcissement de la journée de travail, une augmentation importante des bras employés, une chute continue du prix des produits, un développement merveilleux des forces productives de leur travail, une expansion inouïe des marchés pour leurs marchandises."
Effectivement, un tel évènement serait tout simplement impensable à notre époque.
La phase de déclin du capitalisme
La guerre de 1914-1918 marque pour le capitalisme le début d'une nouvelle phase historique. C'est la période de l'inflation constante, de la saturation des marchés, de l'exacerbation des antagonismes impérialistes, du besoin de destructions massives par la guerre et l'économie d'armement. Les contradictions propres au système commencent à éclater violemment, provoquant des secousses de la taille de la crise de 1929 ou des guerres mondiales.
C'est la fin de l'âge d'or du capitalisme et LE DEBUT DE SA DECADENCE.C'EST AUSSI LE DEBUT DE L'ERE DE LA REVOLUTION PROLETARIENNE.
Notre but ici n'est pas d'expliquer les raisons économiques profondes qui ont provoqué ce changement. Pour les besoins de l'analyse des syndicats, nous nous contenterons de relever deux effets de cette décadence :
- l'impossibilité pour la classe dominante de concéder des - réformes réelles au prolétariat;
- l'accroissement et le renforcement du rôle de l'Etat dans la société.
1 - L'impossibilité des réformes.
Aujourd'hui, le capitalisme a étendu sa domination au monde entier. Depuis 1914 les débouchés manquent, les marchés sont saturés. Les forces productives ont subi un violent freinage. Chaque crise qui secoue l'économie l'ébranle plus profondément. Le capital oe peut plus assurer sa survie qu'en suivant le cycle absurde : CRISE - GUERRE - RECONSTRUCTION. ..CRISE...
La bourgeoisie est obligée d'extraire une quantité toujours plus grande de surtravail à la classe ouvrière,
a) pour affronter une concurrence internationale qui s'est exacerbée jusqu'à ses dernières limites ;
b) pour faire face à des dépenses improductives qui se sont accrues en proportion de l'approfondissement des contradictions du système :
- maintien de l'appareil administratif et policier de l'État, devenu monstrueux ;
- dépenses gigantesques de la production militaire, (jusqu'à 50% du budget de l'État dans des pays comme l'URSS ou les USA) ;
- frais de subventions aux entreprises devenues déficitaires de façon chronique ;
- frais absurdes tels ceux entraînés par les surplus agricoles, etc.
- enfin toutes les dépenses d’une gestion devenue d'autant plus coûteuse qu'elle a affaire à une économie contradictoire et absurde : marketing, publicité, et plus généralement l'essentiel du secteur dit "tertiaire".
Tous ces nouveaux frais improductifs, caractéristiques du capitalisme en déclin, ne sont pas un luxe du système, mais la forme même de sa survie.
Dans ce contexte, la bourgeoisie ne peut plus se permettre, même sous la pression des luttes ouvrières, d'accorder satisfaction aux revendications du prolétariat. Malgré les promesses du capital, les signatures apposées au bas d'accords solennels, malgré les illusions humanitaires que pourrait entretenir telle ou telle fraction "réformiste" ou "progressiste" de la bourgeoisie, malgré la crainte de mouvements sociaux importants, la réalité du capitalisme décadent est implacable : le capital ne peut plus accorder de réformes véritables au prolétariat.
Il est devenu banal de constater que depuis cinquante ans, toutes les luttes pour des revendications salariales n'aboutissent à rien. Les augmentations de salaires se traduisent immédiatement par une hausse correspondante -sinon supérieure- du niveau des prix. L'élévation des salaires arrachée en France en juin 1936 (accords de Matignon : 12% en moyenne) était annulée en six mois : rien que de septembre 1936 à janvier 37, les prix montèrent en moyenne de 11%. On sait aussi, par exemple, ce qui resta un an plus tard des augmentations obtenues en juin 68 avec les accords de Grenelle.
Sur le plan des conditions de travail, le phénomène est le même. Alors que dans la période ascendante du capitalisme, le temps de travail diminuait effectivement sous la pression des luttes ouvrières, -de 1850 à 1900 la durée hebdomadaire de travail dans l'industrie est passée de 72 à 64,5 heures en France et de 63 à 55,3 heures aux USA-, dans le capitalisme décadent, celui-ci va connaître une stagnation, sinon un accroissement (sans parler du temps de transport qui augmente de jour en jour). Eo mai- juin 68, la classe ouvrière devait reprendre la revendication qui soi-disant avait été obtenue en 36 : les quarante heures de 36 étaient devenues 44,3 en 1949, 45,7 en 1962!
La période de reconstruction qui s'ouvre en 45 après les misères de la crise et de la guerre, a pu faire croire cependant qu'un aménagement des conditions de travail et de vie était encore possible : la relative prospérité que connaissait le capital était parvenue à résorber en partie le chômage, offrant une certaine sécurité de l'emploi. Partout, les défenseurs du réformisme faisaient miroiter la "spectaculaire augmentation du niveau de vie" dans les pays industriels. Quelle réalité recouvre donc cette "amélioration" qui a même amené certains à dire que le prolétariat avait disparu, dilué par une prétendue "société de consommation"?
- une exploitation accrue:
Ce qui détermine les conditions de vie des travailleurs, c'est en priorité le temps de travail (plus-value absolue) et son degré d'intensification (plus-value relative).
Dans le domaine du temps de travail, aucune concession significative n'a été accordée (et cela suffit amplement pour dénoncer les défenseurs du réformisme comme les plus abjects adulateurs du capital). Si l'on ajoute à la journée de travail -qui n'a pas été diminuée- les heures supplémentaires et celles que l'ouvrier passe eu transport, quel temps lui reste-t-il pour profiter des fameuses jouissances de la "société de consommation"?
"Dans le domaine strictement économique, la situation de la classe ouvrière ne fut jamais pire. Dans de nombreux pays, le refus de faire des heures supplémentaires est cause immédiate de renvoi et partout l'introduction du ’ soi-disant salaire de base, délibérément mesquin, des primes et bonifications à la productivité, etc., forcent le travailleur à accepter de "son plein gré" des journées de 10 à 12 heures...
Dans l'aspect le plus profond de l'exploitation, celui de la productivité par tête et par heure, le prolétariat se voit acculé à une situation terrifiante. La production qu'on lui soutire chaque jour s'accroît prodigieusement. D'abord les innovations techniques, qui retirent à l'ouvrier toute intervention créatrice dans son travail, mesurent tous ses mouvements à la seconde et le transforment en un "mécanisme de servitude" vivant, assujetti à la même cadence que les mécanismes métalliques. Ensuite, le chronométrage, traquenard atroce et répugnant, force les hommes à travailler chaque fois d'avantage avec le même outillage et dans la même unité de temps. En troisième lieu, la discipline de chaque établissement rogne sur la plus petite suspension de travail, même pour allumer une cigarette ou pour déféquer. La production qu'on arrache par ces moyens à chaque homme est énorme, comme dans la même proportion son épuisement physique et psychique." (MUNIS "Les syndicats contre la révolution")
Les cadences infernales, l'exploitation scientifique grâce aux chronométreurs et autres psychologues, voilà le tribut que paye le travailleur au capitalisme décadent.
Quelle formidable amélioration peut "compenser" cela?
- l'augmentation du pouvoir d'achat.
Cette augmentation tant vantée par les réformistes consiste en gros dans l'acquisition de la télévision, de la voiture, du "confort" (appareils électroménagers). Mais il ne s'agit que du minimum que doit accorder le capital pour faire passer une exploitation intensifiée. Le meilleur exemple en est la télévision, qui en plus d'être le plus triste moyen de faire oublier au travailleur son épuisement pendant les trois ou quatre heures qui lui restent après sa journée de travail, constitue un instrument idéologique dont la réputation n'est plus à faire. Si les ouvriers refusaient de posséder la télévision du fait de son prix, le capital les rendrait gratuites.
Ce "minimum social" est la contrepartie indispensable pour que le prolétariat accepte ses conditions de vie, autant que sont nécessaires les congés payés pour récupérer une année de labeur inhumain. Tout ce que l'on veut peindre comme un super luxe dépassant de loin le minimum vital, n'est en fait que le strict minimum de l'époque moderne.
Pour faire accepter au travailleur une exploitation poussée jusqu'aux limites de l’épuisement, le capital disposait donc de deux armes, pendant toute la période où il a reconstruit sur ses ruines le mythe de la société de consommation et la sécurité de l'emploi.
Avec la crise qui se fait à nouveau cruellement sentir, ces deux remparts s'effondrent. Le spectre du chômage va de nouveau hanter les rues, et la voiture deviendra rapidement un luxe inabordable. Implacablement, le capital sera contraint d'intensifier encore son exploitation, sans que le prolétariat ait la moindre illusion de compensation. L'illusion syndicale apparaît dans toute sot\ abjection,
2 - L'accroissement et l'intensification du rôle de l'État dans la société.
Les crises et les guerres mondiales ont montré les difficultés croissantes auxquelles doit faire face le système pour survivre :
Développement des conflits entre capitalistes d'une même nation, des conflits entre différentes fractions du capital mondial, des conflits entre classes antagonistes, et de façon générale, exacerbation du conflit global entre le développement des forces productives et le cadre social devenu trop étroit. Le développement et le renforcement de l'État sont ceux de ces conflits.
De par ses propres mécanismes, la société capitaliste tend à se désagréger de toutes parts. La force totalitaire de son État intervenant à tous les niveaux, contrôlant tout, devient dès Lors un facteur essentiel pour le maintien du vieil édifice capitaliste.
Si, dans la prospérité du XIXème, le règne du "libre échange" et du non interventionnisme économique était possible, aujourd'hui le capital a besoin d'un État renforcé, coordinateur et contrôleur direct de toutes les forces productives. Il n’est pas de décision importante en ce qui concerne la production qui ne passe par l'État : les échanges internationaux et nationaux, les finances, les orientations générales des investissements, etc.… l'État doit tout centraliser, tout planifier, tout contrôler : il devient en fait partie intégrante et essentielle de la production.
Moins que tout autre aspect de la production, le rapport salarié, le rapport capital-travail, ne peut être laissé à l'initiative privée. Il est le cœur de la production, la base essentielle sur laquelle repose tout l'édifice. C'est aussi de ce cœur que surgit la mise en question du système, que se développent les forces de son futur fossoyeur. C'est pourquoi, il est essentiel à la survie du système, que l'État multiplie les organisations chargées de planifier scientifiquement la vente et l'utilisation de la force de travail, les organes d'encadrement de la classe ouvrière, les mesures destinées à donner des illusions de conciliation (salaire minimum, conventions collectives, etc.…) et renforce son appareil de répression.
L'impossibilité pour la classe dominante d'accorder des concessions au prolétariat s'est accompagnée en toute logique, du développement de son appareil d'oppression et d'encadrement de la classe exploitée.
Les syndicats dans la période de déclin du capitalisme
Impossibilité de véritables aménagements de l'exploitation et nécessité du développement du totalitarisme étatique, ces deux caractéristiques du capitalisme décadent ont ôté aux syndicats leur fonction initiale et donné à leur existence un sens nouveau, anti-ouvrier.
Ce qui constituait le rôle des syndicats au XIXème siècle, assurer constamment la défense des travailleurs au sein du système, négocier en permanence avec le capital les améliorations pour la classe ouvrière, est devenu dans le capitalisme en déclin une tâche impossible.
Or, un organe dont la fonction originale disparaît est condamné soit à disparaître lui- même, soit à acquérir une fonction nouvelle.
Avec l'impossibilité de négociation véritable pour le prolétariat, disparaît la possibilité d'existence d'une organisation ouvrière de négociation permanente. La seule solution qui reste à la classe ouvrière, c'est l'affrontement violent. Aujourd'hui, une organisation qui ne se propose pas l'alternative révolutionnaire ne peut être authentiquement ouvrière.
Incapables de dépasser le cadre du capitalisme, les syndicats sont inévitablement séparés de la lutte prolétarienne. Forcés par la nature même de leur fonction au "réalisme", c'est-à-dire à la réalité du capitalisme décadent, -impossibilité d'aménagements significatifs- ils ne peuvent "négocier" que les miettes destinées à cacher l'intensification de l'exploitation. Ils deviennent ainsi la courroie de transmission indispensable à l'État pour assurer sa domination sur le monde ouvrier.
Les syndicats sont devenus l'État présent à l'usine. C'est ainsi qu'ils ont aidé la classe dominante à entraîner les travailleurs dans toutes les boucheries de la guerre impérialiste. Ils ont freiné -sinon réprimé- tous les mouvements prolétariens importants des dernières années; chaque jour ils dévoilent un peu plus leur nature d'instruments de l'État capitaliste.
Les syndicats ont-ils une double fonction ?
On a souvent dit —en particulier en Mai 1968, lorsqu'on voyait les syndicats "trahir" le mouvement — qu'ils avaient - une double fonction à l'époque actuelle : -en temps "calme", lorsqu'il n'y a pas de luttes importantes, les syndicats défendraient la classe ouvrière face au patronat; en temps d'effervescence sociale, ils défendraient le patronat contre la classe ouvrière. Les syndicats seraient "contre la révolution" mais non "contre la classe ouvrière". Ce raisonnement n'est qu'une façon biaisée de rejustifier les syndicats tout en ayant l'air de les rejeter. C'est un argument d'autant plus contre-révolutionnaire qu'il cherche à se draper de radicalisme révolutionnaire. C'était par exemple la position du groupe Pouvoir Ouvrier qui spécifiait dans sa plateforme politique : "A l'étape présente, dans la plupart des pays capitalistes, les syndicats exercent objectivement une double fonction :
- défendre contre le patronat les intérêts immédiats des salariés,
- défendre la société capitaliste, dont ils acceptent les bases, contre tout mouvement des travailleurs qui pourrait la mettre en difficulté". (P.0. N°90, Mai 1968).
Cette pensée ne dépasse pas la profondeur de celle selon laquelle le corps des CRS défend les intérêts du travailleur lorsqu'il le sauve de la noyade sur la plage et qu’il ne les défend plus lorsqu'il le matraque lors d'une grève, servant alors le patronat.
Premièrement, rien n'est plus absurde que de prétendre que dans une société divisée en classes antagonistes et dont les intérêts sont chaque jour plus opposés, une organisation qui est aussi imbriquée dans la lutte de classes que les syndicats, puisse passer du service d'une des classes à celui de l'autre, puis de nouveau servir la première, etc. selon les circonstances et de plus sans subir la moindre transformation ni dans ses structures, ni dans sa direction.
Deuxièmement, on ne détermine pas la nature de classe d'une organisation par son attitude aux moments de "calme social", lorsque le prolétariat passif reste soumis au pouvoir de la bourgeoisie autant sur le plan économique qu'idéologique. Si l'on veut déterminer la nature de classe d'une organisation, c'est au moment où les classes s'affrontent ouvertement qu'il faut le faire. Alors les masques commencent à tomber car les contradictions de classe apparaissent clairement.
Si l'on veut avoir une idée réelle du rôle social des CRS dans la lutte des classes, on ne fonde pas le jugement sur leur -fonction au bord des plages en été, ou sur les routes, mais bien sur celle qu'ils ont lorsque la lutte des classes éclate au grand jour.
La fonction des syndicats est CLAIRE lorsqu'on les voit, aux moments comme Mai-Juin 1968, empêcher les contacts entre ouvriers de différentes usines, falsifier les revendications des travailleurs, utiliser le mensonge et la calomnie pour faire reprendre le travail, en un mot, lorsqu'ils jouent le rôle de force de répression contre les luttes des travailleurs.
Cependant, on sait que les syndicats sont OFFICIELLEMENT les "organisations représentatives de la classe ouvrière", que c'est eux qui sont chargés de défendre les intérêts des travailleurs aux Comités d'Entreprises, ainsi que dans les organisations économiques gouvernementales. On sait aussi que, par temps calme, ils organisent d.es "journées d'action" et que lorsque la base bouge, ils organisent des grèves (même si elles ne sont que de vingt-quatre heures). De même, il est vrai que dans certains pays, ou dans certaines usines en France, il vaut mieux être syndiqué pour assurer son emploi ou obtenir certains avantages.
Mais faut-il en déduire alors que les syndicats sont au service de la classe ouvrière ?
Non. Cette "seconde fonction" des syndicats n'est en fait qu'un aspect de la première.
D'une part, si aux occasions comme Mai-Juin 1968, les syndicats peuvent agir comme ils l’ont fait sans provoquer immédiatement une révolte généralisée des ouvriers contre eux, c'est entre autre parce qu'ils ont, pendant "la période tranquille" entretenu soigneusement le mythe du syndicat, représentant unique et légitime des travailleurs; et ceci avec l'aide de tous les gouvernements. Les petites grèves, les revendications pour des vestiaires plus propres, ou pour des primes de bleu de travail, les "journées d'action" etc. sont le moyen pour donner "l'autorité" aux syndicats d'ordonner la reprise du travail le jour des véritables luttes.
De même que les CRS doivent sauver des noyés ou maintenir l'ordre sur les routes pour justifier leur existence et agir les jours de répression au nom de l'intérêt de "tous", de même les syndicats doivent remplir ces tâches de "petites revendications" pour pouvoir assurer les jours de lutte leur fonction d'encadrement et de répression "au nom de la classe ouvrière". En ce sens, déjà, ce ne sont donc pas là deux fonctions de nature différente, ce sont deux moments d'une même fonction.
D'autre part, ces tâches dont sont chargés les syndicats, correspondent à des besoins précis du capitalisme décadent. En effet, considérons le cas des pays où les syndicats sont partie intégrante de l'État, au même titre que le Ministère de l'Éducation ou les forces de police. C'est ce qui se produit dans les pays fascistes (Espagne par exemple) ou dans les pays de capitalisme d'État, prétendus "socialistes" (URSS, Chine, Pays de l'Est, etc.). St dans ces pays -où même la grève est interdite dans les faits- il existe des syndicats, c'est parce qu'ils correspondent à un besoin réel de l'État capitaliste. En effet, ils remplissent une fonction devenue vitale pour le capitalisme décadent : l'encadrement de la classe ouvrière.
Il faut à l'État un encadrement efficace de la classe ouvrière :
1) Pour pouvoir manier la principale force productive (la force de travail) selon les besoins du capital national (planification et participation);
2) Pour permettre le jeu des lois économiques capitalistes au niveau du marché de la force de travail et éviter même des abus de capitalistes privés ou de gérants locaux qui risqueraient de provoquer des baisses de productivité ou des épuisements néfastes pour l'économie nationale;
3) Enfin, pour encadrer et briser toute tentative de réelle lutte ouvrière.
- "Le X° Congrès des syndicats soviétiques (1949) a défini les buts du syndicat dans l'ordre suivant :
l- Organiser l'émulation socialiste pour assurer l'exécution et le dépassement des plans de production, l'accroissement de la productivité, LA REDUCTION DES PRIX DE REVIENT (!);
(...) 5- Veiller au respect de la législation du travail et de la sécurité (...)".
En Chine : "... le Comité Exécutif de la CGT réuni le 10 Juillet 1953 prescrit à "tous les échelons syndicaux de considérer le renforcement de la discipline du travail comme leur devoir primordial et permanent". Si les résultats de cette campagne sont insuffisants, il faudra "punir d'une manière appropriée les éléments récalcitrants qui commettent constamment des infractions graves contre la discipline du travail". ("Le syndicalisme dans le monde" Georges Lefranc. Que-Sais-Je ? pg 102-107).
Personne ne s'aviserait de dire que les syndicats fascistes espagnols sont des organes de la classe ouvrière ou que les syndicats russes défendent les travailleurs contre leur patron, l'État; les syndicats n'étant qu'un outil de celui-ci.
Lorsque les syndicats des pays occidentaux participent aux organismes économiques gouvernementaux (en France, le Conseil du Plan, le Conseil Économique et Social, etc.), lorsqu'ils font partie des comités d'entreprises, lorsqu'ils concluent des conventions collectives, lorsqu'ils participent à la gestion d'entreprises nationalisées, quand ils constituent cet "interlocuteur valable" dont a besoin l'État, lorsque ces syndicats dénoncent quelques abus trop criants commis par un patron ou un gérant, ou bien lorsqu’ils brisent systématiquement tout mouvement de grève : ils ne font que remplir les mêmes tâches que les syndicats russes ou fascistes. Ce ne sont pas là des fonctions au service de la classe ouvrière. Ce sont au contraire des fonctions correspondant aux besoins du capitalisme décadent. C'est pourquoi, aussi bien dans les régimes totalitaires que dans les régimes libéraux, les gouvernements subventionnent ou créent des syndicats pour "représenter la classe ouvrière".
Ce qui différencie les syndicats des régimes "démocratiques" de ceux des autres pays, c'est le fait que leur intégration est faite au travers de partis politiques.
La fonction que la bourgeoisie reconnait à ses "partis de gauche", c'est le contrôle de la classe ouvrière. Le syndicat est l'outil indispensable dont ceux-ci ont besoin pour assurer leur implantation en milieu ouvrier. Face au danger de la montée des luttes prolétariennes, la bourgeoisie peut avoir recours à ces partis, en les appelant au gouvernement : l'intégration des syndicats à l'État est alors directe. Mais lorsque le parti ou le courant politique qui domine le syndicat est en opposition au gouvernement en place, il peut donner aux luttes ouvrières dont il se sert, un caractère plus "dur".
Un syndicat peut même provoquer des mouvements importants pour des raisons strictement politiques lui convenant : ce fut par exemple le cas des grèves lancées par la CGT en 1947 après l'exclusion du Parti Communiste du gouvernement et des manifestations organisées par la CGT et le PC en 1953 lors de la venue du Général Ridgeway à Paris. Fréquentes dans les années de contre-révolution triomphante, ces mobilisations artificielles, où les syndicats promènent les travailleurs en cortèges dociles et obéissants se font de plus en plus rares. Dans l'actuelle reprise de la lutte de classe, les syndicats réfléchissent à deux fois avant de se lancer dans n'importe quelle mobilisation, sachant qu'à chaque reprise ils seront de moins en moins capables de garder le contrôle de ce que la presse appelle "leurs troupes".
Par ailleurs, les courants dominants des syndicats sont généralement partisans des régimes du capitalisme d'État. Ils préconisent par conséquent les nationalisations.
Cela explique la crainte de certaines grandes entreprises privées à l'égard des syndicats. Mais dès que la lutte ouvrière secoue leur entreprise, ils se jettent dans les bras du syndicalisme. Voit par exemple Agnelli. Le rattachement à des partis préconisant le capitalisme d'État peut ainsi donner aux syndicats une apparence de combativité anti capitaliste mais en fait il suffit de connaître leur attitude lorsque LEUR parti est au pouvoir (PCF en France après la deuxième guerre, Labour Party en Angleterre actuellement), ou d'assister aux manipulations politiques auxquelles ils se livrent au sein des lieux de travail dans leur course aux adhérents, pour comprendre qu'il ne s'agit pas là de défendre des intérêts ouvriers mais ceux de leur organisation politique. Le délégué syndical -aussi dévoué soit-il- est vite entraîné à devenir consciemment ou inconsciemment, non plus le représentant des intérêts des travailleurs mais un instrument de sa centrale.
Au Congrès de 1946, la majorité communiste de la CGT fit voter un texte déclarant : "La CGT appelle les travailleurs à soutenir un effort de travail nécessaire pour atteindre une production maximum. Un salaire plus élevé doit être atteint comme fruit de ces efforts et de ce travail" ("Le Syndicalisme en France". G. Lefranc. Que-Sais-Je ? p.100).
Il n'y a donc pas "une double nature" des syndicats se traduisant par des fonctions ouvrières et des fonctions capitalistes alternativement. Il s'agit seulement de deux aspects d'une même et unique fonction capitaliste : encadrer la classe ouvrière au sein et au service du système.
La bureaucratisation des syndicats et les illusions sur leur "reconquête"
Lorsqu'on n'a pas compris la nature de classe des syndicats dans la décadence capitaliste, il est normal qu'on entretienne les plus absurdes illusions sur d'éventuelles "reconquêtes" et autres "débureaucratisations".
Au lieu de saisir la bureaucratie et les "mauvais" chefs syndicaux comme des produits inévitables de la nature capitaliste des syndicats, on voudrait les présenter comme des causes des "erreurs" et des "trahisons" syndicales.
La bureaucratisation d'une organisation n'est pas le renforcement du pouvoir de décision de ses organes centraux. Contrairement à ce que pensent les anarchistes, centralisation n'est pas synonyme de bureaucratisation. Au contraire. Dans une organisation traversée par l'activité consciente et passionnée de chacun de ses membres, la centralisation est le moyen le plus efficace pour stimuler la participation de chaque membre à la vie de l'organisation. Ce qui caractérise le phénomène de bureaucratisation, c'est le fait que la vie de l'organisation ne vient plus de l'ensemble de ses membres, mais qu'elle est artificiellement, formellement réduite à celle de ses "bureaux", de ses organes centraux.
Si un tel phénomène s'est généralisé à tous les syndicats dans la décadence capitaliste, ce n'est pas du fait de la "malveillance" des responsables syndicaux, ni d'un phénomène inexplicable de "bureaucratisation" sur lequel aucun homme n'aurait de prise.
Si la bureaucratie s'est emparée des syndicats, c'est parce que les travailleurs ne peuvent plus apporter ni vie, ni passion à un organe qui n'est plus le leur.
L'indifférence des ouvriers à l'égard de la vie syndicale n'est pas, comme le pensent les gauchistes, une preuve d'inconscience des travailleurs. Elle manifeste au contraire un sentiment plus ou moins clair dans le prolétariat de la nature capitaliste des syndicats.
Les rapports entre les travailleurs et leur syndicat ne sont pas des rapports d'une classe avec son instrument. Ils prennent la plupart du temps la forme des rapports entre des individus, avec des problèmes individuels, et une assistante sociale ("qui est bien avec le patron"). La propagande syndicale se résume d'ailleurs la plupart du temps à l'argument : nous, nous avons obtenu tel ou tel avantage du patron. Faites-nous confiance, etc.
Il y a bureaucratie parce qu'il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de vie ouvrière dans le syndicat. Celui-ci est un appareil extérieur à la classe qui ne rentre en contact réel avec elle comme classe, que pour l'encadrer et freiner ses luttes.
C'est parce que les syndicats ne sont plus des organisations ouvrières qu'ils ne peuvent avoir que des rapports bureaucratiques avec leurs membres ouvriers. Empêcher cette bureaucratisation est aussi impossible que d'empêcher la décadence du capitalisme.
Il en va de même pour les illusions sur les changements de chefs syndicaux. Le problème des syndicats n'est pas une affaire de bons ou de mauvais chefs. Ce n'est pas un hasard si, depuis plus de cinquante ans, les syndicats ont toujours eu de "mauvais dirigeants".
Ce n'est pas parce que les chefs sont mauvais que les syndicats ne se prêtent pas aux véritables luttes de la classe ouvrière. C'est au contraire parce que les syndicats comme organisations ne peuvent plus servir à la lutte prolétarienne que leurs chefs sont inévitablement "mauvais".
- Comme le faisait remarquer Pannekoek :
"Ce que Marx et Lénine ont dit et redit de l'État, à savoir que son mode de fonctionnement malgré l'existence d'une démocratie formelle, ne permet pas de l'utiliser comme instrument de la révolution prolétarienne, s’applique donc, aux syndicats. Leur puissance contre-révolutionnaire ne sera pas anéantie, pas même entamée, par un changement de dirigeants, le remplacement des chefs réactionnaires par Ses hommes de "gauche" ou des "révolutionnaires". C'est bel et bien la forme d'organisation elle-même qui réduit les masses à l'impuissance ou tout comme et qui leur interdit d'en faire les instruments de leur volonté".
L'idée chère aux "trotskistes" et "léninistes" de partir à la "reconquête" des syndicats est une utopie d'autant plus réactionnaire qu'elle est le prétexte pour la défense des syndicats.
Le syndicalisme révolutionnaire
En réaction à la dégénérescence des syndicats et des partis socialistes dès la fin du siècle dernier, a surgi l'idée de syndicats se donnant des buts révolutionnaires.
Mais un syndicat est une organisation 1) de masse, 2) permanente, 3) dont la tâche spécifique n'est pas la destruction de la société d'exploitation, mais l'aménagement de la place des travailleurs en son sein.
En se donnant un but qui n'est pas celui du syndicat tout en s'enfermant dans la logique syndicale, le syndicalisme révolutionnaire ne peut être qu'une source de confusion et de contradictions.
Comment donner un but révolutionnaire à une organisation de masse en dehors des périodes révolutionnaires ?
Pour construire une telle organisation, il faut des masses révolutionnaires. Or celles-ci n'existent -par définition- qu'en période d'insurrection. Dans une époque non révolutionnaire, le "syndicalisme révolutionnaire" ne peut donc qu'aboutir à deux réalités :
Ou bien le syndicat fait adhérer les travailleurs sans conviction révolutionnaire en considérant que la seule volonté des chefs suffit à faire de l'organisation un corps révolutionnaire, et alors il ne fait que se tromper et tromper ses adhérents.
Ou bien, il n'accepte en son sein que des travailleurs possédant de fermes convictions révolutionnaires et il se transforme alors en petit groupe politique n'ayant plus de syndicat que le nom.
Il ne reste donc à concevoir qu'un "syndicat révolutionnaire" ne pouvant qu'exister en période révolutionnaire. Mais, premièrement un syndicat qui n'existe pas de façon permanente n'est plus un syndicat, et deuxièmement, toutes les luttes révolutionnaires l'ont montré; la forme d'organisation que se donne la classe pour sa lutte révolutionnaire, celle qui s'adapte le mieux à ses besoins, ce n'est pas le syndicat, mais les conseils ouvriers.
À l'époque où le syndicalisme correspondait encore à une nécessité et à une possibilité pour le mouvement ouvrier, le syndicalisme révolutionnaire ne parvint jamais à remplir vraiment aucune des fonctions qu'il se donnait.
- "Le syndicalisme révolutionnaire présuppose chez l'ouvrier une mentalité révolutionnaire qui ne peut être que le résultat final d'une longue pratique. Les syndicats demeurent de petits groupes d'ouvriers aux sentiments révolutionnaires dont l'ardeur ne saurait remédier à la faiblesse de l'organisation. (...)
Voulant assurer une autre fonction que la sienne, le syndicat se trouve dans l'incapacité de remplir sa fonction propre, l'amélioration des conditions de travail. Ce qui lui incombe, organiser les masses, il ne le fait pas, et ce qu’il entreprend, l'éducation révolutionnaire, il le fait de travers." (Pannekoek, dans "Pannekoek et les Conseils Ouvriers", EDI, p.83).
À l'époque de la décadence du capitalisme, la logique syndicale dont il ne pouvait se débarrasser l'entraine tôt ou tard à perdre tout caractère prolétarien.
Ainsi, le syndicalisme révolutionnaire français , relativement fort avant la première Guerre Mondiale resta-t-il rapidement au niveau de simples vœux pieux : les centrales syndicales révolutionnaires (la CGT à l'époque) dégénérèrent comme les autres et comme elles participèrent à la guerre impérialiste à côté de leur bourgeoisie, les tendances qui s'opposèrent à la guerre étant demeurées quelques minorités insignifiantes vites oubliées.
Quant à la CNT espagnole, elle fut amenée à jouer pendant la guerre d'Espagne le rôle d’un parti politique de masse. Et, tout en se défendant de "faire de la politique'', elle dut cependant comme telle conclure le "Front Populaire" avec les staliniens et la bourgeoisie républicaine puis participer au gouvernement même de la république. Tenter de faire revivre la forme d'organisation syndicale alors qu'elle ne correspond plus aux besoins de la lutte mène à lui conférer obligatoirement des tâches anti-ouvrières[2].
L'apport principal du syndicalisme révolutionnaire au mouvement ouvrier, c'est d’avoir prouvé, avec toute sa "bonne volonté", le caractère néfaste de toute forme de syndicalisme, aussi radical se veuille-t-il, dans le capitalisme décadent.
Au cours de plus d’un demi-siècle de décadence capitaliste, le prolétariat a du cruellement constater :
1) L'impossibilité définitive d'obtenir des améliorations réelles des conditions de son exploitation.
2) L'impossibilité de se servir pour ses luttes de la forme d'organisation syndicale (organisations de masse, existant en permanence, c'est-à-dire survivant en dehors des périodes de lutte et se donnant pour but l'aménagement de l'exploitation.).
3) L'inévitable intégration de toute organisation de type syndical aux rouages de l'État capitaliste.
Les luttes ouvrières n'ont pas cessé pour autant. Au travers de grèves sauvages, d'insurrections sporadiques, son combat s'est poursuivi. Quel est donc le contenu de ces luttes ? Quelles en sont les formes d'organisation ?
Le contenu des luttes ouvrières dans le capitalisme décadent
Devant le constat du rôle ouvertement anti-ouvrier des syndicats, les grèves sauvages, anti-syndicales se sont multipliées dans tous les pays. Elles expriment dans la pratique l'antagonisme prolétariat-syndicats et traduisent une conscience de plus en plus claire de la nature capitaliste de ces organes. Mais quel est leur contenu ?
Le fait que le capitalisme ne soit plus en mesure d'accorder des aménagements véritables de l'exploitation du travail, a réduit les luttes prolétariennes à un combat de résistance contre l'attaque permanente du capital sur les conditions d'existence des travailleurs.
Nous avons montré, avec les exemples de 1936 et 1968 en France, comment le capital est contraint de reprendre immédiatement n'importe quelle amélioration que les luttes généralisées aient pu lut arracher. Mais 1936 et 1968, où l'on voit des augmentations de salaires être rattrapées postérieurement par des hausses de prix sont des exceptions correspondant à des luttes d'une particulièrement grande ampleur. La situation normale, celle qui caractérise le capitalisme actuel, ce n’est pas les hausses de prix courant derrière les hausses de salaires, mais l'inverse. Ce n'est pas le capital qui essaie de récupérer en permanence ce que les travailleurs lui arrachent, mais les travailleurs qui, par leurs luttes, tentent de résister à l'intensification de leur exploitation.
Mais ce qui caractérise le contenu des luttes ouvrières dans le capitalisme décadent, ce n'est pas le fait qu'elles soient des luttes de résistance en soi (ceci est commun à toutes les luttes prolétariennes depuis que les ouvriers affrontent leurs exploiteurs), mais :
- le fait qu'elles ne puissent plus être que des luttes de résistance (sans espoir de nouvelles conquêtes comme au XIX° Siècle).
- le fait qu'elles tendent à mettre immédiatement en question les conditions mêmes d'existence du système d'exploitation à devenir ouvertement révolutionnaires.
La résistance ouvrière dans le capitalisme décadent ne peut plus échapper à l'alternative suivante :
- soit accepter l'enfermement dans le terrain purement économique et elle doit alors se conformer aux impératifs de l'économie capitaliste en permanente difficulté : c'est le "réalisme" bien connu des syndicats qui transforment les luttes en tristes farces où les défilés carnavalesques, avec chansonnettes et chapeaux de papier, sur la tête, cachent mal qu'on a, en fait, accepté d'abandonner tout combat.
- soit elle s'affirme, conséquente, décidée, REELLE, et dès lors, elle mène inévitablement à l'affrontement avec la légalité bourgeoise et en premier lieu avec ses représentants au sein de l'usine : les syndicats.
Il n’y a plus de terrain de conciliation possible entre le capital et la force de travail. L'antagonisme originel est, dans la décadence capitaliste, constamment poussé à ses dernières limites. C'est pourquoi toute lutte ouvrière véritable se pose inévitablement et de façon immédiate en lutte politique et REVOLUTIONNAIRE.
Deux remarques à ce propos : Premièrement, le contenu révolutionnaire de ces combats n'est pas donné par le fait que las ouvriers se réclament de la "révolution communiste mondiale", ni par la conscience immédiate qu'ils peuvent avoir de la nature réelle de leur action. Ce contenu est un fait objectif imposé par les conditions historiques de la lutte générale. Comme disait Rosa . Luxembourg :
- "L'inconscient précède le conscient et la logique objective du processus historique précède la logique subjective de ses protagonistes".
Deuxièmement, ce contenu révolutionnaire éclate avec plus ou moins d'ampleur, suivant que :
- la lutte répond à une situation de crise plus ou moins approfondie,
- les conditions politiques auxquelles les travailleurs s'affrontent contiennent plus ou moins "d'amortisseurs sociaux" (syndicats, partis "ouvriers", libéralisme politique, etc.).Dans les pays où ces "amortisseurs" font défaut ou sont trop rigides pour remplir ce rôle (pays de l'Est, États fascistes par exemple) les luttes ouvrières tout en étant moins fréquentes, prennent beaucoup plus rapidement une tournure ouvertement révolutionnaire.
Mais quelles que soient les circonstances précises, qu’elle soit l'intensité des combats, la résistance ouvrière à notre époque ne peut plus s'affirmer sans acquérir immédiatement une substance révolutionnaire.
C'est cette nouvelle caractéristique de la lutte ouvrière qui a amené les révolutionnaires dès la première Guerre Mondiale, à proclamer désuète la vieille distinction social-démocrate entre "programme minimum" défini par un ensemble de réformes à obtenir au sein du capitalisme et le "programme maximum" (la révolution communiste). Désormais, seul le "programme maximum" pouvait exprimer les intérêts de la classe ouvrière.
Lorsque le réformisme est devenu une pure utopie contre-révolutionnaire, seul ce qui est révolutionnaire est ouvrier SEUL CE QUI CONDUIT VERS LA REVOLUTION PEUT ETRE AUTHENTIQUEMENT PROLETARIEN. Tout le reste n'est qu'idéalisme réactionnaire et supercherie capitaliste.
Il est devenu à la mode, surtout au cours des derniers mouvements étudiants des années 1967-69 d'interpréter cette position apparue dans le mouvement ouvrier dès les premières années de ce siècle en affirmant que les luttes "revendicatives", "salariales", étaient devenues une négation de la lutte véritablement révolutionnaire (la revue "Invariance" s'est fait un des plus ardents défenseurs de cette pensée). Ce faisant, loin de "radicaliser" la théorie révolutionnaire, on ne fait que la vider de son support matériel réel, c'est-à-dire, on la relègue au monde des utopies idéalistes?]
Les formes d’organisation
Avec la perte des syndicats, il se pose à la classe ouvrière le problème de se doter d'une NOUVELLE forme d'organisation. Mais ce n'est pas chose simple dans le capitalisme décadent.
La grande force des syndicats vient de leur capacité à se faire reconnaître comme le seul cadre possible pour la lutte. Ainsi, patronat et gouvernement n'acceptent pas d'autre "interlocuteur" que les syndicats. Tous les jours, inlassablement, par voie de tracts, presse, radio et télévision, etc. le capital répète systématiquement au prolétaire : "votre organisation, ce sont les centrales syndicales". Tout est mis en œuvre pour renforcer cette capacité mystificatrice des appareils syndicaux.
L'opération n'a pas toujours le succès escompté : dans un pays où le matraquage sur la représentativité des syndicats est aussi violent qu'en France, il n'y a pas plus d'un ouvrier sur cinq qui ressente le besoin de se syndiquer. Il faut par contre de plus en plus souvent la collaboration des organisations "gauchistes" pour maintenir auprès des travailleurs les plus combatifs la crédibilité de ces appareils du capital. À cet égard le récent changement d'attitude des grandes centrales françaises vis-à-vis des gauchistes, n'est rien d'autre que la reconnaissance des bons et loyaux services que ces derniers leur rendent quotidiennement comme "rabatteurs de moutons égarés", avec leur "appui critique".
Soumis sans relâche à pareille opération mystificatrice, les travailleurs des pays à forte "liberté syndicale" ont le plus grand mal à envisager la possibilité d'organiser leurs luttes en dehors des appareils traditionnels. Il faut une situation particulièrement insupportable pour qu'ils trouvent la force de s'opposer, ouvertement, à l'immense machine de l'État avec ses partis et ses syndicats. Car c'est bien cela qui caractérise et rend si difficile .la lutte du prolétariat dans le capitalisme décadent : en s'opposant aux syndicats, la classe ouvrière ne se heurte pas seulement à une poignée de bureaucrates syndicaux; c'est l’État capitaliste lui-même qu'elle affronte. Mais le fait même de cette difficulté rend plus significatif tout surgissement de la classe en dehors des syndicats. Il donne toute son importance à la question des formes d'organisation extra-syndicalistes.
Le problème des FORMES d'organisation de la lutte ouvrière n'est pas un problème indépendant ou séparé de celui du contenu de cette lutte. Il y a une interrelation étroite entre le contenu révolutionnaire que tendent à prendre immédiatement les luttes prolétariennes dans la décadence capitaliste, et les formes d'organisation que la classe se donne.
Au cours de ses plus grandes luttes révolutionnaires de ce siècle, le prolétariat abandonnant les syndicats s’est donné une nouvelle forme d'organisation adaptée à sa tâche historique : les Soviets ou Conseils Ouvriers. Il s'agit d'assemblées de délégués, mandatés par les assemblées générales de travailleurs dans les usines et dans les quartiers ouvriers. Ces organes permettent une véritable unification de la classe en créant le lieu où elle forge, au feu.de la lutte, les forces matérielles et théoriques de son attaque contre l'État, Mais par leur forme même, ils ont une particularité majeure. Du fait qu'ils sont des assemblées de délégués élus par des assemblées générales quasi permanentes, leur existence est entièrement dépendante de l'existence d'assemblées générales dans les usines et les quartiers ouvriers. Si la classe n'est pas en lutte dans l'ensemble des usines, s'il n'y a pas d'assemblées générales des travailleurs dans tous les lieux où ils combattent, les Conseils ne peuvent pas exister. Les Conseils sont un organe de lutte et ils ne peuvent vivre que pour et pendant cette lutte. Ils ne peuvent devenir des organes permanents que lorsque l'action révolutionnaire de la classe devient permanente, c'est-à- dire lorsque le prolétariat entre dans la phase insurrectionnelle de la lutte. Le combat insurrectionnel généralisé est toujours l'aboutissement d’une série de luttes plus ou moins parcellaires qui l’annoncent et le préparent. Son contenu révolutionnaire n'est pas distinct de celui des luttes antérieures. Il n'est que l’épanouissement logique du contenu de toutes les grèves qui l'ont précédé.
Ce lien qui existe dans le capitalisme décadent entre le contenu des grèves parcellaires et la lutte insurrectionnelle généralisée, se retrouve au niveau des formes d’organisation. L'expérience des grèves anti-syndicales de ce siècle montre que la forme d'organisation que se donne la classe dans ces luttes est une forme embryonnaire des Conseils ouvriers. En effet dans les grèves sauvages, les travailleurs opposent au comité de grève syndical, un comité de grève -ou comité d'usine- formé de délégués élus par l'assemblée générale des grévistes et responsable uniquement devant elle. L'assemblée générale des grévistes est ainsi le véritable cœur et cerveau de la lutte.
À première vue, la différence entre un comité de grève syndical et un comité de grève sauvage peut sembler formellement bien faible. Les grèves syndicales se donnent souvent des délégués élus par les assemblées générales. Et par ailleurs, un comité de grève élu, même en se déclarant anti-syndicaliste, peut se transformer en un simple organe syndical du moment qu’il accepte d'enfermer la lutte dans un cadre purement localiste et économique. Un comité de grève qui n'agit pas en vue de la généralisation de la lutte, qui entretient des illusions plus ou moins fortes sur la nature des syndicats, qui ne pose pas la question de l'affrontement avec l'État (et en premier lieu, avec les organes de l'État dans l'entreprise: les syndicats), un tel comité de grève ne serait pas sorti du cadre syndical.
De là à conclure que la forme d'organisation n’a aucune importance et que tout est une question de contenu, il n'y a qu'un pas; pas qui est allègrement franchi par les défenseurs "critiques" du syndicalisme.
Une forme d'organisation ne peut en aucun cas être, par elle-même, une garantie du contenu de la lutte. Conseils ouvriers ou assemblées générales et comités d'usine ne sont pas des CONDITIONS SUFFISANTES pour l'épanouissement de la lutte prolétarienne. Mais elles n'en sont pas moins des CONDITIONS NECESSAIRES. Un - comité de grève peut mener une grève à l'impasse économique et localiste, tout comme n'importe quel syndicat. Mais alors qu'un syndicat ne peut jamais mener une lutte vers la révolution, il n'est pas de marche vers la révolution qui ne passe par les assemblées générales, les comités d'usine et les Conseils.
C'est pourquoi il est impossible de parler du contenu de la lutte ouvrière sans parler de ses formes d'organisation. Seul celui qui ne comprend pas que les syndicats sont un organe de l'État peut négliger l'importance de ces formes d'organisation et de la capacité de la classe à se les donner. Il ne peut pas comprendre, en effet, que la capacité à s'organiser en dehors de l'appareil syndical est le début de la capacité à s’opposer à l'État.
En ce qui concerne la lutte elle-même, grève ou insurrection, les formes organisationnelles de la classe apparaissent donc bien définies. Mais un problème subsiste.
Dans le capitalisme ascendant, les syndicats constituaient de façon permanente, avec les partis de masse, des lieux de rencontre des travailleurs. Ils étaient ce qu'on appelait à l'époque des "écoles du communisme". Avec leur disparition comme organisations de la classe, il se crée un problème pour les travailleurs : comment s'organiser EN DEHORS DES LUTTES OUVERTES ?
Sur ce problème bien des révolutionnaires se sont cassé les dents. En effet, lorsque la lutte cesse, après une grève sauvage par exemple, les comités de grève disparaissent avec les assemblées générales. Les travailleurs tendent à redevenir une masse d'individus atomisés et vaincus, acceptant de plus ou moins bon gré la représentativité des syndicats. Ce retour à la passivité peut prendre plus ou moins de temps, mais s'il n'y a pas de nouvelle lutte ouverte, il est toujours inéluctable. Pour éviter un tel retour, il est fréquent qu'au lendemain d'une lutte, les travailleurs les plus combatifs tentent de rester organisés, de créer une organisation PERMANENTE qui permette de regrouper la classe en dehors de ses combats. L'échec a toujours été systématique pour ce genre de tentative. Cet échec prend généralement une des trois formes suivantes :
- Soit l'organisation d'usine créée se dissout après un certain temps sous l'effet de la démoralisation due à l'incapacité à regrouper l'ensemble des travailleurs; ce fut le cas - des AAU en Allemagne après les luttes de 1919-23 par exemple, ou de tous les comités d'action qui tentèrent de subsister dans les usines en France après Mai 1968.
- Soit elles se transforment en de nouveaux syndicats (ce fut le cas du comité de grève que les trotskystes essayèrent de faire subsister après la grève de Renault en 1947, ainsi que celui de la plupart des "comisiones obreras" en Espagne).
- Soit elles tentent de se transformer en une sorte de groupe politique mal défini.
Ce dernier type d'expérience est apparu depuis 68, aussi bien en France, qu' en Italie ou en Espagne. Son contenu est le suivant : à partir de cercles ouvriers subsistant dans les entreprises, généralement à la suite de luttes dures, on tente de bâtir une organisation qui refuse aussi bien d'être un syndicat qu'un parti politique. On nie le syndicalisme en refusant de se restreindre à la lutte purement économique. On nie l'organisation politique, le parti, en refusant de se donner une plateforme politique définie. Cette dernière issue, à l'égal des deux premières (dissolution par inefficacité et transformation en syndicat)a abouti tout aussi systématiquement à des échecs cuisants.
Pourquoi tous ces échecs?
Parce qu'on essaie de stabiliser, de figer un organe qui, par définition, est instable, provisoire.
Que ce soient les unions (AAU) en Allemagne entre 1919 et 23, ou les Comités d'Action en France en 1968-69, les CUB (Comités Unitaires de Base) et les "Assemblées Autonomes" en Italie, ou les Commissions Ouvrières en Espagne, il s'agit toujours à l'origine de cercles d'ouvriers formés par les travailleurs les plus combatifs.
Tous ces cercles expriment la tendance générale de la classe vers l'organisation. Mais, contrairement à ce que pensent les gauchistes étudiants qui se sont attachés à vouloir inventer de nouvelles formes d'organisation de la classe (des "Cahiers de Mai" en France aux "Assemblées Autonomes" en Italie actuellement) il n'y a pas quinze formes d'organisation possibles pour le prolétariat. Une forme d'organisation doit inévitablement être adaptée 'au but qu'elle poursuit. À chaque but il correspond une forme d'organisation la plus adaptée, la plus efficace. Or, la classe ne poursuit pas quinze buts. Elle en a un : lutter contre l'exploitation qu'elle subit; en combattre aussi bien les effets que la cause.
Le prolétariat ne dispose pour ce combat que de deux armes :
- sa conscience ;
- son unité.
Aussi, lorsqu'en dehors des luttes ouvertes, des travailleurs se regroupent afin de contribuer au combat général de leur classe, ils ne peuvent se donner que deux types de tâches principales :
- contribuer à l'approfondissement et à la généralisation de la conscience révolutionnaire de la classe ;
- contribuer à son unification.
Les formes d'organisation de la classe sont donc inévitablement marquées par la nécessité de remplir ces deux tâches. Mais c'est ici que surgissent les problèmes : ces deux tâches sont deux aspects d'une même tâche générale, deux contributions à un même combat. Mais elles n'en ont pas moins des caractéristiques contradictoires.
Pour pouvoir UNIFIER la classe, il faut une organisation à laquelle n'importe quel prolétaire puisse adhérer indépendamment de ses idées politiques, par le simple fait qu'il est ouvrier.
Pour ELEVER LE NIVEAU DE CONSCIENCE de l'ensemble des travailleurs, tl faut que ceux qui sont les plus avancés ne restent pas les bras croisés à attendre que ça se développe tout seul. C'est leur devoir de diffuser leurs convictions, de faire de la propagande, d'intervenir avec leurs positions politiques parmi le reste de leur classe. Tant que la classe ouvrière existera comme classe exploitée (et lorsqu'elle ne sera plus exploitée, elle ne sera plus une classe) il subsistera en son sein des différences immenses quant à la conscience et à la volonté révolutionnaire de ses membres. Au cours des luttes tous les prolétaires tendent, de par la situation même qu'ils occupent au sein de la production, vers la conscience révolutionnaire. Mais tous n'évoluent pas au même rythme. Il existe toujours des individus et des fractions de la classe plus décidés, plus conscients de la nécessité et des moyens de l'action révolutionnaire, et d'autres plus craintifs, plus hésitants, plus sensibles à l'idéologie de la classe dominante. C'est au cours du long processus des luttes de la classe que la conscience révolutionnaire se généralise. L'intervention des éléments les plus avancés est alors un facteur actif de ce processus. Mais ce travail exige un accord politique important entre ceux qui le font. Et, par ailleurs, il ne peut être fait que de façon organisée. Aussi, l'organisation qui se donne cette tâche ne peut être formée que par des individus d'accord sur une PLATEFORME POLITIQUE. Si une telle organisation acceptait en son sein toutes les convictions politiques existant dans la classe, c'est à dire, si elle refusait de se donner cette plateforme politique, elle deviendrait incapable d'accomplir sa tâche. Sans critères politiques strictes d'adhésion, elle est condamnée à devenir une source de confusion. .
S'unifier, d'une part, élever son niveau de conscience, d'autre part, ce sont là deux tâches dont la classe doit s'acquitter de façon organisée. Mais elle ne peut le faire avec un seul type organisation. C’est pourquoi elle s'est toujours donné deux formes fondamentales d'organisation :
- les organisations UNITAIRES, ayant pour tâche de regrouper tous les travailleurs sans égard à leurs idées politiques (c'étaient les syndicats dans le capitalisme ascendant, ce sont les conseils et les assemblées générales dans le capitalisme décadent);
- les organisations POLITIQUES, fondées sur une plateforme politique et sans critère social d'adhésion. (partis et groupes politiques).
Ces deux types d'organisation doivent être distincts, mais ne sont pas pour autant incompatibles. Ils sont au contraire complémentaires car ils correspondent à deux besoins d'une • même lutte, d'une même classe. C'est dans les organisations unitaires de la classe que l'organisation politique s'épanouit et remplit le plus efficacement la fonction pour laquelle la classe l'engendre.
Toute organisation de travailleurs qui se donne pour tâche de contribuer au combat prolétarien, TEND inévitablement vers l'une ou l'autre de ces deux formes d'organisation.
C'est à partir de la compréhension de cette double tendance organisationnelle de la classe que l'on peut saisir la nature de ces cercles ouvriers qu'on voit surgir dans le capitalisme décadent autour des luttes importantes de la classe (ils surgissent généralement peu avant les luttes et disparaissent peu après leur fin). Eo fait, ce ne sont ni des véritables organisations unitaires de la classe, ni des organisations politiques. Ils sont des DEBUTS D'ORGANISATION DE LA CLASSE, des TENTATIVES INACHEVEES D'ORGANISATION des travailleurs.
En tant que tels ils sont des organes totalement INSTABLES pouvant CONTRIBUER aussi bien à la constitution d'organisations unitaires de la classe (ce fut le cas en Russie en 1905), qu'à la formation du parti politique du prolétariat (c'est en leur sein que commencent à se regrouper les éléments les plus combatifs de la classe). Mais ils ne sont ni des conseils, ni des partis politiques. Ce sont des formes TRANSITOIRES, qui ne peuvent vivre qu'en EVOLUANT. Elles ont un creuset et une croisée de chemins pour l'organisation de la classe lorsque le mouvement de luttes est ascendant. C'est pourquoi la condition-même pour qu'ils soient un apport à la lutte prolétarienne est qu'ils soient fécondés par le développement des luttes. En dehors d'un tel développement, tenter de les maintenir en vie artificiellement conduit inévitablement à les transformer, en bloquant leur évolution, en des monstruosités aberrantes telles des syndicats comme ce fut le cas pour la plupart des "comisiones obreras" en Espagne) ou des groupes politiques inavoués, confusionnistes et donc réactionnaires (tels "les cahiers de mai" en France après 1968).
La reprise des luttes prolétariennes que provoque la crise actuelle du capitalisme mondial, fera renaître dans la classe des milliers de cercles de ce genre. À chaque reflux de la lutte, ils seront soumis aux mêmes dangers d'avortement et de dégénérescence. Mais en attendant les conseils et le parti révolutionnaire, ils constitueront un des lieux de renaissance du mouvement révolutionnaire prolétarien.
L'intervention des révolutionnaires
Les syndicats sont appelés à jouer dans les années à venir un rôle primordial sur la scène politique de la lutte des classes. Ils sont le principal rempart derrière lequel le capital peut se protéger contre l'assaut prolétarien. Pour le prolétariat, ils sont le premier ennemi à abattre, la première barrière à faire éclater. C'est pourquoi, leur dénonciation est une des premières tâches de l'intervention des révolutionnaires. Les communistes doivent expliquer uoe et mille fois aux travailleurs que ceux qui aujourd'hui sont en tête de leurs cortèges syndicaux et prennent tant de soin à les encadrer d'un service d'ordre à brassard rouge, sont les mêmes qui demain prendront les armes contre eux. Ils ont à dénoncer tout aussi inlassablement ceux qui, sous prétexte de "double nature des syndicats", "fronts uniques ouvriers" et autres "appuis critiques" s'escriment à présenter ces organes du capital comme des organisation ouvrières : les gauchistes, les autogestionnaires et autres rabatteurs de gibier du capitalisme décadent.
Les révolutionnaires renvoient dos à dos les syndicalistes qui s'attachent à enfermer les luttes dans un contenu purement économique, et les "anti-syndicalistes" qui ressentent "un dédain transcendantal" pour le caractère économique des luttes ouvrières parce que "intégré au capitalisme".
Les communistes ne défendent pas des revendications particulières. Ils font leurs toutes les revendications de la classe du moment qu'elles expriment la RESISTANCE du prolétariat à l'aggravation de son exploitation, car ils savent et proclament que dans cette lutte la classe forge les armes de son combat final contre l’État capitaliste. Leur tâche est de montrer que dans le capitalisme décadent il ne peut plus y avoir de lutte contre les effets de l’exploitation qui ne soit lutte contre les causes de l'exploitation ; qu'il n’y a d’autre victoire réelle dans les luttes revendicatives que celle d'acquérir les moyens de la lutte pour la destruction définitive du système lui-même.
La dénonciation des syndicats va inévitablement de pair avec la défense des formes d'organisation propres à la lutte prolétarienne dans le capitalisme décadent : conseils, comités d’usine, assemblées générales.
Les révolutionnaires insistent autant sur la nécessité de ces formes que sur la mystification qui consiste à les présenter comme des conditions suffisantes, des recettes miracle, afin d'escamoter le problème du contenu de la lutte.
Les révolutionnaires sont présents dans les cercles ouvriers pour y défendre leurs positions, tout en luttant contre toute tentative de les vider de leur vie en les figeant dans des formes bâtardes.
Face au problème syndical la tâche des communistes est d’exprimer à haute voix et de façon résolue- ce que les travailleurs ressentent plus ou moins confusément depuis cinquante ans, à savoir, que les syndicats devront être détruits, tout comme l'État capitaliste dont ils ne sont qu'un rouage.
R. Victor.
[1] Cette incompréhension de la période ascendante du capitalisme - qui va inévitablement de pair avec l'incompréhension de l'essence de la période actuelle - constitue par ailleurs la source principale d'aberrations au sujet du problème syndical : ainsi la "condamnation" de tout syndicalisme ou lutte pour des réforme6,(ceux du XIX siècle y compris), indépendamment de la période historique - attitude très en vogue depuis 68 en milieu étudiant contestataire n'est que le symétrique de la défense de ceux-ci dans la période actuelle.
[2] La CNT d’ESPAGNE, seul exemple d’organisation syndicale à avoir tenté plusieurs fois la réalisation de son programme maximum, la "révolution sociale" (en 33 et 34), ne le fit qu'après que les anarchistes de la FAI aient mené à l'intérieur de cette organisation une lutte sévère. Pendant toute la dictature de Primo de Ribera, la CNT, qui se caractérisait pourtant par son "apolitisme révolutionnaire" était en contact avec toute sorte de conspirateurs : Macia, l'Alliance Républicaine et les militants d'opposition dans le pays.
En juillet 1927 fut fondée la FAI. Ses membres, repoussant toute sorte de compromission d'ordre tactique, se proposaient la conquête de la CNT, afin de réaliser la révolution sociale. Elle fut le point de ralliement de tous ceux qui désapprouvaient l'orientation réformiste de l'anarcho-syndicalisme.
Lors du congrès national de 1930 les deux tendances s'affrontèrent. Les leaders de la CNT; qui mettaient surtout l'accent sur le syndicalisme de la CNT, et proposaient de s'allier avec d'autres groupes et fractions pour faciliter l'implantation de la république : et les "purs" de la FAI insistant sur l'anarchisme de la confédération, refusant toute compromission. Ceux-ci l'emportèrent, les vieux leaders furent-délogés ' de leurs postes, puis quittèrent avec leur fraction (les "trentistes'' organisèrent leur propre syndicat) la confédération. La CNT ne participa donc pas de justesse à cette ébauche de front populaire en 1930.
Sous l’impulsion de la FAI, elle aussi "apolitique", la CNT alla de grève générale en tentative d'insurrection jusqu’en 36. Fortement affaiblie par la répression, découragée par .-ses échecs successifs, la confédération avait ' suffisamment payé de sa personne l’impossibilité du syndicalisme révolutionnaire. Le congrès de 1935 vit revenir les "trentistes", qui entre temps avaient contracté toute sorte d'alliances avec la bourgeoisie. La tentative d'insurrection des droites le 18 juillet 36 et le soulèvement du prolétariat le 19 sonna le glas de l'organisation ; les forces "«ouvrières" montèrent au pouvoir CNT et FAI en tête. En Catalogne, la place forte, la CNT fit partie du Comité des Milices Antifascistes en marge du "Gubierno de la Generalidad" puis entre dans ce dernier, donnant ainsi l’appui ouvrier tant recherché. L’apolitisme Syndicaliste avait triomphé, les "purs" de la F.A.I. eux-mêmes n'allaient pas tarder à accepter d’être ministres de la république tant combattue.
Les "anti-autoritaires", partisans d’une "révolution sociale apolitique", agissant au nom de sacro-saints principes moraux, n’ont jamais compris la destruction de "l’appareil de l'État comme un moment de la lutte politique du prolétariat contre son ennemi de classe la bourgeoisie.
Défendant des positions révolutionnaires (anti-frontisme, antiparlementarisme au nom de la pureté d’une idéologie, les transgresser sous la pression des évènements ne revêtait pas grande importance à leur yeux, l'idéologie étant toujours "pure? Ainsi la CNT et la FAI s'allièrent aux partis bourgeois, participèrent au gouvernement de la république bourgeoise, laissèrent massacrer le prolétariat lors des journées de Barcelone en 37 "pour ne pas briser l’unité". En d’autres termes, ils révélèrent ce qui peut sembler une évidence, à savoir que l’apolitisme le refus des frontières de classe institutionnalisée en principe, est une arme pour la bourgeoisie.
Dès 1936, la politique d'unité anti-fasciste de la CNT lui fait tenir le rôle de tous les autres syndicats réformistes : l'encadrement de la classe ouvrière au service du capital. Malgré 1'honnéteté de ses militants, l'organisation "apolitique" a rejoint les rangs de la bourgeoisie.
D'avoir tant lutté et sacrifié tant de militants révolutionnaires pour en arriver à siéger dans des ministères de la république, voilà le triste destin du "sociétalisme révolutionnaire apolitique".
S'alliant avec ceux qui ne cessèrent jamais de tirer sur les ouvriers révolutionnaires (dont la plupart étaient ses propres militants) la CNT enterrait l'anarcho-syndicalisme dans les poubelles de l'histoire aux côtés des partis parlementaires, des syndicats réformistes, des trotskystes et des staliniens.